dimanche 15 décembre 2019

La religion de la consommation

Il est des commencements célèbres. La Recherche de Proust : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure ». Ou Aurélien d’Aragon : « La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide ». Le Capital de Marx propose lui aussi un incipit célèbre : « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste apparaît comme une gigantesque collection de marchandises ». « La richesse apparaît » dit Marx. Apparaît mais n’est pas cela ! Car la richesse n’est pas faite de marchandises ou pas seulement de marchandises. L’air, l’eau des sources, de la rivière ou de la mer, les paysages, les beautés que les siècles passés nous ont laissées à admirer, l’amitié et l’amour, voilà de vraies richesses ! Et ces richesses ne sont pas des marchandises. Même les biens que l’on pouvait accumuler dans les sociétés archaïques, toutes ces réserves de nourriture que l’on pouvait consommer d’un coup dans un potlatch, ce n’étaient pas des marchandises. La domination de la marchandise, voilà ce qui fait le propre de nos sociétés, depuis maintenant quelques siècles, mais qui prend aujourd’hui des formes particulièrement aiguës, ne laissant plus guère de place à ce qui pourrait n’être pas marchandise.
Pour qu’une chose soit une marchandise, il faut d’abord qu’elle soit produite, d’une manière ou d’une autre, par le travail humain, mais plus encore il faut qu’elle soit consommée à travers l’achat sur un marché. C’est pourquoi, à partir de la deuxième partie du XXe siècle, certains auteurs (je pense d’abord à Marcuse et aux théoriciens de l’école de Francfort) ont commencé à parler de « société de consommation ». C’était l’époque de l’accès généralisé à l’électro-ménager, aux choses en plastiques, aux autos pour le grand public. L’époque où Boris Vian chantait les « arts ménagers », l’époque où Georges Pérec écrivait « Les choses », l’époque des « trente Glorieuses » et de « Moulinex libère la femme ». On pourrait critiquer ce concept de « société de consommation », alors même que la plus grande partie de l’humanité reste privée du nécessaire, de l’eau, de nourriture saine et en quantité suffisante, de soins, etc. Et pourtant, ce concept peut être conservé et précisé pour trois raisons :
1)     La pauvreté persistante et parfois grandissante et les menaces qui pèsent sur l’avenir même de l’humanité découlent de la frénésie de consommation qui est le ressort de toute la vie sociale et économique. Ce que consomme la société de consommation, c’est le monde des humains.
2)     L’accumulation illimitée du capital est la finalité délirante de notre « système économique », et pour cette raison la consommation n’est plus le moyen de satisfaire les besoins humains, mais le moyen de stimuler la production pour augmenter la consommation pour stimuler la production. Nous sommes comme les hamsters qui tournent dans leur roue pour manger.
3)     La consommation revêt un caractère religieux, découlant de ce que Marx appelait « fétichisme de la marchandise » et en cela elle modèle les consciences et les comportements.
(1)
Si on veut distinguer le mode de production capitaliste de tous les modes de production antérieurs, on peut dire, schématiquement, que tous les modes de production antérieurs reposaient sur la nécessité de satisfaire les besoins : produire permettait de faire vivre assez mal les plus pauvres, les producteurs, et assez bien, les classes dominantes. La consommation ostentatoire était un des éléments nécessaires pour aider les dominants à montrer leur puissance et assurer ainsi leur domination sur les dominés. Avec le mode de production capitaliste, les choses changent. D’abord la consommation des dominants n’est pas du tout le but du système. L’éthique protestante (lire Benjamin Franklin) est une éthique dans laquelle le travail n’a pas d’autre finalité que l’accumulation. Se priver du luxe, refuser la consommation ostentatoire sont des comportements vertueux. Le but du mode de production, c’est la production de la survaleur pour permettre l’accumulation du capital. « Valorisation de la valeur », dit Marx. Et rien d’autre ! Ne parlons pas des besoins des ouvriers, qui, si minces qu’ils soient, sont toujours trop importants pour le capitaliste en lutte pour faire baisser ce damné « coût du travail ».
Problème : si ni le capitaliste ni l’ouvrier ne consomment, qui consommera les marchandises produites par le mode de production capitaliste ? Une partie importante de ces marchandises est consommées dans la production capitaliste elle-même : pour produire, il faut des machines, des matières premières, des produits semi-finis, etc. C’est tout ce que Marx, dans ses analyses du livre II du Capital fait entrer dans le secteur I, le secteur II étant celui des biens destinés à la consommation finale. Le problème, c’est que le secteur II trouve les moyens d’acheter les marchandises du secteur I en vendant ses marchandises, ses automobiles, ses plats préparés ou ses téléphones portables. Rosa Luxemburg, confrontée à cette question supposait que les capitalistes avaient donc toujours besoin de trouver des acheteurs en dehors de la sphère propre du mode de production capitaliste, comme les Anglais obligeaient les Indiens à acheter leurs tissus ou les Chinois à consommer de l’opium. Mais au fur et à mesure de l’expansion du mode de production capitaliste, il fallait trouver de nouveaux marchés et, la Terre étant limitée, un jour arriverait où ce ne serait plus possible et alors éclaterait la crise finale du capitalisme.
En fait le capitalisme a « trouvé » une autre solution : crises et guerres permettent de détruire massivement des marchandises et du capital et de relancer la machine économique. La dette publique, les investissements dans l’économie d’armement, toutes les formes du capital fictif permettent d’administrer au mode de production capitaliste des drogues qui temporairement éloignent le mal : encore un instant, monsieur le bourreau !
Cette analyse classique du mode de production capitaliste au XXe siècle n’est cependant pas suffisante. La course à la productivité du travail et à l’innovation technologique combinée à la pression de la « lutte des classes », c'est-à-dire à la lutte du travail contre le capital pour la défense du salaire ont conduit au développement d’une consommation de masse qui a ouvert de nouveaux champs d’accumulation du capital. L’électricité s’est répandue avant l’eau courante, parce que l’électricité permettait de vendre toutes sortes de produits nouveaux (je connais bien des villages où on avait réfrigérateur, lave-linge et télévision avant d’avoir l’eau courante). Si l’économie d’armement a joué un rôle fondamental dans la croissance des « trente glorieuses », la « société de consommation », née d’abord aux États-Unis a été le deuxième pilier de cette période de prospérité relative qu’aujourd’hui on regarde encore avec une certaine nostalgie.
La consommation de masse a permis de recycler immédiatement les concessions que la classe dominante avait dû faire aux dominés. Selon le principe de M. Ford (un bon américain social favorable aux nazis), si les ouvriers sont mieux payés, ils achèteront des Ford T et cela finira par rentrer dans la poche … de M. Ford. Les mêmes idées se sont développées en même temps en France avec André Citroën et Allemagne où Hitler fait construire la Volkswagen – rappelons que le premier ministre de l’économie du gouvernement nazi fut le docteur Schacht, un disciple allemand de Keynes. Une fois que le cycle est mis en route, il doit tourner à vitesse toujours accélérée. Il faut produire plus pour consommer plus pour qu’on produise encore plus… Ce qui implique aussi l’effondrement de la valeur des marchandises produites. Pour une part, cet effondrement est lié au remplacement des objets de la vie courante par de la camelote. Mais ce n’est qu’une partie et sans doute la moindre de ce qui se passe. Il faut surtout que de nouvelles marchandises moins chères et plus attrayantes arrivent sur les marchés à flux continu, donc des marchandises toujours plus performantes techniquement et une course en avant incessante vers les « hautes technologies ».
