La culture est finalement un objet philosophique récent. Et des plus confus. Je ne vais pas reprendre tout ce qui a pu être dit sur le rapport culture/civilisation, par exemple sur les différences entre l’allemand et le français : la culture au sens restreint en français correspondrait plus à la Bildunget la civilisation à la Kultur ... ce qui n’a pas empêché qu’on retraduise Malaise dans la civilisation de Freud (Das Umweh in der Kultur) par le titre confus en français de Malaise dans la Culture. Pour laisser de côté cette discussion, j’invoquerai ici l’autorité de Freud définissant la culture humaine : « j’entends par là tout ce en quoi la vie humaine s’est élevée au-dessus de ses conditions animales et ce en quoi elle se différencie de la vie des bêtes, et je dédaigne de séparer culture et civilisation » (L’avenir d’une illusion, trad. Marie Bonaparte, PUF,1971, p.8)
Je m’en tiendrais à une réflexion plus limitée. Quel rapport la culture entretient-elle avec le travail ? On peut opposer le travail dicté par le besoin naturel à la culture expression de l’esprit libre, en se situant ainsi dans une optique antique ou proche de Hannah Arendt (voir Condition de l’homme moderne et La crise de la culture). On peut, au contraire penser le travail du côté de la culture par opposition à la nature – ce qui correspondrait plutôt à une vision moderne, dont on trouvera des expressions chez Hegel, Marx ou encore chez Freud, dans la définition donnée plus haut. Cette discussion n’est pas purement théorique. Elle a des conséquences relativement importantes, d’une part pour la définition même du genre de productions ou d’activités qui appartiennent à la culture : une définition trop extensive nous conduirait à penser que tout est culture, qu’il y a une culture jeune, une culture technique, etc., dévalorisant ainsi la culture. D’autre part, pour suivre Hannah Arendt, ne pourrions-nous pas dire que, dans une société dominée par le travail, la culture n’a plus sa place, qu’elle a été engloutie par la consommation – qu’on songe, par exemple, à ce syntagme plutôt monstrueux, « la consommation de biens culturels » recensée par les économistes ? Nous voilà en fait devant une alternative : soit nous rejoignons les modernistes et le clan de ceux qui avilissent et détruisent la culture, parachevant l’oeuvre des ethnologues qui avaient déjà remplacé la culture par la pluralité des cultures ; soit nous sommes condamnés à revenir à la conception grecque classique de la culture, dûment reconstruite au préalable.
Je prendrai un fil directeur, celui que propose Hannah Arendt dans La crise de la culture, qui décrit la destruction de la culture par sa transformation en loisirs intégrés au cycle du travail. Je voudrais, au contraire, montrer que la culture, dans quelque sens qu’on prenne ce terme, est inséparable du travail qui en constitue à la fois la condition et l’effectivité. De ce point de vue, on verra que les oppositions établies par Arendt sont très largement factices, j’allais dire idéologiques. En vérité, ce n’est pas l’invasion du monde par le travail et la consommation qui engloutissent la culture mais bien la domination du fétiche argent et la perte de toute valeur du travail lui-même.
Travail et loisir
Si on réserve le mot de culture aux produits de l’activité de l’esprit (qu’il s’agisse des arts, des sciences, ou de la philosophie), elle semble s’opposer point par point au travail. Par rapport au travail qui, selon Hannah Arendt, exprimerait la condition naturelle de l’homme, soumis à la nécessité, s’épuisant dans une activité sans cesse à recommencer, la culture semble bien être du côté du loisir, évidemment au sens grec du terme de la σχολή (skholé), pris dans l’acception que lui donnent le plus souvent Platon et Aristote. La σχολή, on le sait, est à la fois le temps dont on dispose pour soi-même, donc pour prendre soin de soi et par relation de proximité, le temps de l’étude et de la méditation, car c’est seulement par ces moyens qu’on peut vraiment prendre soin de son âme. Se cultiver, c’est prendre soin de soi, c’est donc aussi se former, s’exercer, permettre que se forgent les vertus et que se développent toutes les potentialités dont on est porteur. Avoir du loisir, et se cultiver, c’est véritablement être un homme libre.Par opposition, non seulement n’est pas libre celui qui doit consacrer sa vie à subvenir aux nécessités de la vie, celui dont le corps est un outil, en un mot l’esclave, « outil vivant » selon la définition d’Aristote, mais encore n’est même libre non plus celui dont l’activité intellectuelle est une activité mercenaire, celui qui tel le rhéteur ou le sophiste vend son savoir et reste toujours soumis à la presse, à l’écoulement de la clepsydre (voir le Gorgias) – il parle devant l’assemblée comme un travailleur moderne soumis au chronomètre du contremaître.
L’éducation des enfants et des jeunes gens, la paideia est évidemment orientée vers cette vie consacrée au loisir. Éducation physique, musique, poésie mais aussi philosophie, ce sont là des activités qui n’ont rien à voir avec le besoin. Même si elle se généralise à l’époque classique, la paideia reste profondément imprégnée des valeurs de l’Athènes aristocratique. On remarquera encore que l’estime généralement accordée à cette formation (Bildung) ne s’étend pas toujours à celui qui l’assure. Le maître d’école peut être un esclave ou quelqu’un qui est payé pour accomplir cette tâche. Pour parler le langage moderne, « l’élève est au centre » ! Et si les sophistes et autres maîtres de rhétorique peuvent être riches et célèbres, le mépris de Platon à leur endroit s’adresse autant à leur statut d’intellectuels salariés qu’à leur conception de la vérité.1
Je laisserai de côté le deuxième aspect de la formation de l’homme grec qui concerne la préparation à la vie publique sous tous ses aspects : former d’abord, des hommes courageux qui pourront acquérir la gloire sur les champs de bataille, former des citoyens aptes à prendre part à la vie publique et à assumer les magistratures auxquelles ils aspirent. On sait comment Platon fera la synthèse de ces deux dimensions de la formation, dans ses deux oeuvres majeures que sont La République et Les Lois.
Cette synthèse platonicienne, si, encore une fois, elle prolonge une tradition vivace de la Grèce classique, présente cependant quelques aspect nouveaux qui éclairent notre sujet. Car la culture ne consiste pas seulement à admirer les belles choses pour elles-mêmes ou à se perdre dans la vie contemplative. Le plan de formation platonicien vise l’ordre politique : établir une cité bien ordonnée et la gouverner en maintenant la paix et chacun à sa place ! Si on veut définir la culture comme ce qui est à soi-même sa propre fin, nous voilà bien ennuyés, car, si elle est en elle-même la vie bonne, la seule vie qui nous prépare véritablement à la mort, la recherche de la vérité a aussi une finalité extérieure, une finalité qui peut lui être supérieure, l’ordre politique. Autrement dit, la culture en son sens le plus élevé est conçue comme la formation de l’homme d’action, car la politique est bien d’abord action. Or l’action n’est pas un loisir. Elle n’est pas cette activité absolument libre où l’esprit peut sans souci baguenauder dans le monde des idées. Bien que la hiérarchie philosophique place la vie contemplative au-dessus de la vie active, c’est finalement, même chez Platon, la vie active qui a le dernier mot. Rappelons également que pour Aristote, si la recherche de la vie bonne est l’objet même de l’éthique, l’éthique elle-même n’est qu’une science subordonnée à cette science architectonique qu’est la politique (voir Éthique à Nicomaque).
Il y a là dans ces rapports complexes entre culture et politique, entre l’action et l’oeuvre, quelque chose que Hannah Arendt cherche à éclaircir sans véritablement y parvenir – tout simplement parce qu’il faudrait faire de l’histoire pour y voir clair et que Arendt a parfois la fâcheuse habitude de prendre quelques libertés avec cette discipline. Si bien qu’elle semble tenter de faire rentrer une réalité complexe dans le lit de Procuste d’une problématique philosophique construite a priori.
L’idéal de la culture humaniste se place clairement dans cette lignée. Il s’agit de former un homme au plein sens du terme, et non un travailleur. Un homme qui a le loisir de s’occuper aux choses de l’esprit. C’est d’ailleurs un des sens que prend le grand retour à l’Antiquité par quoi s’inaugure le monde moderne. Mais curieusement, c’est aussi le moment où cet idéal va commencer à basculer, quand la Réforme va s’en mêler, valorisant la vie active contre la vie contemplative.
Quoiqu’il en soit, c’est dans cette tradition classique qu’on va trouver l’idéal humaniste de la culture, indépendante des contingences de la vie ordinaire, entièrement consacrée à l’intelligence et à la beauté. Une culture noble, celle de l’homme qui a du loisir, qui s’oppose à l’ignoble, le vulgaire uniquement dirigé par le besoin naturel et dont le corps est l’instrument du labeur, de la peine.
La culture et la « société de masse »
Après l’âge d’or, voici l’âge de fer. Celui de la culture de masse ou encore du « tout culturel » qui caractérise notre époque et qui serait la destruction de tout culture authentique. Une destruction qui procéderait de la subversion de toute la hiérarchie classique des genres de vie par le travail.Dans la Crise de la culture, Arendt cherche à analyser ce que signifie le surgissement de la « culture de masse ». La « culture de masse » exige d’abord une condition plus ancienne : l’existence d’une « société de masse ». La société de masse n’est pas autre chose que l’intégration de la grande masse des individus à la société. Ce qui est un peu énigmatique ici, au premier abord, c’est le sens que Arendt donne au terme « société ». Ce qu’elle appelle société, c’est « l’avènement du ménage, de ses activités, de ses problèmes, de ses procédés d’organisation » dans le domaine public. Disons-le autrement, c’est le triomphe de l’économique qui sort du foyer (oïkos) pour devenir progressivement le centre de la vie active. Or cet avènement du social implique le nivellement et l’intégration de gré ou de force de l’individu dans cette grande famille qu’est la « société ». Mais, jusqu’au XXe siècle, une très grande partie des individus est écartée de la société : les prolétaires et les exclus en tous genres. Ce qui explique d’ailleurs pourquoi un certain nombre d’individus pour échapper à la pression du conformisme ont rejoint les partis révolutionnaires. Hannah Arendt, qui écrit dans la fin des années 50 et le début des années 60, constate que désormais la masse est intégrée à la « société de consommateurs » (on dirait aussi « société de consommation ») et il faut souligner donc que le problème qu’elle pose dans la Crise de la culture n’est pas tant celui d’une perte de la tradition antique (de la paideia grecque par exemple) que celui des transformations sociales qui détruisent finalement l’individu. On pourrait ainsi rapprocher Arendt de l’école de Francfort, par exemple de Marcuse (L’homme unidimensionnel, Eros et civilisation) ou de Adorno et Horckheimer.
Si on veut comprendre ce qu’il advient de la culture dans la société de masse, il faut ce concentrer sur l’artiste, dit Arendt, « le dernier individu à demeurer dans une société de masse », car l’artiste est « le producteur authentique des objets que chaque civilisation laisse derrière elle comme la quintessence et témoignage durable de l’esprit qui l’anime. » L’artiste lui semble, de ce point de vue l’archétype de l’individu en opposition à la société. En opposition d’abord au « philistinisme », cet état d’esprit qui juge tout en fonction de l’utilité immédiate et des « valeurs matérielles ».
Mais il ne s’agit pas tant du mépris de l’homme d’affaires pour les futilités de l’art que la prétention de la société à monopoliser la « culture » pour ses propres fins. Si bien que l’art authentique se développe à partir du XVIIIe siècle comme une protestation contre cette « culture » des philistins. Bref contre tout ce qui fait de la culture un « bien » dont on peut se servir en vue d’occuper une position supérieure dans la société : « les valeurs culturelles subirent le traitement de toutes les autres valeurs, furent ce que les valeurs avaient toujours été: valeurs d’échanges. »
C’est là finalement une critique assez classique : la richesse de nos sociétés s’annoncent comme une immense accumulation de marchandises et tout naturellement les plus hautes productions de l’activité intellectuelle humaine sont réduites à des marchandises. On trouvera une critique assez proche chez ... les situationnistes et au premier chef dans la Société du spectacle de Guy Debord.
