Maucourant retrace d'abord l'itinéraire intellectuel de Polanyi. Né dans une famille juive de Vienne en 1886, il se forme dans l'atmosphère intellectuelle de la capitale de l'empire austro-hongrois et se rapproche de la SPÖ, la social-démocratie autrichienne,  fort éloignée du  marxisme dogmatique que Kautsky avait fait triompher dans la social-démocratie allemande. Il collabore à plusieurs revues d'économie et engage le dialogue avec les maîtres à penser du libéralisme économique, notamment Mises. En 1933, au moment où la constitution autrichienne est suspendue, il émigre en Angleterre, puis aux Etats-Unis.

Pour Polanyi, l'économie, telle que la pratiquent les économistes libéraux, ne permet pas d'appréhender ce qu'est le marché et ce que sont véritablement les processus économiques. L'histoire et l'anthropologie sont requises. En effet, le marché pur, autorégulé, n'est pour lui qu'une utopie. Le marché - et plus généralement l'économie - est en quelque sorte enchâssé dans les institutions sociales. Il refuse cette idée trop largement partagée selon laquelle le capitalisme existe en quelque sorte en puissance dans le marché depuis l'aube de l'histoire, ce qui ferait du capitalisme l'état naturel de la société.  Le triomphe de l'économie de marché, au contraire, est le résultat d'une intervention politique étatique qui vise à séparer de force l'économique et le politique.

Critique de Marx et surtout du marxisme orthodoxe, Polanyi montre que la sortie du marché n'est pas la sortie du capitalisme et réciproquement, montrant les contradictions de la planification intégrale de la société, il tente de penser un socialisme avec marché. Et de ce point de vue, Maucourant a parfaitement raison de souligner à quel point la lecture de Polanyi  peut être précieuse pour ceux qui, aujourd'hui, veulent reconstruire une alternative socialiste, face à l'hégémonie quasi-absolue de la pensée néolibérale.

Il y a un dernier aspect que je voudrais souligner - avant de renvoyer le lecteur au livre de Jérôme Maucourant et à la Grande Transformation: par la force des choses, Polanyi consacre une large part de ses réflexions au fascisme et au nazisme et il montre de manière très convaincante que le libéralisme économique (la société de marché) n'est nullement contradictoire avec l'un comme avec l'autre. Pas seulement parce que quelques-uns des grands penseurs "libéraux" - ainsi Hayek et Mises - n'ont aucun enthousiasme pour la démocratie, mais surtout parce que les présuppositions de la société de marché, sa vocation englober toute la vie sociale et à la soumettre à des processus analogues aux processus biologiques, sont potentiellement totalitaires. Une leçon que nous ne devrions jamais oublier.

Référence: Jérôme Maucourant: Avez-vous lu Polanyi? La Dispute - 18€
Jérôme Maucourant est économiste, maître de conférences à l'université de Saint-Etienne et membre du Triangle (ENS-LSH, CNRS, Lyon 2)