Le « socialisme scientifique » fut une catastrophe intellectuelle et politique. Cette catastrophe trouve, pour partie, ses origines dans les œuvres de Marx qui voulut faire œuvre de science et compara en quelques passages son travail à celui de Galilée.
Il estimait aussi que la transformation radicale du mode de production capitaliste se produirait avec la nécessité qui préside aux métamorphoses de la nature. Mais l’œuvre majeure de Marx, Le Capital, ne s’intitule pas « Science de l’économie capitaliste », ni « Théorie scientifique de l’histoire », ni « Théorie générale des classes », ni quoi que ce soit de ce genre. Son sous-titre est Critique de l’économie politique. Marx se place d’emblée sur le terrain d’une « théorie critique », c’est-à-dire d’une critique des théories qui se veulent scientifiques. Marx ne nous donne pas une théorie scientifique, mais plutôt une « métathéorie », une théorie de la théorie. Marx n’est pas Auguste Comte ! N’en déplaise à Althusser.
Notons tout d’abord que l’expression « socialisme scientifique » ne figure pratiquement pas
sous la plume de Marx qui parle de « ma
conception » sans chercher
à lui donner une étiquette bien précise, l’expression « critique de l’économie politique » étant, sans doute,
l’expression la plus couramment utilisée par Marx pour caractériser sa propre
entreprise théorique. Les contextes, rares, dans lesquels Marx emploie
l’expression « socialisme
scientifique » ou s’y
confronte, confirmeront ce point de vue.
Premier exemple :
dans la polémique de 1847 contre Grün, Marx critique l’affirmation de Grün
selon laquelle le saint-simonisme « contient
le socialisme scientifique puisque toute sa vie durant Saint-Simon a été en
quête d’une science nouvelle[1]. » Le socialisme scientifique est
ici plutôt une prétention des divers courants socialistes critiqués par Marx et
non la caractérisation de la théorie marxienne elle-même. On peut trouver une
confirmation de ce jugement dans le « Manifeste » où Marx et Engels critiquent
les socialistes et communistes critico-utopiques en raison de leur « foi superstitieuse et fanatique
dans les effets miraculeux de leur science sociale. »[2]
Deuxième exemple :
Dans une lettre célèbre, Vera Zassoulitch s’adresse à Marx pour lui demander si
« l’histoire, le socialisme
scientifique, en un mot tout ce qu’il y a de plus indiscutable », condamnent ou non la commune
paysanne russe, ainsi que l’affirment les « Marxistes » russes. Or la réponse de Marx
se garde bien d’invoquer « l’histoire » ou le « socialisme scientifique ». Il y parle de la « fatalité
historique » en mettant des
guillemets et en soulignant que cette « fatalité » est restreinte à l’Europe
occidentale. Dans le brouillon de sa réponse, il précise même qu’il n’a aucun
rapport avec les gens qui prêchent cette vision fataliste sous le nom de
socialisme scientifique.[3]
Quand Marx parle de socialisme scientifique, c’est donc
d’abord pour critiquer le « socialisme
scientifique » de ses
adversaires, mais jamais pour définir sa doctrine propre. Sur cette question,
Maximilien Rubel fait des mises au point judicieuses en soulignant que
l’expression est employée de manière louangeuse non par Marx, mais par Engels,
ainsi dans la brochure « Socialisme
utopique et socialisme scientifique »
et dans de nombreuses préfaces aux œuvres de Marx. Engels emploie, certes,
cette expression avec l’approbation tacite de Marx. Ainsi on trouve la
définition du « socialisme
scientifique » dans L’Anti-Dühring :
Ces deux grandes découvertes :
la conception matérialiste de l’histoire et la révélation du mystère de la
production capitaliste au moyen la plus-value, nous les devons à Marx. C’est
grâce à elles que le socialisme est devenu science, qu’il s’agit maintenant
d’élaborer dans tous ses détails.[4]
Ce que Marx appelle sobrement « un fil directeur »
est ainsi transformé en « grandes
découvertes » sur
lesquelles une science nouvelle, le socialisme comme science, doit être fondée.