Profitons-en pour dire un mot de « l’obsolescence programmée ». Cette idée me semble assez mal fondée. Les capitalistes peuvent se mettre d’accord pour ne pas produire des marchandises trop solides, pour faire des frigos qui tombent en panne, etc. Et effectivement ils ne se privent pas de fabriquer des choses à durée de vie brève. Mais dans le même temps, on sait que la fiabilité de beaucoup de nos biens a fait des progrès énormes (il suffit de considérer l’automobile pour en être convaincu). L’obsolescence n’est pas seulement technique : elle est d’abord morale. Un téléphone qui a dix ans peut très bien marcher, il est pourtant devenu « ringard » et seuls les vrais snobs peuvent encore sortir avec fierté leur Nokia 2003 !  En outre, la technique fait système – c’est même sa caractéristique fondamentale – et donc chaque élément du système doit être accordé avec les autres éléments. Le nouveau logiciel que vous installez sur votre ordinateur bloque tout alors que, quelques minutes auparavant votre ordinateur vous rendait de bons et loyaux services. Dans le cas de l’automobile, où on ne vous installe pas encore une nouvelle version du système d’exploitation tous les matins, il faut avoir recours aux mesures de l’État pour éliminer les véhicules qui font de la résistance. Ainsi les mêmes autorités qui laissent sans contrôle les usines Seveso comme Lubrizol déclarent que telle voiture pollue trop et doit être envoyée à la casse. Comme la majorité du parc français était « diéselisée », on a lancé une campagne contre le diesel … au profit de l’électrique. Demain ce sera autre chose, avec d’autres plans de mise à la casse. L’obsolescence programmée n’est pas exactement là on a l’habitude de la situer !
Quoi qu’il en soit, le ressort de nos sociétés est bien la course à la consommation. Ce qui était bien d’usage devient objet de consommation. Le jetable est passé des mouchoirs aux produits informatiques (imprimantes, téléphones portables). Dans Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt avait noté cette transformation radicale de la condition humaine. À peine produites les choses doivent être consommées, c'est-à-dire détruites. Mais en vérité ce qui est consommé, ce ne sont pas seulement les choses produites par l’industrie humaine, c’est le monde que nous habitons, notre « écoumène » (pour parler comme Augustin Berque). Combien de milliers de tonnes de terre faut-il remuer pour obtenir ces précieuses terres rares si indispensables à nos écrans tactiles ? Combien de paysages faudra-t-il saccager pour continuer d’installer des éoliennes ? Combien de millions d’hectares déjà déforestés pour les prétendus « agrocarburants » qui sont surtout des « thanato-carburants » ? Et combien de millions de kilomètres carrés d’océan pour nos déchets ? Mais la frénésie n’a pas de limites : c’est l’humain lui-même qui entre dans le cycle de la consommation : ovocytes et spermatozoïdes sont des produits commerciaux comme les autres et porter un enfant un boulot comme un autre. Comme le disait l’inénarrable Pierre Bergé, parangon de la gauche caviar-champagne, les travailleurs louent bien leurs bras, pourquoi les femmes ne loueraient-elles pas leur ventre ? Tout doit tomber dans la sphère de la consommation, c'est-à-dire de la marchandisation généralisée.
(2)  
Dans tout cela, il faut souligner ce que Michel Henry nomme « inversion de la téléologie vitale » et cette inversion est propre au mode de production capitaliste. L’échange marchand simple, celui qui découle de la division du travail dans toute société un peu développée, suit le cycle M-A-M (marchandise-argent-marchandise). Je produis une marchandise que je vends contre de l’argent afin de me procurer une autre marchandise dont j’ai besoin. Au point de départ, il y a l’activité productive, celle du travailleur, et à la fin du cycle, il y une marchandise qui ne compte pas pour sa valeur mais pour ses qualités physiques propres à satisfaire un besoin, quelle que soit la nature de ce besoin, qu’il s’agisse du besoin spirituel (par exemple un volume d’œuvres des Stoïciens) ou d’un besoin en spiritueux (par exemple une bouteille de grappa d’amarone !). La vie est au point de départ et elle se retrouve à l’arrivée. Le mode de production capitaliste, c’est exactement l’inverse. Au point de départ, il y a l’argent (qui est lui-même du travail gélifié, coagulé sous sa forme la plus abstraite, puisque la valeur n’est, en dernière analyse, que du temps de travail) et à l’arrivée il y a de l’argent en quantité supérieure. Marx symbolise cela : A-M-A’. Au point de départ du travail mort et à l’arrivée, le caput mortuum du processus, de l’argent, c'est-à-dire encore du travail mort. Le cycle capitaliste est donc un cycle de mort. C’est Thanatos, dirait Freud.
