Il est très difficile de résister au mal. D’abord, parce que le mal est attirant, il a souvent des couleurs chatoyantes, il promet, sans barguigner, tout ce que l’on veut. Tout d’abord, le mal en lui-même peut être désirable (cf. supra sur le rôle de la destructivité). Comme le disait Médée, « je vois le meilleur, je l’approuve et je fais le pire ». Les passions funestes obéissent toutes à cette logique. La volonté du sujet est anéantie et pourtant, il se croit le plus libre quand il cède à cette passion. L’ivrogne croit vouloir librement s’enivrer, faisait remarquer Spinoza : il se croit le plus libre au moment même où il est totalement assujetti à l’objet de son désir.
Mais on peut aussi céder au mal pour de bonnes raisons. L’homme
bionique, le cyborg et toutes les autres folies promises par la technoscience
déchainée sont toujours des promesses devant lesquelles on a beaucoup de peine
à résister. Pourquoi donc refuserions-nous ces progrès ? Les paraplégiques
pourront se servir de leurs membres grâce aux prothèses greffées sur leur
système nerveux. La technoscience égale et surpasse Jésus et l’on ne peut pas
contester ses succès alors que ceux du Christ restent problématiques. Les
biotechnologies permettront de réparer les corps, d’en changer les pièces
usagées comme on le fait des pièces d’une machine… ou comme les Athéniens le
faisaient, dit-on, avec le bateau de Thésée.
Nous craignons la mort, nous faisons tout pour vivre et
prenons soin de nous à cette fin, et nous condamnons (généralement) ceux qui
donnent la mort. Il pourrait donc sembler logique de vouloir repousser le plus
loin possible les frontières de la vie et, pourquoi pas, aller vers
l’immortalité. On pourrait laisser
mourir ceux qui le veulent vraiment, mais tous les autres seraient conviés au
banquet des immortels. Si cette fin est bonne, il sera facile de montrer que
tous les moyens qui permettent de l’atteindre sont bons et que nous ne devons
pas nous laisser arrêter par des tabous d’un autre âge. Le transhumanisme,
voilà l’avenir.
Il y a encore une autre manière d’accepter le mal : il
faut souvent un peu de mal pour un bien, une opération pour sauver le malade,
un bon mensonge et même de la violence pour renverser un tyran et rétablir la
justice. Comme le dit Jankélévitch, il faut savoir être méchant avec les
méchants ! En politique, Machiavel faisait remarquer qu’on n’a pas
vraiment le choix entre le bien et le mal, mais entre un plus grand mal et un
moindre mal. C’est ainsi que le mal passe pour un bien, et qu’on oublie que le
moindre mal est encore un mal.
Et puis il y a encore plus simple que tout cela. Résister au
mal demande de la force ou plus exactement du courage. Mais on peut ne pas
avoir la force ou le courage de résister. La force est celle d’entreprendre une
tâche rude, épuisante ou encore de résister à la souffrance et à la douleur. La
force est physique et c’est la raison pour laquelle elle est limitée. On
pourrait penser que le courage, vertu morale s’il en est, peut se cultiver et
qu’au fond tous les hommes peuvent, s’ils le veulent, être courageux. Si, comme
le dit Aristote, la vertu morale est une qualité acquise par habitude, il
suffit de s’entraîner à être courageux pour l’être. Mais on sait aussi que le
courage est une vertu ambivalente : on peut être courageux au service
d’une mauvaise cause. Et si l’homme courageux peut résister au mal mieux que
celui qui manque de courage, ce courage peut aussi facilement se mettre au
service du mal. S’il en allait autrement, les guerres ne seraient faites que
par les lâches et les courageux auraient imposé la paix.
Si l’on entend par courage le sens étymologique, la force du
cœur, la vaillance, la capacité à affronter le danger, ce que l’on pourrait
rapprocher de ce que Platon dans sa tripartition de l’âme appelait thumos. Mais
l’on traduit souvent par courage la fortitudo latine qui est la force
d’âme, laquelle suppose la sagesse et la capacité à ne pas se laisser emporter
par les passions.
Ainsi, pour résister au mal, il ne suffirait pas d’être vaillant.
Il faudrait aussi posséder cette force d’âme qui ne semble pas être également
répartie chez tous les humains.
On se trouve face à une nouvelle difficulté : pour
résister au mal, il faut des hommes ayant la force d’âme adéquate, mais pour
avoir formé et instruit des hommes ayant cette force d’âme, il ne faudrait pas
que le mal ait gangréné la société. Bref, pour résoudre le problème, il faut le
supposer déjà résolu. Or, les sociétés contemporaines, dominées par le mode de
production capitaliste, produisent massivement des caractères et des
comportements antisociaux, générateurs du mal. Il ne s’agit pas de
« comportements déviants » ni « d’effets pervers », mais
bien de comportements adaptés à la logique de la société capitaliste.

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