Une interview de Domenico Losurdo
Domenico Losurdo : Controstoria del liberalismo
Éditeur: Laterza, Biblioteca Universale Laterza. 384 pages
Interview publiée par www.filosofia.it
Votre livre, « Controstoria del liberalismo » révèle que de nombreux pères fondateurs de la pensée libérale admettaient dans leurs écrits l’esclavage. Et aussi qu’ils s’en servaient. Il s’agit d’aspects peu connus de la littérature libérale et cependant très bien attestés. Mais pourquoi cette révélation constituerait-elle un motif d’embarras pour la pensée libérale jusqu’à en représenter une « contre-histoire » ? Ça l’est certainement si on fait référence à une histoire apologétique. Mais en un sens plus profond, plus lié à la réalité, pourquoi les thèses soutenues par certains penseurs libéraux atteindraient-elles le libéralisme en tant que tel ? En quel sens votre ouvrage est-il une contre-histoire du libéralisme et non une contre-histoire de la biographie intellectuelle de certains penseurs libéraux ?
DL : Il ne s’agit pas de « biographie intellectuelle ». On peut, si on le veut, considérer comme une affaire privée, privée de pertinence philosophique, l’implication de Locke dans la traite des esclaves noirs. Mais qui s’intéresse à interpréter correctement la pensée du père du libéralisme ne peut ignorer la thèse qu’il énonce dans le second Traité du gouvernement, selon laquelle il y a des hommes « par la loi de nature sujets à la domination absolue et au pouvoir inconditionné de leurs maîtres.[1] » Et dans un autre texte classique de la tradition libérale (On liberty, de John Stuart Mill), nous pouvons lire la thèse selon laquelle « le despotisme est une forme légitime de gouvernement quand on a affaire à des barbares », à une « race » qu’il faut considérer comme « mineure », partant tenue à « l’obéissance absolue » dans les rapports avec ses seigneurs. Et c’est De la démocratie en Amérique qui affirme que l’Amérique était, par décret de la « Providence » un « berceau vide » en attente de la « grande nation », destinée à exterminer les habitants originaires ! On ne peut pas non plus assimiler à une affaire privée l’opposition qui traverse en profondeur la constitution des États-Unis entre « personnes libres » (les blancs) et le « reste de la population » (les esclaves noirs) ; en tout cas, n’étaient pas de cet avis les abolitionnistes qui brûlaient publiquement une constitution qu’ils étiquetaient comme « un accord avec l’Enfer » ou « pacte avec la mort ». Enfin, la configuration réelle de la société modelée et célébrée par eux va bien au-delà de la « biographie intellectuelle » des hommes d’État et des théoriciens libéraux : pendant trente-deux des trente-six premières années de la vie des États-Unis, le poste de président a été occupée par un propriétaire d’esclaves. Il ne s’agit pas non plus d’affaires éloignées dans le temps. Pour citer un éminent historien états-unien (Fredrickson), « les efforts pour préserver la “pureté de la race” dans le sud des États-Unis anticipent certains aspects de la persécution déchaînée par le régime nazi contre les Juifs dans les années trente du vingtième siècle ; ou plutôt « la définition nazie du juif ne fut jamais aussi rigide que la norme définie comme « the one drop rule », prévalant dans la classification des noirs dans les lois sur la pureté de la race dans le sud des États-Unis.
Aujourd’hui, jusque dans la grande presse d’information, on commence à parler des « crimes du libéralisme appliqué » (Ernesto Ferrero dans La Stampa du 13 janvier). Il s’agit déjà d’une formation réductrice pour le fait que « la domination absolue », le « pouvoir inconditionné », le « despotisme », l’« obéissance absolue », le racisme (pour le dire avec Disraeli, la race est « la clé de l’histoire », « tout est race et il n’y a pas d’autre vérité » et la « grandeur » d’une race « résulte de son organisation physique ») trouvent leur consécration déjà au niveau théorique. Le « libéralisme appliqué » va donc bien au-delà de la « biographie intellectuelle ». Qui s’obstine à mettre de côté les terribles clauses d’exclusion présentes dans les sociétés libérales et souvent explicitement théorisées par les classiques de la tradition libérale est en effet un adepte non de l’historiographie profane mais plutôt de l’hagiographie.
2) Vous excluez qu’il puisse s’agir d’une circonstance privée, privée de pertinence philosophique, le fait que Locke admette l’esclavage. Mais où est la pertinence philosophique ? Pour ne pas rester dans la négation, nous devrons au nœud du libéralisme entendu comme doctrine politique. La thèse peut être renversée, être retournée, non plus de Locke vers le libéralisme, mais du libéralisme vers Locke et vers sa position favorable à l’esclavage. Et alors devrez-vous démontrer que le libéralisme conduit – pour des raisons qui qualifient le libéralisme – à des positions comme celle de Locke sur l’esclavage ? Ceci pour exclure que Locke ne soit pas en contradiction avec le libéralisme. Les philosophes, mais pas seulement les philosophes, ne peuvent pas toujours être interprétés comme cohérents avec les doctrines que pourtant ils ont conçues. Et nous ne parlons pas des présidents, des politiques. Il suffit de penser à notre président du conseil qui s’autodéfinit comme libéral (et qui n’a rien de libéral). En somme, Locke (un exemple pour tous les autres) est-il en contradiction avec le libéralisme ou au contraire est-il parfaitement libéral quand il soutient l’esclavage ? La chose paradoxale est que votre contre-histoire du libéralisme pourrait être prise pour l’œuvre d’un libéral : une critique adressée au prêtre au nom de l’Évangile. Ou au contraire une critique de l’Évangile ? Vous intitulez le chapitre IV ainsi : « L’Angleterre et les États-unis des xviiie et xixe siècles étaient-ils libéraux ? » Et un peu plus en avant, en concluant la description de sociétés dans lesquelles l’esclavage occupe une grande place, vous y revenez en vous demandant : « Et alors comment définir le régime politique des sociétés que nous sommes en train d’analyser ? Sommes nous en présence d’une société libérale ? (p.103) Voilà, je vous retourne la même question. Sont-elles des sociétés libérales, celles qui pratiquent l’esclavage ? Est-il libéral, le Locke esclavagiste ? Et l’autre Locke, qu’est-il ?