Marx n’a jamais désavoué les formulations de Engels — et l’amitié est sans
doute pour beaucoup dans cette attitude — mais il ne les reprend jamais à son
compte.
L’expression « socialisme
scientifique » est donc
propre à Engels et elle est, le plus souvent, une expression au caractère
polémique avoué ;
revendication d’un certain « réalisme
politique » face aux
anarchistes et aux faiseurs de systèmes du socialisme utopique ou du « communisme vrai ». Cependant ce « socialisme scientifique » eut un destin malheureux en ce
qu’il contribua largement à multiplier les équivoques et les erreurs
d’interprétation de l’œuvre de Marx. De glissements en approximations, le « socialisme scientifique » devint même la « science des sciences » ou la « science prolétarienne »
opposée à la « science
bourgeoise » dont l’affaire
Lissenko a donné une illustration tragi-comique[5].
Malgré les avertissements de Engels qui dénonçait le pédantisme qu’il y aurait
à chercher à expliquer les modifications consonantiques du haut-allemand par le
développement des forces productives et la structure des rapports de
production, le « socialisme
scientifique » devint la
clé pour comprendre aussi bien la linguistique que l’art, la physique théorique
ou la musique. Les aberrations de l’époque stalinienne ne sont pas seules à
devoir être mises en cause : l’idée du socialisme scientifique comme
science totale, seule capable de soustraire à l’idéologie les diverses branches
de la recherche, a été largement répandue, même chez les marxistes les plus
anti-staliniens ou les moins enclins au dogmatisme.
La première question qui doit être posée, et qui concerne
aussi bien le marxisme orthodoxe que l’interprétation d’Althusser, est
celle-ci : peut-on trouver chez Marx les fondements d’une « science entièrement nouvelle » ?
Appliquer à l’histoire et à l’économie politique une méthode que Marx appelle « scientifique » par opposition à « spéculative », est-ce la même chose que « fonder » une science ?
Il n’y a pas à proprement parler de science marxienne, de science ayant défini
son propre objet et ses propres méthodes.
Le « socialisme
scientifique » se révéla
comme une opération de couverture idéologique des politiques concrètes suivies
d’abord par la social-démocratie allemande et ensuite par le « communisme historique du xxe siècle. La science
prétend déterminer le “sens de l’histoire” et les étapes à suivre nécessairement
si l’on veut aller dans le sens de l’histoire. La politique deviendrait ainsi
une science appliquée. D’où l’invraisemblable dogmatisme qui régnait dans les “partis
marxistes”. Contre la science, il n’y a rien à dire. Et la politique ne peut
que suivre le cours de l’histoire (convenablement discerné par le parti).
Mais le péché du marxisme ne lui est pas propre. La
prétention à la “justification scientifique” de choix et pratiques politiques
est fort largement partagée, à notre époque où la religion (chrétienne) a perdu
son ascendant. Les intellectuels sont généralement persuadés que l’on peut
tirer des perspectives politiques et des programmes d’une conception
scientifique de l’histoire et de la société. Il est vrai qu’ainsi ils s’autopromeuvent
comme guides suprêmes de notre monde. L’économie a longtemps tenu la
tête : elle fournissait des équations, des nombres en masse, bref de quoi
avoir l’air sérieux. Évidemment, souvent manqua la vérification des
prédictions. Comme le disait le regretté Bernard Marris, un économiste est un
homme qui peut aujourd’hui vous expliquer très rationnellement pourquoi il
s’est trompé hier. La “science économique” n’est une science qu’en un sens très
large et certainement pas une science apte à faire des prévisions et des
prédictions. En vérité, elle n’est, le plus souvent qu’une idéologie au service
de Sa Majesté le capital. On disait, au Moyen Âge, que la philosophie était la
servante de la religion. Cette fonction ancillaire est celle de la science économique.