Dans ce cycle, la satisfaction des besoins n’est plus la finalité et la consommation n’est que le moyen qui permet au cycle de se poursuivre. Le hamster avance pour attraper sa nourriture et ce faisant il fait tourner la roue dans laquelle il est enfermé. Et ce hamster, c’est nous ! Je crois que la théorie de Keynes, bien qu’elle soit toujours en faveur dans une partie de la gauche, repose sur cette idée-là : la relance par la demande (augmentation des salaires ou investissements publics) n’a pas pour finalité la satisfaction des besoins ni la justice sociale, mais seulement la poursuite de l’accumulation du capital. Si les hommes cessent de consommer, c’est toute la machine qui va se gripper. Les gens qui roulent dans des voitures qui ont plus de cinq ans ou plus de 100 000 km sont des traitres à la cause sacrée de la croissance ! On devrait voir ça, dans tous ses effets désastreux, l’année prochaine, si on en croit les spécialistes de la prédiction économique – quoique les économistes soient essentiellement des gens très doués pour expliquer aujourd’hui pourquoi ils se sont trompés hier, selon le bon mot du regretté Bernard Maris.
Car la consommation n’a pas d’autre but que d’assurer la croissance ! Le système capitaliste ne fonctionne que tant qu’il peut assurer, d’une année sur l’autre, de la croissance. C’est là le signe le plus infaillible que ce système est condamné à moins qu’il ne nous détruise avant. Un économiste, Kenneth Edward Boulding (1910-1993, enseignant mais aussi poète et quaker) disait : « celui qui croit qu’une croissance exponentielle est possible dans un monde fini est soit un fou soit un économiste ». Nous pouvons tout de suite en conclure que nous sommes dirigés par des fous.
La société de consommation est donc une société où tout est mis sens-dessus-dessous : la fin devient un moyen et le moyen devient la fin, ce qui est mort remplace ce qui est vivant, le spectacle remplace le vécu. Les effets idéologiques sont considérables : puisque la consommation marche à l’innovation technologique, la technologie devient une force en elle-même, une force qui formate les esprits. Il est certain que jamais les machines ne penseront comme les hommes mais il est non moins certain que la soumission aux procédures machinales peut très bien conduire les hommes à penser comme des machines.
(3)
Le titre de cette conférence est « La religion de la consommation ». Après avoir planté le décor, il nous faut maintenant aborder de front cette question. Pour comprendre comment la consommation fonctionne comme une religion, il faut encore revenir à Marx et à ses analyses difficiles mais ô combien éclairantes concernant le fétichisme de la marchandise. Nous croyons tous que la marchandise est une chose simple, sans mystère et pourtant elle est bien, comme le dit Marx, une chose « métaphysique » qui ne cesse de nous jouer des tours. Pour comprendre ce dont il s’agit, il faut faire un détour par l’anthropologie à laquelle Marx emprunte le terme de fétichisme. C’est en effet dans le monde nébuleux des idées religieuses que l’on peut trouver le secret des rapports sociaux. « Dans ce monde-là (le monde religieux, NDLR), les produits du cerveau humain semblent être des figures autonomes douées d’une vie propre, entretenant des rapports les unes avec les autres et avec les humains. Ainsi en va-t-il dans le monde marchand des produits de la main humaine. J’appelle cela le fétichisme, fétichisme qui adhère aux produits du travail dès lors qu’ils sont produits comme marchandises et qui, partant, est inséparable de la production marchande. »
Stricto sensu, le fétichisme est la croyance que les choses possèdent une âme, qu’elles peuvent agir sur les hommes. Le fétichisme est d’abord l’adoration des objets (d’où d’ailleurs l’analyse freudienne du fétichisme sexuel).  Quel rapport entre le monde de l’économie et l’adoration des objets ? Dans le monde de l’économie, ce monde dont Marx nous dit qu’il est un monde fantasmagorique, les choses prennent vie. Une marchandise en effet est une entité double : d’une part, elle est une chose matérielle, concrète, qui ne vaut que par son usage et d’autre part, en tant que produit du travail humain elle peut être échangée sur un marché. Pour tout dire, un objet produit par le travail humain n’est une marchandise que s’il est destiné à être échangé sur un marché. Dans l’échange sur le marché se passent deux choses :
1.     Les divers travaux humains qui sont complémentaires et renvoient à la division du travail apparaissent maintenant dépourvu de leur caractère social comme des marchandises en concurrence les unes avec les autres.
