Commencer par la démocratie
Le
jeune Marx, philosophe auteur d’une thèse sur l’atomisme antique, se lance en
politique comme journaliste. Il collabore à un journal fondé par des jeunes
bourgeois libéraux, la Rheinische Zeitung, dont il prend la direction en
octobre 1842. La liberté de la presse, la publicité des débats
parlementaires, l’indépendance de l’État à l’égard de la religion : ce
sont les questions qui l’agitent à ce moment-là. Mais, à la démocratie
radicale, il faut un fondement théorique. Et si l’hégélianisme, dont Marx est
d’abord un partisan, peut devenir la philosophie officielle d’un État hostile à
la liberté et donc du plus mauvais des
États, c’est qu’il doit y avoir un vice caché dans le système du maître. En
1843, Marx entreprend une « révision critique de la philosophie du droit
de Hegel », dont il avait annoncé les prémices dans une
lettre à Ruge du 5 mars 1842. Le centre de cette « révision
critique », qui devient un véritable règlement de comptes avec
l’hégélianisme, est la question de la monarchie constitutionnelle, « phénomène
hybride qui se contredit et s’annule d’un bout à l’autre. Res publica
est intraduisible en allemand. » (Marx, Lettre à Ruge) Marx, dans
la lignée de Rousseau, écrit : « La démocratie est l’énigme
résolue de toutes les constitutions. Ici la constitution est non seulement en
soi selon son essence, mais selon l’existence, la réalité constamment
ramenée à son fondement réel, l’homme réel, le peuple réel, et
elle est posée comme l’œuvre propre de celui-ci. » (Marx, Critique du
droit politique hégélien)
Marx
rédige À propos de la question juive (septembre 1843), où est réfutée
l’émancipation purement politique – qui ne libère pas l’homme : or ce dont
il s’agit, c’est de l’émancipation humaine, qui passe par la suppression de l’État et de l’Argent, lesquels
lui apparaissent anti-démocratiques.
Ainsi
le communisme auquel Marx se rallie apparaît-il comme la continuation de la
lutte pour la démocratie, non pas une démocratie tronquée, limitée au pouvoir
des possédants, mais une démocratie radicale qui extirpe jusqu’à la racine
toute aliénation politique. Au moment des événements de 1848, il fonde la Nouvelle
Gazette Rhénane et prend part à l’action de l’association démocratique.
La « dictature du prolétariat »
C’est
pourtant en 1847, quand il écrit, avec Engels, le Manifeste du parti
communiste, que Marx avance la formule de la « dictature du
prolétariat ». Il faut comprendre cette formule dans son contexte et en
fonction des visées stratégiques qui sont celles de Marx à cette époque et non
comme une opposition à ses conceptions démocratiques précédentes.
D’une
part, il s’agit de penser la nécessité pour les classes opprimées de briser la
résistance des classes dominantes. Et pour ce but, une phase intermédiaire de
« dictature » est nécessaire. Mais la dictature dont parle Marx ne
doit pas être entendue dans le sens que ce mot a pris aujourd’hui. Marx fait
évidemment référence à la dictature du Comité de Salut Public qui, suspendant
la constitution démocratique de l’an II, organisa la défense du pays et de la révolution
face à l’invasion étrangère. Par transition, on peut aussi entendre le mot dans
son vieux sens romain. Gouvernement d’exception en vue de sauver la patrie, la
dictature faisait partie des institutions de la république romaine.
Le
paradoxe est que cette expression de « dictature du prolétariat »
n’apparaît dans l’œuvre qu’en de rares occurrences et dans une grande
discontinuité. Si les marxistes ont eu coutume de faire de la « dictature
prolétariat » la conséquence logique des analyses du Capital, on
pourrait cependant très bien imaginer que le passage de la direction du
processus de production entre les mains des « producteurs associés »
se fasse par des voies purement économiques et soit accompagné d’une
transformation graduelle de l’État. L’accord avec les analyses et les thèses
défendues dans Le Capital, y compris
les conclusions révolutionnaires, n’implique donc nullement un accord avec les
perspectives politiques définies par Marx dans quelques textes cités plus
souvent qu’à leur tour par les marxistes.
La Commune de Paris
Leçon
de l’histoire : la défaite de Napoléon III et l’invasion prussienne
précipitent les événements. Face à la capitulation du gouvernement provisoire
de M. Thiers, le peuple de Paris se soulève, d’abord pour défendre Paris contre
l’ennemi. Est instauré un gouvernement révolutionnaire, celui de la Commune de
Paris. La Commune est l’antithèse de l’Empire, dit Marx. Elle ne s’est pas
contentée de revenir à la forme républicaine, elle a tenté de construire une
république entièrement nouvelle, « une république qui ne devait pas
seulement abolir la forme monarchique de la domination de classe, mais la
domination de classe elle-même. » Pour réaliser cet objectif, elle a dû
commencer à briser la vieille machine d’État :
-
suppression de l’armée permanente, remplacée par
le peuple en armes ;
-
délégués élus au suffrage universel,
responsables et révocables à tout moment ;
-
fonctionnaires publics élus et révocables
(particulièrement les fonctionnaires de justice) ;
-
séparation de l’Église et de l’État ;
Marx
souligne encore que les Communards avaient pour tout le pays un projet
cohérent : remplacer l’appareil étatique de gouvernement centralisé par
l’administration autonome des communes. Faisant référence à la revendication
qui fut celle des ouvriers parisiens en juin 1848, Marx écrit que la Commune
est « la forme enfin trouvée de la République Sociale » (Marx, La
guerre civile en France).