DL : Les persécutions auxquelles a procédé l’Église constantinienne pour se construire sont-elles une « dégénérescence » du christianisme ? Sont-ils une « dégénérescence » de la Réforme (et du principe de la liberté du chrétien, solennellement affirmé par Luther) les régimes qui ensuite se sont affirmés sur le terrain du protestantisme ? En procédant sur cette ligne, Cromwell est une « dégénéré » par rapport aux protagonistes de la révolution puritaine, la terreur jacobine est une « dégénérescence » des idées de 1789, tout comme le régime instauré par Staline (et avant lui par Lénine) est une « dégénérescence » des idéaux d’émancipation de la révolution d’octobre et du marxisme. L’actuel fondamentalisme islamique est une « dégénérescence » relativement au Coran et à la doctrine de Mahomet ? en cohérence avec cette formulation, on peut si on veut considérer comme une dégénérescence du « libéralisme » l’esclavage et l’anéantissement des peuples coloniaux effectués par l’Occident libéral. Résultat : l’histoire réelle et profane disparaît pour être remplacée par l’histoire de la catastrophique et mystérieuse « dégénérescence » de doctrines a priori élevées dans l’empire de la pureté et de la sainteté. Dans l’analyse d’un mouvement historique quelconque, je préfère m’en tenir à l’histoire réelle et profane (avec ses tensions théoriques et politiques, ses conflits, ses contradictions et ses retournements). Comme mon livre le clarifie, tant sur le plan théorique que sur celui de la pratique politico-sociale, le libéralisme a surgi comme célébration non de la liberté universelle, mais d’une communauté bien déterminée d’individus libres. En ce sens les clauses d’exclusion (aux dépens des peuples coloniaux, des domestiques des métropoles, etc.) sont constitutives de ce mouvement idéologique et politique. Elles ont été surmontées, dans la mesure où elles l’ont été, non par un processus endogène spontané, mais, en premier lieu, sur la vague du défi représenté par les gigantesques luttes d’émancipation et pour la reconnaissance, développées par les exclus.
Si on assume le terme « libéralisme » au sens (idéologique) cher à Constant et à Berlin, comme l’affirmation pour tous, d’une sphère inviolable de liberté « moderne » ou « négative » pour tous, il est clair qu’on ne peut pas définir comme libéraux les États-Unis et l’Angleterre des 18e et 19e siècles : de la liberté « moderne » ou « négative » étaient clairement exclus les Peaux-Rouges condamnés à l’expropriation et à la déportation, les esclaves, les Noirs libres en théorie (encore en plein 20e siècle soumis à une violence terroriste), les esclaves blancs arbitrairement enfermés dans des maisons de travail, etc. ; subissait de pesantes limitations même la liberté « moderne » ou « négative » des propriétaires d’esclaves ou de la classe dominante en général qui, encore au milieu du 20e siècle était tenue de respecter l’interdit de « miscegenation », l’interdit des rapports sexuels et matrimoniaux interraciaux. Si, à l’inverse, on entend par libéralisme l’autocélébration et l’auto-affirmation de la communauté des individus libres avec tous les coûts politiques et sociaux que cela comporte, il est clair que les États-Unis et l’Angleterre des 18e et 19e siècles étaient des sociétés libérales à tous égards.
3) Si le christianisme n’était pas la religion du Dieu incarné il ne serait pas le christianisme mais autre chose. Vice-versa, on peut soutenir que les persécutions font partie du monothéisme ou le contraire ; mais ceci n’entache pas la réalité du monothéisme. Mais si le prétendu monothéisme est dans la réalité un polythéisme, alors les choses changent. Le libéralisme prévoit les libertés individuelles, la liberté de la presse, de parole, etc.. Si ce n’est pas tout cela ou si c’est cela pour une partie seulement des individus et non pour les autres, alors que montrons-nous effectivement sinon que le libéralisme a le tort de ne pas être libéral ? Si le libéralisme, historiquement déterminé, entend la liberté seulement comme un bien pour un groupe restreint de personnes, comme vous le soutenez dans votre livre, vous retombez toujours sur le problème de départ : ne critiquons-nous pas cette exclusion de la liberté sur la base du libéralisme ?
Du reste, à ce propos, vous affirmez que le changement vers des formes plus justes, bien loin d’être endogène a été contraint de l’extérieur. Deux questions : 1) il n’est pas été endogène et ne pouvait-il pas l’être ? et 2) vous prenez une position différente pour le libéralisme français, pourquoi ?
DL : Il me semble inutile de revenir sur des points que je crois avoir clarifiés. J’ajoute seulement ceci :
a) Au contraire de Marx et du marxisme qui se sont souvent abandonnés à l’utopie abstraite de la disparition complète du pouvoir et des rapports de pouvoir en tant que tels, le libéralisme a eu le mérite théorique et historique de s’être concentré sur le problème de la limitation du pouvoir, même si c’est avec le regard fixé sur une communauté restreinte d’hommes libres.
b) Les grands propriétaires, en brisant les liens de l’Ancien régime et du despotisme monarchique, en même temps que l’autogouvernement et la « rule of law » pour la communauté des hommes libres, ont conquis le plein contrôle sur ceux qu’ils asservissent et sur leurs esclaves. Et ainsi la limitation du pouvoir dans le cadre de la communauté des individus libres se trouve strictement intriquée avec la dilation ultérieure du pouvoir au dépens en premier lieu des esclaves (qui subissent alors une réification sans précédent) et des populations coloniales (alors plus que jamais condamnées à la déportation et à l’anéantissement). Ce n’est pas par hasard que dans cette période commence à émerger le racisme biologique. Parler d’endogenèse ou d’une possible endogenèse de la liberté et de l’émancipation, c’est travestir la réalité.