« Dans son secteur le plus avancé, le capitalisme concentré s'oriente vers la vente de blocs de temps «tout équipés», chacun d'eux constituant une seule marchandise unifiée, qui a intégré un certain nombre de marchandises diverses. C'est ainsi que peut apparaître, dans l'économie en expansion des «services» et des loisirs, la formule du paiement calculé «tout compris», pour l'habitat spectaculaire, les pseudo-déplacements collectifs des vacances, l'abonnement à la consommation culturelle, et la vente de la sociabilité elle-même en «conversations passionnantes» et «rencontres de personnalités». Cette sorte de marchandise spectaculaire, qui ne peut évidemment avoir cours qu'en fonction de la pénurie accrue des réalités correspondantes, figure aussi bien évidemment parmi les articles-pilotes de la modernisation des ventes, en étant payable à crédit. » (Société du spectacle, II, §152)
Ou encore, là où Hannah Arendt montre l’abandon dans lequel se trouve « l’homme de masse », Debord écrit :
« Mais le mouvement général de l'isolement, qui est la réalité de l'urbanisme, doit aussi contenir une réintégration contrôlée des travailleurs, selon les nécessités planifiables de la production et de la consommation. L'intégration au système doit ressaisir les individus en tant qu'individus isolés ensemble : les usines comme les maisons de la culture, les villages de vacances comme les «grands ensembles», sont spécialement organisés pour les fins de cette pseudo-collectivité qui accompagne aussi l'individu isolé dans la cellule familiale : l'emploi généralisé des récepteurs du message spectaculaire fait que son isolement se retrouve peuplé des images dominantes, images qui par cet isolement seulement acquièrent leur pleine puissance. » (op. cit. II, §172)
Nous voyons assez clairement que les thèmes sur lesquels s’organisent la critique de Hannan Arendt de la « culture de masse » ne renvoient peut-être pas tant à la classique nostalgie de l’âge de la culture qu’à un sentiment profond de la condition de l’homme moderne, dont va s’emparer la critique radicale, une des composantes de cette fameuse « pensée 68 » brocardée par un ancien ministre de l’Éducation Nationale.Mais revenons au texte de Arendt. Elle traque le philistin jusqu’en ses derniers recours. Si la culture sert aux fins de la perfection personnelle, elle est encore instrumentalisée : regarder une toile en vue de sa perfection personnelle ne vaut pas mieux que s’en servir pour boucher un trou dans le mur ! Elle montre même que dans la critique de la culture de masse, il y a aussi une facile nostalgie pour un « âge d’or de la culture » réservée à la bonne société policée. On peut en déduire qu’un certain élitisme culturel, dédaigneux de la culture de masse appartient lui aussi à ce philistinisme.
La critique de la culture de masse doit donc être placée sur le bon terrain. Si la société d’hier utilise la culture, la société de masse ne veut pas de la culture mais des loisirs et des produits offerts par l’industrie des loisirs. Or les loisirs (à la différence du loisir grec) sont intégrés au processus vital ; ils ne sont pas du temps dont nous disposons pour la culture, mais un moyen de « passer le temps », de se divertir – un élément de la reconstitution de la force de travail, dirait Marx – et ils s’inscrivent ainsi « dans le cycle biologiquement conditionné du travail », comme le travail lui-même et le sommeil.
Certes, il ne devrait pas être plus difficile de résister à la culture de masse à la culture des philistins, ainsi que l’ont fait les artistes en lutte contre « l’esprit bourgeois ». Mais le problème, selon Arendt, tient au caractère global du processus. La société s’empare des objets culturels pour les rendre propres à la consommation. Et pour cela, elle doit les transformer. La culture de masse, ce n’est pas la diffusion à bon marché de livres classiques, puisque cela n’atteint pas la nature de ces objets ; c’est la transformation, notamment par les « mass media », des objets culturels en marchandises de pacotille : réécriture, digest, feuilletons « d’après », bref tous les procédés qui peuvent rendent « divertissantes » les oeuvres classiques. Un Ulysse en dessin animé est tellement plus divertissant que la lecture d’Homère ! Notre expérience de professeurs de philosophie nous donne une abondante matière pour illustrer les propositions de Hannah Arendt.
Ce qui caractérise les loisirs culturels, ce n’est pas tant qu’ils n’offrent qu’une « sous-culture » que le caractère périssable de leurs produits. Comme il s’agit de produits de consommation, ils portent sur une « date de fraîcheur ». Le produit de la culture de masse doit être englouti et oublié au plus vite pour permettre la consommation de produits plus frais. Le produit culturel est consommé et par là-même la culture. Il me semble que cette description que donne Arendt est difficilement contestable. Même cet art du XXe siècle par excellence qu’est le cinéma est devenu, sauf pour quelques rares cinéphiles, philistins ou véritables « honnêtes hommes », un non-art. La « culture cinématographique », celle que transmettaient les ciné-clubs, par exemple au sein de l’institution scolaire, a pratiquement disparu. La télévision passe de préférence des films récents. Et un film ancien est devenu un non-film. C’est pourquoi on fabrique du remake à la chaîne. L’avalanche des livres (plus de 550 titres nouveaux en librairie à la dernière rentrée) se révèle l’un des plus sûrs moyens de tuer la littérature. Enfin, l’internet donne un concentré de la « culture de masse ». Au-delà de quelques années, et parfois beaucoup moins, un texte écrit pour ce support n’existe plus: « Error 404. Not found! », voilà le destin de la production culturelle virtuelle.
On peut même aller un peu plus loin que H. Arendt. Elle décrit, au début de son essai, les artistes comme les meilleurs représentants de la révolte de l’individu contre la société et, face à la culture du philistin qui produit le kitsch, l’art dès la fin du XIXe siècle élève une véritable protestation révolutionnaire – qui d’ailleurs permet de comprendre pourquoi la critique « artiste » du monde bourgeois a si souvent rejoint, au cours du siècle précédent, la critique sociale du mode de production capitaliste (voir à ce sujet Boltansky/Capello, Le nouvel esprit du capitalisme). Les surréalistes, par exemple, défendaient l’oeuvre d’art comme expression de la subversion de l’ordre existant. Mais ils défendaient en même temps une conception de l’oeuvre finalement très classique. Il n’est pas certain qu’on puisse dire la même chose d’un art qui fait précisément de la destruction de la notion d’oeuvre son objectif premier, par exemple les « performances » en arts plastiques, les emballages de Cristo, etc.
Le diptyque travail/oeuvre
Il reste que la critique de Arendt n’est pas très satisfaisante. En définissant nos sociétés comme la « société de masse », elle fait l’impasse sur une analyse un tant soit peu précise de la structure sociale et de sa dynamique. En la caractérisant comme une « société de consommateurs », elle semble prendre l’apparence des choses – présentée dans la publicité – pour la réalité. Les théorisations de Arendt, sur ce plan, paraissent aujourd’hui très datées. Mais, à mon sens, les questions sont plus fondamentales.Qu’est-ce qui ne va pas dans la critique de Arendt ? Une définition intemporelle et erronée du travail. Le travail est une catégorie éternelle définie une fois pour toutes à partir d’un postulat arbitraire – le concept de travail qu’elle prête aux Grecs. En réalité, le concept de travail chez Arendt constitue la clé de voûte de sa critique de la « société de masse » et de son analyse de la « crise de la culture ». Or ce concept n’a de sens que dans le diptyque qui l’oppose à l’oeuvre. Il reste quelque chose de la culture chez le philistin petit-bourgeois (ou grand bourgeois) parce que l’art y est encore une œuvre qui conserve quelque chose de la durabilité et de l’objectivité avant que la culture ne soit transformée en objet de consommation, engloutie par une société de consommateurs.
