La philosophie est dialectique, par nature pourrait-on dire. Sous ce terme cependant on entend des choses en apparence fort diverses. La dialectique chez Platon est cette méthode du questionnement qui vise l’idée vraie. La dialectique chez Hegel est la logique elle-même en tant qu’elle exprime le mouvement de la pensée et le mouvement de l’être. Il y a une dialectique chez Aristote et Kant. Mais toutes ces « dialectiques » paraissent si différentes qu’on ne voit quelles leçons générales on en pourrait tirer. D’autant que la dialectique est souvent associée à la sophistique, c’est-à-dire à un art d’embrouiller les esprits.
Or une histoire de la dialectique nous permettrait de
découvrir une unité profonde qui n’est rien d’autre que l’unité même de
l’histoire de la philosophie. Ce travail mené à bien, il serait possible
d’aborder les lois les plus générales de la pensée, cette logique dialectique
qu’il ne s’agit pas d’opposer à la logique formelle, mais qui en constitue au
contraire le fondement ultime. Ce pourrait constituer le fil directeur d’une
histoire de la philosophie, renouvelant les Leçons de Hegel sur
l’histoire de la philosophie.
Le travail qui suit est plus modeste. Il est le fruit des
réflexions inspirées par une longue expérience de l’enseignement de la
philosophie, principalement en classes de Terminale et en classes préparatoires :
ce que vise l’exercice de la dissertation de philosophie, tant décrié dans
certains milieux en raison de sa difficulté intrinsèque, ce n’est pas
l’érudition philosophique – qu’on attendra d’un étudiant en philosophie ou d’un
candidat aux concours de l’enseignement — ni la manifestation des opinions des
élèves, fussent-elles critiques, c’est exercer les esprits à la pensée dialectique.
Réfléchir sur ce qu’est la dialectique, c’est tenter de
penser la pensée, de définir un chemin pour « s’orienter dans la pensée »,
comme le disait Kant. J’avais entrepris quelque chose de ce genre dans À
dire vrai qui visait à rétablir l’ambition caritative de la philosophie et
à entamer une critique systématique de la « pensée procédurale » ou
encore de la pensée mécanique, de cette pensée « unidimensionnelle »
qui tend de plus en plus à s’imposer dans le monde ambiant de la modernité
technologique. Cet effort recoupait largement le travail d’Herbert Marcuse dans
L’homme unidimensionnel.
La première difficulté est de ne
pas tomber dans les erreurs et même les errements dont le « matérialisme
dialectique » nous a accablés : réduire la dialectique à quelques
lois dont on doit ensuite montrer qu’elles s’appliquent dans les phénomènes
sociaux, dans la nature et dans la pensée elle-même. En effet, si les lois de
la nature semblent suivre les lois de la dialectique, ce n’est sans doute pas parce
que la nature serait en elle-même dialectique : dire que la nature est
dialectique est une affirmation dénuée de sens. C’est parce que notre pensée
pour saisir les phénomènes naturels dans leur mouvement et dans leur vie est
une pensée dialectique.
La seconde difficulté est d’éviter
de réduire la dialectique à une méthode passe-partout, thèse, antithèse,
synthèse qui n’est le plus souvent que la méthode thèse, antithèse,
foutaise ! Le dépassement de la contradiction dialectique n’est pas la
motion de synthèse d’un congrès radical, ni le « en même temps » qui
fait cohabiter les deux termes d’une contradiction sans penser leur lien ;
ce dépassement n’est pas non plus la disparation pure et simple par dissolution
de la contradiction.
La troisième difficulté est
d’éviter d’appeler dialectique n’importe quelle tournure de pensée pourvu
qu’elle soit un peu tarabiscotée ou purement sophistique. Dans le langage
courant, le dialecticien est souvent une sorte de sophiste et Kant n’a pas peu
fait pour démonétiser la dialectique en nommant ainsi les apories de la raison
pure quand elle excède son champ de compétence. L’obscurité de certains
passages de Hegel et plus encore de philosophie allemande idéaliste post-hégélienne
ont aussi contribué à cette méfiance à l’égard de la dialectique. Russell, qui
fut un temps hégélien, résume l’attitude générale de la philosophie analytique :
si on essaie de clarifier ses énoncés, on voit qu’elle est absurde. Cependant,
il ne semble pas que Russell ait fait ce travail qui lui sembla sans doute superflu…
Hegel n’a pas voulu, comme de la croire Russell, remplacer la logique
traditionnelle par une logique plus personnelle. Il a cherché à comprendre le mouvement
de l’esprit dans sa totalité, percevant assez nettement que la simple logique « formelle »
était impuissante à le faire. Du reste, Russell et après lui Wittgenstein après
avoir mis leurs espoirs dans la logique formelle ont dû constater ses limites
et se remettre à faire de la philosophie qui ne soit pas un simple éclaircissement
des opérations de la logique.
La quatrième difficulté
est de ne pas se perdre dans l’histoire de la philosophie. Si tous les vrais
philosophes sont des dialecticiens, tous n’ont pas accordé à la réflexion sur
la dialectique la même importance. On a pris aussi la mauvaise habitude
d’opposer la logique formelle et la logique dialectique, mauvaise habitude
parce que non dialectique. La dialectique ne nie pas le principe d’identité,
elle en explicite la place et le mouvement. Père putatif de la logique formelle,
Aristote est pourtant un grand dialecticien et sa logique ne visait pas à
remplacer la pensée par le calcul, comme le fait la logique formelle moderne,
celle que l’on appelle parfois « logistique », mais bien à penser les
conditions dans lesquelles se meut toute pensée.
Comme on ne peut pas
faire comme si les autres n’avaient pas existé, il faudrait faire leur place
aux grands philosophes et aux grandes œuvres, celles dans lesquelles on peut
venir se ressourcer, celles qui ne vous font jamais défaut, et que l’on
reconnaît sans être capable de donner un critère permettant de les reconnaître.
En espérant que tout cela soit instructif. Mais comme nous n’avons pas pour but
de réécrire l’histoire de la philosophie, nous nous contenterons de réflexions
assez générales sur les sujets que propose la pensée de la pensée, laquelle est
le cœur même de la philosophie.
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