Ouragans, tremblements de terre, pluies diluviennes suivies
d’inondations, l’existence de catastrophes naturelles semble incontestable. Il
y a un cours normal de la nature, celui des jours et des nuits, celui des
saisons, etc.. Les catastrophes naturelles viennent, pour des raisons qui nous
semblent contingentes, rompre ce cours normal, ce tranquille royaume des lois
de la nature.
Objections
Ce n’est qu’en apparence que les
catastrophes naturelles viennent le cours tranquille des lois de la nature. En
réalité, les phénomènes naturels ne suivent pas des équations linéaires, ni
même des équations continues et dérivables. Celles-ci ne sont que des
approximations pour décrire des phénomènes arbitrairement isolés. Mais il n’y a
rien de bien étonnant à tout cela. Nous savons, comme le dit Hegel que la
quantité se transforme en qualité. Si la température baisse très vite, l’eau ne
se transforme pas immédiatement en glace tant qu’elle reste absolument immobile
mais alors ce sera une petite brise qui provoquera d’un seul coup la
transformation en glace. C’est l’histoire fameuse des chevaux du lac Ladoga
pendant la seconde guerre mondiale, racontée par Curzio Malaparte dans son
roman Kaputt : « Le troisième jour un énorme incendie se
déclara dans la forêt de Raikkola. Hommes, chevaux et arbres emprisonnés dans
le cercle de feu criaient d’une manière affreuse. (…) Fous de terreur, les
chevaux de l'artillerie soviétique — il y en avait près de mille — se lancèrent
dans la fournaise et échappèrent aux flammes et aux mitrailleuses. Beaucoup
périrent dans les flammes, mais la plupart parvinrent à atteindre la rive du
lac et se jetèrent dans l'eau. (…) Le vent du Nord survint pendant la nuit (…)
Le froid devint terrible. Soudainement, avec la sonorité particulière du verre
se brisant, l'eau gela (…) Le jour suivant, lorsque les premières patrouilles,
les cheveux roussis, atteignirent la rive, un spectacle horrible et surprenant
se présenta à eux. Le lac ressemblait à une vaste surface de marbre blanc sur
laquelle auraient été déposées les têtes de centaines de chevaux. »
La « théorie des
catastrophes » (due, entre autres, aux travaux du mathématicien René Thom)
vise à trouver des modèles continus de la production des discontinuités. On
parle aussi parfois de la « théorie du chaos ». En dépit de leurs
appellations un peu terrifiantes, ces très sérieuses théories visent à
construire des modèles mathématiques des phénomènes physiques les plus
ordinaires. Le premier théoricien connu de la théorie du chaos est Edward
Lorenz qui montra que même avec des modèles simples, il était impossible de
prévoir à long terme le mouvement des masses d’air (ce qui a été popularisé
sous le nom d’effet papillon : un battement d’aile de papillon à Pékin peut
déclencher un ouragan à San Francisco.
Mais on peut en trouver l’origine chez Henri Poincaré. Étudiant
l’évolution du système solaire, Poincaré écrit :« Une cause très
petite qui nous échappe détermine un effet considérable que nous ne pouvons pas
ne pas voir, et alors nous disons que cet effet est dû au hasard. Si nous
connaissions exactement les lois de la nature et la situation de l'Univers à
l'instant initial, nous pourrions prédire exactement la situation de ce même
univers à un instant ultérieur. Mais, lors même que les lois naturelles
n'auraient plus de secret pour nous, nous ne pourrions connaître la situation
initiale qu'approximativement. Si cela nous permet de prévoir la situation
ultérieure avec la même approximation, c'est tout ce qu'il nous faut, nous
disons que le phénomène a été prévu, qu'il est régi par des lois ; mais il
n’en est pas toujours ainsi, il peut arriver que de petites différences dans
les conditions initiales en engendrent de très grandes dans les phénomènes
finaux : une petite erreur sur les premières produirait une erreur énorme sur
les derniers. La prédiction devient impossible et nous avons le phénomène
fortuit. » (Science et méthode). Le chaos ne contredit le
présupposé déterministe des lois de la nature. Mais c’est un chaos pour nous,
car notre connaissance de la nature est nécessairement incomplète.
Les catastrophes naturelles ne pas
en elles-mêmes catastrophiques ! C’est une gigantesque catastrophe
naturelle (probablement la rencontre d’une assez grosse météorite avec la
Terre) qui a provoqué l’extinction des grands sauriens à la fin de l’ère
secondaire et permis l’expansion des mammifères et, parmi ceux-ci, des primates
d’où est sorti l’homme moderne. Les crues d’un fleuve nous semblent aujourd’hui
des catastrophes, mais dès la plus haute antiquité les crues annuelles du Nil,
si elles provoquaient quelques désagréments, étaient une bénédiction : le
limon qu’elles charriaient permettait de fertiliser le sol. La construction du
barrage d’Assouan dans les années 60 qui devait réguler les crues du Nil devait
se révéler à bien des égards « catastrophique »…
Les catastrophes naturelles ne sont donc que des catastrophes
pour nous. Le terme de catastrophe naturelle n’a pas beaucoup de pertinence
scientifique mais il décrit parfaitement l’effet de ces ruptures du cours
régulier des phénomènes naturels produit sur notre « écoumène ». Le
monde édifié par les hommes en quelque sorte au-dessus de la nature est menacé
de ruine. La querelle de Rousseau et Voltaire sur le tremblement de terre de
Lisbonne en donne un bon aperçu. Évidemment Rousseau peut sembler un peu léger
quand il affirme : « si les habitants de cette grande ville eussent
été dispersés plus également, et plus légèrement logés, le dégât eût été
beaucoup moindre, et peut-être nul. » Mais sur le fond, il n’a pas tort.
Des inondations tout à fait « normales » se transforment en
catastrophes humaines parce qu’on a construit n’importe comment et bétonné
n’importe où.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire