Antonio A. Casilli : En attendant les robots — Enquête sur le travail du clic (Le Seuil, 2019, collection « La Couleur des idées »)
Antonio Casilli produit avec ce livre une analyse remarquable des soubassements de l’économie de l’internet et des transformations en profondeur qu’elle fait subir au mode de production capitaliste. Au lieu de s’ébahir sur les miracles des machines ou de dénoncer les GAFAM, il montre les mécanismes qui permettent aux grands propriétaires des plateformes de centraliser la plus-value. Ce mécanisme est généralement masqué derrière « l’intelligence artificielle » qui n’est rien d’autre que le moyen de mettre les hommes au service des machines. La meilleure métaphore de cette intelligence artificielle, c’est le joueur d’échecs mécanique du baron von Kempelen (1769) un pseudo-automate représentant un ottoman jouant aux échecs, animé par un nain caché dans les mécanismes et dirige les mouvements de la marionnette grâce à un système de miroirs qui lui montre l’échiquier. Significativement, Amazon a baptisé son organisation de distribution de « digital labor » « Mechanical Turk », révélant ce qu’est la réalité du traitement massif de données (« big data ») par la soi-disant « intelligence artificielle ».
Le livre de Casalli
est centré sur l’étude des « tâcherons » du clic, tout ce travail invisible qui
fait fonctionner les plateformes. « Cette dynamique technologique et sociale
pointe la métamorphose du geste productif humain en micro-opérations
sous-payées ou non payées, afin d’alimenter une économie informationnelle qui
se base principalement sur l’extraction de données et sur la délégation à des
opérateurs humains de tâches productives constamment dévaluées, parce que
considérées comme trop petites, trop peu ostensibles, trop ludiques ou trop peu
valorisantes. » (14) Le « digital labor » produit « l’externalisation du
travail et sa fragmentation. » Les plateformes sont l’organisation de cette
nouvelle division du travail qui produit une nouvelle forme du « travail en
miettes » que dénonçait jadis Georges Friedmann.
Casalli commence par
mettre en question le grand récit de l’automation qui aboutirait selon ses
hérauts à la fin du travail (Sur ce même sujet, j’ai écrit en1997, La fin du
travail et la mondialisation. Idéologie et réalité sociale). « Plutôt qu’à la disparition programmée
du travail, on assiste à son déplacement ou à sa dissimulation hors du champ de
vision des citoyens, mais aussi des analystes et des décideurs politiques,
prompts à adhérer au storytelling des capitalistes des plateformes. » (25) De
manière presque provocatrice, il montre que les humains non seulement se
mettent au service des robots, mais sont même appelés à les remplacer — il
retrouve ici les analyses de Marx dans le livre I du Capital qui
montre que les capitalistes n’ont aucune obsession pour l’automation dès lors
que le « coût du travail » est suffisamment bas. Bien au contraire, à certains
égards, ils préfèrent les « automates humains » qui coûtent finalement beaucoup
moins cher. En outre, les machines n’apprennent pas toutes seules, il faut des
humains pour leur apprendre à penser. Des travailleurs (payés au lance-pierre)
et des usages travaillant gracieusement fournissent aux machines les éléments
indispensables au fonctionnement de la « machine learning ». « les “machines” ne peuvent exister sans le concours des humains prêts à leur enseigner
comment penser. » (32) Ainsi « l’artificialité
de l’intelligence artificielle réside justement en cela : que, tout en ne nécessitant aucun discernement,
ces tâches produisent, pour autant, telle une propriété émergente, un semblant
d’intelligence. » (33) Les exemples sont nombreux : reconnaissance
de caractère par les clics sur le reCAPTCHA, validation des traductions dites
automatiques, validation de la reconnaissance d’image, etc. : « Le programme scientifique de l’intelligence
artificielle devient alors indissociable d’une certaine cybernétique, c’est-à-dire
d’un art de contrôler les êtres humains
et de discipliner l’exécution de leurs activités. »
Il n’y a donc pas de « grand
remplacement » : « Les chiffres, en effet, vont à l’encontre de la thèse
défendue par les tenants du “grand remplacement automatique”. Ce paradoxe est particulièrement visible dans
le secteur de la robotique. Une enquête portant sur dix-sept pays entre 1993 et 2007 ne trouve pas
d’effets significatifs des robots industriels multifonctions sur l’emploi global en termes de nombre total
d’heures travaillées. » (41) Il faut évidemment faire entrer en ligne de compte
la résistance… de la matière ! « Une étude comparative de l’Organisation de
coopération et de développement économiques (OCDE) menée sur vingt et un pays