2.     Le travail humain qui a produit la marchandise disparaît, ne reste plus que du travail coagulé ou gélifié, comme le dit Marx, et la valeur semble maintenant appartenir à la marchandise elle-même.  
Il y a une vie « ésotérique », cachée, celle où les marchandises sont produites par le travail humain, et il y a une vie « exotérique », celle de la circulation, là où dominent les marchés et les marchandises, là où l’on peut oublier ce qui s’est passé dans la « salle des machines », avant que la marchandise ne vienne au monde et dans cette « surface » de la vie sociale, la production sociale des conditions de la vie n’apparaît que sous le déguisement de la concurrence. La coopération n’y existe que sous la forme de son contraire ! Voilà pourquoi le monde de l’économie est littéralement un monde de fous. L’investisseur qui prétend « faire travailler son argent » ne se distingue en rien, du point de vue des processus cognitifs, de l’adepte du vaudou qui pique une statuette pour faire du mal à son ennemi ! Le capitaliste qui soutient que le travail est un coût met la réalité cul par-dessus-tête puisque c’est précisément le travail qui produit la valeur.
L’idolâtrie des « marques » a maintenant plus d’adeptes que les religions idolâtres traditionnelles. Il est d’ailleurs à remarquer que si la société, jusqu’à nos jours, idolâtre encore les vedettes du rock ou de la pop, les coureurs cyclistes ou les joueurs de football, il s’agit, néanmoins, d’humains auxquels on peut s’identifier. Mais désormais, de plus en plus on idolâtre des choses : la quincaillerie estampillée des « marques », par exemple. Le « bling bling » lui-même est devenu autre chose que la consommation de luxe ostentatoire de jadis. Il ne s’agit pas de porter des lunettes ou une montre coûteuses que seuls les connaisseurs apprécieront à leur valeur, mais bien d’avoir des « raybans » ou une « rolex », c’est-à-dire des marchandises pures, des signes, et non des biens d’usage comme le sont les objets de luxe dans la société traditionnelle.
Ainsi, le monde des marchandises apparaît-il bien comme un monde de choses brusquement douées de vie. Mais cette vie n’est pas la leur ! C’est une vie factice dont l’apparence naît des rapports sociaux de production, mais ce n’est qu’un monde de fantômes. Cela nous ne le voyons pas, la plupart du temps, parce que dans l’activité pratique sensible de tous les jours tout se passe comme si nous n’avions affaire qu’à ces fantômes : les relations sociales n’apparaissent que sous la forme de l’échange des marchandises.
Ainsi, chez Marx, l’opposition personnel/impersonnel se double de l’opposition personne/chose. Si nous rapportons ceci aux catégories du marxisme standard traditionnel (base/superstructure ou réalité matérielle/idéologie) nous voyons que la « base », ce sont les rapports immédiats entre personnes (le procès de travail) et que la superstructure (l’apparence), ce sont les rapports « impersonnels » de la valeur. Autrement dit, la base, c’est ce qui est subjectif et la superstructure, c’est ce qui est objectivé, c’est-à-dire le monde de l’économie. Voilà ce qui a échappé à nombre de lecteurs distraits de Marx qui soutiennent que l’économie constituerait l’infrastructure de toute société. Non, l’infrastructure de toute société c’est la production sociale avec les modes de coopération et un certain type de rapports déterminés entre l’homme et la nature et l’économie n’est que la manière dont ces réalités se reflètent dans le cerveau de hommes.
Comment tout cela se traduit-il dans la conscience des individus ? C’est précisément cela qui intéresse tout particulièrement Marx. La conscience spontanée des individus émerge directement du processus de formation de la valeur. Les marchandises ont un double aspect : elles sont des valeurs d’usage et des valeurs (d’échange) et ces deux aspects s’excluent mutuellement (ce que je produis pour l’échanger n’a pas de valeur d’usage pour moi, mais seulement une valeur d’échange. Les travaux qui permettent de produire cette marchandise ont cette double nature : pour produite une chaise, il faut un travail concret particularisé mais quand la chaise est mise sur le marché, n’y reste que du travail abstrait : cette chaise vaut disons 2 kg de thé parce qu’il y a dans cette chaise et dans ces 2 kg de thé le même temps de travail social, la même quantité de travail abstrait. Le « cerveau des producteurs » – c’est-à-dire le processus de prise de conscience du réel – reflète ce « double caractère social des travaux privés », producteurs de valeurs d’usage et producteurs de valeur, mais seulement « sous les formes qui apparaissent pratiquement dans le trafic, dans l’échange des produits », bref uniquement sur le marché. Ainsi le cerveau « reflète le caractère social d’égalité de ces travaux divers sous la forme du caractère de valeur qui est commun à ces choses matériellement différentes que sont les produits du travail ». Bref, le travail concret a disparu et ne reste plus que les valeurs, des quantités pures (exprimables en argent) et qui, seules, intéressent les « acteurs » de ce marché. Voilà comment les hommes sont amenés à transférer aux choses les propriétés qui sont les leurs exactement comme ils transfèrent leur propre être dans la personne imaginaire des dieux.
L’économie politique, telle qu’elle s’est constituée depuis le XVIIe siècle, porte donc sur une « apparence » que les individus prennent pour la réalité non parce qu’ils seraient trop peu intelligents, ou parce qu’ils seraient « intoxiqués » par l’idéologie, mais bien parce qu’elle est le résultat d’un processus social « naturel ». L’économie politique, donc, reflète les processus qui constituent la réalité et les dissimule en même temps. Exactement comme la religion.
Pour Durkheim, la religion est un fait social et même le « fait social total », dira plus tard Marcel Mauss. Qu’est-ce que cela veut dire ? Un fait social est un fait suffisamment général dans une société donnée et qui s’impose aux individus indépendamment de leur psychisme individuel. La religion est bien un tel fait social. Mais c’est un fait social particulier qui repose sur la séparation entre le profane (ce qui, étymologiquement, est devant le temple, pro fanum) et le sacré. La religion ne suppose pas nécessairement la croyance en un ou des dieux. La consommation est bien un fait social puisque c’est un fait général (on parle à juste titre de société de consommation), qui s’impose aux individus indépendamment de leur propre psychisme. La publicité qui envahit notre monde annonce le nouvel évangile et conditionne les esprits par la répétition des slogans comme dans les rituels religieux (dont Freud avait bien montré le rapport avec les comportements obsessionnels) ou dans les pratiques des sectes. Mais la consommation fonctionne aussi comme une religion en opposant le profane et le sacré. Les hypermarchés sont des temples de la consommation où est mise en scène l’adoration des choses. La possession d’un certain genre de gadget vaut la possession d’un vrai morceau de la vraie croix du Christ – voir les pèlerinages devant les Apple Store pour la nativité d’un nouvel « aï-truc ». Et comme la religion, la consommation vise à combler nos angoisses mais n’y parvient jamais véritablement (on sait bien que les croyants ont largement autant peur de la mort que les athées). La frustration ne cesse de se renouveler et le dieu exige sans cesse de nouveaux sacrifices.
(4)
Vous me direz : certes Dieu n’existe pas mais l’i-phone existe ! C’est l’ultime illusion religieuse.  Ce qui existe, c’est un truc en plastique et en circuits électronique qui permet éventuellement de téléphoner, de faire des tas de choses sauf griller le pain et passer l’aspirateur. Mais ça c’est un très bête téléphone portable. L’i-phone, en revanche, en tant que tel, n’est qu’une idée, un fétiche. C’est le nom qui compte et pas la matière et du coup l’i-phone n’a pas de matière, il est une idée pure, un signe. Et un signe, ça ne téléphone pas ! Exactement de la même façon que « le concept de chien n’aboie pas ».
