lundi 30 novembre 2020

L’IA et la restructuration du capital à l’échelle mondiale

Antonio A. Casilli : En attendant les robots — Enquête sur le travail du clic (Le Seuil, 2019, collection « La Couleur des idées »)


Antonio Casilli produit avec ce livre une analyse remarquable des soubassements de l’économie de l’internet et des transformations en profondeur qu’elle fait subir au mode de production capitaliste. Au lieu de s’ébahir sur les miracles des machines ou de dénoncer les GAFAM, il montre les mécanismes qui permettent aux grands propriétaires des plateformes de centraliser la plus-value. Ce mécanisme est généralement masqué derrière « l’intelligence artificielle » qui n’est rien d’autre que le moyen de mettre les hommes au service des machines. La meilleure métaphore de cette intelligence artificielle, c’est le joueur d’échecs mécanique du baron von Kempelen (1769) un pseudo-automate représentant un ottoman jouant aux échecs, animé par un nain caché dans les mécanismes et dirige les mouvements de la marionnette grâce à un système de miroirs qui lui montre l’échiquier. Significativement, Amazon a baptisé son organisation de distribution de « digital labor » « Mechanical Turk », révélant ce qu’est la réalité du traitement massif de données (« big data ») par la soi-disant « intelligence artificielle ».

Le livre de Casalli est centré sur l’étude des « tâcherons » du clic, tout ce travail invisible qui fait fonctionner les plateformes. « Cette dynamique technologique et sociale pointe la métamorphose du geste productif humain en micro-opérations sous-payées ou non payées, afin d’alimenter une économie informationnelle qui se base principalement sur l’extraction de données et sur la délégation à des opérateurs humains de tâches productives constamment dévaluées, parce que considérées comme trop petites, trop peu ostensibles, trop ludiques ou trop peu valorisantes. » (14) Le « digital labor » produit « l’externalisation du travail et sa fragmentation. » Les plateformes sont l’organisation de cette nouvelle division du travail qui produit une nouvelle forme du « travail en miettes » que dénonçait jadis Georges Friedmann.

Casalli commence par mettre en question le grand récit de l’automation qui aboutirait selon ses hérauts à la fin du travail (Sur ce même sujet, j’ai écrit en1997, La fin du travail et la mondialisation. Idéologie et réalité sociale). « Plutôt qu’à la disparition programmée du travail, on assiste à son déplacement ou à sa dissimulation hors du champ de vision des citoyens, mais aussi des analystes et des décideurs politiques, prompts à adhérer au storytelling des capitalistes des plateformes. » (25) De manière presque provocatrice, il montre que les humains non seulement se mettent au service des robots, mais sont même appelés à les remplacer — il retrouve ici les analyses de Marx dans le livre I du Capital qui montre que les capitalistes n’ont aucune obsession pour l’automation dès lors que le « coût du travail » est suffisamment bas. Bien au contraire, à certains égards, ils préfèrent les « automates humains » qui coûtent finalement beaucoup moins cher. En outre, les machines n’apprennent pas toutes seules, il faut des humains pour leur apprendre à penser. Des travailleurs (payés au lance-pierre) et des usages travaillant gracieusement fournissent aux machines les éléments indispensables au fonctionnement de la « machine learning ». « les “machines ne peuvent exister sans le concours des humains prêts à leur enseigner comment penser. » (32) Ainsi « l’artificialité de l’intelligence artificielle réside justement en cela : que, tout en ne nécessitant aucun discernement, ces tâches produisent, pour autant, telle une propriété émergente, un semblant d’intelligence. » (33) Les exemples sont nombreux : reconnaissance de caractère par les clics sur le reCAPTCHA, validation des traductions dites automatiques, validation de la reconnaissance d’image, etc. : « Le programme scientifique de l’intelligence artificielle devient alors indissociable d’une certaine cybernétique, c’est-à-dire d’un art de contrôler les êtres humains et de discipliner l’exécution de leurs activités. »

Il n’y a donc pas de « grand remplacement » : « Les chiffres, en effet, vont à l’encontre de la thèse défendue par les tenants du “grand remplacement automatique. Ce paradoxe est particulièrement visible dans le secteur de la robotique. Une enquête portant sur dix-sept pays entre 1993 et 2007 ne trouve pas d’effets significatifs des robots industriels multifonctions sur l’emploi global en termes de nombre total d’heures travaillées. » (41) Il faut évidemment faire entrer en ligne de compte la résistance… de la matière ! « Une étude comparative de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) menée sur vingt et un pays en 2016 démontre la surestimation de l’automatisabilité des professions actuelles. »