en 2016 démontre la surestimation de l’automatisabilité des professions
actuelles. »
S’il y a un « grand
remplacement », c’est celui des salariés par les usagers : « Ce sont
surtout les usagers, les consommateurs, les clients qui prennent la
responsabilité de faire fonctionner les machines. Désormais, ce sont eux, et
non pas les guichetiers, qui s’identifient ; eux, et non pas les guichetiers, qui réalisent les transactions ; eux, et non pas les guichetiers, qui comptent
l’argent. Il en va de même d’autres technologies qui facilitent le libre-service,
telles les bornes d’autoenregistrement ou les caisses automatiques dans les
grandes surfaces. » (46)
Ainsi, commence à
affleurer la notion de « travail
du consommateur ». Il faut donc
oublier la menace des robots et regarder la véritable menace, celle de « la
fragmentation des emplois en tâches externalisées et le démantèlement des
salaires par des micropaiements. » De la même manière que le philosophe Markus
Gabriel considère l’IA comme une « mise en scène » (voir Pourquoi la pensée
humaine est inégalable), Casilli affirme que « l’automation est avant tout un spectacle, une
stratégie de détournement de l’attention destinée à occulter des décisions
managériales visant à réduire la part relative des salaires (et plus
généralement de la rémunération des facteurs productifs humains) par rapport à
la rémunération des investisseurs. » (52) Idéologie et religion (nouvelle
théologie), tel est l’essence du discours sur l’IA, la puissance des « big data »,
etc. « Mais dans le cadre de la réflexion sur l’automation à l’heure du
numérique, il est vraisemblablement possible de retourner la métaphore : c’est le matérialisme historique, l’attention
pour les conditions matérielles d’existence des producteurs de valeur, qui est
rabougri, réduit au rôle d’homuncule “prié de ne pas se faire voir”, et qu’on enferme dans une croyance abstraite
en une intelligence réellement artificielle, dans la théologie du machine
learning. » (58)
Il ne faut pas croire que les employeurs ne rêvent que de
machiniser la main-d’œuvre. L’homme chassé d’un endroit finit toujours par
réapparaître ailleurs ! « Parfois, les
plateformes adoptent des réflexes d’entreprises classiques quand elles “communiquent” au sujet de leur valeur économique, par
exemple à l’occasion de leur entrée en bourse ou de leur rencontre avec de
potentiels investisseurs. Il leur arrive également d’insister sur les facteurs
techniques de leur réussite (le nombre de leurs serveurs, la qualité de leurs
solutions algorithmiques, la puissance de calcul de leurs processeurs, etc.).
Mais la source de leur valeur demeure quoi qu’il en soit la qualité et la
quantité des données personnelles qu’elles exploitent, le dynamisme de leurs
communautés, la pertinence des services que celles-ci permettent de développer. »
(87)
Casilli procède ensuite à une typologie du « digital
labor ». Il analyse en particulier le
microtravail tel qu’il a été façonné par Amazon Mechanical Turk qui montre à
l’évidence qu’une intelligence véritablement et entièrement « artificielle » n’est qu’un mirage. Si l’on prend le moteur de recherche de Google qui
est l’application de l’IA la plus connue de tous (bien qu’en l’occurrence elle
ne se présent pas sous ce nom, on remarque : « chaque requête adressée à
Google a deux effets : le
premier résultat visible est que l’utilisateur reçoit une série de “réponses” à sa requête, classées par “pertinence” ; le second effet, plus discret, est que l’entrée d’une requête produit
essentiellement un vote attestant de la popularité de la chaîne de recherche. »
(157) L’imaginaire contemporain est nourri de fantasmes algorithmiques — de ce
point de vue le monde de l’informatique fait un peu penser à celui des
schtroumpfs : quand un mot manque, on le remplace par « schtroumpf ». Les
informaticiens semblablement utilisent le mot « algorithme » à la place de tous
les mots qui leur manquent.
Autre fantasme que
traque Casilli : celui de la gratuité qui fait du monde des plateformes un
véritable Eden. En vérité, « Une énorme quantité de travail rémunéré finit par
innerver les usages soi-disant “gratuits”. » (189) L’analyse de certains programmes d’IA destinés au dialogue
homme-machine [tous les programmes qui descendent de la fameuse Elyza, un
programme de dialogue qui a une quarantaine d’années] montre que, laissée à
elle-même, la « machine learning » apprend surtout ce que les utilisateurs lui
apprennent, tant est-il que l’IA est toujours animée par des humains. L’analyse
de ces expériences montre aussi que, si ces programmes ne sont soutenus gracieusement
par des humains, ils sont financièrement insoutenables.