Quand elle distingue le travail et l’oeuvre, Hannah Arendt reconnaît que cette distinction peut paraître surprenante puisqu’elle n’est pratiquement jamais thématisée et n’apparaît véritablement que dans quelques formules non développées dans la tradition philosophique. Cette distinction qu’on peut trouver chez Aristote opposant l’artisan, celui qui œuvre avec le savoir-faire de ses mains et ceux qui « tels les esclaves et les animaux domestiques pourvoient avec leur corps aux besoins de la vie », ou chez Locke quand il sépare « le travail de nos corps » et « l’œuvre de nos mains ».
Alors que nous avons tendance aujourd’hui à subsumer sous le concept de travail toutes les activités qui ont trait aux besoins humains, à la production et à la reproduction des conditions de la vie, H. Arendt souligne qu’il y a là une division fondamentale, tellement fondamentale qu’elle est inscrite dans la trame même de nos langues. En effet, les langues indo-européennes distinguent toutes ces deux genres d’activité, les couples labor/opus en latin, ponia/ergon en grec, arbeiten/werken en allemand, labour/work en anglais attestent de l’importance et de l’ancienneté de la division entre travailler et œuvrer.
Le travail est l’activité qui correspond au processus biologique le plus fondamental. « La condition humaine du travail, c’est la vie elle-même » écrit Arendt. Mais c’est précisément pour cette raison que le travail ne peut en aucun cas représenter la valeur humaine la plus importante. Le travail n’est pas encore spécifiquement humain ou plus exactement il correspond à la naturalité de l’homme, qui est pour Arendt la non-humanité de l’homme. Ce qui caractérise le travail, c’est qu’il est une activité cyclique, une activité qui ne connaît jamais de fin, une activité épuisante, toujours à recommencer, parce que le besoin biologique revient de manière cyclique et parce qu’en permanence la nature menace d’envahir et de submerger le monde humain.
Arendt affirme que les Anciens ne méprisaient pas le travail parce qu’il était effectué par les esclaves. C’est plutôt à l’inverse qu’il faut comprendre les choses : c’est parce que travail était considéré comme quelque chose de méprisable que l’esclavage a été institué. Il fut en effet d’abord « une tentative pour éliminer des conditions de la vie le travail ». Du même coup, l’incompréhension de la théorie de la nature non humaine de l’esclave (animal laborans) telle qu’on la trouve chez Aristote, peut s’éclairer. Aristote ne niait pas que l’esclave fût capable d’être humain. « Il refusait de donner le nom d’hommes aux membres de l’espèce humaine qui étaient soumis à la nécessité ». Arendt, évidemment, ne reprend pas directement les thèses d’Aristote à son compte, mais, par l’importance qu’elle accorde à ces réflexions, elle indique clairement que le travail est considéré fondamentalement comme un esclavage ; non pas le travail salarié, le travail de l’esclave ou le travail du serf, non pas donc le travail dans tel ou tel mode de production, mais le travail général, le travail dans son essence en tant que composante fondamentale de la condition humaine. Si le travail est vital, il s’agit, note encore H. Arendt, de la vie au sens biologique, de la vie en tant qu’elle distingue les êtres vivants des choses inertes, bref de ce que les Grecs appelaient zoé ; mais la vie humaine (bios), cet espace de temps tissé des événements qui s’intercalent entre la naissance et la mort, de ces événements qui peuvent être racontés, unis dans un récit, la vie, donc, en ce deuxième sens, proprement humain, la vie ne s’exprime pas dans le travail.
L’œuvre, pour Arendt, est exactement l’antagoniste du travail. Elle est l’humanité de l’homme comme homo faber, ce par quoi le monde dans lequel l’homme vit est un monde humain, un monde où la marque de l’homme est repérable, y compris dans ce qui peut être pris comme nature. « L’œuvre fournit un monde artificiel d’objets. [...] La condition humaine de l’œuvre est l’appartenance-au-monde. » L’opposition du travail et de l’œuvre, c’est, au fond, l’opposition entre le travail du chasseur et de l’agriculteur et celui de l’artisan, entre celui qui, bien que sous une forme modifiée, est encore soumis au processus biologique, semblable en cela encore aux animaux, et l’homme dont l’activité est « artifice » et, donc, la marque propre de l’humanité.
A la différence du travail cyclique, l’œuvre est un processus qui a un terme. Elle suppose un projet, lequel s’achève dans un objet qui possède une certaine durée, un objet qui possède sa propre existence, indépendante de l’acte qui l’a produite. Le produit de l’œuvre s’ajoute au monde des artifices humains. « Avoir un commencement précis, une fin précise et prévisible, voilà qui caractérise la fabrication qui, par ce seul signe, se distingue de toutes les autres activités humaines. « Il ne s’agit pas ici d’une remarque faite en passant ; cette caractéristique de l’œuvre est de la plus haute importance.
- Elle définit l’œuvre comme l’objectivité de la vie humaine qui s’oppose à ce que Arendt appelle la « subjectivisation » de la science moderne qui ne fait que refléter la subjectivisation plus radicale encore du monde moderne.
- Elle est ce qui fait de l’œuvre l’indispensable moyen de la sécurité de la vie humaine : l’œuvre constitue le monde artificiel indispensable pour accueillir la fragilité de la vie humaine.
On peut comprendre alors ce qui caractérise la manière moderne de fabriquer les objets qui constituent notre monde artificiel, c’est précisément qu’elle s’accomplit sur le mode du travail. Le procès de production dans la société industrielle (capitaliste) moderne produit effectivement des objets et peut donc ainsi être rabattu sur la catégorie de la fabrication ou de l’œuvre. Mais dans ce procès, l’individu agissant travaille, au sens que H. Arendt donne à ce mot : c’est pour lui une activité qui n’a ni début ni fin assignable parce que le travailleur ne peut jamais se rapporter au produit de son activité comme à son œuvre. L’activité de l’ouvrier moderne présente les caractères suivants :
- l’ouvrier produit des objets dont il ignore la forme ultime - s’il la connaît, c’est de manière contingente, cette connaissance n’est pas nécessaire à l’accomplissement de sa tâche.
- les outils ne sont plus que des instruments de mécanisation du travail et H. Arendt souligne la différence essentielle qui s’installe progressivement entre outil et machine (l’outil prolonge la main qui le guide, alors que la machine utilise la main comme un moyen).
- il est impossible de distinguer clairement les moyens et les fins, alors que pour l’homo faber cette distinction est indiscutable.