S’il y a un « grand remplacement », c’est celui des salariés par les usagers : « Ce sont surtout les usagers, les consommateurs, les clients qui prennent la responsabilité de faire fonctionner les machines. Désormais, ce sont eux, et non pas les guichetiers, qui s’identifient; eux, et non pas les guichetiers, qui réalisent les transactions; eux, et non pas les guichetiers, qui comptent l’argent. Il en va de même d’autres technologies qui facilitent le libre-service, telles les bornes d’autoenregistrement ou les caisses automatiques dans les grandes surfaces. » (46)

Ainsi, commence à affleurer la notion de «travail du consommateur». Il faut donc oublier la menace des robots et regarder la véritable menace, celle de « la fragmentation des emplois en tâches externalisées et le démantèlement des salaires par des micropaiements. » De la même manière que le philosophe Markus Gabriel considère l’IA comme une « mise en scène » (voir Pourquoi la pensée humaine est inégalable), Casilli affirme que « l’automation est avant tout un spectacle, une stratégie de détournement de l’attention destinée à occulter des décisions managériales visant à réduire la part relative des salaires (et plus généralement de la rémunération des facteurs productifs humains) par rapport à la rémunération des investisseurs. » (52) Idéologie et religion (nouvelle théologie), tel est l’essence du discours sur l’IA, la puissance des « big data », etc. « Mais dans le cadre de la réflexion sur l’automation à l’heure du numérique, il est vraisemblablement possible de retourner la métaphore : c’est le matérialisme historique, l’attention pour les conditions matérielles d’existence des producteurs de valeur, qui est rabougri, réduit au rôle d’homuncule “prié de ne pas se faire voir, et qu’on enferme dans une croyance abstraite en une intelligence réellement artificielle, dans la théologie du machine learning. » (58)

Il ne faut pas croire que les employeurs ne rêvent que de machiniser la main-d’œuvre. L’homme chassé d’un endroit finit toujours par réapparaître ailleurs ! « Parfois, les plateformes adoptent des réflexes d’entreprises classiques quand elles “communiquent au sujet de leur valeur économique, par exemple à l’occasion de leur entrée en bourse ou de leur rencontre avec de potentiels investisseurs. Il leur arrive également d’insister sur les facteurs techniques de leur réussite (le nombre de leurs serveurs, la qualité de leurs solutions algorithmiques, la puissance de calcul de leurs processeurs, etc.). Mais la source de leur valeur demeure quoi qu’il en soit la qualité et la quantité des données personnelles qu’elles exploitent, le dynamisme de leurs communautés, la pertinence des services que celles-ci permettent de développer. » (87)

Casilli procède ensuite à une typologie du « digital labor ». Il analyse en particulier le microtravail tel qu’il a été façonné par Amazon Mechanical Turk qui montre à l’évidence qu’une intelligence véritablement et entièrement «artificielle» n’est qu’un mirage. Si l’on prend le moteur de recherche de Google qui est l’application de l’IA la plus connue de tous (bien qu’en l’occurrence elle ne se présent pas sous ce nom, on remarque : « chaque requête adressée à Google a deux effets : le premier résultat visible est que l’utilisateur reçoit une série de réponses à sa requête, classées par “pertinence”; le second effet, plus discret, est que l’entrée d’une requête produit essentiellement un vote attestant de la popularité de la chaîne de recherche. » (157) L’imaginaire contemporain est nourri de fantasmes algorithmiques — de ce point de vue le monde de l’informatique fait un peu penser à celui des schtroumpfs : quand un mot manque, on le remplace par « schtroumpf ». Les informaticiens semblablement utilisent le mot « algorithme » à la place de tous les mots qui leur manquent.

Autre fantasme que traque Casilli : celui de la gratuité qui fait du monde des plateformes un véritable Eden. En vérité, « Une énorme quantité de travail rémunéré finit par innerver les usages soi-disant “gratuits. » (189) L’analyse de certains programmes d’IA destinés au dialogue homme-machine [tous les programmes qui descendent de la fameuse Elyza, un programme de dialogue qui a une quarantaine d’années] montre que, laissée à elle-même, la « machine learning » apprend surtout ce que les utilisateurs lui apprennent, tant est-il que l’IA est toujours animée par des humains. L’analyse de ces expériences montre aussi que, si ces programmes ne sont soutenus gracieusement par des humains, ils sont financièrement insoutenables.

