J’ai eu plusieurs fois l’occasion de dire combien j’estime le travail philosophique de Jean Vioulac qui est certainement un des auteurs dont je me sens le plus proche. Il est vrai que nous avons tous les deux une figure de référence commune, celle de Marx, que nous refusons de laisser enterrer sous les décombres de la vulgate du marxisme. Nos parcours se croisent et se recroisent. Mon dernier livre, Devenir des machines agite des thématiques qui sont bien proches des derniers ouvrages de JV.
On trouvera sur mon blog quelques recensions consacrées à
Jean Vioulac :
Jean
Vioulac : Marx, une démystification de la philosophie. (Éditions Ellipses,
2018)
Philosophie
et Politique: Jean Vioulac, Logique totalitaire (I)
Philosophie
et Politique: La logique totalitaire (II)
J’ai dans mes cartons une recension de sa Métaphysique de
l’anthropocène (en deux volumes), un
ouvrage remarquable à bien des titres dont l’Anarchéologie est, à plus d’un titre, une
préfiguration. La suite vient de paraître : Philosophie de la
catastrophe. L’esprit du nihilisme et
son destin (PUF, 2025)
Jean Vioulac est un philosophe, mais un philosophe qui
refuse la mystification de la philosophie. Il s’inscrit dans une lignée qui
inclut Marx, Husserl et Heidegger, pour citer ses références principales. Que
veut dire « démystifier la philosophie » ? Cesser de croire que
nous devrions rechercher un Dieu (quel que soit le nom que l’on lui donne) ou
un principe transcendant à partir duquel nous pourrions faire une sorte de
déduction purement théorique de la réalité, mais une réalité morte, une réalité
irréelle en quelque sorte. Vioulac refuse l’onto-théologie que nous avons
héritée de Platon et Aristote (c’est son côté heideggérien) et il défend un
archéologie, c’est-à-dire une philosophie qui va chercher ses fondements sur
notre Terre solide et bien ronde. Comme Marx dans L’Idéologie Allemande,
JV propose se renoncer à cette pensée qui va du Ciel vers la Terre, mais, au
contraire, d’aller de la Terre vers le Ciel. Ses fragments, comme leur nom
l’indiquent ne forment pas un ensemble achevé, mais des lignes directrices qui
devraient permettre de repenser le rôle de la philosophie.
Jean Vioulac s’en prend « à la quête émolliente et
niaise d’une “ sagesse ” devenue simple avatar des techniques de “
développement personnel ” , à la contribution bénévole et impuissante aux
pseudo - débats d’un espace public désormais identifié à la scène spectaculaire
, ou encore à la “ recherche ” en et par laquelle elle se trouve pulvérisée en
d’innombrables spécialités aussi érudites que vaines. » (p. 15).
Il s’agit de faire face à un dispositif (encore un terme
heideggerien) qui a conquis notre monde (si l’on peut encore parler d’un
monde) :
Ce dispositif a ainsi pu , avec une rapidité confondante ,
instaurer le cyberespace d’un univers spectaculaire ubiquitaire et instantané ,
luminescent et captivant , qui s’est superposé à l’espace terrestre d’un monde
devenu désert de bitume fuyant droit en déroute , simple infrastructure de
béton et de goudron atomisé et pollué , comme une sorte d’égout souterrain où
s’écoulent les débris du réel : ainsi l’existence contemporaine est elle
schizophréniquement divisée entre un lieu sensible corporellement éprouvé , et
un lieu intelligible (τόπος νοήτος) accessible seulement par les aspects (εἴδος) spectaculaires d’un écran
devenu universel médiateur , superstructure dématérialisée qui , par rapport à
la réalité charnelle de l’environnement terrestre , occupe une position
méta-physique .
