« J’ai perdu mes certitudes, j’ai gardé mes illusions. » C’est ainsi que s’exprimait vers la fin de sa vie Jorge Semprun. Est-ce l’âge ? Mais il me semble que cette formule convient parfaitement à la plupart d’entre nous, jeunes militants au moment de la grande grève générale de Mai-juin 1968 qui doivent constater que cette époque ne fut pas une « répétition générale », mais plus sûrement la fin d’une époque historique (ou le commencement de la fin) et le début d’une nouvelle époque, assez différente des précédentes, mais ni plus engageante, ni moins meurtrière et guerrière. Nous avons perdu nos certitudes quant à l’advenue d’un mouvement révolutionnaire qui allait accomplir le destin historique posé contradictoirement par l’avènement du mode de production capitaliste. La fin des temps n’est plus à l’horizon, sinon la fin catastrophique de l’humanité par suite d’un conflit nucléaire de grande ampleur, de l’écrasement sur Terre d’une météorite de quelques centaines de mètres ou de modifications du climat telles que les conditions de la vie humaine auront disparu. Mais pour ces scénarios de films catastrophes, il n’y a rien qui puisse engager quelque action que ce soit. Ne reste que l’histoire humaine, celle que les hommes font eux-mêmes, sans bien savoir quelle histoire ils font.
Nous avons perdu nos certitudes, mais tout de même appris
que les visions eschatologiques de la politique conduisent généralement au
pire. Le porteur du sens de l’histoire et des valeurs suprêmes se sent autorisé
à tout, et en premier lieu à nier toute valeur à l’individu, misérable insecte
qui ne saurait venir entraver la marche triomphale de la révolution. En février
1917, pas un seul des bolchéviks n’aurait imaginé ce à quoi ils seraient
conduits. Mais, ayant pris le pouvoir, ils ont progressivement endossé la
tunique des croyants et des grands inquisiteurs et la fin suprême de la révolution
mondiale est venue justifier la dispersion de la Constituante, l’interdiction
des partis, les pleins pouvoirs donnés à la Tcheka, et finalement le monstre du
xxe siècle que fut le
système stalinien soviétique, puis chinois, ce monstre qui a détruit plus
radicalement la grande utopie révolutionnaire que la pire répression
bourgeoise.
Il y a incontestablement un bilan du marxisme à effectuer. Un
bilan sans concession qui ne laissera pas grand-chose debout. « Mais comment
peut-on encore être marxiste ? » Je pose cette question dans un
livre à paraître à la rentrée 2023. Et je ne crois pas que l’on doive réinventer
autre chose, pour tenir la place désormais vide. Il est préférable de se contenter
de quelques principes, les plus essentiels, et de les défendre en toutes
circonstances. J’ai eu l’occasion de le faire dans Morale et justice sociale
(2002), puis dans La longueur de la chaîne (2011). Ce que nous devons
défendre, c’est exactement ce dont nous, nous Européens, nous héritons, c'est-à-dire
l’idée que ce qui caractérise l’homme, ce qui le fait homme, c’est la liberté,
dans tous ses aspects. Nous tenons cette idée du christianisme, en vérité, qui
rend l’homme responsable de ce qu’il est et l’élève à la plus haute dignité,
comme le disait si bien le grand humaniste Pic de la Mirandole. Ce n’est pas l’homme
en général, l’être collectif, qui est libre, c’est l’individu, ainsi que le
montrera Descartes, que le soutiendra génialement Rousseau. La liberté va donc
avec l’affirmation de l’individu, c'est-à-dire de l’individu subjectif, « la
liberté du sujet » qui parcourt toute l’histoire philosophique autant que
religieuse de l’Europe. En ce sens, il y a une différence fondamentale et
irréconciliable entre la tradition chrétienne occidentale et l’islam, le confucianisme
chinois ou l’hindouisme qui font de l’individu l’esclave de la chose sociale. Dumont
opposait les « sociétés holistes » et l’individualisme. Comme toutes
ces oppositions, il ne faut pas figer celle-ci. Il y a nécessairement du « holisme »,
puisque la loi sociale s’impose à tous. D’un autre côté, les sociétés qui font
fi de l’individu n’empêchent pas les individus d’exister et l’affirmer leur
subjectivité. La question posée ici est de savoir seulement quelles valeurs
doivent nous guider, quelles valeurs doivent être défendues ?
Défendre la liberté de l’individu, cela suppose qu’on soit
capable de défendre un système politique et juridique qui la protège. La laïcité
protège la liberté de conscience et interdit les empiétements de l’État ou des
institutions religieuses dans la vie privée et les convictions privées des
individus. Ce qui suppose la neutralité religieuse de l’espace public. Bref une
laïcité intransigeante, « à la française » et non pas une tolérance à
l’anglosaxonne reposant sur les « accommodements déraisonnables ».
Cela implique qu’aucune limite ne soit imposée à la liberté d’expression, à l’exception
de l’appel au meurtre. La liberté des individus inclut la liberté politique et
donc le contrôle populaire sur le gouvernement et le droit de contestabilité
garantie (tout ce qu’inclut la liberté dans la tradition républicaine). La
liberté demande l’égalité, non pas l’égalisation arbitraire, mais l’égalité des
droits et une inégalité des ressources et des fortunes suffisamment faible pour
qu’elle ne donne pas au plus riche emprise sur les plus pauvres. Pour faire un
programme politique sérieux, ces quelques points suffisent ! Ils ont assez
d’implications pratiques pour qu’on s’y tienne.
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