dimanche 2 avril 2023

Quelles certitudes nous reste-t-il?


 « J’ai perdu mes certitudes, j’ai gardé mes illusions. » C’est ainsi que s’exprimait vers la fin de sa vie Jorge Semprun. Est-ce l’âge ? Mais il me semble que cette formule convient parfaitement à la plupart d’entre nous, jeunes militants au moment de la grande grève générale de Mai-juin 1968 qui doivent constater que cette époque ne fut pas une « répétition générale », mais plus sûrement la fin d’une époque historique (ou le commencement de la fin) et le début d’une nouvelle époque, assez différente des précédentes, mais ni plus engageante, ni moins meurtrière et guerrière. Nous avons perdu nos certitudes quant à l’advenue d’un mouvement révolutionnaire qui allait accomplir le destin historique posé contradictoirement par l’avènement du mode de production capitaliste. La fin des temps n’est plus à l’horizon, sinon la fin catastrophique de l’humanité par suite d’un conflit nucléaire de grande ampleur, de l’écrasement sur Terre d’une météorite de quelques centaines de mètres ou de modifications du climat telles que les conditions de la vie humaine auront disparu. Mais pour ces scénarios de films catastrophes, il n’y a rien qui puisse engager quelque action que ce soit. Ne reste que l’histoire humaine, celle que les hommes font eux-mêmes, sans bien savoir quelle histoire ils font.

Nous avons perdu nos certitudes, mais tout de même appris que les visions eschatologiques de la politique conduisent généralement au pire. Le porteur du sens de l’histoire et des valeurs suprêmes se sent autorisé à tout, et en premier lieu à nier toute valeur à l’individu, misérable insecte qui ne saurait venir entraver la marche triomphale de la révolution. En février 1917, pas un seul des bolchéviks n’aurait imaginé ce à quoi ils seraient conduits. Mais, ayant pris le pouvoir, ils ont progressivement endossé la tunique des croyants et des grands inquisiteurs et la fin suprême de la révolution mondiale est venue justifier la dispersion de la Constituante, l’interdiction des partis, les pleins pouvoirs donnés à la Tcheka, et finalement le monstre du xxe siècle que fut le système stalinien soviétique, puis chinois, ce monstre qui a détruit plus radicalement la grande utopie révolutionnaire que la pire répression bourgeoise.

Il y a incontestablement un bilan du marxisme à effectuer. Un bilan sans concession qui ne laissera pas grand-chose debout. « Mais comment peut-on encore être marxiste ? » Je pose cette question dans un livre à paraître à la rentrée 2023. Et je ne crois pas que l’on doive réinventer autre chose, pour tenir la place désormais vide. Il est préférable de se contenter de quelques principes, les plus essentiels, et de les défendre en toutes circonstances. J’ai eu l’occasion de le faire dans Morale et justice sociale (2002), puis dans La longueur de la chaîne (2011). Ce que nous devons défendre, c’est exactement ce dont nous, nous Européens, nous héritons, c'est-à-dire l’idée que ce qui caractérise l’homme, ce qui le fait homme, c’est la liberté, dans tous ses aspects. Nous tenons cette idée du christianisme, en vérité, qui rend l’homme responsable de ce qu’il est et l’élève à la plus haute dignité, comme le disait si bien le grand humaniste Pic de la Mirandole. Ce n’est pas l’homme en général, l’être collectif, qui est libre, c’est l’individu, ainsi que le montrera Descartes, que le soutiendra génialement Rousseau. La liberté va donc avec l’affirmation de l’individu, c'est-à-dire de l’individu subjectif, « la liberté du sujet » qui parcourt toute l’histoire philosophique autant que religieuse de l’Europe. En ce sens, il y a une différence fondamentale et irréconciliable entre la tradition chrétienne occidentale et l’islam, le confucianisme chinois ou l’hindouisme qui font de l’individu l’esclave de la chose sociale. Dumont opposait les « sociétés holistes » et l’individualisme. Comme toutes ces oppositions, il ne faut pas figer celle-ci. Il y a nécessairement du « holisme », puisque la loi sociale s’impose à tous. D’un autre côté, les sociétés qui font fi de l’individu n’empêchent pas les individus d’exister et l’affirmer leur subjectivité. La question posée ici est de savoir seulement quelles valeurs doivent nous guider, quelles valeurs doivent être défendues ?

Défendre la liberté de l’individu, cela suppose qu’on soit capable de défendre un système politique et juridique qui la protège. La laïcité protège la liberté de conscience et interdit les empiétements de l’État ou des institutions religieuses dans la vie privée et les convictions privées des individus. Ce qui suppose la neutralité religieuse de l’espace public. Bref une laïcité intransigeante, « à la française » et non pas une tolérance à l’anglosaxonne reposant sur les « accommodements déraisonnables ». Cela implique qu’aucune limite ne soit imposée à la liberté d’expression, à l’exception de l’appel au meurtre. La liberté des individus inclut la liberté politique et donc le contrôle populaire sur le gouvernement et le droit de contestabilité garantie (tout ce qu’inclut la liberté dans la tradition républicaine). La liberté demande l’égalité, non pas l’égalisation arbitraire, mais l’égalité des droits et une inégalité des ressources et des fortunes suffisamment faible pour qu’elle ne donne pas au plus riche emprise sur les plus pauvres. Pour faire un programme politique sérieux, ces quelques points suffisent ! Ils ont assez d’implications pratiques pour qu’on s’y tienne.

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