En France, faire l’éloge du communautarisme, c’est s’exposer des malentendus, des déconvenues, des attaques et des assauts de mauvaise foi à n’en plus finir. On hésite donc à faire l’éloge de cet Éloge du communautarisme que Yves Branca a rendu accessible au public français, l’édition italienne datant de 2007. Connaissant bien, par avance, les malentendus et les amalgames que son livre entraînerait, Preve a néanmoins tenu à assumer le terme de « communautarisme », bien que son éloge ne soit ni celui des communautés ancestrales fermées à l’étranger, ni celui des pseudo-communautarismes fascistes ou nazis, ni celui des communautés organiques qui imposent à leur membre un conformisme, ni non plus le communautarisme ethnique instrumentalisé contre la souveraineté nationale. Preve défend le communautarisme tout simplement parce que l’homme est un « être communautaire », ce qui pourrait être une traduction très précise du zoòn politikon d’Aristote. La conception libérale de l’homme comme atome de la société, individu isolé et relié aux autres seulement par l’intérêt est manifestement contraire aux données anthropologiques les plus élémentaires, et pourtant c’est cette conception qui domine idéologiquement et pratiquement les sociétés où règne le mode de production capitaliste. L’homme est l’ensemble de ses rapports sociaux disait Marx et pour paraphraser Aristote on peut dire qu’un homme qui vivrait en dehors de toute , non par accident mais par nature serait un dieu (si puissant qu’il n’a pas besoin des autres) ou, plus sûrement, un monstre.
Du même coup, il est clair que la question du rapport entre les individus et l’organisation communautaire est une question essentielle. Et c’est en partant de cette question que Preve nous propose une relecture de l’histoire de la philosophie et de l’histoire tout court. Aristote, Hegel, Marx, voilà pour Preve les phares qui doivent continuer à nous guider. Preve n’était pas ou n’était plus marxiste – on trouve dans ce livre un résumé de la critique virulente qu’il a adresse au marxisme1 – mais il se définissait toujours comme un « élève de Marx » dont il réaffirma jusqu’au bout que l’orientation émancipatrice reste profondément juste. S’il considère qu’on doit renoncer au communisme comme « utopie scientifique », il reste qu’une solidaire, à visée universelle et permettant aux individus de vivre le plus librement possible devrait être encore aujourd’hui ce vers quoi nous nous dirigeons consciemment. C’est pourquoi Preve est un défenseur vigoureux de la démocratie dont il soutient qu’elle est, sans doute, la forme la plus ancienne de prise en commun des décisions – il refuse catégoriquement l’idée européocentriste selon laquelle la démocratie serait une invention grecque. On le suivra aussi sans peine dans son analyse de la religion du marché, ce nouveau monothéisme qui sert de légitimation à la domination capitaliste mondiale dont les États-Unis sont la puissance active et hégémonique.
Je serais plus réservé sur un point : l’importance que Preve accorde à la géopolitique. Partant du constat, à mon avis, pertinent selon lequel le mouvement ouvrier n’est pas le sujet révolutionnaire qu’avait imaginé le marxisme et partant que la lutte des classes entre bourgeoisie et prolétariat ne pouvait donc être considérée sans plus comme le « moteur de l’histoire » chargé de faire advenir un avenir radieux, Preve déplace la « contradiction principale » vers les relations géostratégiques mondiales. Les États-unis, auxquels se sont volontairement soumises les classes dirigeantes européennes, cherchent à imposer la religion du marché et des droits de l’homme au monde entier, mettant en cause le droit international sous le couvert d’interventions dites humanitaires permettant d’imposer à toutes les nations du monde la volonté de la super-puissance. Révolté à juste titre contre l’ignominie des « droits de l’homme » imposés à coups de bombes à uranium appauvri comme sur Belgrade en 1999, Preve me semble en arriver à une sorte de théorie du « super-impérialisme » qui imposerait en contrepoint un soutien inconditionnel à tous les adversaires de Washington quels qu’ils soient. Cette vision simplificatrice – qui n’est pas sans rappeler les conceptions stratégiques du maoïsme – me semble prendre pour agent comptant, quitte à la retourner cul par dessus tête, l’image que la puissance étatsunienne veut donner d’elle-même, alors même que le déclin de l’empire est largement entamé et qu’il se heurte à l’émergence de concurrents capitalistes sérieux.
À cette réserve près, qui nécessiterait une discussion sérieuse que, malheureusement, je ne pourrai plus avoir avec Costanzo, il faut lire cet Éloge du communautarisme, qui est en outre, comme le souligne l’avant-propos du traducteur, Yves Branco, un bel essai de philosophie populaire.

Costanzo Preve Éloge du communautarisme. Aristote – Hegel – Marx. Traduit de l’italien par Yves Branca, Krisis, 2012
1Voir Costanzo Preve, Histoire critique du marxisme, Armand Colin, 2011