La sociologie, la mère de toutes les sciences selon l’un de ses grands prêtres,
Pierre Bourdieu, n’est pas plus apte à prédire quoi que ce soit ni à servir à
déterminer des politiques. Elle peut aider à comprendre ce qui est, chose fort
utile, mais rien de plus. La variante anthropologique de la sociologie, celle
qu’Emmanuel Todd a popularisée, donne des éclairages parfois pertinents, mais
vouloir en faire la clé universelle qui ouvre toutes les portes, c’est s’enfoncer
dans une sorte de croyance sectaire comme les autres croyances sectaires.
Ce qui est certain, c’est que de toutes ces disciplines,
encore une fois très honorables prises en elles-mêmes, il est absolument
impossible de tirer des prescriptions, des programmes politiques, ou des lignes
d’action. On peut, avec force références historiques, examiner les
transformations radicales qui se produisent dans les rapports de force
mondiaux, on peut prévoir des temps beaucoup plus troublés que ceux que nous
avions connus, mais la question “Que faire ?”
reste en plan. L’affaissement des vieilles puissances capitalistes occidentales
est un fait. Mais devons-nous accepter ce fait ?
N’est-ce pas l’occasion de procéder à une transformation sociale radicale qui
nous permettrait de défendre les biens que nous tenons pour les plus précieux,
la liberté, la conception égalitaire et universaliste de l’homme. Je sais bien
que de nombreuses cultures humaines n’ont aucun souci de la liberté
individuelle qui leur semble une aberration. L’anthropologie nous apprend ce
fait. Mais ce fait invalide-t-il nos conceptions morales et politiques ? Évidemment, non !
Tout cela pourrait nous ramener au bon vieux Kant. Nos
connaissances théoriques n’ont toujours qu’une valeur relative et les meilleures
analyses se trouvent contredites, un jour ou l’autre par des faits. En outre,
ce qui est à peu près vérifiable expérimentalement dans les sciences de la
nature ne l’est presque jamais dans les sciences sociales qui sont bien des
sciences fondées sur des interprétations, herméneutiques, comme le disait
Dilthey. Si nous cherchons ce que doit être une orientation politique, il faut
commencer par en déterminer les fondements moraux qui, selon Kant, n’ont rien
de conditionnel, mais sont seuls à pouvoir satisfaire le besoin d’absolu de l’esprit
humain. Toujours respecter en sa propre personne comme en celle de tout autre l’humanité
comme une fin en soi et jamais simplement comme un moyen : voilà une
maxime qui ne souffre aucune relativisation. Que la plupart des sociétés existantes
s’accordent toutes sortes de bonnes raisons pour enfreindre cette maxime ne la
prive nullement de sa valeur. Pour revenir à Marx : la critique du mode de
production capitaliste n’a aucune base scientifique, car la science ne peut
rien critiquer. C’est parce qu’il est l’aliénation absolue de l’humain que le mode
de production capitaliste doit être combattu et pas pour une autre raison.
Ensuite, on sera confronté à toutes sortes de cas particuliers dans lesquels il
peut y avoir conflit des devoirs et qui nécessitent, comme Kant le
reconnaissait, une casuistique. Mais là encore ce sont les considérations
morales qui commandent en dernière instance. Et la politique en dernière
analyse doit être subordonnée à la morale, quand bien même elle ne le serait
pas dans les faits.
[1] Karl Grün cité par Marx in « L’historiographie du socialisme vrai »
PL 3 p. 689
[2] Le
Manifeste communiste Pléiade 1 page 193
[3] Voir correspondance de Vera Zassoulitch
et Marx (16 février/8 mars 1881) — Pléiade 2 page 1556-1573
[4] Engels :
Anti-Dühring ES 1977 page 56
[5] Sur ce sujet voir : Dominique
Lecourt « Une crise et son enjeu » — éditions
Maspero
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