- l’automatisation ne fait que pousser à leur terme toutes ces tendances. Dans ce mode de production, « la distinction entre l’opération et le produit, de même que la primauté du produit sur l’opération (qui n’est qu’un moyen en vue d’une fin) n’ont plus de sens. »
La condition de l’homme moderne est ainsi marquée par la destruction potentielle de l’œuvre, c’est-à-dire de l’objectivité, au profit d’un processus naturel qui finit par expulser l’homme lui-même. Autrement dit, la grande erreur de la philosophie du travail des Modernes a été de nier la spécificité de l’œuvre et de présenter le triomphe du travail sur l’ancien monde de la production artisanal à la fois comme le développement normal de la fabrication et comme un progrès ouvrant la voie à une maîtrise accrue de l’homme sur la nature.
On notera que Arendt ne fait pas, ici, de différence essentielle entre ouvrage et œuvre. Au fond elle reprend l’opinion assez commune des Grecs. Ceux-ci appréciaient les oeuvres d’art et leur donnaient une valeur très élevée, mais les artistes n’étaient jamais que des sortes d’artisans. Le travail de l’artiste finalement importe peu, il n’est qu’un moyen qui disparaît entièrement dans la fin, l’oeuvre réalisée. Mais il est clair que la culture suppose la capacité des hommes à oeuvrer, c’est-à-dire leur pouvoir de « fabriquer et de créer un monde » comme elle le redit dans La crise de la culture. L’oeuvre d’art et plus généralement tout ce qui va rentrer dans le domaine de la culture n’est rien d’autre que ce pouvoir débarrassé de tout ce qui le rattache à la nécessité. Si toutes les choses du monde – tous les produits de l’oeuvre – ont nécessairement une apparence, seule l’oeuvre d’art n’est créée que pour apparaître.
Cet échafaudage théorique présente cependant tous les traits d’une spéculation un peu gratuite. La distinction entre travail et œuvre est peu pertinente, précisément à cause de sa définition restrictive du travail. Si on comprend bien ce qu’elle veut dire, le plus mauvais des tailleurs œuvre alors que le meilleur des pâtissiers ne fait que travailler. Cela peut éventuellement donner une sorte de sociologie un peu originale mais cela écarte ce fait fondamental que l’homme ne peut pas assurer sa vie biologique sans commencer par oeuvrer. Car pour subsister, l’homme ne peut se contenter d’accompagner le processus naturel: il doit commencer par fabriquer des outils qui restent pour nous bien souvent les seules traces de ces mondes humains disparus. Penser l’oeuvre, au sens de Condition de l’homme moderne, comme pur acte de liberté non dicté par les nécessités de la vie, c’est presque absurde. Les hommes fabriquent des outils, des habitations, des vêtements, d’abord pour assurer leur cycle vital ; c’est le besoin qui les y a d’abord amenés. Et donc, de ce point de vue, l’oeuvre apparaît d’abord comme un des éléments essentiels du travail. Plus, elle est très exactement ce qui caractérise le travail humain, c’est-à-dire le travail tout court – car affirmer que le travail est la condition de « l’animal laborans », c’est tout mélanger, précisément parce que les animaux ne travaillent pas. Marx montre très exactement cette différence dans un passage assez connu du Capital :
« Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. L’homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont le corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s’assimiler les matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu’il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature et développe les facultés qui y sommeillent. Nous ne nous arrêterons pas à cet état primordial du travail où il n’a pas encore dépouillé son mode purement instinctif. Notre point de départ c’est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celle du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté. »De prime abord, le travail des hommes peut sembler analogue à l’activité instinctive des animaux. Mais Marx précise : chez l’homme, c’est du travail parce que c’est une activité finalisée. Et si je reprends les définitions même de Arendt, c’est une œuvre. Même le travail agricole, celui auquel évidemment Arendt fait allusion plus ou moins directement quand elle définit le travail, même ce travail agricole présente les aspects de l’oeuvre. L’agriculteur produit par son activité patiente ses moyens de travail, ses semences, les espèces qu’il élève et il transforme la nature pour en faire son monde. Les paysages des campagnes habitées ne sont pas des purs produits de la nature mais le résultat de la transformation de la nature par l’activité humaine selon un plan préconçu. Et tout comme dans les oeuvres de l’artisan, ce paysage peut avoir été sculpté en recherchant non seulement l’utile mais aussi la beauté. Qu’on pense à certaines régions de la campagne italienne, redessinées par la main de l’homme comme pour composer un tableau de maître, ce que déjà les poètes latins avaient perçus, bien qu’il ne s’agisse pas selon Arendt de la grande poésie...
On pourrait continuer ainsi. Arendt qui considère toutes ces choses-là de l’extérieur, ne comprend pas que même dans les conditions inhumaines de l’industrialisation de la société moderne, en même temps que l’ouvrier y a été, le plus souvent, réduit à une bête de somme, s’est aussi développé un véritable « intellect collectif », union de la science, de l’habileté et du travail. Elle commet la même erreur que les économistes classiques : elle prend les conditions capitalistes, à une étape donnée, de l’industrie pour l’essence de la production moderne. Je ne veux pas m’étendre sur ce sujet, mais la philosophie ne peut pas sérieusement penser la société en faisant fi de tous les éléments empiriques.
Travail et Bildung: Hegel
Contrairement à Arendt qui expulse le travail de la culture humaine, je me propose maintenant de voir ce qu’en dit un grand philosophe de la culture, Hegel. Les quelques paragraphes que Hegel consacre à la question dans les Grundlinien der Philosophie des Rechts sont à cet égard tout à fait remarquables.Alors que Arendt considère les besoins comme de l’infra-humain, comme ce que nous avons en commun avec les animaux, Hegel montre qu’au niveau le plus élémentaire, les besoins entrent déjà dans la culture. Je cite (dans la traduction de Lefebvre, La société civile bourgeoise, Maspero, 1975) :
§190 – L’animal a un cercle limité de moyens et de façons de satisfaire ses besoins, qui sont eux-mêmes également limités ; l’homme, même dans cette dépendance, prouve en même temps qu’il en sort et qu’il la dépasse, d’abord par la multiplication des besoins et des moyens, puis par la décomposition et la différenciation du besoin concret en parties et en côtés singuliers, qui deviennent autant de besoins divers particularisés, et de ce fait plus abstraits.
L’homme donc dépasse d’emblée, sur ce terrain même de la dépendance à l’égard de la nature sa « condition naturelle ». Les hommes ne se nourrissent pas comme les animaux! La multiplication des besoins, leur différenciation et leur abstraction, c’est déjà l’entrée dans le monde de l’esprit. Alors que l’on fait relègue relègue souvent toute cette vie quotidienne dans l’enfer de l’utilité, il est facile de faire remarquer que la manière dont les hommes se nourrissent, se vêtent, se logent n’a très vite rien à faire avec l’utile, mais avec quelque chose qu’on appellera luxe (le « bon luxe » des Lumières) ou raffinement.
