A propos du livre d'Alberto Giovanni Biuso, "Temporalità e differenza"
Alberto Giovanni Biuso : Temporalità e differenza, 2013, Leo S. Olschki editore
Alberto Giovanni Biuso, professeur de philosophie, enseigne la philosophie de l’esprit et la sociologie de la culture à l’Université de Catania. Il a, à son actif, un nombre conséquent d’ouvrages dont certains ont fait l’objet d’une recension sur mon site (Nomadismo e benedizione, une belle introduction à la lecture de Nietzsche, Dispositivi semantici, qui propose une approche phénoménologique de la philosophie de l’esprit, …). Avec Temporalità e differenza, Alberto Giovanni Biuso s’aventure sur des chemins déjà largement frayés, ceux de la métaphysique du temps. Dans un ouvrage bref (116 pages), il apporte des éclaircissements très utiles. La pensée est concise et rigoureuse et contraste avantageusement avec beaucoup d’écrits sur ce thème qui, il faut bien le dire, ne brillent pas toujours par leur limpidité. C’est à la fois l’ouvrage d’un professeur qui fait le tour des grandes conceptualisations sur la question du temps, de Platon et Plotin jusqu’aux physiciens contemporains et celui d’un philosophe défendant sa propre thèse de manière fort convaincante.
Biuso part des deux grandes tendances qui dominent la pensée philosophique du temps : celle pour qui le temps se réduit à la conscience du temps et celle qui fait du temps physique l’unique objet de l’enquête sur la temporalité. L’auteur veut dépasser ce dualisme et essayer de penser en même temps et dans leur différence le temps comme réalité mentale et le temps comme réalité physique. Tout comme il se refuse au dualisme en philosophie de l’esprit et soutient de manière très spinoziste qu’il n’existe qu’une seule réalité, le corps-esprit, il veut comprendre unitairement le temps sur le plan physique et sur le plan métaphysique. Le temps ne s’oppose pas à la matière, il est la différence de la matière dans les divers instants de son devenir et il est l’identité de ce devenir dans une conscience qui le saisit.
Voyons le détail de l’ouvrage.
Le premier chapitre rappelle tout simplement que le temps est ! On se souvient du célèbre passage des Confessions d’Augustin : « Qu'est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veux l'expliquer, je ne le sais plus. Pourtant, je le déclare hardiment, je sais que si rien ne passait, il n'y aurait pas de temps passé ; que si rien n'arrivait, il n'y aurait pas de temps à venir ; que si rien n'était, il n'y aurait pas de temps présent .
Comment donc, ces deux temps, le passé et l'avenir, sont-ils, puisque le passé n'est plus et que l'avenir n'est pas encore ? Quant au présent, s'il était toujours présent, s'il n'allait pas rejoindre le passé, il ne serait pas du temps, il serait l'éternité. Donc, si le présent, pour être du temps, doit rejoindre le passé, comment pouvons-nous déclarer qu'il est aussi, lui qui ne peut être qu'en cessant d'être ? Si bien que ce qui nous autorise à affirmer que le temps est, c'est qu'il tend à n'être plus. » Le mode d’être du temps, c’est de tendre à n’être plus. Pour Augustin, rien de plus normal : seul Dieu est pleinement ; le temps, inséparable de la création a donc nécessairement un mode d’être inférieur. Biuso qui consacre quelques passages à Augustin, affirme clairement, contre l’évêque d’Hippone, que le temps est : « Le temps est le tout dans lequel se recueille l’infini battement de l’identité et de la différence. » (p.1) Cette forte affirmation peut être considérée comme une polémique directe contre le philosophe italien « parménidien », Emanuele Severino pour qui le temps n’est précisément rien et seul l’être est (cf. p.55). Ou encore : « Une des erreurs fondamentales de toute conception éléatique de l’être consiste à concevoir la différence comme destruction, alors qu’une identité immuable rendrait impensable et impossible l’être même. » (p.106) En passant, remarquons que Severino n’est qu’à peine traduit en français et que l’immense majorité des débats philosophiques en Italie nous reste parfaitement inconnue – occupés que nous sommes avec la énième polémique sur le nazisme de Heidegger …