Cette existence schizophrénique est la manifestation de
transformation dans la manière dont les hommes vivent. Toute existence est
soumise à la circulation de la valeur : l’abstraction philosophique
exprime le processus d’abstraction qui s’installe avec l’invention de la
monnaie. Ici, bien que l’auteur ne le fasse pas, on pourrait citer le travail
de Sohn-Rethel (voir Alfred Sohn-Rethel, La
pensée-marchandise, Éditions du Croquant, coll. « Altérations »,
2010). Nous sommes ainsi confrontés aujourd’hui à un monde qui se présente de
cette manière :
[…] bétonnage , pollutions et désertification ont dévasté le
monde pour lui substituer une immense zone industrielle que tente de dissimuler
l’univers kitsch d’un parc d’attractions planétaire, l’espace médiatique a
dissous la vérité dans un spectacle défini par la production continue de
simulacres qui a finalement inauguré la Post - Truth Era dont Donald Trump est
le prophète , l’hégémonie capitaliste enfin a fondé la richesse publique sur
les vices privés , a fait de l’égoïsme et du cynisme des vertus et du calcul de
l’intérêt une norme morale .
Face à ce monde, il y a une exigence pour la
philosophie :
D’où l’exigence d’une lutte constante de la philosophie
contre toutes les puissances d’assignation à résidence qui voudraient lui faire
renoncer à son inquiétante étrangèreté et la domestiquer pour en faire le
supplément d’âme de la bourgeoisie cultivée , la matière première du travail de
“ recherche ” ou une voie d’accès au bonheur béat de la vertu satisfaite.
Et ceci parce que :
la philosophie est donc par principe ( an-archique )
dissidence et hérésie : ce qu’impose d’ailleurs de constater l’Histoire de
la philosophie , où l’orthodoxie a toujours été stérile , l’hérésie toujours
féconde.
Il y a chez Vioulac une critique sévère de la tradition de
la « philosophia perennis » et une défense de la philosophie comme
critique radical du monde existant. Ce retournement est celui qu’effectue (dont
Vioulac se réclame explicitement) et qui guide aussi Adorno et Horkheimer avec
leur idée de théorie critique. Car il s’agit bien de « démystifier la
philosophie ». La volonté de la phénoménologie du « retour aux choses
mêmes » pourrait sembler se situer encore dans le cadre de cette mystique
philosophique. Mais il faut prendre l’attitude phénoménologique comme un simple
moment, méthodologique, Vioulac se proposant d’aller jusqu’à la racine,
jusqu’au fond terrestre :
[…] en s’instituant ainsi « spectateur théorique de soi », en
« observateur théorique et explorateur de soi - même » , pour lequel la vie
concrète n’est plus que spectacle , le phénoménologue se situe en surplomb par
rapport à sa propre vie subjective , au - dessus d’elle, en quoi il retrouve
une position méta-physique, celle de la passivité contemplative qui reçoit les
essences telles qu’elles se donnent : d’où l’importance d’avoir constamment
présent à l’esprit que cette position est purement méthodologique , puisque le
risque ici de « prendre pour être - vrai ce qui n’est que méthode » , et , en
s’installant à demeure dans ce milieu de donation, de restaurer la métaphysique
à l’intérieur de la phénoménologie .
Voilà comment Vioulac retrouve Marx sous Husserl :
La subjectivité est en effet incarnée dans un « corps vivant
» , qui impose d’admettre que la corrélation entre la conscience et ses objets
est superficielle par rapport à la corrélation du corps à son monde environnant
( Umwelt ) , et que la « subjectivité productrice » n’est pas d’abord
théorique et formelle , mais bien pratique et charnelle : le Je transcendantal
n’est pas un absolu , il « ne flotte pas librement en l’air » , il n’est qu’une
variation opérée à partir d’un Je réel et concret qui est alors le fondement
réel , et qui l’est en tant que corps vivant – où il faut conclure que le
fondement de l’objectivité n’est pas la conscience constituante , mais bien le
corps productif . L’incorporation de l’ego a alors pour effet ( révolutionnaire
) de reléguer comme superficiel tout le niveau théorique en faisant plonger la
pensée dans les profondeurs concrètes d’un « monde de la vie » ( Lebenswelt ) ,
monde sensible jamais pris en vue par une métaphysique qui s’est d’emblée vouée
au « monde des idées » , au « lieu intelligible » ( τόπος νοήτος ) et à sa
topologie : la « couche objectivo-logique » se révèle alors comme un simple «
vêtement d’idées » (Ideenkleid ) ou « revêtement d’idées » ( Ideenverkleidung
) qui « recouvre [ verkleidet ] et travestit le monde de la vie »
À partir de Kant, la phénoménologie met à nu ce qui
constitue l’objectivité en prenant appui sur la subjectivité – l’objectivité
est un produit de l’activité subjective, c’est le sujet qui constitue l’objet.
