mardi 8 janvier 2019

Y a-t-il des catastrophes naturelles?



Ouragans, tremblements de terre, pluies diluviennes suivies d’inondations, l’existence de catastrophes naturelles semble incontestable. Il y a un cours normal de la nature, celui des jours et des nuits, celui des saisons, etc.. Les catastrophes naturelles viennent, pour des raisons qui nous semblent contingentes, rompre ce cours normal, ce tranquille royaume des lois de la nature.

Objections

Ce n’est qu’en apparence que les catastrophes naturelles viennent le cours tranquille des lois de la nature. En réalité, les phénomènes naturels ne suivent pas des équations linéaires, ni même des équations continues et dérivables. Celles-ci ne sont que des approximations pour décrire des phénomènes arbitrairement isolés. Mais il n’y a rien de bien étonnant à tout cela. Nous savons, comme le dit Hegel que la quantité se transforme en qualité. Si la température baisse très vite, l’eau ne se transforme pas immédiatement en glace tant qu’elle reste absolument immobile mais alors ce sera une petite brise qui provoquera d’un seul coup la transformation en glace. C’est l’histoire fameuse des chevaux du lac Ladoga pendant la seconde guerre mondiale, racontée par Curzio Malaparte dans son roman Kaputt : « Le troisième jour un énorme incendie se déclara dans la forêt de Raikkola. Hommes, chevaux et arbres emprisonnés dans le cercle de feu criaient d’une manière affreuse. (…) Fous de terreur, les chevaux de l'artillerie soviétique — il y en avait près de mille — se lancèrent dans la fournaise et échappèrent aux flammes et aux mitrailleuses. Beaucoup périrent dans les flammes, mais la plupart parvinrent à atteindre la rive du lac et se jetèrent dans l'eau. (…) Le vent du Nord survint pendant la nuit (…) Le froid devint terrible. Soudainement, avec la sonorité particulière du verre se brisant, l'eau gela (…) Le jour suivant, lorsque les premières patrouilles, les cheveux roussis, atteignirent la rive, un spectacle horrible et surprenant se présenta à eux. Le lac ressemblait à une vaste surface de marbre blanc sur laquelle auraient été déposées les têtes de centaines de chevaux. »
La « théorie des catastrophes » (due, entre autres, aux travaux du mathématicien René Thom) vise à trouver des modèles continus de la production des discontinuités. On parle aussi parfois de la « théorie du chaos ». En dépit de leurs appellations un peu terrifiantes, ces très sérieuses théories visent à construire des modèles mathématiques des phénomènes physiques les plus ordinaires. Le premier théoricien connu de la théorie du chaos est Edward Lorenz qui montra que même avec des modèles simples, il était impossible de prévoir à long terme le mouvement des masses d’air (ce qui a été popularisé sous le nom d’effet papillon : un battement d’aile de papillon à Pékin peut déclencher un ouragan à San Francisco.  Mais on peut en trouver l’origine chez Henri Poincaré. Étudiant l’évolution du système solaire, Poincaré écrit :« Une cause très petite qui nous échappe détermine un effet considérable que nous ne pouvons pas ne pas voir, et alors nous disons que cet effet est dû au hasard. Si nous connaissions exactement les lois de la nature et la situation de l'Univers à l'instant initial, nous pourrions prédire exactement la situation de ce même univers à un instant ultérieur. Mais, lors même que les lois naturelles n'auraient plus de secret pour nous, nous ne pourrions connaître la situation initiale qu'approximativement. Si cela nous permet de prévoir la situation ultérieure avec la même approximation, c'est tout ce qu'il nous faut, nous disons que le phénomène a été prévu, qu'il est régi par des lois ; mais il n’en est pas toujours ainsi, il peut arriver que de petites différences dans les conditions initiales en engendrent de très grandes dans les phénomènes finaux : une petite erreur sur les premières produirait une erreur énorme sur les derniers. La prédiction devient impossible et nous avons le phénomène fortuit. » (Science et méthode). Le chaos ne contredit le présupposé déterministe des lois de la nature. Mais c’est un chaos pour nous, car notre connaissance de la nature est nécessairement incomplète.
Les catastrophes naturelles ne pas en elles-mêmes catastrophiques ! C’est une gigantesque catastrophe naturelle (probablement la rencontre d’une assez grosse météorite avec la Terre) qui a provoqué l’extinction des grands sauriens à la fin de l’ère secondaire et permis l’expansion des mammifères et, parmi ceux-ci, des primates d’où est sorti l’homme moderne. Les crues d’un fleuve nous semblent aujourd’hui des catastrophes, mais dès la plus haute antiquité les crues annuelles du Nil, si elles provoquaient quelques désagréments, étaient une bénédiction : le limon qu’elles charriaient permettait de fertiliser le sol. La construction du barrage d’Assouan dans les années 60 qui devait réguler les crues du Nil devait se révéler à bien des égards « catastrophique »…
Les catastrophes naturelles ne sont donc que des catastrophes pour nous. Le terme de catastrophe naturelle n’a pas beaucoup de pertinence scientifique mais il décrit parfaitement l’effet de ces ruptures du cours régulier des phénomènes naturels produit sur notre « écoumène ». Le monde édifié par les hommes en quelque sorte au-dessus de la nature est menacé de ruine. La querelle de Rousseau et Voltaire sur le tremblement de terre de Lisbonne en donne un bon aperçu. Évidemment Rousseau peut sembler un peu léger quand il affirme : « si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également, et plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre, et peut-être nul. » Mais sur le fond, il n’a pas tort. Des inondations tout à fait « normales » se transforment en catastrophes humaines parce qu’on a construit n’importe comment et bétonné n’importe où.

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