c) Il n’est pas exact que je m’exprime plus favorablement sur le libéralisme français : il suffit de penser au jugement que j’ai formulé sur Tocqueville. Mon livre distingue non pas tant libéralisme anglo-américain et libéralisme français que libéralisme et radicalisme. Tocqueville parle tranquillement de « la démocratie en Amérique », nonobstant que le pays qu’il a visité avait comme président Andrew Jackson, propriétaire d’esclaves et protagoniste de la déportation systématique des Cherokees (un quart d’entre eux est mort déjà pendant le voyage). À la même époque, il y a eu une autre personnalité française importante qui a visité la république nord-américaine, Victor Schoelcher, qui est arrivé à une conclusion bien différente et même opposée : il qualifie les dirigeants états-uniens comme les « patrons les plus féroces de la terre », responsables d’un « des spectacles les plus ravageurs que le monde ait jamais offert. » (p.145) Cette analyse aussi est unilatérale, elle ne tient pas compte des processus réels de la démocratie qui se développent à l’intérieur de la communauté restreinte des individus libres. Voilà pourquoi dans mon livre j’ai préféré m’appuyer sur la catégorie de « Herrenvolk democracy », de « démocratie du peuple des seigneurs », suggérée par certains éminents chercheurs états-uniens : la limitation du pouvoir dans le cadre de la communauté des hommes libres va de pair avec l’imposition d’un pouvoir absolu aux dépens des exclus ; le gouvernement des lois dans le cadre du peuple des seigneurs va de pair avec le développement de l’esclavage des noirs et l’anéantissement des Peaux-Rouges. Il convient donc de tenir fermement une distinction. Dans la formulation de son jugement sur les USA, Tocqueville fait abstraction du sort réservé aux Peaux-Rouges et aux Noirs, il se concentre seulement sur la communauté des hommes libres, il est un libéral. Pas comme Schoelcher, un radical, qui, ce n’est pas un hasard, jouera un rôle important avec la révolution de février 1848 dans l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises. Tocqueville fait preuve d’un grand mépris à l’endroit de la grande révolution des esclaves noirs de Saint-Domingue, dirigée par Toussaint Louverture ; Schoelcher en parle au contraire avec admiration. Et Saint-Domingue-Haïti, premier pays à avoir aboli l’esclavage sur le continent américain devient la cible de la haine implacable des USA et de Jefferson, lequel énonce explicitement la proposition de réduire à la mort par inanition les noirs de Saint-Domingue-Haïti coupables de s’être libérés et d’inciter au scandale les esclaves qui vivaient dans la république nord-américaine.
d) Le radicalisme connaît une plus ample diffusion dans la France qui pendant la guerre de Sept Ans subit la perte d’une bonne partie de son empire colonial. Mais le radicalisme n’est pas non plus absent des États-Unis. On en trouve une expression dans les abolitionnistes chrétiens, lesquels brûlaient sur la place publique la constitution américaine qu’ils caractérisaient comme un « pacte avec l’enfer » en raison du fait qu’elle contenait la consécration de l’institution de l’esclavage.
4) Alors il est nécessaire d’entre plus dans le mérite théorique que dans les difficultés du libéralisme. Ou, dans ce cas, dans le mérite de sa méthode de recherche : le « cas » ici est donné par la possibilité que vous comprenez la théorie libérale comme une espèce de formulation idéologique d’un substrat d’intérêts bien différents. En somme, la « onscience active » qui génère une idéologie autolégitimante.
DL : La divergence entre la signification objective d’un mouvement politico-social et la conscience subjective de ses protagonistes et acteurs est un phénomène de caractère général. Une telle divergence assume suivant les situations des modalités et des significations différentes, mais on ne peut jamais ignorer qu’il s’agit d’analyser le libéralisme, le fascisme ou le communisme. Pour ce qui concerne le libéralisme, on pense à Tocqueville. Par un côté, il célèbre l’Amérique comme le pays dans lequel est vigueur la démocratie, « vive, active, triomphante » et dans lequel « chaque individu jouit d’une indépendance plus entière, d’une liberté plus grande que dans aucun autre temps ou aucun autre pays sur terre ». Mais d’un autre côté, il décrit sans embellissement les horreurs de l’esclavage et de la violence raciste contre les noirs et les Peaux-Rouges. Et cependant leur sort ne vient en rien modifier le jugement politique, le jugement exprimé à partir de l’analyse de la sphère politique proprement dite, de laquelle il semble que doivent êtres exclues les conditions civiles et politiques, outre que matérielles, des « races » autres que la blanche. Sans équivoque en résulte la déclaration programmatique que le libéral français fait en ouverture du chapitre consacré au problème des « trois races qui habitent le territoire des États-Unis » : « la tâche principale que je m’étais donnée est maintenant accomplie ; j’ai montré, au moins autant que cela m’a été possible, quelles sont les lois de la démocratie américaine, j’ai fait connaître quelles sont ses mœurs. Je pourrais m’arrêter là. » C’est seulement pour éviter une possible déception du lecteur qu’il parle des rapports entre les trois « races » : « ces arguments qui touchent mon sujet n’en font pas partie intégrante ; ils se réfèrent à l’Amérique et non à la démocratie, et j’ai voulu avant tout faire le portrait de la démocratie. » La démocratie peut être définie et la liberté peut être célébrée en concentrant l’attention exclusivement sur la communauté blanche, sur la communauté des individus libres proprement dite. Et toutefois, il n’est pas difficile de percevoir l’embarras et le malaise. Historiquement, le libéralisme nous met en présence de groupes sociaux et ethniques qui s’auto-représentent comme la communauté des individus libres et qui, véritablement en vertu de cette orgueilleuse auto-conscience, sous la pression aussi des luttes des exclus, finissent par percevoir ou par faire mûrir un sentiment de malaise, plus ou moins accentués, face à des institutions et des rapports politiques et sociaux en nette contradiction avec leur profession de foi dans la liberté.
5) À ce point nous passons à la question plus contemporaine du libéralisme …
DL : Il ne fait pas de doute que les sociétés libérales présentent aujourd’hui un visage bien différent par rapport à celles du passé. Elles ont su répondre au défi lancé, d’un moment à l’autre, par les exclus, les asservis de la métropole et les esclaves ou demi esclaves des colonies ou en venant. En même temps la théorisation de la limitation du pouvoir, la souplesse constitue l’autre grand mérite historique du libéralisme. Tout cela doit être reconnu sans réserve, mais sans s’abandonner au lieu commun aujourd’hui dominant, qui raconte la fable d’une processus spontané d’autocorrection. On pense à la manière dont ont été surmontées les trois grandes clauses d’exclusion (censitaire, raciale et de genre), qui ont longtemps caractérisé la tradition libérale. L’abolition de l’esclavage dans la vague de la guerre de Sécession a coûté aux États-Unis plus de victimes que les deux conflits mondiaux mis ensemble. Pour ce qui concerne le monopole des propriétaires sur les droits politiques, c’est le cycle révolutionnaire français qui donné la contribution décisive à son abandon. Enfin, dans de grands pays comme la Russie, l’Allemagne, les États-Unis, l’accès des femmes aux droits politiques a comme fond les bouleversements de la guerre et de la révolution des débuts du xxe siècle. Le processus d’émancipation a très souvent une poussée complètement extérieure au monde libéral. On ne peut comprendre l’abolition de l’esclavage dans les colonies anglaises sans la révolution noire de Saint-Domingue regardée avec horreur et souvent combattue par le monde libéral dans son ensemble. Environ trente ans après, l’institution de l’esclave est abandonnée même aux États-Unis ; mais nous savons que les abolitionnistes les plus fervents sont accusés par leurs adversaires d’être influencés ou d’avoir subi la contagion des idées françaises et jacobines. À la brève expérience de démocracie multi-raciale, fait suite une longue phase de « dés-émancipation » sous le signe d’une suprématie blanche terroriste. Quand intervient le moment de basculement ? En décembre 1952, le ministre états-unien de la justice envoie à la Cour Suprême, occupée à discuter la question de l’intégration dans les écoles publiques, une lettre éloquente : « la discrimination raciale apporte de l’eau au moulin de la propagande communiste et suscite des doutes parmi les nations amies sur l’intensité de notre dévotion à la foi démocratique. » Washington – observe l’historien américain qui reconstruit cette affaire – courait le danger de s’aliéner les « races de couleur » non seulement en Orient et dans le Tiers-Monde mais aussi au cœur même des États-Unis ; même là, la propagande communiste remportait un succès considérable dans sa tentative de gagner les noirs à la « cause révolutionnaire » en faisant s’écrouler en eux la « foi dans les institutions américaines ». À bien regarder, ce qui en premier a mis en crise l’esclavage et ensuite le régime terroriste de la suprématie blanche, ce sont respectivement la révolte de Saint-Domingue et la révolution d’Octobre. L’affirmation d’un principe essentiel sinon du libéralisme, mais tout de même de la démocratie libérale (dans le sens actuel de ce terme), ne peut être pensée sans la contribution décisive des deux chapitres de l’histoire majoritairement haïs par la culture libérale de ce temps. Enfin, il est nécessaire de reconnaître que, encore de nos jours, la logique qui sous-tend la « démocratie du peuple des seigneurs » est bien loin d’avoir disparu. Pour prendre un seul exemple : nous pouvons bien admirer les garanties juridiques et le gouvernement de la loi aux États-Unis, mais qu’en est-il de tout cela pour les détenus de Guantanamo ou d’Abu Ghraib ? Et le principe de la limitation du pouvoir, qu’il est le mérite du libéralisme de l’avoir affirmé, joue-t-il un rôle réel dans le rapport que l’Occident et les États-Unis instituent avec le reste du monde ?
6) Les différents recenseurs vous ont adressé des critiques spécifiques. Que leur répondez-vous ?
Les réactions polémiques à ma Contre-histoire du libéralisme n’ont jamais mis en discussion la justesse de la reconstruction historique. Les critiques sont toutes de caractère théorique. La première fait appel à « l’historicisme » : même s’il a hérité des vices anciens, le libéralisme les aurait ensuite spontanément surmontés. En réalité, c’est véritablement avec la modernité libérale que le processus de déshumanisation des esclaves atteint son sommet : l’esclavage ancillaire cède la place à l’esclavage-marchandise sur une base raciale, et cela trouve sa consécration dans la Constitution américaine ; émerge le premier État raciste qui continue à subsister même après l’abolition formelle de l’esclavage. Entre la fin du 19e et les premières décennies du 20e siècle sévit aux États-Unis un régime de « white supremacy » (ségrégation à tous les niveaux, interdiction des rapports sexuels et matrimoniaux interraciaux, lynchages des noirs qui deviennent des spectacles de masse, etc.) qui ne trouve pas de parallèle dans les pays d’Amérique Latine. À la base de la seconde critique, se trouve l’idée que les « crimes du libéralisme appliqué » (E. Ferrero, dans « la Stampa » du 13 janvier) n’entacheraient pas la noblesse de la théorie. C’est une stratégie argumentative qui n’a aucune crédibilité : comme nous l’avons vu, les clauses d’exclusion sont explicitement théorisées dans les textes classiques des auteurs de tout premier plan de la tradition libérale. Une telle stratégie pourrait être valable aussi pour le « socialisme réel », mais dans ce cas mes critiques, avec une rare cohérence, préfèrent procéder d’une manière toute différente. Enfin la troisième critique (Nadia Urbinati dans Reset) : sur les traces de Karl Marx et de son pathos égalitaire, le soussigné aurait oublié qu’au centre du libéralisme, il y a la défense de la liberté de l’individu. En réalité, en prenant explicitement ses distances par rapport à Marx et encore plus par rapport au « marxisme » vulgaire, mon livre se mesure au libéralisme à partir précisément du thème de la liberté de l’individu. N’étaient pas « individus » les Indiens que Washington assimilait à des « bêtes sauvages de la forêt », et ne l’étaient pas les noirs destinés à être esclaves et à être échangés comme des marchandises. N’étaient pas non plus des individus les travailleurs salariés des métropoles considérés et traités comme des « instruments vocaux » (Burke) ou des « machines bipèdes » (Sieyès). Et ces non-individus étaient exclus de la jouissance non seulement des droits politiques mais aussi des droits civils. Immédiatement évident pour les noirs et pour les Peaux-Rouges, ceci vaut aussi pour les asservis des métropoles, enfermés en tant que « vagabonds » dans cette sorte de camp de concentration que sont les « maisons de travail » (workhouses) et par centaine ou par millier quotidiennement pendus pour des bagatelles, selon l’observation de Mandeville, lequel pourtant, au nom du salut de la nation, exige la condamnation à mort même des suspects. Le libéralisme est ainsi peu synonyme de défense de la liberté de l’individu que celle-ci finit par être pesamment limitée jusque pour les membres de la classe dominante : encore au milieu du 20e siècle, une trentaine d’États de l’Union interdisaient par la loi les rapports sexuels et matrimoniaux interraciaux ; le pouvoir politique intervenait même dans la chambre à coucher ! D’autre part, à la fin du 19e siècle, deux auteurs aussi différents entre eux que Nietzsche et Oscar Wilde, avec un jugement de valeur négatif ou positif, considéraient le socialisme comme un mouvement « individualiste » en tant qu’il était engagé dans la lutte pour la reconnaissance de la dignité d’individu, même aux soi-disant instruments de travail, exclus de la théorie et de la pratique libérale. Il sera nécessaire d’attendre encore quelque décennies, c’est-à-dire Lénine et la révolution d’Octobre pour qu’une telle dignité soit aussi reconnue aux peuples coloniaux. Naturellement, il est plus facile de s’en tenir au manichéisme aujourd’hui dominant. Le résultat est pourtant sous les yeux de tous : le libéralisme perd son élément de grandeur (l’affirmation même contradictoire de la nécessité de la limitation du pouvoir) pour devenir une idéologie de la guerre et de la domination planétaire.
(traduit de l'italien)
Interview publiée par www.filosofia.it
Votre livre, « Controstoria del liberalismo » révèle que de nombreux pères fondateurs de la pensée libérale admettaient dans leurs écrits l’esclavage. Et aussi qu’ils s’en servaient. Il s’agit d’aspects peu connus de la littérature libérale et cependant très bien attestés. Mais pourquoi cette révélation constituerait-elle un motif d’embarras pour la pensée libérale jusqu’à en représenter une « contre-histoire » ? Ça l’est certainement si on fait référence à une histoire apologétique. Mais en un sens plus profond, plus lié à la réalité, pourquoi les thèses soutenues par certains penseurs libéraux atteindraient-elles le libéralisme en tant que tel ? En quel sens votre ouvrage est-il une contre-histoire du libéralisme et non une contre-histoire de la biographie intellectuelle de certains penseurs libéraux ?
DL : Il ne s’agit pas de « biographie intellectuelle ». On peut, si on le veut, considérer comme une affaire privée, privée de pertinence philosophique, l’implication de Locke dans la traite des esclaves noirs. Mais qui s’intéresse à interpréter correctement la pensée du père du libéralisme ne peut ignorer la thèse qu’il énonce dans le second Traité du gouvernement, selon laquelle il y a des hommes « par la loi de nature sujets à la domination absolue et au pouvoir inconditionné de leurs maîtres.[1] » Et dans un autre texte classique de la tradition libérale (On liberty, de John Stuart Mill), nous pouvons lire la thèse selon laquelle « le despotisme est une forme légitime de gouvernement quand on a affaire à des barbares », à une « race » qu’il faut considérer comme « mineure », partant tenue à « l’obéissance absolue » dans les rapports avec ses seigneurs. Et c’est De la démocratie en Amérique qui affirme que l’Amérique était, par décret de la « Providence » un « berceau vide » en attente de la « grande nation », destinée à exterminer les habitants originaires ! On ne peut pas non plus assimiler à une affaire privée l’opposition qui traverse en profondeur la constitution des États-Unis entre « personnes libres » (les blancs) et le « reste de la population » (les esclaves noirs) ; en tout cas, n’étaient pas de cet avis les abolitionnistes qui brûlaient publiquement une constitution qu’ils étiquetaient comme « un accord avec l’Enfer » ou « pacte avec la mort ». Enfin, la configuration réelle de la société modelée et célébrée par eux va bien au-delà de la « biographie intellectuelle » des hommes d’État et des théoriciens libéraux : pendant trente-deux des trente-six premières années de la vie des États-Unis, le poste de président a été occupée par un propriétaire d’esclaves. Il ne s’agit pas non plus d’affaires éloignées dans le temps. Pour citer un éminent historien états-unien (Fredrickson), « les efforts pour préserver la “pureté de la race” dans le sud des États-Unis anticipent certains aspects de la persécution déchaînée par le régime nazi contre les Juifs dans les années trente du vingtième siècle ; ou plutôt « la définition nazie du juif ne fut jamais aussi rigide que la norme définie comme « the one drop rule », prévalant dans la classification des noirs dans les lois sur la pureté de la race dans le sud des États-Unis.
Aujourd’hui, jusque dans la grande presse d’information, on commence à parler des « crimes du libéralisme appliqué » (Ernesto Ferrero dans La Stampa du 13 janvier). Il s’agit déjà d’une formation réductrice pour le fait que « la domination absolue », le « pouvoir inconditionné », le « despotisme », l’« obéissance absolue », le racisme (pour le dire avec Disraeli, la race est « la clé de l’histoire », « tout est race et il n’y a pas d’autre vérité » et la « grandeur » d’une race « résulte de son organisation physique ») trouvent leur consécration déjà au niveau théorique. Le « libéralisme appliqué » va donc bien au-delà de la « biographie intellectuelle ». Qui s’obstine à mettre de côté les terribles clauses d’exclusion présentes dans les sociétés libérales et souvent explicitement théorisées par les classiques de la tradition libérale est en effet un adepte non de l’historiographie profane mais plutôt de l’hagiographie.
2) Vous excluez qu’il puisse s’agir d’une circonstance privée, privée de pertinence philosophique, le fait que Locke admette l’esclavage. Mais où est la pertinence philosophique ? Pour ne pas rester dans la négation, nous devrons au nœud du libéralisme entendu comme doctrine politique. La thèse peut être renversée, être retournée, non plus de Locke vers le libéralisme, mais du libéralisme vers Locke et vers sa position favorable à l’esclavage. Et alors devrez-vous démontrer que le libéralisme conduit – pour des raisons qui qualifient le libéralisme – à des positions comme celle de Locke sur l’esclavage ? Ceci pour exclure que Locke ne soit pas en contradiction avec le libéralisme. Les philosophes, mais pas seulement les philosophes, ne peuvent pas toujours être interprétés comme cohérents avec les doctrines que pourtant ils ont conçues. Et nous ne parlons pas des présidents, des politiques. Il suffit de penser à notre président du conseil qui s’autodéfinit comme libéral (et qui n’a rien de libéral). En somme, Locke (un exemple pour tous les autres) est-il en contradiction avec le libéralisme ou au contraire est-il parfaitement libéral quand il soutient l’esclavage ? La chose paradoxale est que votre contre-histoire du libéralisme pourrait être prise pour l’œuvre d’un libéral : une critique adressée au prêtre au nom de l’Évangile. Ou au contraire une critique de l’Évangile ? Vous intitulez le chapitre IV ainsi : « L’Angleterre et les États-unis des xviiie et xixe siècles étaient-ils libéraux ? » Et un peu plus en avant, en concluant la description de sociétés dans lesquelles l’esclavage occupe une grande place, vous y revenez en vous demandant : « Et alors comment définir le régime politique des sociétés que nous sommes en train d’analyser ? Sommes nous en présence d’une société libérale ? (p.103) Voilà, je vous retourne la même question. Sont-elles des sociétés libérales, celles qui pratiquent l’esclavage ? Est-il libéral, le Locke esclavagiste ? Et l’autre Locke, qu’est-il ?
