mardi 7 juillet 2015

Marx et la démocratie

Que peut bien avoir à dire de la démocratie l’inventeur de la formule « dictature du prolétariat » ? N’est-ce pas au nom de Marx et de sa critique de la « démocratie bourgeoise » qu’ont été construits quelques-uns des régimes les plus antidémocratiques que l’on ait connus ? En revenant aux écrits mêmes de Marx et à son action politique, on verra que la vision d’un Marx autoritaire et hostile à la démocratie est erronée.
Commencer par la démocratie
Le jeune Marx, philosophe auteur d’une thèse sur l’atomisme antique, se lance en politique comme journaliste. Il collabore à un journal fondé par des jeunes bourgeois libéraux, la Rheinische Zeitung, dont il prend la direction en octobre 1842. La liberté de la presse, la publicité des débats parlementaires, l’indépendance de l’État à l’égard de la religion : ce sont les questions qui l’agitent à ce moment-là. Mais, à la démocratie radicale, il faut un fondement théorique. Et si l’hégélianisme, dont Marx est d’abord un partisan, peut devenir la philosophie officielle d’un État hostile à la liberté et donc  du plus mauvais des États, c’est qu’il doit y avoir un vice caché dans le système du maître. En 1843, Marx entreprend une « révision critique de la philosophie du droit de Hegel », dont il avait annoncé les prémices dans une lettre à Ruge du 5 mars 1842. Le centre de cette « révision critique », qui devient un véritable règlement de comptes avec l’hégélianisme, est la question de la monarchie constitutionnelle, « phénomène hybride qui se contredit et s’annule d’un bout à l’autre. Res publica est intraduisible en allemand. » (Marx, Lettre à Ruge) Marx, dans la lignée de Rousseau, écrit : « La démocratie est l’énigme résolue de toutes les constitutions. Ici la constitution est non seulement en soi selon son essence, mais selon l’existence, la réalité constamment ramenée à son fondement réel, l’homme réel, le peuple réel, et elle est posée comme l’œuvre propre de celui-ci. » (Marx, Critique du droit politique hégélien)
Marx rédige À propos de la question juive (septembre 1843), où est réfutée l’émancipation purement politique – qui ne libère pas l’homme : or ce dont il s’agit, c’est de l’émancipation humaine, qui passe par  la suppression de l’État et de l’Argent, lesquels lui apparaissent anti-démocratiques.
Ainsi le communisme auquel Marx se rallie apparaît-il comme la continuation de la lutte pour la démocratie, non pas une démocratie tronquée, limitée au pouvoir des possédants, mais une démocratie radicale qui extirpe jusqu’à la racine toute aliénation politique. Au moment des événements de 1848, il fonde la Nouvelle Gazette Rhénane et prend part à l’action de l’association démocratique.
La « dictature du prolétariat »
C’est pourtant en 1847, quand il écrit, avec Engels, le Manifeste du parti communiste, que Marx avance la formule de la « dictature du prolétariat ». Il faut comprendre cette formule dans son contexte et en fonction des visées stratégiques qui sont celles de Marx à cette époque et non comme une opposition à ses conceptions démocratiques précédentes.
D’une part, il s’agit de penser la nécessité pour les classes opprimées de briser la résistance des classes dominantes. Et pour ce but, une phase intermédiaire de « dictature » est nécessaire. Mais la dictature dont parle Marx ne doit pas être entendue dans le sens que ce mot a pris aujourd’hui. Marx fait évidemment référence à la dictature du Comité de Salut Public qui, suspendant la constitution démocratique de l’an II, organisa la défense du pays et de la révolution face à l’invasion étrangère. Par transition, on peut aussi entendre le mot dans son vieux sens romain. Gouvernement d’exception en vue de sauver la patrie, la dictature faisait partie des institutions de la république romaine.
Le paradoxe est que cette expression de « dictature du prolétariat » n’apparaît dans l’œuvre qu’en de rares occurrences et dans une grande discontinuité. Si les marxistes ont eu coutume de faire de la « dictature prolétariat » la conséquence logique des analyses du Capital, on pourrait cependant très bien imaginer que le passage de la direction du processus de production entre les mains des « producteurs associés » se fasse par des voies purement économiques et soit accompagné d’une transformation graduelle de l’État. L’accord avec les analyses et les thèses défendues dans Le Capital, y compris les conclusions révolutionnaires, n’implique donc nullement un accord avec les perspectives politiques définies par Marx dans quelques textes cités plus souvent qu’à leur tour par les marxistes. 
La Commune de Paris
Leçon de l’histoire : la défaite de Napoléon III et l’invasion prussienne précipitent les événements. Face à la capitulation du gouvernement provisoire de M. Thiers, le peuple de Paris se soulève, d’abord pour défendre Paris contre l’ennemi. Est instauré un gouvernement révolutionnaire, celui de la Commune de Paris. La Commune est l’antithèse de l’Empire, dit Marx. Elle ne s’est pas contentée de revenir à la forme républicaine, elle a tenté de construire une république entièrement nouvelle, « une république qui ne devait pas seulement abolir la forme monarchique de la domination de classe, mais la domination de classe elle-même. » Pour réaliser cet objectif, elle a dû commencer à briser la vieille machine d’État :
