lundi 7 octobre 2024

La logique totalitaire (II)

Poursuivons notre lecture de Jean Vioulac. Nous abordons maintenant l’analyse du nazisme. Après Léviathan, nous avons affaire à Béhémot ! C’est un monstre terrestre que l’homme ne peut pas plus domestiquer qu’il ne peut attraper Léviathan avec un hameçon.


Il n’est pas possible de rendre compte dans le détail de toutes les analyses de l’auteur. Tenons-nous en à ce qui semble le plus original et le plus intéressant dans ce travail. Tout d’abord comment penser Auschwitz ?

La spécificité de l’extermination des Juifs d’Europe ne tient pas à la volonté de liquider un peuple : les exemples ne sont pas rares dans l’Histoire, et au XXe siècle les Arméniens ou les Tutsis furent victimes d’authentiques génocides. La spécificité de l’Holocauste tient précisément à son caractère administratif et industriel : c’est-à-dire qu’il ne fut possible que parce que l’infrastructure nécessaire à l’extermination non seulement lui préexistait, mais en outre recelait en elle-même cette possibilité. La question : comment Auschwitz fut possible ? reçoit ainsi une réponse simple : parce que la machinerie d’extermination était déjà en place, à disposition, élaborée et perfectionnée pendant tout le XIXe siècle européen – et il a ainsi suffi d’une chiquenaude à l’automne 1941 pour qu’elle se mette en branle et tourne à plein régime. (149-150)

Réponse terrible qui confirme que la destruction des Juifs d’Europe n’est pas le fait de malades mentaux mais un des aboutissements de cette modernité tant vantée !

D’où il s’en déduit :

La tentative pour penser Auschwitz ne doit donc pas porter primairement sur l’histoire de l’antisémitisme, mais sur ce dispositif qui se met en place en Europe au XIXe siècle – la question de l’antisémitisme doit alors se poser au niveau de ce dispositif, celui de la Totalité, qui en tant que telle récuse toute altérité : c’est-à-dire au niveau du dispositif de totalisation. (150)

En posant ainsi la question, on est obligé d’aller à la racine et on évitera de ramener n’importe quel crime de guerre à ce crime exceptionnel que fut Auschwitz. Les guerres anciennes sont souvent d’horribles massacres qui, rapportées à la population globale mise en cause, dépasse largement la Seconde Guerre mondiale. Gengis Khan est crédité (si l’on ose dire) d’une quarantaine de millions de morts. Peut-être le chiffre est-il excessif, mais il correspondrait au 1/10e de la population mondiale. Les 6 millions de Juifs exterminés par les nazis représentent « seulement »  0,3% de la population mondiale… Le nombre n’est pas le trait le plus important. C’est bien la planification industrielle qui compte : mise en œuvre des techniques de mécanisation et de sérialisation de la mort, qu’on avait testées sur les abattages d’animaux. Il est inutile d’invoquer le fanatisme antisémite des Allemands.

(…) la machine d’extermination pouvait en elle-même nier être meurtre, parce que toute sa logique a consisté à supprimer le face-à-face du meurtrier et de sa victime, à dépersonnaliser l’un et l’autre, et à abstraire l’acte même de la mise à mort. Pierre Vidal-Naquet a précisément analysé ainsi la singularité d’Auschwitz : « Ce que les gazages apportaient de neuf, c’est l’anonymat des bourreaux face à l’anonymat des victimes, et en dernière analyse, leur innocence. Car, dans le système du gazage, personne n’a directement tué. » Si Auschwitz fut possible, ce n’est certainement pas parce que les Allemands étaient des antisémites fanatiques qui n’attendaient que l’occasion de passer à l’acte, mais précisément parce que l’organisation du dispositif de destruction rendait son efficacité indépendante des individus : l’appareil de destruction n’avait pas besoin de la haine antisémite pour fonctionner. (154-155)

Et donc :

le massacre des Juifs d’Europe ne fut pas le fait de barbares germaniques revenus à leurs instincts de fauves ni de sadiques, mais de bureaucrates serviles et bornés, entièrement soumis à leur administration. (156)

Jean Vioulac n’invoque pas la « banalité du mal », une notion qui finalement interdit de comprendre comme les hommes ordinaires deviennent des tueurs en masse (voir le livre de Harald Walzer, Les exterminateurs).  Jean Vioulac exclut toutes les explications par un exceptionnalisme allemand, mais place Auschwitz  comme le grand révélateur de la société moderne, technicienne. Ainsi :

(…) l’Holocauste fut un phénomène typiquement totalitaire : il fut de part en part l’œuvre d’un appareil de destruction, se développant selon sa logique propre, indépendamment de toute action individuelle, les assassins étant d’emblée réduits au rang de fonctionnaires méticuleux et disciplinés. Et l’éthique de la discipline, bien loin d’être une invention des nazis, est une exigence imposée à tous par l’organisation spécifiquement moderne du travail, qui produit d’abord et avant tout des collaborateurs (159)