Poursuivons :
Dans le droit, l’objet est la personne, dans le point de vue moral c’est le sujet, dans la famille c’est le membre de la famille, dans la société civile bourgeoise en général c’est le citoyen (en tant que bourgeois) – ici, où nous en sommes au point de vue des besoins, il est ce concretumde la représentation que l’on dénomme homme. Par conséquent, c’est uniquement à partir de maintenant et aussi, à vrai dire, ici seulement qu’il est question de l’homme en ce sens.
Ces divers concepts, personne, sujet, membre de la famille, citoyen, renvoient tous aux diverses sphères qui forment l’objet de la philosophie du droit. Mais du point de vue des besoins, il s’agit de l’homme. Le besoin, loin d’être extérieur à l’homme, étranger à sa véritable essence se définit comme l’homme qui a des besoins, et comme le reprendra Marx, l’homme civilisé, c’est l’homme riche en besoins. Ainsi Hegel nous place aux antipodes des contempteurs de la société de consommation ! L’explosion de la consommation dans l’ère industrielle n’est pas le témoin d’on ne sait quelle décadence, d’on ne sait quelle chute, ni du triomphe de ce que certains baptisaient « le matérialisme sordide des masses » (l’expression est de Charles Maurras). Elle est tout simplement inscrite dans le progrès de la civilisation humaine, dont elle est, pour partie, la réalité effective.
Lisons l’additif au §190 :
L’animal est une réalité particulière, il a son instinct, et ses moyens de satisfaction sont délimités et indépassables. [...]. Le besoin de se loger et de s’habiller, la nécessité de ne plus laisser la nourriture à l’état brut, mais de se la rendre adéquate et de détruire son immédiateté naturelle, font que l’homme n’a pas la partie si facile que l’animal ; d’ailleurs, en tant qu’esprit, il ne lui est pas permis de l’avoir si facile. L’entendement, qui saisit les différences, introduit la multiplication dans ces besoins, et, dans la mesure où le goût et l’utilité deviennent des critères d’appréciation, les besoins en sont également affectés. En fin de compte, ce n’est plus tant le besoin (réel comme manque) mais l’opinion qui doit être satisfaite, et c’est justement à la culture qu’il revient de décomposer le concret en ses particularités.
Qu’est-ce que la culture ? Hegel en donne ici une définition, ce à quoi « il revient de décomposer le concret en ses particularités ». Définition étonnante, mais parfaitement cohérente avec la logique de Hegel.
Passons au travail. Le travail est le moyen de satisfaire les besoins. Mais là encore, il est impossible de le réduire à une simple dépense d’énergie dans un rapport biologique. Les besoins concrets sont des besoins sociaux, ils ne sont pas satisfaits par un rapport de l’homme avec la nature, mais par un rapport social :
Et pour ceux qui n’auraient pas compris, Hegel ajoute une remarque au §194:§192 - Les besoins et les moyens deviennent, en tant qu’existence réelle, un être pour d’autres par les besoins et le travail desquels la satisfaction est conditionnée de manière réciproque. L’abstraction, qui devient une qualité des besoins et des moyens (cf. § préc.), devient aussi une détermination de la relation réciproque qu’entretiennent les individus ; cette universalité, savoir ici le fait d’être reconnu, est le moment qui fait d’eux, dans leur singularisation et leur abstraction, des besoins, des moyens et des modes de satisfaction concrets en tant que sociaux.
Exit donc « la condition naturelle de l’homme ». Mais ajoute Hegel, même si on admet l’existence d’une telle condition naturelle antérieure au « moment de libération que représente le travail », il faudrait encore la considérer seulement « l’état de spiritualité enfoncée dans la nature ». Si la culture (spirituelle) peut se développer, il faut donc supposer que même l’état de nature prétendu renferme en lui-même cette spiritualité. Mais de toutes façons, cette état de nature est une invention. Précisément parce que l’homme se place au-delà de la nature par le travail.On connaît la représentation selon laquelle l’homme dans un prétendu état de nature au sein duquel il aurait seulement de prétendus besoins naturels élémentaires et n’utiliserait pour leur satisfaction que des moyens tels qu’une nature contingente les lui assurerait immédiatement, selon laquelle un tel homme vivrait en liberté par rapport aux besoins ; cette représentation, même si l’on ne tient pas encore compte du moment de libération qui réside dans le travail et dont il sera question plus loin, est une opinion erronée parce que ce besoin naturel en tant que tel, ainsi que sa satisfaction immédiate, ne seraient de toute façon que l’état de la spiritualité enfoncée dans la nature et donc la grossièreté et la non-liberté, alors que la liberté réside uniquement dans la réflexion en soi-même de ce qui est spirituel, dans sa différenciation de ce qui est naturel et dans son reflet sur ce naturel.
§ 196 - La médiation qui consiste à préparer et à acquérir des moyens appropriés à des besoins particularisés, moyens qui sont donc eux-mêmes également particularisés, c’est le travail, qui spécifie, en vue de ces multiples buts et en passant par les processus les plus divers, le matériau fourni immédiatement par la nature. C’est ce modelage qui donne au moyen la valeur et son adéquation à un but, si bien que l’homme dans la consommation du moyen se trouve surtout en rapport avec des productions humaines, et ce qu’il consomme, ce sont précisément les efforts ainsi dépensés.
Là encore, il suffit de lire le texte de Hegel.
§ 197 - Au contact de la multiplicité des déterminations et des objets correspondant à un intérêt se développe la formation théorique, qui est non seulement une diversité de représentations et de connaissances mais aussi une mobilité et une rapidité de l’activité de représentation et de passage d’une représentation à une autre, l’appréhension de relations compliquées et universelles : bref, la formation de l’entendement en général et, partant, également du langage.
Le travail donc développe l’esprit parce qu’il n’est jamais simplement l’habileté des mains, il est toujours en même temps une « formation théorique ». L’appréhension de « relations compliquées et universelles » se développe en fonction de buts particuliers. Mais l’universel, nous ne pouvons pas y accéder autrement, mais c’est tout de même à lui que nous accédons dans l’activité travailleuse.
La formation pratique par le travail consiste en l’autoproduction du besoin et en l’habitude de l’occupation en général, puis en la limitation de son action, d’une part en fonction de la nature du matériau, mais surtout, d’autre part, en fonction de l’arbitraire des autres, et en une habitude qui s’acquiert précisément par cette discipline, habitude de l’activité objective et d’habiletés à valeur universelle.