Il y a cependant une différence importante entre la consommation et les religions traditionnelles. Ces dernières reposaient sur la sublimation : répression pulsionnelle compensée par une satisfaction narcissique – je suis chaste, je me prive mais Dieu m’aime, moi tout seul ! Il suffit de lire les Confessions d’Augustin d’Hippone pour voir, dans une clarté presque aveuglante, que c’est cela le ressort le plus profond de la foi. Par contre, la consommation ne vous demande pas de vous priver. Au contraire : il faut donner libre cours à tous vos désirs : la promesse extatique n’est plus liée à l’abstinence mais au contraire à la frénésie. Cela fait immanquablement penser à certains groupes gnostiques des débuts de l’ère chrétienne qui pensaient que l’on devait accélérer la venue de la fin des temps et donc se débarrasser du corps non par la privation mais par la jouissance la plus totale.
Mais la consommation n’est pas un remake de la « révolution sexuelle », une nouvelle façon de jouir sans entrave et de vivre sans temps mort, selon le slogan fameux du groupe maoïste VLR, dont l’un des rescapés, Roland Castro est devenu un thuriféraire du pouvoir actuel. La jouissance n’est plus très bien vue, sauf la jouissance qui implique des artifices techniques, la jouissance des posthumains en devenir. La consommation propose bien une sorte de désublimation, mais pas une libération pulsionnelle incontrôlée, pas le retour triomphant d’Éros, mais une désublimation contrôlée, soumise au principe de rendement et au ROI (Return On Investment) capitaliste. Ici, c’est évidemment Herbert Marcuse qui avait très bien vu tout ce qui se tramait derrière cette société de consommation et on devrait ici lire ou relire cet excellent auteur de L’homme unidimensionnel ou de Éros et Civilisation, deux œuvres majeures de notre époque.
De quoi s’agit-il au total ? il s’agit d’un de ces cultes de la mort dont notre époque a le secret. « Tout doit disparaître ! » voilà le mantra de la société de consommation. Tout ce qui est vivant doit mourir soit par destruction pure et simple, soit par remplacement par une chose inerte. Pourquoi remplacer le vivant par l’inerte ? Par ce que tout ce qui est objet de consommation est tellement mieux, tellement plus réussi, tellement plus achevé. Pourquoi manger la viande d’un bœuf qui n’a pris la peine que d’engraisser tout seul dans son pré, en broutant de l’herbe qui pousse naturellement ? Il faut remplacer tout cela au plus vite par un steak artificiel produit par l’industrie chimique. Toute activité humaine qui peut être remplacée par une machine doit l’être sans attendre. Même l’intelligence humaine doit céder la place à l’intelligence artificielle et à ses prouesses. On a aussi produit des programmes informatiques capables d’écrire des poèmes ou des romans. Là où l’humain met deux mois ou deux ans ou vingt pour écrire une œuvre, la machine en produit à la demande et presque autant qu’on le veut.
On faisait des enfants selon la bonne vieille méthode éprouvée ? Eh bien c’est terminé. Maintenant il faut passer au stade de la fabrication industrielle, c'est-à-dire remplacer la vie par l’industrie et ça s’appelle GPA, PMA, etc. Günther Anders évoquait la « honte prométhéenne », la honte que nous éprouvons face aux machines. Nous nous sommes vivants imparfaits, conçus sans plan, héritiers au petit bonheur la chance des gènes de l’un ou de l’autre de nos parents. La méiose est une véritable horreur ! Les machines au contraire sont conçues pour un but déterminé. Rien de trop, rien d’inutile dans la machine. Les humains artificiels, les humains mixés avec des robots, des humains dont la conception aura été réglée seront peut-être presque aussi beaux que des machines.
La société de consommation va nécessairement avec la mécanisation du monde, du plus petit détail aux plus colossales machines intégrées. Mais la mécanique est l’exact opposé du vivant.