Cette
réflexion sur la Commune n’est pas circonstancielle. Il s’agit d’une inflexion
fondamentale dans la pensée de Marx et Engels. Elle dessine les grandes lignes
d’une réflexion politique qui sera étouffée avec l’invention du
« marxisme » après la mort de Marx. Avec la Commune, Marx conçoit une
forme politique placée sous le contrôle direct du peuple et avec un appareil
d’État réduit à son strict minimum.
La démocratie, forme de la dissolution de la domination capitaliste
Bien
que la formule de la « dictature révolutionnaire du prolétariat »,
comme phase transitoire entre capitalisme et socialisme soit reprise dans la Critique
du Programme de Gotha (1875), la pensée de Marx s’oriente vers une
direction nouvelle. Dans les pays démocratiques, comme les États-Unis,
l’Angleterre, les Pays-Bas et même la France, dans les années 1875 jusqu’à la
fin de sa vie, Marx envisage de plus en plus sérieusement l’hypothèse d’un
renforcement progressif des organisations ouvrières permettant une
transformation sociale pacifique. Dans ce contexte, la dictature du prolétariat
n’apparaît plus comme une perspective stratégique. Elle tend à être remplacée
par la revendication d’une république démocratique.
Ainsi,
Marx et Engels envisagent-ils de soutenir la campagne politique engagée par
Clemenceau en 1882. Avec le soutien de Marx, Engels définit son
orientation : Engels étudie avec attention l’évolution de celui qui est
alors le représentant de la fraction la plus à gauche du radicalisme. Engels
envisage à différentes reprises une évolution politique possible de Clemenceau
en direction du socialisme, tout en défendant constamment le principe essentiel
de l’indépendance politique du parti ouvrier à l’égard du parti le plus à
gauche de la bourgeoisie. Dans la lettre du 22 septembre 1882 adressée à
Bernstein, il affirme : « Guesde, lui, s’est mis une fois pour
toute dans la tête que la République athénienne de Gambetta est bien moins
dangereuse pour les socialistes que la République spartiate de Clemenceau et
veut donc rendre impossible cette dernière, comme si nous, ou quelque parti
dans le monde, pouvions empêcher qu’un pays passe par les stades d’évolution
historiquement nécessaires et sans prendre en considération qu’en France, nous
passerons difficilement d’une République à la Gambetta au socialisme sans
passer par une République à la Clemenceau. » Qu’est-ce donc que la « république
à la Clemenceau » ? Le programme de Clemenceau vise à réformer les
institutions de l’État de façon à accorder une large autonomie aux communes et
aux départements. Il s’agit donc d’un programme qui a l’ambition de supprimer
la bureaucratie. On voit bien la continuité avec les leçons de la Commune. Mais
un tel programme s’il était appliqué serait en lui-même le début d’une
révolution : « C’est s’illusionner soi-même que de croire que l’on
peut introduire en France un auto-gouvernement communal à l’anglo-saxonne,
encore plus à l’américaine sans pour cela foutre en l’air tout le régime
bourgeois. » On remarque ici l’appréciation laudative portée sur le
« self-government » anglo-saxon qui est une des raisons pour
lesquelles c’est dans ces pays que Marx envisageait à titre d’hypothèse un
passage pacifique au socialisme. Engels écrit encore à Bebel que l’application
du programme Clemenceau serait la plus grande révolution depuis 1800,
c’est-à-dire depuis la formation de l’État napoléonien.
Si la république démocratique est la forme de dissolution
du règne de la bourgeoisie et si le passage pacifique au socialisme peut être
envisagé, on voit immédiatement que la question de la dictature du prolétariat
a perdu de son importance.
À retenir
On
ne peut ramener Marx, pour le rendre plus sympathique, à ces analyses des
dernières années de sa vie. La thèse du « dépérissement de l’État »
au fur et mesure que disparaissent les antagonismes de classes est aussi
maintes fois réaffirmée et ne manque pas d’être fort problématique, tout autant
que cette formule de la dictature du prolétariat. Il reste qu’au-delà des
fluctuations et des imprécisions théoriques – Marx n’a jamais écrit ce livre
sur l’État qu’il promettait dans le plan du Capital – on peut trouver un
fil directeur profondément démocratique, une démocratie qui ne consisterait pas
à choisir tous les cinq ans quel parti et quels hommes imposeront la loi des
puissants, mais une démocratie fondée sur l’action populaire et le contrôle
vigilant d’un appareil d’État, qui, bien que nécessaire, demeure toujours un
danger pour les citoyens.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire