mercredi 8 octobre 2025

Lecture d’Anarchéologie. Fragments hérétiques sur la catastrophe historique par Jean Vioulac (I)


J’ai eu plusieurs fois l’occasion de dire combien j’estime le travail philosophique de Jean Vioulac qui est certainement un des auteurs dont je me sens le plus proche. Il est vrai que nous avons tous les deux une figure de référence commune, celle de Marx, que nous refusons de laisser enterrer sous les décombres de la vulgate du marxisme. Nos parcours se croisent et se recroisent. Mon dernier livre, Devenir des machines agite des thématiques qui sont bien proches des derniers ouvrages de JV.

On trouvera sur mon blog quelques recensions consacrées à Jean Vioulac :

Jean Vioulac : Marx, une démystification de la philosophie. (Éditions Ellipses, 2018)

Philosophie et Politique: Jean Vioulac, Logique totalitaire (I)

Philosophie et Politique: La logique totalitaire (II)

J’ai dans mes cartons une recension de sa Métaphysique de l’anthropocène  (en deux volumes), un ouvrage remarquable à bien des titres dont l’Anarchéologie  est, à plus d’un titre, une préfiguration. La suite vient de paraître : Philosophie de la catastrophe.  L’esprit du nihilisme et son destin (PUF, 2025)

Jean Vioulac est un philosophe, mais un philosophe qui refuse la mystification de la philosophie. Il s’inscrit dans une lignée qui inclut Marx, Husserl et Heidegger, pour citer ses références principales. Que veut dire « démystifier la philosophie » ? Cesser de croire que nous devrions rechercher un Dieu (quel que soit le nom que l’on lui donne) ou un principe transcendant à partir duquel nous pourrions faire une sorte de déduction purement théorique de la réalité, mais une réalité morte, une réalité irréelle en quelque sorte. Vioulac refuse l’onto-théologie que nous avons héritée de Platon et Aristote (c’est son côté heideggérien) et il défend un archéologie, c’est-à-dire une philosophie qui va chercher ses fondements sur notre Terre solide et bien ronde. Comme Marx dans L’Idéologie Allemande, JV propose se renoncer à cette pensée qui va du Ciel vers la Terre, mais, au contraire, d’aller de la Terre vers le Ciel. Ses fragments, comme leur nom l’indiquent ne forment pas un ensemble achevé, mais des lignes directrices qui devraient permettre de repenser le rôle de la philosophie.

Jean Vioulac s’en prend « à la quête émolliente et niaise d’une “ sagesse ” devenue simple avatar des techniques de “ développement personnel ” , à la contribution bénévole et impuissante aux pseudo - débats d’un espace public désormais identifié à la scène spectaculaire , ou encore à la “ recherche ” en et par laquelle elle se trouve pulvérisée en d’innombrables spécialités aussi érudites que vaines. » (p. 15).

Il s’agit de faire face à un dispositif (encore un terme heideggerien) qui a conquis notre monde (si l’on peut encore parler d’un monde) :

Ce dispositif a ainsi pu , avec une rapidité confondante , instaurer le cyberespace d’un univers spectaculaire ubiquitaire et instantané , luminescent et captivant , qui s’est superposé à l’espace terrestre d’un monde devenu désert de bitume fuyant droit en déroute , simple infrastructure de béton et de goudron atomisé et pollué , comme une sorte d’égout souterrain où s’écoulent les débris du réel : ainsi l’existence contemporaine est elle schizophréniquement divisée entre un lieu sensible corporellement éprouvé , et un lieu intelligible (τόπος νοήτος) accessible seulement par les aspects (εδος) spectaculaires d’un écran devenu universel médiateur , superstructure dématérialisée qui , par rapport à la réalité charnelle de l’environnement terrestre , occupe une position méta-physique .