Ces textes ont à peine besoin d’être commentés tant ils exposent avec la plus grande netteté la philosophie hégélienne du travail. Il faudrait poursuivre sans doute sur un point, mais qui maintenant va aller de soi. Hannah Arendt, distingue l’oeuvre du travail par l’objectivité – mais on a vu que Hegel définit le travail lui-même comme habitude de l’activité objective et par la « durabilité ». Les oeuvres s’inscrivent dans la durée, elles témoignent de l’histoire de l’humanité. Mais Hegel ne dit pas autre chose. Le travail constitue un patrimoine, un patrimoine de choses objectives qui constituent notre monde, mais aussi un patrimoine spirituel ou culturel. Il faudrait lire ici les paragraphes suivants regroupés sous le titre « la richesse » qui mettent en relief la dynamique historique du travail.Additif au § 197 - Le barbare est paresseux et se distingue de l’homme cultivé en ceci qu’il est abîmé dans un abrutissement total, car la formation pratique consiste précisément dans l’habitude et le besoin de s’occuper à faire quelque chose. Le maladroit produit toujours autre chose que ce qu’il voulait faire parce qu’il n’est pas maître de ce qu’il fait, tandis que l’on peut dire qu’est habile le travailleur qui produit la chose telle qu’elle est censée être et qui ne trouve dans son activité subjective rien de rebelle à la fin poursuivie.
Hegel produit une véritable philosophie du travail comme moment de l’esprit, non certes pas son moment le plus élevé, mais celui à partir duquel il est possible de parler de culture. On peut critiquer cette philosophie du travail en ce qu’elle fait abstraction des conditions concrètes du travail et que, par conséquent, la volonté de Hegel de penser le réel s’arrête finalement là où commencent les choses sérieuses. Il fallait laisser un peu de travail à Marx !
Que pouvons-nous conclure de tout cela ?
Hegel récuse en leur fond toutes les tentatives de réduire le travail à la condition naturelle de l’homme puisque le travail est précisément ce qui libère l’homme de la nature.
En second lieu, est récusée également l’opposition entre le travail et la culture, activité de l’homme de loisir. Non seulement la culture s’enracine dans le travail mais encore elle n’existe que par lui. Là où la pensée non dialectique s’amuse à opposer un moment à un autre comme deux entités étrangères voire hostiles l’une à l’autre, Hegel montre leur unité dialectique.
On peut pousser un peu plus loin. Si nous sommes d’accord sur le caractère largement artificiel de la distinction du travail et de l’oeuvre, on peut encore opposer les oeuvres de la culture qui sont à elles-mêmes leur propre fin et les ouvrages du travail humain qui une fin hors d’eux-mêmes, dans la satisfaction du besoin. Mais là encore la distinction ou la différence ne peut signifier opposition absolue. La recherche de la beauté émerge de l’utilité à un certain stade du développement social et intellectuel des organisations humaines. Les choses utiles deviennent belles et finalement cessent d’être recherchées pour leur utilité mais seulement pour leur beauté. La naissance de l’art est liée inextricablement à l’ensemble des rites sociaux, religieux ou non.
La séparation de l’art et de la vie sociale est certainement une représentation tardive et très discutable. En réalité, si la culture en général et l’art en particulier semblent s’autonomiser par rapport à l’ensemble des autres sphères de la société, ce n’est sans doute que le conséquence du déclin de la religion, déclin qui coupe l’artiste de son public naturel. Nous faisons le départ entre la valeur que nous accordons aux madones de Raphaël et les finalités complexes de l’artiste (religieuses, manifestation du prestige des commanditaires, etc.) parce que nous ne sommes plus impressionnés par les fastes de la papauté et parce que nos rapports à Dieu se sont souvent assez nettement distanciés... Mais pourquoi devrions prendre ce regard que nous, nous portons sur l’art pour l’essence de l’art ?
Il n’y a guère de travail, dès lors qu’on en contrôle un peu les finalités, qui ne pousse aux réflexions théoriques les plus larges. Sans doute, nombreux sont les individus dont le travail est routinier et qui se contentent de mettre en œuvre des procédures élaborées par d’autres. Mais ceux qui élaborent ces procédures sont obligés à se confronter à des questions théoriques générales qui dépassent très largement leurs préoccupations immédiates. Le lien entre certaines théories mathématiques (par exemple l’algèbre relationnelle) et les systèmes informatiques est absolument évident. Les besoins pratiques ont poussé au développement de la théorie qui en retour se révèle être un instrument puissant de conception des systèmes d’information. Il y a aujourd’hui beaucoup plus de jeunes gens qui se sont initiés aux joies de la logique formelle par leur formation sur les automatismes que par les cours de philosophie qui donnent si peu de place à la logique !
On peut encore opposer la culture, comme ce qui mobilise l’esprit, au travail, qui est d’abord l’oeuvre du corps. On a déjà vu que cette opposition est également douteuse. Le travail de l’artiste est souvent aussi un travail manuel éreintant (pensons aux sculpteurs !) et pas seulement une pure activité spirituelle. À l’inverse, et sans reprendre ici les thèses de Toni Negri que j’ai eu l’occasion de critiquer par ailleurs, une part importante du travail, dans la production et pas seulement dans « l’industriel culturelle » est du « travail immatériel ».
Sans doute le développement de l’informatique permet-il l’arrivée d’une nouvelle catégorie d’artistes, des peintres qui ne savent pas peindre et des musiciens incapables de jouer d’un seul instrument. Mais il n’est pas certain que ce sera encore ce que nous appelons art. L’image de synthèse peut-être fort belle, il lui manque ce je-ne-sais-quoi qui la distingue radicalement même d’une croûte d’un peintre du dimanche. Il faudrait ici reprendre les réflexions de Walter Benjamin sur l’art à l’époque de sa reproduction technique. En privant l’art de son « ici et maintenant », de cette mise en présence l’activité artistique et l’oeuvre, l’art se trouve privé de son « aura », ce dont Benjamin ne manifeste aucune nostalgie. Nous sommes peut-être en ce moment, sur un point d’équilibre, où nous avons le pressentiment que, comme le dit Hegel, l’art appartient au passé, voué qu’il est maintenant à disparaître dans ce qui faisait son essence – le rapport au sacré – ou condamné à l’ironie, à l’auto-caricature, à la « déconstruction » pour parler le langage « post-moderne ». Chacun à sa manière, Duchamp avec le « ready made », Kasimir Malévitch avec ses carrés sur fond blanc, ou même Picasso avec ses « Déjeuner sur l’herbe », ses « Ménines » n’ont-ils pas d’abord voulu dire cela ? L’art comme impossibilité de la création artistique.