Il y a un autre aspect
du travail en réseau, celui gens payés pour être « followers » ou « likeurs ».
La vente de faux « followers » est un commerce lucratif. Il existe, notamment
en Chine, des « fermes à clics ». On sait l’importance que toutes ces
techniques prennent pour influencer le corps électoral. Les « fake news » ne
sont pas un produit d’internet — elles sont aussi vieilles que le monde — mais
le monde des réseaux et des plateformes est bien l’empire du faux.
Les plateformes
produisent donc deux effets. D’une part, elles restructurent profondément le
mode de production capitaliste puisqu’elles sont des mixtes unissant les
fonctions et celles du marché et subordonnant les deux espaces traditionnels du
capital à leurs propres objectifs. Elles permettent une parcellisation
accélérée du travail autrefois accompli par des cols blancs et sa
délocalisation virtuelle [notamment en Afrique et en Asie]. Les pays les plus
pauvres comme Madagascar sont complètement intégrés dans l’économie de
plateforme. D’autre part, elles produisent en abondance l’idéologie qui
justifie leur domination sur nos vies.
La colonisation du
temps libre par le capital, déjà largement abordée par Theodor Adorno dans sa
critique de « l’industrie culturelle » trouve ses prolongements dans les
horizons du « digital labor » que Casilli explore. Le travail passe
maintenant hors du travail. La « ludification », caractéristique de notre monde
mérite à elle seule un long développement. Est apparu quelque chose qu’on
appelle le « playbor », le « jeu-travail » : « L’importance du playbor
dans le secteur numérique reflète d’ailleurs peut-être une tendance plus générale que l’on
observe dans les entreprises traditionnelles, dont l’organisation s’inspire
depuis plusieurs décennies d’une philosophie managériale fondée sur le
développement personnel, l’émulation créatrice, la convivialité des espaces de
travail, l’horizontalité des relations hiérarchiques, la collaboration par
équipes, la conversion des objectifs en “défis” et en dynamiques de jeu.. » [229] Il s’agit d’une colonisation totale de
l’existence : « D’après le critique Jonathan Crary, le capitalisme à
l’heure d’Internet instaure une existence à flux tendu qui sonne la “fin du
sommeil”. » (230) En effet, « En donnant une illusion de maîtrise, de victoire
et d’appropriation, le jeu stimule des pulsions et des appétits spécifiques qui
intensifient la production d’informations 24 heures sur 24. » Le digital labor » s’inscrit ainsi dans un processus d’« asservissement machinique généralisé » de l’homme. Le « digital labor » fonctionne à
la « surveillance douce », mais d’autant plus efficace : « La “surveillance
douce”, auto - imposée et réalisée
de manière coopérative, du digital labor n’abolit pas la volonté de l’usager ; au contraire, elle puise à l’intérieur de
celle — ci les ressources pour
conduire les opérations nécessaires à sa mise en œuvre. La surveillance
participative réinvente ainsi entièrement l’architecture panoptique. Loin de
libérer le travail, le digital labor s’impose en définitive comme un “bénévolat forcé87” ou une “servitude volontaire”. (263)
Les plateformes permettent la mise en
place de nouvelles relations de travail fondées sur la désagrégation du
salariat. “La multiplication de ces
situations de travailleurs formellement indépendants, mais économiquement
dépendants est attestée par l’émergence, notamment en Europe, de statuts
intermédiaires de ‘para - subordonnés’ : co. co. co. [contrats de ‘collaboration coordonnée et continuée’] en Italie, TRADE [‘travailleurs autonomes
dépendants économiquement’] en
Espagne, Arbeitnehmerähnliche Personen [‘personnes quasi salariées’] en Allemagne, etc.” (268) On connait bien
l’exemple des conducteurs Uber, des livreurs Deliveroo, etc., qui sont
prototypiques des ces indépendants entièrement dépendants.