Il y a un autre aspect du travail en réseau, celui gens payés pour être « followers » ou « likeurs ». La vente de faux « followers » est un commerce lucratif. Il existe, notamment en Chine, des « fermes à clics ». On sait l’importance que toutes ces techniques prennent pour influencer le corps électoral. Les « fake news » ne sont pas un produit d’internet — elles sont aussi vieilles que le monde — mais le monde des réseaux et des plateformes est bien l’empire du faux.

Les plateformes produisent donc deux effets. D’une part, elles restructurent profondément le mode de production capitaliste puisqu’elles sont des mixtes unissant les fonctions et celles du marché et subordonnant les deux espaces traditionnels du capital à leurs propres objectifs. Elles permettent une parcellisation accélérée du travail autrefois accompli par des cols blancs et sa délocalisation virtuelle [notamment en Afrique et en Asie]. Les pays les plus pauvres comme Madagascar sont complètement intégrés dans l’économie de plateforme. D’autre part, elles produisent en abondance l’idéologie qui justifie leur domination sur nos vies.

La colonisation du temps libre par le capital, déjà largement abordée par Theodor Adorno dans sa critique de « l’industrie culturelle » trouve ses prolongements dans les horizons du « digital labor » que Casilli explore. Le travail passe maintenant hors du travail. La « ludification », caractéristique de notre monde mérite à elle seule un long développement. Est apparu quelque chose qu’on appelle le « playbor », le « jeu-travail » : « L’importance du playbor dans le secteur numérique reflète d’ailleurs peut-être une tendance plus générale que l’on observe dans les entreprises traditionnelles, dont l’organisation s’inspire depuis plusieurs décennies d’une philosophie managériale fondée sur le développement personnel, l’émulation créatrice, la convivialité des espaces de travail, l’horizontalité des relations hiérarchiques, la collaboration par équipes, la conversion des objectifs en “défis et en dynamiques de jeu.. » [229] Il s’agit d’une colonisation totale de l’existence : « D’après le critique Jonathan Crary, le capitalisme à l’heure d’Internet instaure une existence à flux tendu qui sonne la “fin du sommeil”. » (230) En effet, « En donnant une illusion de maîtrise, de victoire et d’appropriation, le jeu stimule des pulsions et des appétits spécifiques qui intensifient la production d’informations 24 heures sur 24. » Le digital labor » s’inscrit ainsi dans un processus d’«asservissement machinique généralisé» de l’homme. Le « digital labor » fonctionne à la « surveillance douce », mais d’autant plus efficace : « La “surveillance douce, auto - imposée et réalisée de manière coopérative, du digital labor n’abolit pas la volonté de l’usager; au contraire, elle puise à l’intérieur de celle ci les ressources pour conduire les opérations nécessaires à sa mise en œuvre. La surveillance participative réinvente ainsi entièrement l’architecture panoptique. Loin de libérer le travail, le digital labor s’impose en définitive comme un “bénévolat forcé87 ou une “servitude volontaire. (263)

Les plateformes permettent la mise en place de nouvelles relations de travail fondées sur la désagrégation du salariat. “La multiplication de ces situations de travailleurs formellement indépendants, mais économiquement dépendants est attestée par l’émergence, notamment en Europe, de statuts intermédiaires de ‘para - subordonnés’ : co. co. co. [contrats de ‘collaboration coordonnée et continuée] en Italie, TRADE [‘travailleurs autonomes dépendants économiquement] en Espagne, Arbeitnehmerähnliche Personen [‘personnes quasi salariées] en Allemagne, etc.” (268) On connait bien l’exemple des conducteurs Uber, des livreurs Deliveroo, etc., qui sont prototypiques des ces indépendants entièrement dépendants.