On pourra reprocher aux positions que je soutiens ici d’introduire la confusion et finalement de me couler dans l’air du temps selon lequel « tout est culturel », la Star’Ac ayant finalement autant de valeur qu’une exécution sublime de la Flûte Enchantée. Et si tout est culturel, cela revient à dire que finalement la culture n’existe pas et que nous courons après un fantôme, une chimère idéologique de temps révolus. Ce n’est évidemment pas de cela qu’il s’agit. La culture est un continuum en ce sens qu’elle naît et s’exprime dans les activités les plus humbles jusques aux plus élevées. Mais en restant hégélien, on peut dire que tant qu’elle reste enfermée dans l’étroit horizon borné par le travail nécessaire elle est mais n’est pas encore chez elle. Elle ne se réalise pleinement que dans les activités les plus hautes et les plus « désintéressées » de la création artistique et de la pensée. Elle n’est elle-même que lorsqu’elle atteint à l’universel, mais cet universel elle l’atteint par des voies et des moyens qui s’originent dans le monde de la vie ordinaire, et d’abord parce que cela reste le socle de toute vie vraiment humain dans l’activité travailleuse.
Du même coup, je ne crois pas qu’on puisse parler d’un usage métaphorique et trompeur des mots lorsqu’on parle de travail pour désigner toute sorte d’effort, tout ce qui est fait en vue de contredire nos impulsions naturelles. Ou alors il faut procéder à une révision radicale de la langue ordinaire! Au sens de Arendt, nos élèves ne peuvent pas travailler puisque nous leur demandons une activité qui est de l’ordre de la « skholè ». On peut, en plaisantant, le leur faire remarquer mais cela ne nous empêchera pas de leur demander de travailler, de suer, de peiner sur les exercices que nous leur donnons. Et c’est bien d’un travail qu’il s’agit, même si la finalité de ce travail n’est rien d’autre que la culture. À l’inverse, si les usages du termes « culture » sont à l’évidence trop extensifs, en ce sens que les cultures plurielles sont des outils de fragmentation sociale – j’y reviens plus loin – l’usage d’expression comme « culture technique » est parfaitement légitime pour deux raisons : 1° parce que la technique est un objet de connaissance intellectuelle tout aussi légitime que l’histoire ou l’archéologie et 2° parce que la technique étant une activité qui procède par des règles, elle exige de la part du technicien de passer de ses finalités particulières aux lois générales.
On pourrait résumer : pas de culture sans travail et pas de travail sans culture.
Où chercher les causes de la crise de la culture?
Reste pour terminer à répondre aux questions que j’avais moi-même soulevées, celles de la crise de la culture.Sans doute avons-nous de bonnes raisons de nous alarmer de la situation de la culture aujourd’hui. La confusion entre culture et distraction dont parlait Hannah Arendt est sans doute préoccupante tout comme le remplacement des oeuvres par des biens de consommation culturels, qui tendent à expulser les oeuvres, suivant la vieille loi de Gresham, selon laquelle la mauvaise monnaie chasse toujours la bonne.
Mais la raison de cette situation ne doit pas être cherchée dans la soumission de la société au travail, mais bien plutôt dans l’empire sans cesse étendu de la marchandise. Conformément à ce que disait Marx, toute richesse apparaît sous la forme d’une marchandise. Or la marchandise, c’est le règne de l’égalité, puisque l’essence même de l’échange marchand est de rendre égales des choses de nature différentes. Cette généralisation du règne de la marchandise, c’est le mode de production capitaliste pur – celui que Marx a analysé mais qui n’a jamais existé sous une forme aussi peu mêlée de résidus des modes de production antérieurs. Bref Hannah Arendt explique la crise de la culture par la « domination du travail » alors qu’il s’agit du pouvoir sans partage du capital: bévue étonnante.
La « société de masse » n’est pas une société de travailleurs bénéficiant de loisirs croissants et se préparant à engloutir la culture humaine, parce qu’ils ignorent l’existence d’activités plus hautes que le travail. Cette description assez méprisante manque complètement la réalité de la crise de la culture. Ce n’est pas du côté de la « consommation des biens culturels » que se situe le problème, mais du côté de la production. Dans La montée de l’insignifiance, Castoriadis explique :
Nous vivons sur cette planète que nous sommes en train de détruire, et quand je prononce cette phrase je songe aux merveilles, je pense à la mer Egée, je pense aux montagnes enneigées, je pense à la vue du Pacifique depuis un coin d’Australie, je pense à Bali, aux Indes, à la campagne française qu’on est en train de désertifier. Autant de merveilles en voie de démolition. Je pense que nous devrions être les jardiniers de cette planète. Il faudrait la cultiver. La cultiver comme elle est et pour elle-même. Et trouver notre vie, notre place relativement à cela. Voilà une énorme tâche. Et cela pourrait absorber une grande partie des loisirs des gens, libérés d’un travail stupide, productif, répétitif, etc. Or cela est très loin non seulement du système actuel mais de l’imagination dominante actuelle. L’imaginaire de notre époque, c’est celui de l’expansion illimitée, c’est l’accumulation de la camelote - une télé dans chaque chambre, un micro-ordinateur dans chaque chambre -, c’est cela qu’il faut détruire. Le système s’appuie sur cet imaginaire- là.La liberté, c’est très difficile. Parce qu’il est très facile de se laisser aller. L’homme est un animal paresseux. Il y a une phrase merveilleuse de Thucydide : « Il faut choisir : se reposer ou être libre. » Et Périclès dit aux Athéniens : « Si vous voulez être libres, il faut travailler. »
les prétendus « philosophes politiques » d'aujourd'hui, mauvais sociologues et piètres théoriciens, ignorent splendidement : l'intime solidarité entre un régime social et le type anthropologique (ou l'éventail de tels types) nécessaire pour le faire fonctionner. Ces types anthropologiques, pour la plupart, le capitalisme les a hérités des périodes historiques antérieures : le juge incorruptible, le fonctionnaire wébérien, l'enseignant dévoué à sa tâche, l'ouvrier pour qui son travail, malgré tout, était une source de fierté. De tels personnages deviennent inconcevables dans la période contemporaine : on ne voit pas pourquoi ils seraient reproduits, qui les reproduirait, au nom de quoi ils fonctionneraient.
Ce rapport au travail, à « la belle ouvrage », hérité des sociétés pré-capitalistes, n’a plus aucun intérêt dans la société de la précarité, de la mobilité et du prêt-à-jeter, et c’est cela, me semble-t-il, qui constitue la source réelle de la crise de la culture.
1Il faut lire sur cette question l’excellent livre de Marcel Hénaff, Le prix de la vérité (Seuil)
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