Jean Vioulac souligne un aspect très important du nazisme, qui le distinguer clairement autant du fascisme mussolinien que du système soviétique. Le nazisme n’est pas la toute-puissance de l’État-Léviathan, mais quelque chose de nouveau et d’un peu déconcertant :

Si Carl Schmitt échoue cependant dans sa tentative de devenir le Kronjurist du IIIe Reich, c’est que ses adversaires lui reprocheront de maintenir l’idée même de l’État, et le suspecteront d’introduire par là une certaine transcendance liée au catholicisme de sa théologie politique. Le régime nazi entend au contraire liquider toute forme d’État au profit de la pure immanence organique de la communauté raciale, dont aucune structure juridique ne doit entraver le déploiement de la puissance. (161)

Le régime nazi est un système de dépérissement de l’État au profit de la puissance immanente du « peuple » (Volk) épuré de tous ses éléments non véritablement germaniques. Et donc

le nazisme a systématiquement démantelé le pouvoir d’État pour libérer l’action des entraves de la loi, et Martin Broszat soulignait que « la forme même de la législation nationale-socialiste travaillait à l’établissement d’un système capable de fonctionner sans loi » (163)

Le livre de Vioulac est paru en 2013. Depuis les travaux d’un historien comme Johann Chapoutot sont venus confirmer cette analyse. Comme le fera Chapoutot un peu plus tard, Vioulac souligne que « le caractère décentralisé, concurrentiel, incitatif du pouvoir nazi recouvrait en effet exactement les traits propres au management de l’entreprise capitaliste. » (169) On peut même considérer le nazisme comme une sorte de démocratie, puisque c’est le peuple, suivant son Führer qui impose sa loi et non une élite ou une bureaucratie d’État. L’expression de « dépérissement de l’État » est également très dérangeante, puisque c’est celle-là même qu’emploie Lénine pour définir ce qu’est la théorie marxiste de l’Etat…

Contre le « légalisme juif », il s’agit de déchaîner la puissance des masses.

L’avènement de la puissance nue du peuple massifié est en effet le cœur de la doctrine nazie : le projet hitlérien tel qu’il est formulé dans Mein Kampf consistait à rassembler le peuple en masse avant d’en déchaîner la puissance exacerbée, et c’était bien là le rôle que Hitler s’attribuait dès 1924 : « Diriger signifie : pouvoir mettre en mouvement les masses » (Führen heißt Massen bewegen können). (172-173)

Et donc :

bien loin de s’opposer à la démocratie, le nazisme est la figure achevée de l’immanentisation absolue de la totalité à la masse, et il procède en cela intégralement de la souveraineté populaire. (173)

Comment la démocratie peut s’inscrire dans une logique totalitaire, c’est ce que montre l’auteur en analysant le travail de Tocqueville, principalement dans De la démocratie en Amérique. Pour cette raison :

C’est pourquoi la catastrophe nationale-socialiste est l’événement crucial de la modernité occidentale : elle n’est en rien un déraillement sur la voie du progrès, un accident de parcours ou une parenthèse dans le destin de l’Occident, mais tout au contraire l’accomplissement paroxystique de la totalité de ses déterminations. Il y a en cela une singularité d’Auschwitz, mais il convient de définir le concept de singularité : non pas un événement absolument incomparable et irrépétable, mais un événement particulier en lequel se résume et se récapitule l’Universel. Auschwitz est une singularité en ce sens que cet événement ponctuel, localisé dans l’espace et dans le temps, concentre en lui l’événement constitutif de la modernité occidentale. (175-176)

Je laisse le lecteur découvrir les interprétations de Tocqueville. Pour Vioulac, Tocqueville n’analyse pas une forme politique, mais le développement même de l’humanité et là encore il prend à rebrousse poil les certitudes rassurantes de la belle âme moderne.

La marche vers l’égalité des conditions n’est donc en rien libération des hommes, si par « libération » on entend renforcement de leur autonomie, accroissement de leur pouvoir personnel, élargissement de leur marge de manœuvre, épanouissement de soi ; elle en est tout au contraire la diminution radicale et son enfermement dans les limites étroites que leur assigne la masse : « Les citoyens sont devenus plus faibles en devenant plus égaux ». (192)

L’indépendance n’est pas la liberté, mais la désagrégation de la communauté humaine, laissant les individus dans la désolation. Tous identiques, producteurs et consommateurs, ils sont particulièrement aptes à développer l’esprit moutonnier.            Or,

c’est donc par principe que le « peuple » est passif dans les « démocraties » contemporaines, puisque la multitude n’y accède au rang de « peuple » que pour autant qu’elle se « dessaisit » de tout pouvoir et que ses membres « s’assujettissent » (subject themselves) à la souveraineté générale. (196-197)

La démocratie est le plus puissant des pouvoirs, parce que pouvoir de la masse. Elle est le règne de la norme (elle impose la normalisation de tous les comportements) et conduit paradoxalement à la destitution du politique.

