On tient couramment comme évidente l’opposition entre le libéralisme et le
fascisme (sous ses différentes formes). Dans « libéralisme », il y a
liberté et le fascisme est d’abord caractérisé par la suppression de la liberté
dans toutes ses acceptions. Si l’on spécifie ce que l’on entend par libéralisme,
les choses deviennent plus compliquées. Le libéralisme peut être le libéralisme
politique classique, celui de Locke, Montesquieu, Tocqueville, Stuart Mill ou
John Rawls. C’est une doctrine qui concilie la liberté du commerce et de l’entreprise
avec l’existence de libertés égales pour tous et des dispositions qui enrayent
la tendance « naturelle » du pouvoir à abuser du pouvoir. Ce libéralisme
modéré est compatible avec le républicanisme et même avec certaines formes modérées
de socialisme. Mais il existe un autre sens du terme « libéralisme » :
le libéralisme qui considère qu’aucune entrave ou du moins les entraves les
plus réduites à la libre entreprise et aux possibilités que chacun a d’exploiter
tous ses atouts. Ce libéralisme est antiféodal. Il s’oppose à aussi bien aux
vieilles corporations qu’aux syndicats ou aux mutuelles. C’est le libéralisme
de la loi Le Chapelier (1791) ou celui de Sieyès deuxième version, celui du Directoire.
Ce libéralisme qui croit aux vertus du marché tout-puissant pourrait encore s’appeler
« libérisme » à la mode italienne ; on l’appelle aussi « néolibéralisme »,
terme douteux parce que ce néolibéralisme n’est pas très nouveau et même aussi vieux
que le libéralisme lui-même. En tout cas, c’est ce libéralisme-là dont je parle
par la suite, laissant de côté le sympathique « libéralisme politique »
qui, hélas n’existe plus guère.
Les libéraux (libéristes) sont rarement égalitaristes. Ils sont plutôt
favorables à la domination de la « race des seigneurs ». La Controstoria
del liberalismo de Domenico Losurdo donnait à ce sujet des indications
importantes[1]. Losurdo rappelle comment
les plus libéraux des politiciens américains du XIXe siècle ont souvent été des
défenseurs intransigeants de l’esclavage. Les libéraux sont des partisans du « darwinisme
social », c'est-à-dire de l’idée que la meilleure société est celle qui n’entrave
pas la loi naturelle de la « sélection des plus aptes » et
considèrent que tous les obstacles doivent être levés qui empêcheraient que la
force des forts puisse se déployer pleinement.
Il y a, ici, un fond commun avec les bases idéologiques du fascisme et du
nazisme. Évidemment fascistes et libéraux ne peuvent être confondus et parfois
ils ont été des ennemis acharnés. Quand Mussolini proclamait la prééminence absolue
de l’État dans tous les domaines, il ne pouvait obtenir l’assentiment des
libéraux. Mais les libéraux peuvent parfaitement être racistes : Ford et
Lindbergh étaient de bons nazis et Steve Bannon est un suprématiste blanc.
Bolsonaro donne un exemple de ce mixte d'idéologie fascisante et
d'ultra-libéralisme économique. Macron en est un autre exemple : le verticalisme,
la supériorité affirmée des experts sur le suffrage populaire et les corps
représentatifs de la société civile sont des traits communs aux libéraux (du
genre Macron) et aux fascistes. La racine commune est facile à deviner : la
compétition (« que le meilleur gagne »), tel est le seul moyen
d'organiser la sélection naturelle des élites. Quand le directeur du CNRS (qui
s’appelle maintenant « président-directeur-général ») présente comme
inégalitaire et darwinienne la réforme qu'il propose pour son organisme, on est
en plein dans cette idéologie libérale autoritaire qui perfuse un peu partout à
partir des sommets du capital financier. L’idée que la lutte de chacun contre
chacun est un moyen naturel pour améliorer l’homme et lui permettre de s’affirmer,
est une vieille idée… éternellement remise au goût du jour selon des modalités
différentes mais qui renvoient toute à un substrat biologique ou biologisant.
En effet, ce qui permet de rapprocher libéralisme et fascisme, c’est l’importance
donnée à la biologie et à la technoscience comme moyen de façonner l’homme autant
que l’organisation sociale. Cette confiance dans la science et la technique
(dans la technoscience) entre en résonnance avec la dynamique propre au mode de
production capitaliste. La technoscience est un facteur majeur dans l’augmentation
de la productivité du travail et l’adoration des machines est une des figures obligées
de la propagande fasciste, libérale ou stalinienne. Loin de libérer l’homme, la
machine doit contribuer à la rationalisation de l’organisation de la production
en faisant des humains des prolongements de la machines. Cette vision de la
technoscience correspond complètement au « verticalisme » propre aux
idéologies modernes. Elle accompagne
toutes les recherches visant à l’augmentation de la productivité du corps humain
– généralement testées sur le terrain du sport.
De ce point de vue, les spécialistes du posthumanisme, de l'homme augmenté,
les maniaques de la PMA, de la GPA s'inscrivent eux aussi dans cette mouvance
qui vise à défaire la société (« il n'y a pas de société », disait
Mrs Thatcher) et à instaurer la « lutte pour la vie » entre les
hommes. La « conception bouchère » de l'humanité, dénoncée par Pierre
Legendre, triomphe.[2]
Retenons que, si on ne peut ni ne doit confondre libéralisme et fascisme et
encore moins utiliser le qualificatif de « fasciste » à toutes les
sauces, les glissements de l’un à l’autre sont assez nombreux et peuvent permettre
de comprendre un certain nombre d’évolutions du dernier siècle. Nous manquons
certainement d’une analyse complète des formes nouvelles de domination et d’oppression.
Le nazisme et le fascisme à l’ancienne étaient, pour le grand capital, des
moyens coûteux face au danger à court du communisme. Aujourd’hui, le communisme
ne semble plus très menaçant. Mais l’évolution même du mode de production
capitaliste exige cependant un renforcement de la domination, des moyens de
contrôle et de procédures visant à l’obéissance totale. La société industrielle
technicienne, analysée par Marcuse dans L’homme unidimensionnel, est
potentiellement une société totalitaire, bien que sous des formes plus « douces »
que les sociétés totalitaires du XXe siècle. Il est possible que les catégories
politiques héritées du XXe siècle soient par là-même devenues totalement inapplicables
à notre présent. Voilà un champ de réflexion philosophique et politique qui est
ouvert et qui attend qu’on y veuille bien travailler.
Denis Collin – le 15 décembre 2019
[1][1] Domenico Losurdo : Controstoria del
liberalismo. Laterza,
Biblioteca Universale Laterza, 2005. 384 pages, Voir présentation par l’auteur sur Philosophie
et politique : https://denis-collin.blogspot.com/2006/01/pour-une-contre-histoire-du-liberalisme.html
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