Cette existence schizophrénique est la manifestation de transformation dans la manière dont les hommes vivent. Toute existence est soumise à la circulation de la valeur : l’abstraction philosophique exprime le processus d’abstraction qui s’installe avec l’invention de la monnaie. Ici, bien que l’auteur ne le fasse pas, on pourrait citer le travail de Sohn-Rethel (voir Alfred Sohn-RethelLa pensée-marchandise, Éditions du Croquant, coll. « Altérations », 2010). Nous sommes ainsi confrontés aujourd’hui à un monde qui se présente de cette manière :

[…] bétonnage , pollutions et désertification ont dévasté le monde pour lui substituer une immense zone industrielle que tente de dissimuler l’univers kitsch d’un parc d’attractions planétaire, l’espace médiatique a dissous la vérité dans un spectacle défini par la production continue de simulacres qui a finalement inauguré la Post - Truth Era dont Donald Trump est le prophète , l’hégémonie capitaliste enfin a fondé la richesse publique sur les vices privés , a fait de l’égoïsme et du cynisme des vertus et du calcul de l’intérêt une norme morale .

Face à ce monde, il y a une exigence pour la philosophie :

D’où l’exigence d’une lutte constante de la philosophie contre toutes les puissances d’assignation à résidence qui voudraient lui faire renoncer à son inquiétante étrangèreté et la domestiquer pour en faire le supplément d’âme de la bourgeoisie cultivée , la matière première du travail de “ recherche ” ou une voie d’accès au bonheur béat de la vertu satisfaite.

Et ceci parce que :

la philosophie est donc par principe ( an-archique ) dissidence et hérésie : ce qu’impose d’ailleurs de constater l’Histoire de la philosophie , où l’orthodoxie a toujours été stérile , l’hérésie toujours féconde.

Il y a chez Vioulac une critique sévère de la tradition de la « philosophia perennis » et une défense de la philosophie comme critique radical du monde existant. Ce retournement est celui qu’effectue (dont Vioulac se réclame explicitement) et qui guide aussi Adorno et Horkheimer avec leur idée de théorie critique. Car il s’agit bien de « démystifier la philosophie ». La volonté de la phénoménologie du « retour aux choses mêmes » pourrait sembler se situer encore dans le cadre de cette mystique philosophique. Mais il faut prendre l’attitude phénoménologique comme un simple moment, méthodologique, Vioulac se proposant d’aller jusqu’à la racine, jusqu’au fond terrestre :

[…] en s’instituant ainsi « spectateur théorique de soi », en « observateur théorique et explorateur de soi - même » , pour lequel la vie concrète n’est plus que spectacle , le phénoménologue se situe en surplomb par rapport à sa propre vie subjective , au - dessus d’elle, en quoi il retrouve une position méta-physique, celle de la passivité contemplative qui reçoit les essences telles qu’elles se donnent : d’où l’importance d’avoir constamment présent à l’esprit que cette position est purement méthodologique , puisque le risque ici de « prendre pour être - vrai ce qui n’est que méthode » , et , en s’installant à demeure dans ce milieu de donation, de restaurer la métaphysique à l’intérieur de la phénoménologie .

Voilà comment Vioulac retrouve Marx sous Husserl :

La subjectivité est en effet incarnée dans un « corps vivant » , qui impose d’admettre que la corrélation entre la conscience et ses objets est superficielle par rapport à la corrélation du corps à son monde environnant ( Umwelt ) , et que la « subjectivité productrice » n’est pas d’abord théorique et formelle , mais bien pratique et charnelle : le Je transcendantal n’est pas un absolu , il « ne flotte pas librement en l’air » , il n’est qu’une variation opérée à partir d’un Je réel et concret qui est alors le fondement réel , et qui l’est en tant que corps vivant – où il faut conclure que le fondement de l’objectivité n’est pas la conscience constituante , mais bien le corps productif . L’incorporation de l’ego a alors pour effet ( révolutionnaire ) de reléguer comme superficiel tout le niveau théorique en faisant plonger la pensée dans les profondeurs concrètes d’un « monde de la vie » ( Lebenswelt ) , monde sensible jamais pris en vue par une métaphysique qui s’est d’emblée vouée au « monde des idées » , au « lieu intelligible » ( τόπος νοήτος ) et à sa topologie : la « couche objectivo-logique » se révèle alors comme un simple « vêtement d’idées » (Ideenkleid ) ou « revêtement d’idées » ( Ideenverkleidung ) qui « recouvre [ verkleidet ] et travestit le monde de la vie » 

À partir de Kant, la phénoménologie met à nu ce qui constitue l’objectivité en prenant appui sur la subjectivité – l’objectivité est un produit de l’activité subjective, c’est le sujet qui constitue l’objet. Nous sommes en quelque sorte ramenés du monde à ego. Mais il faut aller jusqu’au fond, jusqu’à ce qui fait émerger l’ego.

