Au mot « nation » certains sortent leur révolver
oubliant que « vive la Nation » fut le cri de ralliement de la
révolution française. Mais qu’est-ce qu’une nation ? Si on veut des
définitions figées on n’en trouvera guère, à moins de revenir à un mauvais
opuscule du « camarade Staline » qui tentait de fixer les critères
définissant une nation. La seule définition qui me semble acceptable est celle
d’Otto Bauer : la nation est une « communauté de vie et de
destin ». La nation est donc affaire de subjectivité ! Il faut que
les individus se sentent comme membres d’une communauté ayant un destin commun.
Mais toute communauté n’est pas une nation. Il faut que ce soit une communauté
politique, c'est-à-dire qu’une nation aspire, si elle ne l’a pas encore, à un
pouvoir politique et à des lois communes s’exerçant sur un territoire
déterminé. Ajoutons qu’une nation est différente d’une cité car elle suppose
une certaine extension territoriale. Les Grecs anciens se sentaient tous Grecs
(parce qu’ils parlaient la même langue, à la différence des barbares dont on ne
comprenait pas la langue) mais ils ne formaient pas vraiment une nation – sauf
peut-être quand ils s’unirent pour vaincre les Perses, ce qui ne dura pas.
Les nations n’existent pas de toute éternité. Elles naissent
et parfois meurent aussi. Le sentiment national français est ancien et remonte
au Moyen âge. Selon de nombreux historiens, à la bataille de Bouvines (1214),
les soldats rassemblés là se sentaient déjà appartenir à une nation française.
L’Italie forme une nation bien avant sa constitution étatique lors du « risorgimento » et de même pour la
nation allemande. La Suisse et la Belgique sont des nations, depuis longtemps
pour la première alors que la dernière est toute récente. Des peuples
linguistiquement et culturellement différenciés se transforment en nations à
l’occasion de grands événements. 1848 fut le printemps des peuples en Europe,
le moment où s’affirmèrent ces nations encore embryonnaires et enfermées dans
les carcans impériaux (russe, autrichien ou ottoman). Les « nations indiennes »
d’Amérique du Nord, à l’inverse, ont disparu, balayées par la colonisation.
D’autres pseudo nations n’ont jamais vu le jour. La
« nation arabe » voulue par Nasser, le Baas (branche syrienne autant
qu’irakienne) ou la Lybie de Kadafi n’est toujours restée qu’un songe creux –
même si certains trotskystes (tendance Pablo-Mendel) y avaient placé tous leurs
espoirs. Les seuls Arabes habitent l’Arabie, les autres sont des nations
dominées, arabisées mais pas arabes. Du reste les mouvements nationaux ont creusé
des marques profondes entre tous ces prétendus « arabes ». Les
Algériens ne sont pas Marocains et réciproquement et les confondre c’est
souvent comme les injurier ! Du reste ces nations algériennes ou
marocaines sont profondément hétérogènes et encore travaillées par les
revendications des tamazighs. La Tunisie est encore un cas à part. Les
Palestiniens ne sont pas arabes non plus mais voudraient bien devenir une
nation. Il n’y a pas non plus de communauté musulmane : les musulmans
d’Indonésie et d’Iran ont-ils quelque chose à voir les uns avec les autres.
L’islam turque et l’islam sunnite saoudien sont en concurrence parce que la
Turquie et l’Arabie sont des nations en concurrence pour l’hégémonie régionale.
Bref, par tous ces exemples on commencer à cerner ce qu’est
une nation et ce qu’elle n’est pas et ce qui n’est pas une nation. Une nation,
pour exister, suppose une volonté politique de la faire exister comme telle,
volonté partagée par tout un groupe se sent comme un seul peuple. Elle est la
forme sous laquelle un peuple se fait peuple, c'est-à-dire devient conscient de
lui-même. En dessous de la nation, il y a les communautés de sang ou de
croyance, au-dessus de la nation, il y a l’universel abstrait ou mal réalisé
(sous la forme de l’empire, par exemple). La nation est donc un juste milieu
entre la particularité et l’universalité et donc une médiation nécessaire. Ne
pas vouloir de la nation, c’est refuser l’institution politique elle-même,
c'est-à-dire la forme sous laquelle les hommes peuvent devenir citoyens,
c'est-à-dire peuvent vouloir être maître de leur propre destin. Ceux qui
parlent du peuple sans vouloir la nation (suivez mon regard) ne voient pas le
peuple autrement qu’une masse coagulée par le charisme d’un chef, d’un
« caudillo » et non pas le peuple politique, apte à délibérer dans le
silence des passions.
Certes, il y a des passions nationales qui peuvent être
dangereuses. Un certain nationalisme passe de l’amour de sa nation à sa
surestimation et à la négation des autres nations. Il peut se transformer en
impérialisme et doit donc être combattu. Mais ce mal ne nous menace guère nous
autres Européens qui vivons de plus en plus dans la détestation de nous-mêmes.
On peut aussi pointer la « xénophobie » qui à l’amour de la patrie
substitue la haine des étrangers. Soyons clairs ! une certaine xénophobie
est plus ou moins inévitable. Comme le disait Rousseau, « le patriote est
dur à l’étranger », tout en nous invitant à nous méfier de ces philosophes
qui aiment le Tartare par n’avoir pas à aimer leurs voisins. Il n’y a pas de
nation s’il n’y a pas une forme de préférence nationale (je viens de dire une
horreur !) car la nation comme toute organisation politique suppose la
délimitation entre l’intérieur et l’extérieur, entre celui qui fait partie de
la nation et celui qui n’en fait pas partie. On peut être l’hôte d’une nation,
mais on n’est pas pour autant l’égal des citoyens de cette nation. L’hôte est
d’ailleurs un terme redoutablement ambigu : l’hôte est celui qui est reçu
autant que celui qui reçoit, mais en latin il est aussi l’ennemi potentiel, hostis, celui qui pourrait être hostile.
Tout cela contrarie notre sens de l’amour universel de l’humanité, mais c’est
inéluctable dès lors qu’on pense nécessaire l’organisation politique et la
démocratie. Méfions-nous des universalistes de pacotilles, des prêcheurs de
bons sentiments, sucrés et dégoulinants (soyons des frères, aimons-nous) :
ceux-là sont souvent de purs tartuffes. Un sain réalisme est nettement plus
utile aboutir à la paix entre les hommes !
Pour conclure, si on ne veut pas de la nation comme cadre
politique fondamental, que veut-on ? Là, généralement nos critiques
commencent à bafouiller. Ils opposent peuple et nation, nation universalisme,
etc. Mais comme on l’a dit parler de souveraineté de peuple en rejetant la
souveraineté nationale, c’est à l’avance accepter qu’il y ait au-dessus du
peuple un pouvoir suprême : l’empereur, Dieu, le pape, la troïka,
etc. ! La nation politique est en outre le meilleur remède contre le
retour des tribus, des communités ethniques ou des racismes.
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