Refusant tout « monothéisme herméneutique », il soutient au contraire un « polythéisme du temps ». La physique a affaire au temps, mais le discours philosophique aussi est un discours sur le temps. « Le discours sur l’esprit est un discours sur le temps. Il est la tentative que le corps actualise de se concevoir instant après instant, de se savoir soi et d’avoir le savoir du Soi. » (p.2) Comme il soutient le concept de corps-esprit (corpomente), Biuso défend ici le concept de corps-temps (corpotempo). C’est pourquoi, « la racine la plus profonde de l’être personnel réside toujours dans ce corps temporel, dans le parcours que le grumeau de matière que nous sommes trace et laisse derrière lui et qui l’identifie toujours, nonobstant les énormes changements qu’il subit de la naissance jusqu’à la mort. » (p.4) Si le corps-esprit se produit par un travail à la fois physique et phénoménologique, c’est dans le temps que ce processus s’effectue. Dans le rapport de l’homme à la temporalité, il y a ainsi une dimension physique – le corps est à la fois le passé de la mémoire et la protension vers ce qu’il va devenir – et une dimension proprement psychique. L’équilibre de la vie psychique repose sur l’accueil de la temporalité, souligne Biuso. Il revient sur ce point un peu plus loin : « La maladie mentale consiste en grande partie en un rapport distordu et de souffrance avec le temps qui est ; elle consiste le plus souvent dans la volonté d’arrêter la flèche du temps dont le parcours coïncide pour le sujet souffrant avec une perte irréversible, jusqu’à la perte de soi définitive, à la mort. » (p.53)
Cette multi-dimensionnalité de la pensée du temps demande un examen des différentes ontologies du temps. On devrait mieux dire ontologies tout court. Car l’être est le temps. Biuso condense sa position philosophique ainsi : « l’être est fait d’entités qui sont toujours des événements, de substances qui sont toujours des relations, d’identités qui sont aussi des différences. L’être est constitué de formes actuelles engendrées par le passé et dirigées vers les possibilités de l’avenir. Ce que nous appelons réalité est l’ensemble des situations et des relations spatio-temporelles. » (p.12) Le temps et la matière forment une unité : il n’y a pas de temps sans matière ni de matière hors du temps, précédant le temps.
Dans cette enquête sur le temps, il fallait évidemment que soient examinées les conceptions du temps de la physique. La physique, pour l’essentiel, est « parménidienne », c’est-à-dire que le temps en tant que tel n’y a pas sa place. Tout comme Bergson, Biuso constate que le temps en physique est représenté par une dimension spatiale et que de Newton à Einstein les équations de la physique ne tiennent aucun compte de la flèche du temps. « Il y a une continuité profonde entre la théorie de Newton, la relativité restreinte et générale qui partagent la conviction commune selon laquelle l’espace-temps est une structure géométrique uniforme et objective qui permet le mouvement et dans laquelle il se manifeste. » (p.26) Biuso soutient que l’on confond sans raison l’espace-temps mathématique qui peut avoir quatre dimensions ou plus et l’espace physique. C’est le concept mathématique de dimension qui ici nous induit en erreur et conduit à considérer le temps comme s’il s’agissait de l’espace : « les paradoxes de la théorie einsteinienne naissent de l’attribution d’une réalité physique à des instants qui possèdent seulement une structure mathématique. » (p.28) Biuso n’hésite pas à prendre le parti de Bergson dans la polémique qu’il mène contre Einstein. Il affirme ainsi que « Si la controverse entre Bergson et Einstein s’était tenue quelques années plus tard et si le philosophe avait pu acquérir des notions suffisamment précises de mécanique quantique, il aurait certainement pu défendre sa position beaucoup plus efficacement. » (p.81)
Cette difficulté soulevée à propos de l’ontologie du temps est d’ailleurs très générale en physique et c’est pourquoi trop souvent, confondant les outils mathématiques qui permettent de rendre compte de l’expérience avec la réalité elle-même, la physique est portée volontiers à la pure spéculation, voire à la science-fiction – Biuso dit sur la fameuse « théorie du big bang » ce qu’il y a à en dire : « La théorie cosmologique du big bang est déficitaire et dangereusement proche du créationnisme » (p.69). Seule la thermodynamique fait sa place à la flèche du temps, non sans difficultés que relève Biuso. Reprenant en particulier les réflexions de Prigogine, il souligne la nécessité pour la physique de redécouvrir le temps et, bien que le mot ne figure pas, de réintroduire de l’histoire dans la nature.
Il faudrait aussi parler des analyses que Biuso fait de la portée ontologique de la Recherche du temps perdu de Proust (voir pp. 43-44, 47-49, 83 et 85). Il souligne que « La Recherche tout entière est édifiée sur la puissance de la mémoire corporelle, sur la découverte que les souvenirs sont continuellement réécrits par la condition présente en vue des objectifs futurs, elle est édifiée sur la conscience du caractère physique du temps puisque ce dernier étant corporel il est la vie. » (p.85) Citons encore sans le développer ici ce qu’il dit de l’objet amoureux comme objet temporel.