DL : Les persécutions auxquelles a procédé l’Église constantinienne pour se construire sont-elles une « dégénérescence » du christianisme ? Sont-ils une « dégénérescence » de la Réforme (et du principe de la liberté du chrétien, solennellement affirmé par Luther) les régimes qui ensuite se sont affirmés sur le terrain du protestantisme ? En procédant sur cette ligne, Cromwell est une « dégénéré » par rapport aux protagonistes de la révolution puritaine, la terreur jacobine est une « dégénérescence » des idées de 1789, tout comme le régime instauré par Staline (et avant lui par Lénine) est une « dégénérescence » des idéaux d’émancipation de la révolution d’octobre et du marxisme. L’actuel fondamentalisme islamique est une « dégénérescence » relativement au Coran et à la doctrine de Mahomet ? en cohérence avec cette formulation, on peut si on veut considérer comme une dégénérescence du « libéralisme » l’esclavage et l’anéantissement des peuples coloniaux effectués par l’Occident libéral. Résultat : l’histoire réelle et profane disparaît pour être remplacée par l’histoire de la catastrophique et mystérieuse « dégénérescence » de doctrines a priori élevées dans l’empire de la pureté et de la sainteté. Dans l’analyse d’un mouvement historique quelconque, je préfère m’en tenir à l’histoire réelle et profane (avec ses tensions théoriques et politiques, ses conflits, ses contradictions et ses retournements). Comme mon livre le clarifie, tant sur le plan théorique que sur celui de la pratique politico-sociale, le libéralisme a surgi comme célébration non de la liberté universelle, mais d’une communauté bien déterminée d’individus libres. En ce sens les clauses d’exclusion (aux dépens des peuples coloniaux, des domestiques des métropoles, etc.) sont constitutives de ce mouvement idéologique et politique. Elles ont été surmontées, dans la mesure où elles l’ont été, non par un processus endogène spontané, mais, en premier lieu, sur la vague du défi représenté par les gigantesques luttes d’émancipation et pour la reconnaissance, développées par les exclus.
Si on assume le terme « libéralisme » au sens (idéologique) cher à Constant et à Berlin, comme l’affirmation pour tous, d’une sphère inviolable de liberté « moderne » ou « négative » pour tous, il est clair qu’on ne peut pas définir comme libéraux les États-Unis et l’Angleterre des 18e et 19e siècles : de la liberté « moderne » ou « négative » étaient clairement exclus les Peaux-Rouges condamnés à l’expropriation et à la déportation, les esclaves, les Noirs libres en théorie (encore en plein 20e siècle soumis à une violence terroriste), les esclaves blancs arbitrairement enfermés dans des maisons de travail, etc. ; subissait de pesantes limitations même la liberté « moderne » ou « négative » des propriétaires d’esclaves ou de la classe dominante en général qui, encore au milieu du 20e siècle était tenue de respecter l’interdit de « miscegenation », l’interdit des rapports sexuels et matrimoniaux interraciaux. Si, à l’inverse, on entend par libéralisme l’autocélébration et l’auto-affirmation de la communauté des individus libres avec tous les coûts politiques et sociaux que cela comporte, il est clair que les États-Unis et l’Angleterre des 18e et 19e siècles étaient des sociétés libérales à tous égards.
3) Si le christianisme n’était pas la religion du Dieu incarné il ne serait pas le christianisme mais autre chose. Vice-versa, on peut soutenir que les persécutions font partie du monothéisme ou le contraire ; mais ceci n’entache pas la réalité du monothéisme. Mais si le prétendu monothéisme est dans la réalité un polythéisme, alors les choses changent. Le libéralisme prévoit les libertés individuelles, la liberté de la presse, de parole, etc.. Si ce n’est pas tout cela ou si c’est cela pour une partie seulement des individus et non pour les autres, alors que montrons-nous effectivement sinon que le libéralisme a le tort de ne pas être libéral ? Si le libéralisme, historiquement déterminé, entend la liberté seulement comme un bien pour un groupe restreint de personnes, comme vous le soutenez dans votre livre, vous retombez toujours sur le problème de départ : ne critiquons-nous pas cette exclusion de la liberté sur la base du libéralisme ?
Du reste, à ce propos, vous affirmez que le changement vers des formes plus justes, bien loin d’être endogène a été contraint de l’extérieur. Deux questions : 1) il n’est pas été endogène et ne pouvait-il pas l’être ? et 2) vous prenez une position différente pour le libéralisme français, pourquoi ?
DL : Il me semble inutile de revenir sur des points que je crois avoir clarifiés. J’ajoute seulement ceci :
a) Au contraire de Marx et du marxisme qui se sont souvent abandonnés à l’utopie abstraite de la disparition complète du pouvoir et des rapports de pouvoir en tant que tels, le libéralisme a eu le mérite théorique et historique de s’être concentré sur le problème de la limitation du pouvoir, même si c’est avec le regard fixé sur une communauté restreinte d’hommes libres.
b) Les grands propriétaires, en brisant les liens de l’Ancien régime et du despotisme monarchique, en même temps que l’autogouvernement et la « rule of law » pour la communauté des hommes libres, ont conquis le plein contrôle sur ceux qu’ils asservissent et sur leurs esclaves. Et ainsi la limitation du pouvoir dans le cadre de la communauté des individus libres se trouve strictement intriquée avec la dilation ultérieure du pouvoir au dépens en premier lieu des esclaves (qui subissent alors une réification sans précédent) et des populations coloniales (alors plus que jamais condamnées à la déportation et à l’anéantissement). Ce n’est pas par hasard que dans cette période commence à émerger le racisme biologique. Parler d’endogenèse ou d’une possible endogenèse de la liberté et de l’émancipation, c’est travestir la réalité.
c) Il n’est pas exact que je m’exprime plus favorablement sur le libéralisme français : il suffit de penser au jugement que j’ai formulé sur Tocqueville. Mon livre distingue non pas tant libéralisme anglo-américain et libéralisme français que libéralisme et radicalisme. Tocqueville parle tranquillement de « la démocratie en Amérique », nonobstant que le pays qu’il a visité avait comme président Andrew Jackson, propriétaire d’esclaves et protagoniste de la déportation systématique des Cherokees (un quart d’entre eux est mort déjà pendant le voyage). À la même époque, il y a eu une autre personnalité française importante qui a visité la république nord-américaine, Victor Schoelcher, qui est arrivé à une conclusion bien différente et même opposée : il qualifie les dirigeants états-uniens comme les « patrons les plus féroces de la terre », responsables d’un « des spectacles les plus ravageurs que le monde ait jamais offert. » (p.145) Cette analyse aussi est unilatérale, elle ne tient pas compte des processus réels de la démocratie qui se développent à l’intérieur de la communauté restreinte des individus libres. Voilà pourquoi dans mon livre j’ai préféré m’appuyer sur la catégorie de « Herrenvolk democracy », de « démocratie du peuple des seigneurs », suggérée par certains éminents chercheurs états-uniens : la limitation du pouvoir dans le cadre de la communauté des hommes libres va de pair avec l’imposition d’un pouvoir absolu aux dépens des exclus ; le gouvernement des lois dans le cadre du peuple des seigneurs va de pair avec le développement de l’esclavage des noirs et l’anéantissement des Peaux-Rouges. Il convient donc de tenir fermement une distinction. Dans la formulation de son jugement sur les USA, Tocqueville fait abstraction du sort réservé aux Peaux-Rouges et aux Noirs, il se concentre seulement sur la communauté des hommes libres, il est un libéral. Pas comme Schoelcher, un radical, qui, ce n’est pas un hasard, jouera un rôle important avec la révolution de février 1848 dans l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises. Tocqueville fait preuve d’un grand mépris à l’endroit de la grande révolution des esclaves noirs de Saint-Domingue, dirigée par Toussaint Louverture ; Schoelcher en parle au contraire avec admiration. Et Saint-Domingue-Haïti, premier pays à avoir aboli l’esclavage sur le continent américain devient la cible de la haine implacable des USA et de Jefferson, lequel énonce explicitement la proposition de réduire à la mort par inanition les noirs de Saint-Domingue-Haïti coupables de s’être libérés et d’inciter au scandale les esclaves qui vivaient dans la république nord-américaine.
