mardi 22 octobre 2024

Il n'y a pas de politique scientifique

 Le «socialisme scientifique» fut une catastrophe intellectuelle et politique. Cette catastrophe trouve, pour partie, ses origines dans les œuvres de Marx qui voulut faire œuvre de science et compara en quelques passages son travail à celui de Galilée.


Il estimait aussi que la transformation radicale du mode de production capitaliste se produirait avec la nécessité qui préside aux métamorphoses de la nature. Mais l’œuvre majeure de Marx, Le Capital, ne s’intitule pas «Science de l’économie capitaliste», ni «Théorie scientifique de l’histoire», ni «Théorie générale des classes», ni quoi que ce soit de ce genre. Son sous-titre est Critique de l’économie politique. Marx se place d’emblée sur le terrain d’une «théorie critique», c’est-à-dire d’une critique des théories qui se veulent scientifiques. Marx ne nous donne pas une théorie scientifique, mais plutôt une «métathéorie», une théorie de la théorie. Marx n’est pas Auguste Comte! N’en déplaise à Althusser. 

Notons tout d’abord que l’expression «socialisme scientifique» ne figure pratiquement pas sous la plume de Marx qui parle de «ma conception» sans chercher à lui donner une étiquette bien précise, l’expression «critique de l’économie politique» étant, sans doute, l’expression la plus couramment utilisée par Marx pour caractériser sa propre entreprise théorique. Les contextes, rares, dans lesquels Marx emploie l’expression «socialisme scientifique» ou s’y confronte, confirmeront ce point de vue.

Premier exemple : dans la polémique de 1847 contre Grün, Marx critique l’affirmation de Grün selon laquelle le saint-simonisme «contient le socialisme scientifique puisque toute sa vie durant Saint-Simon a été en quête d’une science nouvelle[1].» Le socialisme scientifique est ici plutôt une prétention des divers courants socialistes critiqués par Marx et non la caractérisation de la théorie marxienne elle-même. On peut trouver une confirmation de ce jugement dans le «Manifeste» où Marx et Engels critiquent les socialistes et communistes critico-utopiques en raison de leur «foi superstitieuse et fanatique dans les effets miraculeux de leur science sociale.»[2]

Deuxième exemple : Dans une lettre célèbre, Vera Zassoulitch s’adresse à Marx pour lui demander si «l’histoire, le socialisme scientifique, en un mot tout ce qu’il y a de plus indiscutable», condamnent ou non la commune paysanne russe, ainsi que l’affirment les «Marxistes» russes. Or la réponse de Marx se garde bien d’invoquer «l’histoire» ou le «socialisme scientifique». Il y parle de la «fatalité historique» en mettant des guillemets et en soulignant que cette «fatalité» est restreinte à l’Europe occidentale. Dans le brouillon de sa réponse, il précise même qu’il n’a aucun rapport avec les gens qui prêchent cette vision fataliste sous le nom de socialisme scientifique.[3]

Quand Marx parle de socialisme scientifique, c’est donc d’abord pour critiquer le «socialisme scientifique» de ses adversaires, mais jamais pour définir sa doctrine propre. Sur cette question, Maximilien Rubel fait des mises au point judicieuses en soulignant que l’expression est employée de manière louangeuse non par Marx, mais par Engels, ainsi dans la brochure «Socialisme utopique et socialisme scientifique» et dans de nombreuses préfaces aux œuvres de Marx. Engels emploie, certes, cette expression avec l’approbation tacite de Marx. Ainsi on trouve la définition du «socialisme scientifique» dans L’Anti-Dühring :

Ces deux grandes découvertes : la conception matérialiste de l’histoire et la révélation du mystère de la production capitaliste au moyen la plus-value, nous les devons à Marx. C’est grâce à elles que le socialisme est devenu science, qu’il s’agit maintenant d’élaborer dans tous ses détails.[4]

Ce que Marx appelle sobrement «un fil directeur» est ainsi transformé en «grandes découvertes» sur lesquelles une science nouvelle, le socialisme comme science, doit être fondée. Marx n’a jamais désavoué les formulations de Engels — et l’amitié est sans doute pour beaucoup dans cette attitude — mais il ne les reprend jamais à son compte.

L’expression «socialisme scientifique» est donc propre à Engels et elle est, le plus souvent, une expression au caractère polémique avoué; revendication d’un certain «réalisme politique» face aux anarchistes et aux faiseurs de systèmes du socialisme utopique ou du «communisme vrai». Cependant ce «socialisme scientifique» eut un destin malheureux en ce qu’il contribua largement à multiplier les équivoques et les erreurs d’interprétation de l’œuvre de Marx. De glissements en approximations, le «socialisme scientifique» devint même la «science des sciences» ou la «science prolétarienne» opposée à la «science bourgeoise» dont l’affaire Lissenko a donné une illustration tragi-comique[5]. Malgré les avertissements de Engels qui dénonçait le pédantisme qu’il y aurait à chercher à expliquer les modifications consonantiques du haut-allemand par le développement des forces productives et la structure des rapports de production, le «socialisme scientifique» devint la clé pour comprendre aussi bien la linguistique que l’art, la physique théorique ou la musique. Les aberrations de l’époque stalinienne ne sont pas seules à devoir être mises en cause : l’idée du socialisme scientifique comme science totale, seule capable de soustraire à l’idéologie les diverses branches de la recherche, a été largement répandue, même chez les marxistes les plus anti-staliniens ou les moins enclins au dogmatisme.

