dimanche 5 janvier 2020

Affaires de pédophilie : un nécessaire retour à la décence commune



Quelques considérations à partir de "l'afffaire Matzneff". [Une version courte de cet article a été publiée le 30 décembre sur le site du journal Marianne]

La pédophilie a toujours fait partie des mœurs des puissants. Sade donne sur ce plan un témoignage terrible. Dans la Philosophie dans le boudoir, il rappelle : « Néron, Tibère, Héliogabale immolaient des enfants pour se faire bander ; le maréchal de Retz, Charolois l’oncle de Condé, commirent aussi des meurtres de débauche : le premier avoua dans son interrogatoire, qu’il ne connaissait pas de volupté plus puissante que celle qu’il retirait du supplice infligé par son aumônier et lui sur de jeunes enfants des deux sexes. » Sade et combien d’autres ? Toujours le « divin marquis » donne la clé : « il n’est point d’homme qui ne veuille être despote quand il bande ».
La domination sur les femmes trouve son prolongement dans la domination sur les enfants. Et la racine de toutes ces formes de domination n'est rien d'autre que la mise en esclavage de l'homme par l'homme. Lire ou relire Engels, même si on vous répète que c’est dépassé. On trouvera ces affirmations bien schématiques, mais on ne peut pas séparer en tranches distinctes les différentes formes de domination. Quand apparaît la domination de l’homme sur l’homme ? Nous n’en savons rien. Avec le néolithique, pensait-on et l’apparition d’un surplus social relativement important, peut-être avant – Brian Hayden la fait remonter quelques dizaines de milliers d’années plus tôt, avec les premières formes de sédentarisation (l’âge des cabanes cher à Rousseau). Mais quoi qu’il en soit, les systèmes de domination n’apparaissent qu’à un certain stade du développement de l’humanité et ne sont pas ancrés dans la différence chromosomique des sexes comme semblent le soutenir certaines féministes de l’école d’Antoinette Fouque. Que les femmes et les biens deviennent des biens dont on peut jouir à volonté, c’est propre à la société de classes, c'est-à-dire aux sociétés évoluées qui permettent la stabilisation d’une couche de dominants. Le trafic des humains en général et le trafic des femmes en particulier ne peuvent pas épargner les enfants. Bien au contraire : ils sont les plus faibles et leur vie ne vaut rien.
Évidemment, pendant des millénaires, on s’en est peu soucié. L’enfant étant « celui qui n’a pas la parole » (en latin l’infans est celui qui ne parle pas – fari) n’est presque pas un humain. On commence à se soucier des enfants à l’époque moderne et la pédophilie n’est devenue criminelle que tardivement et surtout dans les pays chrétiens bourgeois où sont proclamés « les droits de l’homme » comme droits « innés ». Situation du reste très contradictoire puisque dans son développement le capital va avaler la chair fraîche des enfants jusqu’à ce que les premières lois sociales du XIXe siècle.
Les contes avec ogres et grands méchants loups racontent aussi cette situation précaire des enfants. Et le peuple, de long temps, soupçonna vite, et parfois à juste titre, les puissants d’abuser sexuellement des enfants – ils les mangent symboliquement. Le puritanisme protestant a contribué à déplacer les accusations de pédophilie vers les classes intellectuelles et artistiques aux mœurs dissolues. Matzneff n’est vraiment pas un cas isolé. On se souvient d’un chanteur français célèbre, homosexuel, accusé d’avoir un amour immodéré des petits garçons. La grosse différence avec Matzneff est que cette pédophilie est revendiquée et qu’elle fut longtemps défendue par toute une frange de l’intelligentsia, principalement de gauche, mais pas seulement, puisque Matzneff mangeait à tous les râteliers.
Précisons encore un point : la pédophilie n’est pas réservée aux classes dominantes. On a de bonnes raisons de penser que le viol des enfants et l’inceste sont aussi bien répandus dans les classes populaires. La différence est ceux qui s’en prennent aux enfants sont très mal vus – le sort des violeurs d’enfants dans les prisons est bien connu – et qu’il n’y a de présentateurs de télévision et de doctes intellectuels pour défendre les coupables.
On peut éclairer autrement ces questions. L'immense mérite de Freud est d'avoir montré que la civilisation repose sur l'interdit et l'ordre de la Loi qui définit la « logique des places ». L'Œdipe indique que les pères ne peuvent être les partenaires sexuels des enfants et pas plus les mères et que l’amour des enfants pour le père, la mère ou l’un de leurs substituts doit être refoulé pour être converti en désir de devenir adulte et d’aimer quelqu’un de son âge. Horrible apologie de la société patriarcal, lit-on ici et là. Et d’ailleurs, tout le monde branché sait ça : Freud est obsolète.