d) Le radicalisme connaît une plus ample diffusion dans la France qui pendant la guerre de Sept Ans subit la perte d’une bonne partie de son empire colonial. Mais le radicalisme n’est pas non plus absent des États-Unis. On en trouve une expression dans les abolitionnistes chrétiens, lesquels brûlaient sur la place publique la constitution américaine qu’ils caractérisaient comme un « pacte avec l’enfer » en raison du fait qu’elle contenait la consécration de l’institution de l’esclavage.
4) Alors il est nécessaire d’entre plus dans le mérite théorique que dans les difficultés du libéralisme. Ou, dans ce cas, dans le mérite de sa méthode de recherche : le « cas » ici est donné par la possibilité que vous comprenez la théorie libérale comme une espèce de formulation idéologique d’un substrat d’intérêts bien différents. En somme, la « onscience active » qui génère une idéologie autolégitimante.
DL : La divergence entre la signification objective d’un mouvement politico-social et la conscience subjective de ses protagonistes et acteurs est un phénomène de caractère général. Une telle divergence assume suivant les situations des modalités et des significations différentes, mais on ne peut jamais ignorer qu’il s’agit d’analyser le libéralisme, le fascisme ou le communisme. Pour ce qui concerne le libéralisme, on pense à Tocqueville. Par un côté, il célèbre l’Amérique comme le pays dans lequel est vigueur la démocratie, « vive, active, triomphante » et dans lequel « chaque individu jouit d’une indépendance plus entière, d’une liberté plus grande que dans aucun autre temps ou aucun autre pays sur terre ». Mais d’un autre côté, il décrit sans embellissement les horreurs de l’esclavage et de la violence raciste contre les noirs et les Peaux-Rouges. Et cependant leur sort ne vient en rien modifier le jugement politique, le jugement exprimé à partir de l’analyse de la sphère politique proprement dite, de laquelle il semble que doivent êtres exclues les conditions civiles et politiques, outre que matérielles, des « races » autres que la blanche. Sans équivoque en résulte la déclaration programmatique que le libéral français fait en ouverture du chapitre consacré au problème des « trois races qui habitent le territoire des États-Unis » : « la tâche principale que je m’étais donnée est maintenant accomplie ; j’ai montré, au moins autant que cela m’a été possible, quelles sont les lois de la démocratie américaine, j’ai fait connaître quelles sont ses mœurs. Je pourrais m’arrêter là. » C’est seulement pour éviter une possible déception du lecteur qu’il parle des rapports entre les trois « races » : « ces arguments qui touchent mon sujet n’en font pas partie intégrante ; ils se réfèrent à l’Amérique et non à la démocratie, et j’ai voulu avant tout faire le portrait de la démocratie. » La démocratie peut être définie et la liberté peut être célébrée en concentrant l’attention exclusivement sur la communauté blanche, sur la communauté des individus libres proprement dite. Et toutefois, il n’est pas difficile de percevoir l’embarras et le malaise. Historiquement, le libéralisme nous met en présence de groupes sociaux et ethniques qui s’auto-représentent comme la communauté des individus libres et qui, véritablement en vertu de cette orgueilleuse auto-conscience, sous la pression aussi des luttes des exclus, finissent par percevoir ou par faire mûrir un sentiment de malaise, plus ou moins accentués, face à des institutions et des rapports politiques et sociaux en nette contradiction avec leur profession de foi dans la liberté.
5) À ce point nous passons à la question plus contemporaine du libéralisme …
DL : Il ne fait pas de doute que les sociétés libérales présentent aujourd’hui un visage bien différent par rapport à celles du passé. Elles ont su répondre au défi lancé, d’un moment à l’autre, par les exclus, les asservis de la métropole et les esclaves ou demi esclaves des colonies ou en venant. En même temps la théorisation de la limitation du pouvoir, la souplesse constitue l’autre grand mérite historique du libéralisme. Tout cela doit être reconnu sans réserve, mais sans s’abandonner au lieu commun aujourd’hui dominant, qui raconte la fable d’une processus spontané d’autocorrection. On pense à la manière dont ont été surmontées les trois grandes clauses d’exclusion (censitaire, raciale et de genre), qui ont longtemps caractérisé la tradition libérale. L’abolition de l’esclavage dans la vague de la guerre de Sécession a coûté aux États-Unis plus de victimes que les deux conflits mondiaux mis ensemble. Pour ce qui concerne le monopole des propriétaires sur les droits politiques, c’est le cycle révolutionnaire français qui donné la contribution décisive à son abandon. Enfin, dans de grands pays comme la Russie, l’Allemagne, les États-Unis, l’accès des femmes aux droits politiques a comme fond les bouleversements de la guerre et de la révolution des débuts du xxe siècle. Le processus d’émancipation a très souvent une poussée complètement extérieure au monde libéral. On ne peut comprendre l’abolition de l’esclavage dans les colonies anglaises sans la révolution noire de Saint-Domingue regardée avec horreur et souvent combattue par le monde libéral dans son ensemble. Environ trente ans après, l’institution de l’esclave est abandonnée même aux États-Unis ; mais nous savons que les abolitionnistes les plus fervents sont accusés par leurs adversaires d’être influencés ou d’avoir subi la contagion des idées françaises et jacobines. À la brève expérience de démocracie multi-raciale, fait suite une longue phase de « dés-émancipation » sous le signe d’une suprématie blanche terroriste. Quand intervient le moment de basculement ? En décembre 1952, le ministre états-unien de la justice envoie à la Cour Suprême, occupée à discuter la question de l’intégration dans les écoles publiques, une lettre éloquente : « la discrimination raciale apporte de l’eau au moulin de la propagande communiste et suscite des doutes parmi les nations amies sur l’intensité de notre dévotion à la foi démocratique. » Washington – observe l’historien américain qui reconstruit cette affaire – courait le danger de s’aliéner les « races de couleur » non seulement en Orient et dans le Tiers-Monde mais aussi au cœur même des États-Unis ; même là, la propagande communiste remportait un succès considérable dans sa tentative de gagner les noirs à la « cause révolutionnaire » en faisant s’écrouler en eux la « foi dans les institutions américaines ». À bien regarder, ce qui en premier a mis en crise l’esclavage et ensuite le régime terroriste de la suprématie blanche, ce sont respectivement la révolte de Saint-Domingue et la révolution d’Octobre. L’affirmation d’un principe essentiel sinon du libéralisme, mais tout de même de la démocratie libérale (dans le sens actuel de ce terme), ne peut être pensée sans la contribution décisive des deux chapitres de l’histoire majoritairement haïs par la culture libérale de ce temps. Enfin, il est nécessaire de reconnaître que, encore de nos jours, la logique qui sous-tend la « démocratie du peuple des seigneurs » est bien loin d’avoir disparu. Pour prendre un seul exemple : nous pouvons bien admirer les garanties juridiques et le gouvernement de la loi aux États-Unis, mais qu’en est-il de tout cela pour les détenus de Guantanamo ou d’Abu Ghraib ? Et le principe de la limitation du pouvoir, qu’il est le mérite du libéralisme de l’avoir affirmé, joue-t-il un rôle réel dans le rapport que l’Occident et les États-Unis instituent avec le reste du monde ?
