mercredi 29 juin 2022

De la pourriture

La décomposition des matières organiques sous l’effet de bactéries produit des odeurs qui, normalement, nous révulsent, jusqu’à la nausée. D’abord propre aux végétaux, le terme de pourriture peut aussi s’appliquer aux animaux, qu’on appelle alors charognes. Baudelaire a laissé sur le sujet un étonnant poème, intitulé « Une charogne » :

« Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons. »

Je laisse la suite au lecteur. Quand je m’intéresse à l’actualité politique en général, ce qui inclut aussi les diverses formes de la vie sociale, je ne peux m’empêcher de prononcer intérieurement le mot de « pourriture » ou de « charogne ». C’est que les turpitudes de la vie publique appellent ce qualificatif. Nos « élites » actuelles ne font sans doute pas pire que les anciennes. Prise illégale d’intérêt, abus de pouvoir, concussion, confusion du bien public et de leur bien propre, etc. Tout cela, notre histoire en garde des traces. Il y a cependant une différence : il valait mieux jadis garder le secret sur tous ces petits à-côtés peu ragoûtants. Dévoilé, le secret devenait un scandale : qu’on songe à l’affaire de Panama ou l’affaire Stavisky. Aujourd’hui, le secret n’est plus de mise. Réseaux sociaux aidant, on sait tout, tout de suite. Ou presque. Mais cela n’a plus aucune portée. La vente d’Alstom à GE, l’affaire Benalla, les petites combines d’un président de l’Assemblée, tout cela n’a aucune importance. Le pourri et vendu peut dire tranquillement et avec l’arrogance d’un gamin un peu voyou « qu’ils viennent me chercher ». L’abolition du secret et le fait d’assumer fièrement ses propres turpitudes ne marquent pas un progrès de la franchise et de la « transparence » (comme on dit aujourd’hui), mais bien plutôt un véritable effondrement du « surmoi ». « Jouir sans entrave et vivre sans temps morts », proclamaient les plus décomposés des gauchistes soixante-huitards — VLR, dont faisait partie Roland Castro, devenu un temps architecte de cour, mitterrandiste puis macroniste. Les mots d’ordre de VLR sont devenus ceux des élites dirigeantes. Pour elles, il est interdit d’interdire !

En 1973, le réalisateur italien Marco Ferreri présentait en compétition à Cannes La grande bouffe, un film qui fit scandale, joué par des acteurs excellents : quatre hommes décident de se suicider en mangeant. Parabole sur la « société de consommation », on voit presque ces hommes pourrir sous nos yeux au terme de leur « séminaire gastronomique ». Ferreri était un visionnaire. La grande bouffe est en train de s’achever et nous voyons la société occidentale pourrir sous nos yeux.

Si le « surmoi » fonctionne à la culpabilité, la culpabilité ne produit pas toujours un « surmoi sain ». Elle se transforme facilement en rage de se détruire et de détruire. Erich Fromm, dans La passion de détruire (un livre dont ne saurait trop recommander la lecture) donne des pistes utiles pour comprendre notre présent. Fromm distingue une agressivité bénigne qui correspond à la défense du moi et une agressivité maligne qu’il nomme destructivité — sadisme et masochisme seraient une de ses manifestations. Cette destructivité est à l’œuvre sous des formes diverses, dont la guerre n’est que la manière paroxystique, mais dont le saccage du monde ou la dictature des nouveaux puritains — ceux qui jouissent d’interdire — sont des variantes.

Ce qui accroit le sentiment d’invasion de la pourriture, c’est l’absence ou la rareté des réactions populaires. Le scandale du « collier de la Reine » en 1785 fit beaucoup pour déconsidérer la monarchie, la dépouiller de son aura sacrée et ainsi accélérer le processus qui conduit à la révolution. Aujourd’hui, nous sommes blasés. Plus rien ne nous étonne, comme le chantait Orelsan (« Y a deux ans je comprenais pas grand-chose/Maintenant c’est pire/Depuis quand pour devenir populaire faut faire des trucs de geek/Ils posteraient des sextapes de leurs parents pour plus de clics »). La tolérance et la bienveillance (le « bonisme ») ont fait des ravages. Chacun se dit : « à leur place, peut-être en ferais-je autant ? » Pour décrire une telle situation, Machiavel parle de la corruption du peuple. Depuis que les Gilets Jaunes se sont fait massacrer dans l’indifférence des « belles gens », sous les cris de haine des « intellectuels de gauche » et la passivité des syndicats, un ressort a sans doute été brisé.

Tout cela sent mauvais. Vraiment mauvais.

Le 29 juin 2022.

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Sur la question des forces productives

  J’ai déjà eu l’occasion de dire tout le bien que je pense du livre de Kohei Saito, Moins . Indépendamment des réserves que pourrait entraî...