La plateformisation est une dimension essentielle de la mondialisation dans la phase actuelle et, loin de répéter l’ancienne colonisation, il procède progressivement à un nivellement par le bas. Face aux contraintes du mode de production capitaliste d’hier, la plateformisation a représenté une issue en instaurant “une liberté de circulation virtuelle de la main-d’œuvre planétaire. Il y a encore quelques décennies, une offre de travail localisée et profondément enracinée dans des lieux physiques faisait face à un capital toujours mouvant. Dans l’économie des plateformes, l’offre de travail est, au contraire, géographiquement dispersée et répartie le long de chaînes logistiques numériques en constante reconfiguration. À l’importation de main d’œuvre des siècles passés succèdent aujourd’hui des transferts non présentiels de populations, par l’entremise de services d’intermédiation numérique opérant comme des systèmes technologiques d’immigration64’.) (288)

Cette vision d’ensemble de rapports de rapports sociaux de production remet à leur juste place les discours dithyrambiques sur l’intelligence artificielle. En vérité nous n’avons pas beaucoup progressé vers une machine ‘intelligente’. Cet objectif est d’ailleurs peut-être à peu près dénué de sens. Nous avons seulement progressé dans la puissance de calcul des machines et dans le stockage des données disponibles sur tout le réseau mondial. Il est vrai que ces discours sur l’IA valorisent ceux qui l’organisent et vendent leurs logiciels : ‘Tout d’abord, c’est le travail même des ingénieurs, des scientifiques et des industriels que justifie cette idéologie. Déclarer être en train de mener des recherches pour simuler l’intelligence humaine est avant tout une manière pour les producteurs de technologies d’être en paix avec leur propre identité au travail, de se représenter non pas comme une classe vectorialiste dont la fonction est de gérer un trafic planétaire de clics ou de mettre sur pied des chaînes de sous-traitance qui aboutissent quelque part dans les sweatshops numériques de zones péri - urbaines de pays en voie de développement, mais comme une élite qui contribue au progrès de l’humanité en œuvrant à l’innovation de pointe.’ (294)

La fin du livre est consacrée à une discussion sur l’IA et les obstacles qu’elle rencontre. L’auteur ne semble pas écarter à l’avenir des progrès décisifs dans le domaine de l’IA, même s’il faut bien constater qu’on a recours, et de plus en plus, aux humains pour pallier les failles importantes des systèmes d’IA et du fameux ‘machine learning’. Il est vrai que le ‘deep learning’ — l’apprentissage profond, c’est-à-dire un procédé par lequel la machine elle-même est programmée pour changer son propre code en fonction des succès et des échecs qu’a rencontrés le programme — semble ouvrir des perspectives fascinantes. On s’extasie : la machine produit des résultats qu’aucun humain n’avait prévus et on ne sait pas comme ‘elle fait’. Le problème est que la machine ‘ne fait’ rien. Elle produit des résultats qui sont les effets d’un enchaînement non maîtrisé de processus physiques. Et donc on n’a aucune idée de la validité de ces résultats. Il est impossible, quoi qu’on fasse, de sortir de cette embrouillamini. Il y a des raisons de fond à cet échec : ‘C’est avant tout un problème de complexité : un modèle mathématique traditionnel peut avoir quelques dizaines de paramètres, mais un réseau de neurones en a des millions. L’apprentissage non supervisé fournit des résultats sans nécessairement expliquer comment la machine les a obtenus, ni donner d’indications précises sur leur niveau de pertinence et d’utilisabilité.’ (300)

 

Une fois qu’on est sorti des fantasmes, il faut remettre les pieds sur terre. ‘Tâcheronnisation et datafication occupent, dans le contexte de l’IA, la même place que le séquençage et le chronométrage des tâches pour le taylorisme : non pas des innovations techniques majeures, mais une sophistication de la division capitaliste du travail visant à contrôler une main-d’œuvre constamment décrite comme oisive, insouciante et potentiellement récalcitrante.’ (297)

Puisque les progrès du machine learning sont conditionnés à une production humaine de données accrue, la perspective d’une autonomisation du premier qui marquerait la cessation de la seconde est un horizon inatteignable.

Conclusion Que faire? La question est posée de l’action qui pourrait s’opposer aux conséquences désastreuses de la plateformisation. Casalli écarte l’hypothèse ‘luddiste’ — on ne va pas casser les machines. Il pèse la possibilité de construire un mouvement coopératif, des plateformes qui renoueraient avec l’origine du mot — la plateforme est la base sur laquelle s’entendaient niveleurs et bêcheurs lors de la révolution anglaise. Ces plateformes coopératives pourraient-elles résister à la récupération par les grandes firmes ? La réponse de l’auteur n’est pas très encourageante, mais il n’y a pas d’autre choix.

 

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