6) Les différents recenseurs vous ont adressé des critiques spécifiques. Que leur répondez-vous ?
Les réactions polémiques à ma Contre-histoire du libéralisme n’ont jamais mis en discussion la justesse de la reconstruction historique. Les critiques sont toutes de caractère théorique. La première fait appel à « l’historicisme » : même s’il a hérité des vices anciens, le libéralisme les aurait ensuite spontanément surmontés. En réalité, c’est véritablement avec la modernité libérale que le processus de déshumanisation des esclaves atteint son sommet : l’esclavage ancillaire cède la place à l’esclavage-marchandise sur une base raciale, et cela trouve sa consécration dans la Constitution américaine ; émerge le premier État raciste qui continue à subsister même après l’abolition formelle de l’esclavage. Entre la fin du 19e et les premières décennies du 20e siècle sévit aux États-Unis un régime de « white supremacy » (ségrégation à tous les niveaux, interdiction des rapports sexuels et matrimoniaux interraciaux, lynchages des noirs qui deviennent des spectacles de masse, etc.) qui ne trouve pas de parallèle dans les pays d’Amérique Latine. À la base de la seconde critique, se trouve l’idée que les « crimes du libéralisme appliqué » (E. Ferrero, dans « la Stampa » du 13 janvier) n’entacheraient pas la noblesse de la théorie. C’est une stratégie argumentative qui n’a aucune crédibilité : comme nous l’avons vu, les clauses d’exclusion sont explicitement théorisées dans les textes classiques des auteurs de tout premier plan de la tradition libérale. Une telle stratégie pourrait être valable aussi pour le « socialisme réel », mais dans ce cas mes critiques, avec une rare cohérence, préfèrent procéder d’une manière toute différente. Enfin la troisième critique (Nadia Urbinati dans Reset) : sur les traces de Karl Marx et de son pathos égalitaire, le soussigné aurait oublié qu’au centre du libéralisme, il y a la défense de la liberté de l’individu. En réalité, en prenant explicitement ses distances par rapport à Marx et encore plus par rapport au « marxisme » vulgaire, mon livre se mesure au libéralisme à partir précisément du thème de la liberté de l’individu. N’étaient pas « individus » les Indiens que Washington assimilait à des « bêtes sauvages de la forêt », et ne l’étaient pas les noirs destinés à être esclaves et à être échangés comme des marchandises. N’étaient pas non plus des individus les travailleurs salariés des métropoles considérés et traités comme des « instruments vocaux » (Burke) ou des « machines bipèdes » (Sieyès). Et ces non-individus étaient exclus de la jouissance non seulement des droits politiques mais aussi des droits civils. Immédiatement évident pour les noirs et pour les Peaux-Rouges, ceci vaut aussi pour les asservis des métropoles, enfermés en tant que « vagabonds » dans cette sorte de camp de concentration que sont les « maisons de travail » (workhouses) et par centaine ou par millier quotidiennement pendus pour des bagatelles, selon l’observation de Mandeville, lequel pourtant, au nom du salut de la nation, exige la condamnation à mort même des suspects. Le libéralisme est ainsi peu synonyme de défense de la liberté de l’individu que celle-ci finit par être pesamment limitée jusque pour les membres de la classe dominante : encore au milieu du 20e siècle, une trentaine d’États de l’Union interdisaient par la loi les rapports sexuels et matrimoniaux interraciaux ; le pouvoir politique intervenait même dans la chambre à coucher ! D’autre part, à la fin du 19e siècle, deux auteurs aussi différents entre eux que Nietzsche et Oscar Wilde, avec un jugement de valeur négatif ou positif, considéraient le socialisme comme un mouvement « individualiste » en tant qu’il était engagé dans la lutte pour la reconnaissance de la dignité d’individu, même aux soi-disant instruments de travail, exclus de la théorie et de la pratique libérale. Il sera nécessaire d’attendre encore quelque décennies, c’est-à-dire Lénine et la révolution d’Octobre pour qu’une telle dignité soit aussi reconnue aux peuples coloniaux. Naturellement, il est plus facile de s’en tenir au manichéisme aujourd’hui dominant. Le résultat est pourtant sous les yeux de tous : le libéralisme perd son élément de grandeur (l’affirmation même contradictoire de la nécessité de la limitation du pouvoir) pour devenir une idéologie de la guerre et de la domination planétaire.
[1] « Mais il y a une autre sorte de serviteurs, que nous appelons, d'un nom particulier, esclaves, et qui ayant été faits prisonniers dans une juste guerre, sont, selon le droit de la nature, sujets à la domination absolue et au pouvoir arbitraire de leurs maîtres. Ces gens-là ayant mérité de perdre la vie, à laquelle ils n'ont plus de droit par conséquent, non plus aussi qu'à leur liberté, ni à leurs biens, et se trouvant dans l'état d'esclavage, qui est incompatible avec la jouissance d'aucun bien propre, ils ne sauraient être considérés, en cet état, comme membres de la société civile dont la fin principale est de conserver et maintenir les biens propres. » (§85 – trad. Mazel. NdT)
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