samedi 12 octobre 2024

« Moins » par Kohei Saito

Kohei Saito est un philosophe japonais (né en 1987), docteur en philosophie de l’université Humbolt de Berlin, professeur associé à l’Université de Tokyo. Il participe aux travaux de la nouvelle MEGA (éditions des œuvres complètes de Marx et Engels). En 2020, il publie Hitoshinsei no ‘Shihonron’ (qu’on peut traduire par « Le Capital dans l’Anthropocène »), un livre qui se vend à 500000 exemplaires !


C’est une version remaniée de ce livre qui sort en français sous le titre Moins ! La décroissance est une philosophie (Seuil). Il a également publié en 2016 La Nature contre le capital. L’écologie de Marx dans sa critique inachevée du capital (Syllepse, 2021), dont j’ai rendu compte brièvement dans La Sociale. Kohei Saito prend tout le monde à revers et propose une lecture de Marx aussi ébouriffante que stimulante, débouchant sur des perspectives politiques et sociales pour notre époque.

Voyons comment se présentent les thèses essentielles.

(1) La crise climatique menace l’humanité et pourrait rendre la planète invivable pour des centaines de millions d’humains, à un terme assez rapproché. Cette crise, celle de l’anthropocène, est elle-même un élément d’une crise globale de surexploitation de notre planète. Si on ne fait rien, la misère s’étendra et le chaos engendrera soit un nouveau fascisme, soit la barbarie.

(2) Les ODD (orientations pour un développement durable) qui sont promues par les instances internationales et les principaux gouvernements sont non seulement inutiles, mais encore nuisibles puisqu’en nous donnant bonne conscience, elles nous empêchent de voir la réalité en face. Kohei Saito les appelle « indulgences », rappelant celles que vendait l’église catholique aux pécheurs qui voulaient s’acheter leur place au paradis. C’est le trafic des indulgences qui a déclenché la révolte de Martin Luther. Donc triez vos déchets et achetez des voitures électriques, c’est de la foutaise.

(3) Le « keynésianisme vert » qui veut combiner relance économique par la décarbonation de la production et justice sociale n’a aucune chance de réussir. Il ne fera que prolonger et aggraver la crise. Rifkin, Stiglitz, Friedman, et leurs disciples mènent dans une impasse. Maintenir l’objecitf de croissance, c’est forcément poursuivre la spirale infernale de l’anthropocène.

(4) Il ne nous reste qu’à nous engager dans la voie proposée par l’auteur, la voie d’un communisme de la décroissance, telle qu’on peut la trouver dans les écrits tardifs de Marx. Une telle voie serait non pas celle d’une vie ascétique, mais celle d’une abondance véritable — puisque chassant le gaspillage et refusant la course à toujours plus de production, elle permettrait à tous de jouir des richesses essentielles pour une vie bonne (Kohei Saito se réfère au buon vivir qui a eu son heure de gloire dans la gauche latino-américaine.)

Marx décroissant ? On se demande si Kohei Saito ne se moque pas de nous. Après tout, il est bien connu, dans tous les milieux marxistes, que Marx est un partisan de la « croissance illimitée des forces productives ». La science et la technique sont bonnes en soi et doivent être mises au service des travailleurs. Ces croyances étaient partagées tant par les communistes (?) soviétiques que par les sociaux-démocrates réformistes « canal historique ». Mais en réalité ce Marx-là, productiviste et progressiste est pour partie un Marx des premières années, un Marx d’avant le Capital, et pour une plus grande partie une invention. En s’en tenant là, cependant, Kohei Saito n’apporterait rien de bien nouveau. On sait depuis longtemps que Marx et le marxisme ne font pas nécessairement bon ménage — j’en ai encore pas mal parlé dans mon Mais comment peut-on encore être marxiste ? (Atlande, 2024) Mais Kohei Saito apporte sur ce sujet quelques clarifications utiles.