La première question qui doit être posée, et qui concerne aussi bien le marxisme orthodoxe que l’interprétation d’Althusser, est celle-ci : peut-on trouver chez Marx les fondements d’une «science entièrement nouvelle»? Appliquer à l’histoire et à l’économie politique une méthode que Marx appelle «scientifique» par opposition à «spéculative», est-ce la même chose que «fonder» une science? Il n’y a pas à proprement parler de science marxienne, de science ayant défini son propre objet et ses propres méthodes.

Le «socialisme scientifique» se révéla comme une opération de couverture idéologique des politiques concrètes suivies d’abord par la social-démocratie allemande et ensuite par le «communisme historique du xxe siècle. La science prétend déterminer le “sens de l’histoire” et les étapes à suivre nécessairement si l’on veut aller dans le sens de l’histoire. La politique deviendrait ainsi une science appliquée. D’où l’invraisemblable dogmatisme qui régnait dans les “partis marxistes”. Contre la science, il n’y a rien à dire. Et la politique ne peut que suivre le cours de l’histoire (convenablement discerné par le parti).

Mais le péché du marxisme ne lui est pas propre. La prétention à la “justification scientifique” de choix et pratiques politiques est fort largement partagée, à notre époque où la religion (chrétienne) a perdu son ascendant. Les intellectuels sont généralement persuadés que l’on peut tirer des perspectives politiques et des programmes d’une conception scientifique de l’histoire et de la société. Il est vrai qu’ainsi ils s’autopromeuvent comme guides suprêmes de notre monde. L’économie a longtemps tenu la tête : elle fournissait des équations, des nombres en masse, bref de quoi avoir l’air sérieux. Évidemment, souvent manqua la vérification des prédictions. Comme le disait le regretté Bernard Marris, un économiste est un homme qui peut aujourd’hui vous expliquer très rationnellement pourquoi il s’est trompé hier. La “science économique” n’est une science qu’en un sens très large et certainement pas une science apte à faire des prévisions et des prédictions. En vérité, elle n’est, le plus souvent qu’une idéologie au service de Sa Majesté le capital. On disait, au Moyen Âge, que la philosophie était la servante de la religion. Cette fonction ancillaire est celle de la science économique. La sociologie, la mère de toutes les sciences selon l’un de ses grands prêtres, Pierre Bourdieu, n’est pas plus apte à prédire quoi que ce soit ni à servir à déterminer des politiques. Elle peut aider à comprendre ce qui est, chose fort utile, mais rien de plus. La variante anthropologique de la sociologie, celle qu’Emmanuel Todd a popularisée, donne des éclairages parfois pertinents, mais vouloir en faire la clé universelle qui ouvre toutes les portes, c’est s’enfoncer dans une sorte de croyance sectaire comme les autres croyances sectaires.

Ce qui est certain, c’est que de toutes ces disciplines, encore une fois très honorables prises en elles-mêmes, il est absolument impossible de tirer des prescriptions, des programmes politiques, ou des lignes d’action. On peut, avec force références historiques, examiner les transformations radicales qui se produisent dans les rapports de force mondiaux, on peut prévoir des temps beaucoup plus troublés que ceux que nous avions connus, mais la question “Que faire?” reste en plan. L’affaissement des vieilles puissances capitalistes occidentales est un fait. Mais devons-nous accepter ce fait? N’est-ce pas l’occasion de procéder à une transformation sociale radicale qui nous permettrait de défendre les biens que nous tenons pour les plus précieux, la liberté, la conception égalitaire et universaliste de l’homme. Je sais bien que de nombreuses cultures humaines n’ont aucun souci de la liberté individuelle qui leur semble une aberration. L’anthropologie nous apprend ce fait. Mais ce fait invalide-t-il nos conceptions morales et politiques? Évidemment, non!

Tout cela pourrait nous ramener au bon vieux Kant. Nos connaissances théoriques n’ont toujours qu’une valeur relative et les meilleures analyses se trouvent contredites, un jour ou l’autre par des faits. En outre, ce qui est à peu près vérifiable expérimentalement dans les sciences de la nature ne l’est presque jamais dans les sciences sociales qui sont bien des sciences fondées sur des interprétations, herméneutiques, comme le disait Dilthey. Si nous cherchons ce que doit être une orientation politique, il faut commencer par en déterminer les fondements moraux qui, selon Kant, n’ont rien de conditionnel, mais sont seuls à pouvoir satisfaire le besoin d’absolu de l’esprit humain. Toujours respecter en sa propre personne comme en celle de tout autre l’humanité comme une fin en soi et jamais simplement comme un moyen : voilà une maxime qui ne souffre aucune relativisation. Que la plupart des sociétés existantes s’accordent toutes sortes de bonnes raisons pour enfreindre cette maxime ne la prive nullement de sa valeur. Pour revenir à Marx : la critique du mode de production capitaliste n’a aucune base scientifique, car la science ne peut rien critiquer. C’est parce qu’il est l’aliénation absolue de l’humain que le mode de production capitaliste doit être combattu et pas pour une autre raison. Ensuite, on sera confronté à toutes sortes de cas particuliers dans lesquels il peut y avoir conflit des devoirs et qui nécessitent, comme Kant le reconnaissait, une casuistique. Mais là encore ce sont les considérations morales qui commandent en dernière instance. Et la politique en dernière analyse doit être subordonnée à la morale, quand bien même elle ne le serait pas dans les faits.



[1]              Karl Grün cité par Marx in « L’historiographie du socialisme vrai » PL 3 p. 689

[2]              Le Manifeste communiste Pléiade 1 page 193

[3]              Voir correspondance de Vera Zassoulitch et Marx (16 février/8 mars 1881) — Pléiade 2 page 1556-1573

[4]              Engels : Anti-Dühring ES 1977 page 56

[5]              Sur ce sujet voir : Dominique Lecourt « Une crise et son enjeu » — éditions Maspero

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