Non seulement donc l’avènement de la démocratie est en son essence social et non politique, mais encore il recèle en lui-même la possibilité d’une destitution de la politique, c’est-à-dire de l’abdication du gouvernement des hommes face au mouvement de l’Histoire. (213)

Vioulac relie la démocratie à l’avènement des systèmes totalitaires car « la caractéristique fondamentale du pouvoir démocratique est d’avoir « spiritualisé le despotisme et la violence »… Ainsi :

Bien loin d’être antithétique à la démocratie, l’extermination de peuples en est l’un des modes privilégiés de déploiement : d’une part en ce qu’elle est éradication de toute altérité, qui impose aux peuples autochtones l’assimilation ou la mort, d’autre part en ce qu’elle se met en œuvre comme acte impersonnel d’un processus universel autonome, non des individus. L’éradication des Indiens n’est donc le fait de personne, et aucun Américain n’en est responsable : elle est le fait de l’avènement sur le continent américain de « la civilisation la plus perfectionnée de l’Europe », c’est-à-dire de la marche même de l’Histoire occidentale.  (229-230).

Je laisse de côté les deux chapitres, excellents en tous points que l’auteur consacre à la logique totalitaire du capital, en s’appuyant sur Marx, qu’il relit avec passion et acuité et complétant cette lecture par des auteurs comme Sohn-Rethel. Il rappelle, en l’approuvant, quel était la perspective révolutionnaire de Marx, y compris celle concernant la destruction de la machine étatique.  Mais on doit constater qu’en 1914, cette perspective révolutionnaire s’est effondrée et que la nouvelle phase du mode de production capitaliste l’a rendue vaine. Il insiste sur un point essentiel : l’analyse de Marx n’est pas d’abord celle de l’exploitation ou de la lutte entre les dominants et les dominés, car cela n’a absolument rien de nouveau. L’analyse de Marx porte sur l’aliénation générale qui précisément est le cœur de la logique totalitaire du capital. Arrivé à un certain point, il n’y a même plus de classe ouvrière opposée à la bourgeoise, mais une vaste masse de prolétaires qui se heurtent à des « fonctionnaires du capital » tout aussi aliénés qu’eux. Le capital est le moteur de la mise en place de la grande machinerie à laquelle nous sommes tous soumis… et qu’il faudrait détruire. Par des voies assez différentes, nous sommes donc arrivés à la même conclusion, celle que je développe dans mon livre à paraître en novembre, Devenir des machines (éditions Max Milo).

Jean Vioulac termine son livre en essayant de repenser la perspective de la révolution nécessaire tout en précisant que « la Révolution ne peut consister en la conquête du pouvoir d’État, et l’idée d’un État communiste est une aberration. » (486)

La Révolution est l’acte par lequel l’humanité réduite à sa pure essence se réalise dans et par la réappropriation de l’universalité autonomisée dans un dispositif objectif universel : et parce que ce dispositif existe comme Totalité, la réappropriation doit elle-même être totale, et concerner tout à la fois la science, la technique, l’État et le Capital. Un tel acte ne peut avoir lieu que d’un seul coup (auf einmal), par le passage à l’acte de ceux dont l’existence constitue le communisme en puissance, et Marx affirmait ainsi que « le communisme n’est empiriquement possible que comme l’acte “soudain” et simultané des peuples dominants. (487)            

Mais cette révolution lui semble aujourd’hui impossible. S’appuyant largement sur les écrits de Günther Anders, Jean Vioulac nous invite à penser l’apocalypse et laisse la question largement ouverte :

Se révèle tout d’abord l’essence nihiliste de l’Histoire, comme dépossession systématisée de l’essence et finalement son aliénation sous la figure autonomisée de la Machinerie. Mais s’impose plus profondément la question cruciale : qu’est-ce que cette essence que l’humanité porte en elle, et dont l’Occident est la révélation finalement catastrophique ? Qu’est-ce que ce λόγος immanent à la communauté humaine, que les hommes ont pu contempler dans les œuvres de l’art, et qui désormais n’existe plus que comme Machinerie autonome d’annihilation ? À supposer que l’Histoire ne fût qu’une trace dans l’immensité de la nature, à peine des brisées au sein de l’infrayé, un chemin qui ne mène nulle part, il faut se demander ce que fut cet événement. (529)

Dans les deux ouvrages regroupés sous le titre Métaphysique de l’anthropocène, il essaiera de donner à cette énigme un début de réponse. On y reviendra.

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Kohei Saito est un philosophe japonais (né en 1987), docteur en philosophie de l’université Humbolt de Berlin, professeur associé à l’Univer...