Dans un premier temps, en effet, Marx, s’appuyant sur une philosophie de l’histoire assez classique, voit dans la domination du capital une sorte de mal nécessaire : le mode de production capitaliste balaye le féodalisme, développe la science et la technique et prépare ainsi le terrain au communisme. Fondé sur la domination de la nature par l’homme. Les textes sont un peu plus complexes que ça, et Marx note déjà que le développement des forces productives se transforme en développement des forces destructives (dans L’idéologie allemande, 1845). Mais bon, en gros Kohei Saito a raison sur ce point. Ce qui semble clair : en travaillant à sa « critique de l’économie politique », Marx change de point de vue. Comme il ne veut pas encombrer la tête de son lecteur avec trop de marxologie, Kohei Saito s’abstient d’essayer de comprendre pourquoi ce progressisme du début va devenir le « marxisme officiel ». Je vais combler ici cette lacune : dans la préface à Contribution à la critique de l’économie politique (1859), Marx donne apparemment une sorte de résumé de ce qu’on appellera le « matérialisme historique » et qui nous dit que les diverses formations sociales se succèdent dans l’histoire sous la poussée des « forces productives ».

Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de la vie sociale, politique et intellectuelle en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l’énorme superstructure. Lorsqu’on considère de tels bouleversements, il faut toujours distin­guer entre le bouleversement matériel — qu’on peut constater d’une manière scientifiquement rigoureuse — des conditions de production économiques et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu’au bout. Pas plus qu’on ne juge un individu sur l’idée qu’il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de boule­ver­se­ment sur sa conscience de soi ; il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives socia­les et les rapports de production. Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s’y substituent avant que les conditions d’existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société. C’est pourquoi l’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre, car, à y regarder de plus près, il se trouvera toujours, que le problème lui-même ne surgit que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà ou du moins sont en voie de devenir. À grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être qualifiés d’époques progressives de la formation sociale économique. Les rap­ports de production bourgeois sont la dernière forme contradictoire du processus de produc­tion sociale, contradictoire non pas dans le sens d’une contradiction individuelle, mais d’une contradiction qui naît des conditions d’existence sociale des individus ; cependant les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles pour résoudre cette contradiction. Avec cette formation sociale s’achè­ve donc la préhistoire de la société humaine.

Le problème est que ce texte ne décrit pas le point d’arrivée de la pensée de Marx, les conclusions auxquelles il était parvenu en 1845-46. L’ouvrage que Marx publie en 1859, sous la pression de son éditeur est loin encore de ce que Marx exposera dans Le Capital en 1867. Et déjà là le ton général a bien changé. Loin de peindre le triomphe du mode de production capitaliste comme un progrès, il en fait au contraire une peinture on ne peut plus critique. La nécessité historique du mode de production capitaliste n’existe plus dans ce livre I du Capital. Il suffit lire le chapitre consacré à « l’accumulation primitive » ou celui sur le machinisme pour comprendre que Marx est visiblement très éloigné de son « progressisme » de jeunesse. Par exemple, on peut lire ceci :