Nous sommes en quelque sorte ramenés du monde à ego. Mais il faut aller
jusqu’au fond, jusqu’à ce qui fait émerger l’ego.
La société est l’άρχή recherchée par la philosophie première
, qui doit alors « passer de l’égologie transcendantale à la sociologie
transcendantale [von der transzendantale Egologie in die
transzendantale Soziologie ] , c’est-à-dire de l’ego pensé abstraitement
d’une manière solipsiste à la communauté des hommes [Menschengemeinschaft]
et à son monde » .
Sortir de l’onto-théologie, c’est emprunter le chemin de la
phénoménologie et poursuivre ce chemin jusqu’à Marx. On pourrait penser ici au
travail de Michel Henry qui fut pour Vioulac un « éblouissement »,
mais il reproche à Michel Henry d’être resté un « subjectiviste »,
c’est-à-dire un cartésien. Comment cette subjectivité se
constitue-t-elle ? La réponse, purement marxienne, de Vioulac est
que l’homme est un individu social qui se constitue dans le travail par lequel
il produit les moyens de sa vie et donc sa vie elle-même.
en radicalisant la révolution transcendantale la
phénoménologie dégage au fondement , non plus une simple subjectivité égoïque
solitaire, mais bien une « communauté constituante » qui en vérité
constitue la subjectivité elle - même , ou plutôt à partir de laquelle un sujet
peut se subjectiver.
Ainsi se dégage le sens de la phénoménologie
La phénoménologie en cela manifeste la catastrophe de la
philosophie, qu’elle entend alors ré-instituer (Wiederstiftung) sur ses
bases réelles découvertes par l’archéologie, la phénoménologie elle-même
advient comme catastrophe, celle de la déstabilisation du sens et de
l’annihilation du monde dans les ruines duquel elle fouille alors pour en
retrouver l’origine perdue. (43-44)
Cette notion de catastrophe est posée comme le thème
fondamental du travail de Vioulac. La catastrophe est le dénouement de la tragédie.
Elle doit aussi être prise au sens de Husserl quand il affirme que la phénoménologie
doit être comprise comme ce qui conduit à « l’annihilation du monde ».
Or dans la succession des œuvres constitutives de la
philosophie, celle de Husserl occupe une place cruciale, qui part d’abord de la
question du logique, le refonde ensuite sur configuration égo-logique dont il
hérite de la Modernité, et, en la développant, découvre ses limites et ses
impasses qu’il surmonte pour accéder à sa configuration post-moderne
(socio-logique) : tout son trajet est la sortie de l’idéalisme
métaphysique – et c’est pourquoi il est si important de différencier
idéalisme et transcendantalisme, lequel est fondamentalement une science de la
production que l’idéalisme réduit (métaphysiquement) à la production de la
représentation –, abandon de l’idéalisme33 pour une ontologie de la
communauté sociale et historiale, qui reconnaît que l’activité théorique de
constitution des objets est secondaire et dérivée par rapport à l’activité
pratique de leur production matérielle et concrète, trajet imposé par la chose
même. Son itinéraire met ainsi en évidence la nécessité historiale de ce
passage à une époque nouvelle de la pensée. (45-46).
Or cette nouvelle époque de la pensée est précisément celle
que Marx annonce dans les manuscrits de l’Idéologie allemande !
Ainsi pour Vioulac, la phénoménologie ne se fonde pas « sur un subjectivisme,
mais sur un communisme : elle rompt avec l’individualisme – où le
sujet philosophant croit tout pouvoir tirer de lui-même, où il croit se suffire
à lui-même, suffisance caractéristique de l’individualisme bourgeois –
pour admettre que le sujet lui-même, l’individu lui-même appartient à une
communauté (transcendantale) à partir de laquelle il s’est subjectivé et
individualisé » (46).
(à suivre)

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