Biuso établit une sorte de catalogue des « nihilismes atemporels », c’est-à-dire toutes les théories philosophiques qui réduisent le temps à rien, à une pure illusion. En tête de ces nihilismes vient la conception einsteinienne – cf. supra – mais aussi toutes les philosophies qui font résider le bonheur dans une plénitude hors du temps. Si la maladie psychique est régressive – elle est refus du temps – devenir adulte, c’est au contraire accepter pleinement la temporalité. La volonté d’immortalité est proprement folle – il faudrait sans doute ici jeter le regard philosophique qui s’impose sur les recherches visant justement l’immortalité, dans les laboratoires de Google ou ailleurs.
Pour Biuso, comme on l’a déjà noté, tout discours sur le corps est un discours sur le temps. L’espace-temps ne peut être saisi et conçu qu’à partir de la corporéité. Et c’est dans ce rapport du corps au monde que réside la conscience. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le réalisme scientifique est intenable : « L’ingénuité et le caractère anti-scientifique de tout réalisme métaphysique sont confirmés par de nombreuses expériences cliniques » (p.61). Le monde est espace, mais l’espace est « la forme présente du temps » (ibid.). Ici s’impose une remarque décisive : l’espace est toujours mon espace alors que le temps est notre temps. L’espace est ancré dans la subjectivité alors que le temps ouvre à l’intersubjectivité : « En tout cas, alors que le ici peut seulement être le mien, que personne ne peut le partager avec un autre, aussi proche soit-il, le maintenant est constitutivement intersubjectif. » (p.62)
Biuso accorde au langage et à la formation des significations une place majeure dans son enquête sur le temps. Le langage est constitutif de la temporalité si bien qu’il parle d’un « temps-langage » (p.73). « Le rapport entre esprit et temporalité est donc très étroit aussi parce que profond est le lien que le langage a avec le temps. Temps et langage sont tous deux l’expression de l’ouverture qu’est l’existence humaine. » (p.74) Un peu plus loin, il ajoute : « Constant est le travail de l’esprit qui raconte et en narrant produit des significations comme l’araignée tisse sa toile. » (p.75) Dans une perspective très bergsonienne, Biuso conçoit l’émergence de la conscience dans ce rapport constant entre le corps propre et le monde, rapport dicté par les nécessités de la vie et de l’action du sujet. Dans le même ordre d’idées, il évoque la théorie de l’affordance de Gibson.
Il faudrait aussi faire place aux nombreuses références à la phénoménologie, notamment à Husserl. Comme dans Dispotivi Semantici, Biuso veut redonner toute sa place à la phénoménologie dans la philosophie de l’esprit et à la compréhension de la formation de la sémantique – ce sur quoi butent régulièrement les recherches qui se placent uniquement sur le plan logique formel. Défendant un monisme neutre (à distinguer du monisme matérialiste), Biuso affirme que « le corps n’est pas seulement objet d’expérience, mais aussi le principe de celle-ci. Au dualisme cartésien de « l’esprit » et du « corps », doit être substituée la distinction conjuguant le corps comme chose expérimentée et le corps comme agent de l’expérience. » (p.91)
Être temps : voilà finalement ce qui nous définit. « Le temps est donc uni au dispositif sémantique de l’esprit jusqu’à faire coïncider ce dernier avec la pulsation même du corps intentionnel et désirant. » (p. 104)
Une absence étonne tout de même : Hegel n’est jamais cité – sinon peut-être implicitement dans le passage qui critique les philosophies de l’histoire comme nihilisme du temps (cf. p.55) – alors même que Biuso « flirte » si souvent avec ce maître éminent ! Alors que son « ontologie de l’historicité » (pour reprendre le titre de la thèse de doctorat de Marcuse) développe souvent des préoccupations très proches de celles de l’auteur de Temporalità e differenza. Sans parler de la vision proprement dialectique que développe Biuso tant sur le rapport corps/esprit que sur celui du temps et de la matière, du temps vécu et du temps objectif, tous points sur lesquels les oppositions doivent être surmontées dans le mouvement même de la pensée.
Quoi qu’il en soit, le livre d’Alberto Giovanni Biuso est intéressant de bout en bout et il ouvre de si nombreuses pistes qu’une recension comme celle-ci ne peut les explorer toutes. À lire donc … pour le lecteur italianophone, évidemment, en attendant qu’un éditeur français se décide à publier ce qui se discute aujourd’hui en philosophie de l’autre côté des Alpes.
Le 4 août 2015 – Denis COLLIN
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