La
plateformisation est une dimension essentielle de la mondialisation dans la
phase actuelle et, loin de répéter l’ancienne colonisation, il procède
progressivement à un nivellement par le bas. Face aux contraintes du mode de
production capitaliste d’hier, la plateformisation a représenté une issue en
instaurant “une liberté de circulation ‘virtuelle’ de la main-d’œuvre planétaire. Il y a encore quelques décennies, une offre de travail
localisée et profondément enracinée dans des lieux physiques faisait face à un
capital toujours mouvant. Dans l’économie des plateformes, l’offre de travail
est, au contraire, géographiquement dispersée et répartie le long de chaînes
logistiques numériques en constante reconfiguration. À l’importation de main — d’œuvre des siècles passés succèdent aujourd’hui des transferts non
présentiels de populations, par l’entremise de services d’intermédiation
numérique opérant comme des ‘systèmes
technologiques d’immigration64’.) (288)
Cette vision d’ensemble de rapports de rapports
sociaux de production remet à leur juste place les discours dithyrambiques sur
l’intelligence artificielle. En vérité nous n’avons pas beaucoup progressé vers
une machine ‘intelligente’. Cet objectif est d’ailleurs peut-être à peu près
dénué de sens. Nous avons seulement progressé dans la puissance de calcul des
machines et dans le stockage des données disponibles sur tout le réseau mondial.
Il est vrai que ces discours sur l’IA valorisent ceux qui l’organisent et
vendent leurs logiciels : ‘Tout
d’abord, c’est le travail même des ingénieurs, des scientifiques et des
industriels que justifie cette idéologie. Déclarer être en train de mener des
recherches pour simuler l’intelligence humaine est avant tout une manière pour
les producteurs de technologies d’être en paix avec leur propre identité au
travail, de se représenter non pas comme une classe vectorialiste dont la
fonction est de gérer un trafic planétaire de clics ou de mettre sur pied des
chaînes de sous-traitance qui aboutissent quelque — part dans les sweatshops numériques de zones
péri - urbaines de pays en voie de développement, mais comme une élite qui
contribue au progrès de l’humanité en œuvrant à l’innovation de pointe.’ (294)
La
fin du livre est consacrée à une discussion sur l’IA et les obstacles qu’elle
rencontre. L’auteur ne semble pas écarter à l’avenir des progrès décisifs dans
le domaine de l’IA, même s’il faut bien constater qu’on a recours, et de plus
en plus, aux humains pour pallier les failles importantes des systèmes d’IA et
du fameux ‘machine learning’. Il est vrai que le ‘deep learning’
— l’apprentissage profond, c’est-à-dire un procédé par lequel la machine
elle-même est programmée pour changer son propre code en fonction des succès et
des échecs qu’a rencontrés le programme — semble ouvrir des perspectives
fascinantes. On s’extasie : la machine produit des résultats qu’aucun
humain n’avait prévus et on ne sait pas comme ‘elle fait’. Le problème est que
la machine ‘ne fait’ rien. Elle produit des résultats qui sont les effets d’un
enchaînement non maîtrisé de processus physiques. Et donc on n’a aucune idée de
la validité de ces résultats. Il est impossible, quoi qu’on fasse, de sortir de
cette embrouillamini. Il y a des raisons de fond à cet échec : ‘C’est avant tout un problème de complexité : un modèle mathématique traditionnel peut
avoir quelques dizaines de paramètres, mais un réseau de neurones en a des
millions. L’apprentissage non supervisé fournit des résultats sans
nécessairement expliquer comment la machine les a obtenus, ni donner
d’indications précises sur leur niveau de pertinence et d’utilisabilité.’
(300)
Une fois qu’on
est sorti des fantasmes, il faut remettre les pieds sur terre. ‘Tâcheronnisation et datafication occupent, dans
le contexte de l’IA, la même place que le séquençage et le chronométrage des
tâches pour le taylorisme :
non pas des innovations techniques majeures, mais une sophistication de la
division capitaliste du travail visant à contrôler une main-d’œuvre constamment décrite comme oisive,
insouciante et potentiellement récalcitrante.’ (297)
Puisque les progrès du
machine learning sont conditionnés à une production humaine de données accrue,
la perspective d’une autonomisation du premier qui marquerait la cessation de
la seconde est un horizon inatteignable.
Conclusion —
Que faire ? La question est posée de l’action qui pourrait s’opposer aux
conséquences désastreuses de la plateformisation. Casalli écarte l’hypothèse ‘luddiste’
— on ne va pas casser les machines. Il pèse la possibilité de construire un
mouvement coopératif, des plateformes qui renoueraient avec l’origine du mot —
la plateforme est la base sur laquelle s’entendaient niveleurs et bêcheurs lors
de la révolution anglaise. Ces
plateformes coopératives pourraient-elles résister à la récupération par les
grandes firmes ? La réponse de l’auteur n’est pas très encourageante, mais il
n’y a pas d’autre choix.
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