-          suppression de l’armée permanente, remplacée par le peuple en armes ;
-          délégués élus au suffrage universel, responsables et révocables à tout moment ;
-          fonctionnaires publics élus et révocables (particulièrement les fonctionnaires de justice) ;
-          séparation de l’Église et de l’État ;
Marx souligne encore que les Communards avaient pour tout le pays un projet cohérent : remplacer l’appareil étatique de gouvernement centralisé par l’administration autonome des communes. Faisant référence à la revendication qui fut celle des ouvriers parisiens en juin 1848, Marx écrit que la Commune est « la forme enfin trouvée de la République Sociale » (Marx, La guerre civile en France).
Cette réflexion sur la Commune n’est pas circonstancielle. Il s’agit d’une inflexion fondamentale dans la pensée de Marx et Engels. Elle dessine les grandes lignes d’une réflexion politique qui sera étouffée avec l’invention du « marxisme » après la mort de Marx. Avec la Commune, Marx conçoit une forme politique placée sous le contrôle direct du peuple et avec un appareil d’État réduit à son strict minimum.
La démocratie, forme de la dissolution de la domination capitaliste
Bien que la formule de la « dictature révolutionnaire du prolétariat », comme phase transitoire entre capitalisme et socialisme soit reprise dans la Critique du Programme de Gotha (1875), la pensée de Marx s’oriente vers une direction nouvelle. Dans les pays démocratiques, comme les États-Unis, l’Angleterre, les Pays-Bas et même la France, dans les années 1875 jusqu’à la fin de sa vie, Marx envisage de plus en plus sérieusement l’hypothèse d’un renforcement progressif des organisations ouvrières permettant une transformation sociale pacifique. Dans ce contexte, la dictature du prolétariat n’apparaît plus comme une perspective stratégique. Elle tend à être remplacée par la revendication d’une république démocratique.
Ainsi, Marx et Engels envisagent-ils de soutenir la campagne politique engagée par Clemenceau en 1882. Avec le soutien de Marx, Engels définit son orientation : Engels étudie avec attention l’évolution de celui qui est alors le représentant de la fraction la plus à gauche du radicalisme. Engels envisage à différentes reprises une évolution politique possible de Clemenceau en direction du socialisme, tout en défendant constamment le principe essentiel de l’indépendance politique du parti ouvrier à l’égard du parti le plus à gauche de la bourgeoisie. Dans la lettre du 22 septembre 1882 adressée à Bernstein, il affirme : « Guesde, lui, s’est mis une fois pour toute dans la tête que la République athénienne de Gambetta est bien moins dangereuse pour les socialistes que la République spartiate de Clemenceau et veut donc rendre impossible cette dernière, comme si nous, ou quelque parti dans le monde, pouvions empêcher qu’un pays passe par les stades d’évolution historiquement nécessaires et sans prendre en considération qu’en France, nous passerons difficilement d’une République à la Gambetta au socialisme sans passer par une République à la Clemenceau. » Qu’est-ce donc que la « république à la Clemenceau » ? Le programme de Clemenceau vise à réformer les institutions de l’État de façon à accorder une large autonomie aux communes et aux départements. Il s’agit donc d’un programme qui a l’ambition de supprimer la bureaucratie. On voit bien la continuité avec les leçons de la Commune. Mais un tel programme s’il était appliqué serait en lui-même le début d’une révolution : « C’est s’illusionner soi-même que de croire que l’on peut introduire en France un auto-gouvernement communal à l’anglo-saxonne, encore plus à l’américaine sans pour cela foutre en l’air tout le régime bourgeois. » On remarque ici l’appréciation laudative portée sur le « self-government » anglo-saxon qui est une des raisons pour lesquelles c’est dans ces pays que Marx envisageait à titre d’hypothèse un passage pacifique au socialisme. Engels écrit encore à Bebel que l’application du programme Clemenceau serait la plus grande révolution depuis 1800, c’est-à-dire depuis la formation de l’État napoléonien.
Si la république démocratique est la forme de dissolution du règne de la bourgeoisie et si le passage pacifique au socialisme peut être envisagé, on voit immédiatement que la question de la dictature du prolétariat a perdu de son importance.
À retenir
On ne peut ramener Marx, pour le rendre plus sympathique, à ces analyses des dernières années de sa vie. La thèse du « dépérissement de l’État » au fur et mesure que disparaissent les antagonismes de classes est aussi maintes fois réaffirmée et ne manque pas d’être fort problématique, tout autant que cette formule de la dictature du prolétariat. Il reste qu’au-delà des fluctuations et des imprécisions théoriques – Marx n’a jamais écrit ce livre sur l’État qu’il promettait dans le plan du Capital – on peut trouver un fil directeur profondément démocratique, une démocratie qui ne consisterait pas à choisir tous les cinq ans quel parti et quels hommes imposeront la loi des puissants, mais une démocratie fondée sur l’action populaire et le contrôle vigilant d’un appareil d’État, qui, bien que nécessaire, demeure toujours un danger pour les citoyens.

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