La décomposition des matières organiques sous l’effet de bactéries produit des odeurs qui, normalement, nous révulsent, jusqu’à la nausée. D’abord propre aux végétaux, le terme de pourriture peut aussi s’appliquer aux animaux, qu’on appelle alors charognes. Baudelaire a laissé sur le sujet un étonnant poème, intitulé « Une charogne » :
« Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,
Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons. »
Je laisse la suite au lecteur. Quand je m’intéresse à l’actualité
politique en général, ce qui inclut aussi les diverses formes de la vie
sociale, je ne peux m’empêcher de prononcer intérieurement le mot de « pourriture »
ou de « charogne ». C’est que les turpitudes de la vie publique appellent ce
qualificatif. Nos « élites » actuelles ne font sans doute pas pire que les
anciennes. Prise illégale d’intérêt, abus de pouvoir, concussion, confusion du
bien public et de leur bien propre, etc. Tout cela, notre histoire en garde des
traces. Il y a cependant une différence : il valait mieux jadis garder le
secret sur tous ces petits à-côtés peu ragoûtants. Dévoilé, le secret devenait
un scandale : qu’on songe à l’affaire de Panama ou l’affaire Stavisky. Aujourd’hui,
le secret n’est plus de mise. Réseaux sociaux aidant, on sait tout, tout de
suite. Ou presque. Mais cela n’a plus aucune portée. La vente d’Alstom à GE, l’affaire
Benalla, les petites combines d’un président de l’Assemblée, tout cela n’a
aucune importance. Le pourri et vendu peut dire tranquillement et avec l’arrogance
d’un gamin un peu voyou « qu’ils viennent me chercher ». L’abolition du secret
et le fait d’assumer fièrement ses propres turpitudes ne marquent pas un
progrès de la franchise et de la « transparence » (comme on dit aujourd’hui),
mais bien plutôt un véritable effondrement du « surmoi ». « Jouir sans entrave
et vivre sans temps morts », proclamaient les plus décomposés des gauchistes
soixante-huitards — VLR, dont faisait partie Roland Castro, devenu un temps architecte
de cour, mitterrandiste puis macroniste. Les mots d’ordre de VLR sont devenus
ceux des élites dirigeantes. Pour elles, il est interdit d’interdire !
En 1973, le réalisateur italien Marco Ferreri présentait en compétition
à Cannes La grande bouffe, un film qui fit scandale, joué par des
acteurs excellents : quatre hommes décident de se suicider en mangeant.
Parabole sur la « société de consommation », on voit presque ces hommes pourrir
sous nos yeux au terme de leur « séminaire gastronomique ». Ferreri était un
visionnaire. La grande bouffe est en train de s’achever et nous voyons la
société occidentale pourrir sous nos yeux.
Si le « surmoi » fonctionne à la culpabilité, la culpabilité
ne produit pas toujours un « surmoi sain ». Elle se transforme facilement en
rage de se détruire et de détruire. Erich Fromm, dans La passion de détruire
(un livre dont ne saurait trop recommander la lecture) donne des pistes
utiles pour comprendre notre présent. Fromm distingue une agressivité bénigne
qui correspond à la défense du moi et une agressivité maligne qu’il nomme
destructivité — sadisme et masochisme seraient une de ses manifestations. Cette
destructivité est à l’œuvre sous des formes diverses, dont la guerre n’est que
la manière paroxystique, mais dont le saccage du monde ou la dictature des
nouveaux puritains — ceux qui jouissent d’interdire — sont des variantes.
Ce qui accroit le sentiment d’invasion de la pourriture, c’est
l’absence ou la rareté des réactions populaires. Le scandale du « collier de la
Reine » en 1785 fit beaucoup pour déconsidérer la monarchie, la dépouiller de
son aura sacrée et ainsi accélérer le processus qui conduit à la révolution.
Aujourd’hui, nous sommes blasés. Plus rien ne nous étonne, comme le chantait
Orelsan (« Y a deux ans je comprenais pas grand-chose/Maintenant c’est pire/Depuis
quand pour devenir populaire faut faire des trucs de geek/Ils posteraient des
sextapes de leurs parents pour plus de clics »). La tolérance et la bienveillance
(le « bonisme ») ont fait des ravages. Chacun se dit : « à leur place,
peut-être en ferais-je autant ? » Pour décrire une telle situation, Machiavel
parle de la corruption du peuple. Depuis que les Gilets Jaunes se sont fait massacrer
dans l’indifférence des « belles gens », sous les cris de haine des « intellectuels
de gauche » et la passivité des syndicats, un ressort a sans doute été brisé.
Tout cela sent mauvais. Vraiment mauvais.
Le 29 juin 2022.
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