Le démontage systématique de Freud par le « libéralisme libertaire » et l'exaltation des « machines désirantes » accompagnent le mot d’ordre fameux, « il est interdit d’interdire », et un autre non moins fameux, « Jouir sans entraves, vivre sans temps morts ». Les propagateurs de ces absurdités sont encore vivants et « du côté du manche », c'est-à-dire du pouvoir. C’est le bouillon de culture où se sont fabriquées les horreurs dont on feint de s'offusquer maintenant. Pousser des cris d'orfraie aujourd'hui contre Matzneff (qui ne l’a pas volé) et se réjouir de toutes les nouvelles transgressions qu'on nous propose là où domine l'idéologie « trans » (du transgenre au transhumanisme, toutes les frontières doivent être franchies), tout cela est assez étrange. Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes », fait-on dire à Bossuet. Quand des philosophes à la mode, loués sur France-Culture, célèbrent la zoophilie (Donna Haraway), « l'avortement post-natal » (Peter Singer) et l'euthanasie des vieux dont la vie n'a plus de valeur (encore Singer), au nom de quoi peut-t-on condamner la pédophilie ? On invoquera le consentement, comme dans l’éthique minimale, mais le consentement n’est souvent que l’alibi de toutes les servitudes – voir Michela Marzano, Je consens donc je suis, qui démonte clairement cette idéologie du consentement (PUF, 2006). Si le corps n'est qu'une matière à notre disposition, pourquoi certains corps, celui des enfants par exemple, garderaient-ils leur caractère « sacré » ? Encore une fois, la pédophilie n’est pas un produit de la folie post-moderne, mais celle-ci développe toutes les prémisses de sa justification théorique et de sa pratique en toute « bonne conscience ». Le libéralisme libertaire, plutôt « de gauche », peut d’ailleurs faire facilement sa jonction avec la mentalité élitiste libérale d’une certaine « droite » qui se pense comme « la race des seigneurs » et s’accorde facilement les privilèges qu’elle refuse au commun des mortels – Matzneff, idéologiquement de droite, a su faire la fonction de ces deux tendances.
Bref si on était sérieux, si on n'était pas dans un énième gadget médiatique, les affaires Matzneff, Cohn-Bendit, le rappel des déclarations de soutien à la pédophilie dont nombre d’intellectuels parmi les plus prestigieux n’ont pas été avares (par exemple les pétitions de soutien à trois pédophiles, parues dans Libération et le Monde en 1979 et signées en par tout le gratin de l’intelligentsia française), les protestations contre les « people », devraient servir à une mise en question générale des mœurs de notre époque. Retrouver des idées simples : les enfants et les adultes ne sont pas sur le même plan, ils n’ont pas le même statut ; ce qu’on autorise entre adultes ne doit pas englober les enfants ! On n’est pas obligé de sur-sexualiser l’instruction en développant des prétendus enseignements sur les « phobies » modernes. On ne peut faire des leçons de morale tout en promouvant comme symbole de la culture des « chanteurs » (sic) qui ne parlent que de « sucer des bites » et « enculer » tel ou tel. On interdit la vente d’alcool aux mineurs, pourquoi se refuse-t-on à leur interdire la pornographie ? Pourquoi peut-on vendre tranquillement, et non dans les sexshops, des magazines pour adolescentes ou des sites qui leur sont destinés et qui indiquent tous les moyens de procurer du plaisir aux garçons – entre « connaître sa famille pour Noël » et quelques recettes de cuisine, on peut facilement apprendre comment réussir une fellation. Il y a dans la dénonciation médiatique de la pédophilie de grandes manifestations de tartufferie.
Le livre de Vanessa Springera qui est à l’origine de l’affaire Matzneff s’intitule Le consentement. La jeune fille qu’était à l’époque l’auteur était consentante. Au sens strict du terme, elle n’a pas été violée et Matzneff peut même s’offrir le luxe de parler d’histoire d’amour. Qu’une jeune fille puisse être amoureuse d’un écrivain qui était pour elle un homme prestigieux et un substitut paternel et qu’un homme de la cinquantaine puisse désirer cette « jeune fille en fleurs », on le comprend facilement. Mais le passage à l’acte était et reste interdit : car ni le désir ni le consentement ne font pas loi et seule la loi fait la loi ! Les mineurs sont mineurs et doivent être protégés, y compris et peut-être d’abord contre eux-mêmes. Du coup les partisans de la « morale minimale », à la Ruwen Ogien (RIP !) devraient profiter de l’occasion pour faire leur examen de conscience. La morale minimale, c’est tout simplement le droit du plus fort d’imposer, par la force ou par la persuasion, sa loi au plus faible.
Contre l’indécence généralisée, il faudrait retrouver la décence commune, c'est-à-dire la force de la morale.
Le 5 janvier 2020 – Denis Collin

1 commentaire:

  1. Je ne suis pas trop d'accord avec vous et je trouve que vous vous faites assez peu marxiste sur le coup. Je partage une partie de votre analyse mais le problème est un peu plus vaste concernant le livre :

    https://articlesyr.wordpress.com/2020/01/04/seduite-et-abandonnee-laffaire-springora-matzneff/

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