Mais le plus radical est la destruction pure et simple. La société de consommation, c’est bien connu, est une productrice de gaspillages énormes. Ceux-ci ne sont pas un à-côté pénible de ces magnifiques progrès, mais la nature même de la consommation en tant qu’elle doit détruire pour que le cycle du capital puisse se poursuivre. C’est donc une religion sacrificielle : on sacrifie les prix pendant les soldes parce que tout ce qui est vendu à prix sacrifié va enfin disparaître. Ici on est encore seulement dans le symbolique. Mais la dilapidation des biens n’est là que pour marquer ce qui nous manque, la dilapidation des vies humaines, comme les sacrifices gigantesques qu’organisaient les Aztèques (Georges Bataille évoque le chiffre de 20000 sacrifiés par an pour rassasier le dieu Soleil). Nous avons organisé de grands sacrifices (deux guerres mondiales) et inventé des moyens de tuer en masse (les chambres à gaz et la bombe atomique). On parle d’holocauste à propos de la destruction des Juifs d’Europe parce que ce mot désigne un sacrifice où l’animal tout entier doit se consumer dans le feu. Ce qui manque à cette société de consommation, ce qu’elle se refuse à faire et qui pourtant la taraude, c’est de passer enfin aux choses sérieuses et d’en finir une fois pour toutes avec l’humanité. Marco Ferreri avait produit une fable sur cette société, La Grande Bouffe (1973) qui avait le mérite non seulement d’être un film parfaitement dégoûtant mais aussi de dire la vérité de la société de consommation : le désir d’être mort.
Pour esquisser une conclusion.
La religion de la consommation est parfaitement adéquate au mode de production capitaliste. Mais elle montre par la même occasion que ce mode de production ne peut pas durer. C’est une mauvaise plaisanterie que parler de « développement durable » tant que le moteur de la production est l’accumulation de capital, c'est-à-dire l’accumulation du travail mort qu’il faudra régulièrement ressusciter par l’injection du sang du travail vivant, comme le vampire ne survit qu’avec le sang des vivants.
Comment en sortir ? On ne peut ici donner que quelques pistes.
1)     Refaire de la valeur d’usage la clé de la production. Définir l’usage, définir ce dont on a vraiment besoin et produire pour les besoins. Ai-je besoin d’une voiture qui peut rouler à 200 km/h quand la vitesse est limitée à 130 (et sans doute bientôt à 120) ? Ai-je besoin de manger des produits qui ont fait des milliers de kilomètres pour arriver dans mon assiette ? Si on excepte le café, le thé et les épices, on trouve tout ce dont on a besoin à portée de main. Il faut simplement réapprendre à faire la cuisine ! Combien de gadgets pourraient disparaître si on raisonnait sérieusement ?
2)     Raisonner en termes d’énergie et de matières premières consommées et non en termes monétaires.
3)     Abandonner la « science économique » et revenir à l’économie dans son sens premier : l’art de faire des économies, c'est-à-dire de bien gérer sa maison sans gaspillage.
4)     Au niveau national, planifier, c'est-à-dire prévoir et investir non en fonction du profit immédiat mais en fonction d’un plan à long terme – le train plutôt que l’automobile ou l’avion, le commerce de ville plutôt que les grandes zones d’achalandage, l’agriculture paysanne locale plutôt que le soja brésilien pour élever des poulets vendus aux pays du Golfe. La liste est longue et les citoyens seront assez grands pour l’établir eux-mêmes.
Je me refuse à employer le terme de « décroissance » parce qu’il nous place dans la même problématique que la croissance, mais en inversant les signes et parce que la croissance est absolument nécessaire pour un grand nombre de pays qui ont besoin de voir croître leurs biens, en eau, en nourriture, en confort, etc. Ceci n’empêche pas de penser qu’il faudra nous habituer à un peu plus de frugalité, surtout quand on a déjà tout pour vivre décemment. Mais cette transformation des mentalités et des manières de vivre n’est possible que si le renoncement aux satisfactions libidinales de la consommation trouve une compensation, et cette compensation au moins d’avoir ne peut être qu’un plus d’être. Plus de relations amicales – à nos jeunes et moins jeunes, apprendre qu’un bon vieux jeu de société en bois et en carton peut remplacer agréablement les jeux vidéo en ligne – plus de participation à la vie commune, aussi bien sur le plan politique que sur le plan culturel : bref une vie mieux remplie que cette vie vide dont on tente vainement de combler les gouffres par la consommation.  


(Conférence au Cercle Condorcet de l'Avallonnais - 13 décembre 2019)

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