Dès que le guidage de l’outil échoit à la machine, la valeur d’échange de la force de travail s’éteint en même temps que sa valeur d’usage. Le travailleur devient invendable, comme un papier-monnaie qui n’a plus cours. La partie de la classe ouvrière que la machinerie transforme ainsi en population superflue, c’est-à-dire en population qui n’est plus désormais immédiatement nécessaire à la valorisation du capital, périt d’une part dans la lutte inégale de la vieille entreprise de type artisanal ou manufacturier contre celle qui utilise les machines, et inonde, d’autre part, toutes les branches d’industrie plus facilement accessibles, submerge le marché du travail et fait tomber, par conséquent, en dessous de sa valeur le prix de la force de travail. Les ouvriers paupérisés sont censés trouver un grand réconfort soit dans le fait que leurs maux ne sont que « temporaires » (« a temporary inconvenience »), soit dans le fait que la machinerie ne s’empare que peu à peu de la totalité d’un champ de la production, ce qui casse l’ampleur et l’intensité de son action destructrice. Mais l’une de ces deux consolations écrase l’autre. Là où la machine s’empare progressivement d’un champ de production, elle produit une misère chronique dans la couche de travailleurs qui sont en concurrence avec elle. Là où le passage s’effectue rapidement, elle produit des effets massifs et brutaux. L’histoire mondiale n’offre pas de spectacle plus horrible que celui du déclin progressif des tisserands anglais qui tissaient le coton à la main, déclin qui fut consommé en 1838, après s’être étalé sur des dizaines d’années. Nombre de ces tisserands moururent de faim, bien d’autres végétèrent longtemps avec leurs familles avec 2 1/2 d. par jour. (Marx, Le Capital, I, ch. XIII)

Le marxisme officiel, le célèbre « matérialisme historique » repose donc sur des lectures à la va-vite et des confusions. Il s’appuie aussi sur des textes de Marx qu’il va ensuite réfuter. Par exemple, Marx voyait dans la conquête de l’Inde par les Anglais un facteur de progrès, en dépit de la cruauté de la colonisation. Il changera complètement de point de vue. Kohei Saito considère qu’avec le livre I du Capital, Marx est déjà entré dans une nouvelle vision de l’histoire et des rapports entre l’homme est la nature. Quand il écrit que le travail est le métabolisme de l’homme et de la nature, il retrouve certes des inspirations anciennes – certains passages des Manuscrits de 1844, mais surtout il montre que le mode de production capitaliste dans son développement brise ce métabolisme. Kohei Saito dit qu’il est dans une perspective « écosocialiste ». Je ne sais pas sir c’est le bon terme, mais pour le contenu, on ne peut que suivre notre philosophe nippon.

Je résume : Marx est donc passé d’une phase de jeunesse progressiste, productiviste à une phase « écosocialiste » avec le livre I du Capital. Que se passe-t-il par la suite ? Entre la publication du livre I et sa mort, Marx ne trouve pas le temps d’écrire la suite du Capital. Les livres II, III et IV ne sont pas des livres de Marx, mais des compilations de manuscrits, par Engels pour les deux premiers et par Kautsky pour le dernier. Les manuscrits sont bien de Marx, mais la sélection et la collection n’est pas de lui. Pourquoi n’a-t-il pas trouvé le temps ne serait-ce que d’écrire le livre II consacré à la reproduction du capital ? Tout simplement parce que Marx met en question un certain nombre de ses orientations antérieures et ouvre de nouvelles pistes. Il lit et annote sur toutes sortes de sujets, mais en premier lieu sur la question de la productivité en agriculture — il lit Liebig et Fraas — et se lance ainsi dans une réflexion proprement écologique, où il va finir par constater que s’imposent des limites naturelles au développement de la production et il va louer le « socialisme spontané » de Fraas. Son deuxième centre d’intérêt est celui de la propriété communale déjà abordée dans le Capital. Il s’intéresse en particulier aux communautés en Inde et, sur l’interpellation de Vera Zassoulitch, à la communauté paysanne russe, le mir.

Qu’est-ce qui sort de tout cela ? Selon Kohei Saito, un renversement radical : (1) il ne saurait être question d’un développement illimité des forces productives et (2) est consommée la rupture avec l’européocentrisme, c’est-à-dire le refus de faire du capitalisme l’étape nécessaire pour aller au socialisme qui, au contraire, pourrait se construire par d’autres voies, en partant des formes archaïques de propriété commune. Sur ces points, les développements de Kohai Saito sont plutôt convaincants et il me semble qu’il a raison. Il rejoint d’ailleurs, sur la question des formes archaïques de propriété commune de la terre, les analyses de Marcello Musto dans Les dernières années de Karl Marx : Une biographie intellectuelle, 1881-1883. Mais c’est ce qui dit explicitement le livre I du Capital quand il défend les « producteurs associés » comme rétablissement de la propriété individuelle des travailleurs sur la base des acquêts de la socialisation. Dans la lettre à Vera Zassoulitch, il sera plus netet parlera de la : « […] crise qui finira par [l’]élimination [de la production capitaliste dans les pays européens et américains où elle a pris grand essor], par le retour de la société moderne à une forme supérieure du type le plus archaïque – la production et l’appropriation collectives. »

Parvenus à ce point, il nous reste à faire le dernier pas. Et ce dernier est de montrer que Marx conduit à un communisme décroissant et que celui-ci s’impose comme la seule solution viable face à la crise climatique et environnementale. Ce communisme décroissant prend appui sur la production, donc sur l’appropriation sociale des moyens de production (qui n’est pas une nationalisation) et la décision démocratique : c’est cette transformation radicale des rapports de production qui sépare radicalement Kohei Saito des différentes variétés de « décroissants ».

Ce communisme décroissant suppose la remise en cause de la division du travail (et notamment de la division entre travail manuel et travail intellectuel). Il permettra d’éliminer tous les « bullshit jobs » (pour reprendre l’expression de David Graeber) et de redonner sens au travail. Ici l’auteur s’appuie largement sur la Critique du programme de Gotha (1875).

Le communisme décroissant apporterait l’abondance puisque, remplaçant l’économie fondée sur la valeur par une économie fondée sur la valeur d’usage, éliminant le consumérisme qui vise à susciter le manque et le désir insatiable de choses toujours nouvelles, il permettrait à chacun d’avoir selon ses besoins. On pense évidemment ici à Marshall Sahlins (Âge de pierre, âge d’abondance) dans sa définition de l’abondance. Mais comment douter que, dès qu’on a une vie sociale riche et qu’on peut manger à sa faim, être protégé du froid et de la maladie, on a vraiment ce dont on a besoin. Personne n’a besoin d’un haut début numérique pour regarder des films HD sur son téléphone portable ! Personne n’a besoin d’un frigo « intelligent » qui commande lui-même les aliments qui manquent à notre régime équilibré… Personne n’a besoin de voitures qui roulent à 250 km/h. Et on n’a pas besoin de marketing, de packaging, de reporting de tableaux Excel, etc. Une décroissance radicale nous permettrait d’être plus riches. Tous, en cessant l’exploitaiton des pays en développement pour satisfaire les besoins « écologiques » des riches (pensons à l’extraction du cobalt au Congo...).

Kohei Saito maintient l’idéal internationaliste du communisme. Il dénonce à juste titre le « mode de vie impérial » qui règne dans les sociétés riches, lequel n’est possible qu’en externalisant les coûts de la croissance. Paris et Londres sont bien moins polluées qu’il y a quelques décennies, parce que l’industrie a été délocalisée et que pollution et bas salaires sont devenus ceux de pays à la « périphérie » du monde capitaliste. Mais le monde n’est pas extensible à l’infini. La périphérie menace le centre (exemple : la Chine) et la grande machinerie capitaliste atteint ses propres limites. Kohei Saito a une vision propre « luxemburgiste » du développement d’ensemble du mode de production capitaliste (voir le travail de Rosa sur L’accumulation du capital) et il arrive à la même conclusion qu’elle : socialisme/communisme ou barbarie.

Je ne suis pas d’accord « à 100 % » avec Kohei Saito. Son internationalisme est parfois un peu naïf et on pourrait discuter des formulations ou des exemples mobilisés à l’appui de ses thèses. Mais, sous bénéfice d’inventaire plus complet, son livre est à lire, par tous, car il est facile à lire, et à discuter car il propose une nouvelle et stimulante interprétation de Marx pour rouvrir l’avenir.

Le 11 octobre 2024.

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« Moins » par Kohei Saito

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