La société est l’άρχή recherchée par la philosophie première , qui doit alors « passer de l’égologie transcendantale à la sociologie transcendantale [von der transzendantale Egologie in die transzendantale Soziologie ] , c’est-à-dire de l’ego pensé abstraitement d’une manière solipsiste à la communauté des hommes [Menschengemeinschaft] et à son monde » .

Sortir de l’onto-théologie, c’est emprunter le chemin de la phénoménologie et poursuivre ce chemin jusqu’à Marx. On pourrait penser ici au travail de Michel Henry qui fut pour Vioulac un « éblouissement », mais il reproche à Michel Henry d’être resté un « subjectiviste », c’est-à-dire un cartésien. Comment cette subjectivité se constitue-t-elle ? La réponse, purement marxienne, de Vioulac est que l’homme est un individu social qui se constitue dans le travail par lequel il produit les moyens de sa vie et donc sa vie elle-même.

en radicalisant la révolution transcendantale la phénoménologie dégage au fondement , non plus une simple subjectivité égoïque solitaire, mais bien une « communauté constituante » qui en vérité constitue la subjectivité elle - même , ou plutôt à partir de laquelle un sujet peut se subjectiver.

Ainsi se dégage le sens de la phénoménologie

La phénoménologie en cela manifeste la catastrophe de la philosophie, qu’elle entend alors ré-instituer (Wiederstiftung) sur ses bases réelles découvertes par l’archéologie, la phénoménologie elle-même advient comme catastrophe, celle de la déstabilisation du sens et de l’annihilation du monde dans les ruines duquel elle fouille alors pour en retrouver l’origine perdue. (43-44)

Cette notion de catastrophe est posée comme le thème fondamental du travail de Vioulac. La catastrophe est le dénouement de la tragédie. Elle doit aussi être prise au sens de Husserl quand il affirme que la phénoménologie doit être comprise comme ce qui conduit à « l’annihilation du monde ».

Or dans la succession des œuvres constitutives de la philosophie, celle de Husserl occupe une place cruciale, qui part d’abord de la question du logique, le refonde ensuite sur configuration égo-logique dont il hérite de la Modernité, et, en la développant, découvre ses limites et ses impasses qu’il surmonte pour accéder à sa configuration post-moderne (socio-logique) : tout son trajet est la sortie de l’idéalisme métaphysique – et c’est pourquoi il est si important de différencier idéalisme et transcendantalisme, lequel est fondamentalement une science de la production que l’idéalisme réduit (métaphysiquement) à la production de la représentation –, abandon de l’idéalisme33 pour une ontologie de la communauté sociale et historiale, qui reconnaît que l’activité théorique de constitution des objets est secondaire et dérivée par rapport à l’activité pratique de leur production matérielle et concrète, trajet imposé par la chose même. Son itinéraire met ainsi en évidence la nécessité historiale de ce passage à une époque nouvelle de la pensée. (45-46).

Or cette nouvelle époque de la pensée est précisément celle que Marx annonce dans les manuscrits de l’Idéologie allemande ! Ainsi pour Vioulac, la phénoménologie ne se fonde pas « sur un subjectivisme, mais sur un communisme : elle rompt avec l’individualisme – où le sujet philosophant croit tout pouvoir tirer de lui-même, où il croit se suffire à lui-même, suffisance caractéristique de l’individualisme bourgeois – pour admettre que le sujet lui-même, l’individu lui-même appartient à une communauté (transcendantale) à partir de laquelle il s’est subjectivé et individualisé » (46).

(à suivre)

 

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