samedi 8 mars 2025

La négation de l’humain


 Si nous voulons comprendre comment les humains, capables d’entendre le message de Confucius, de Bouddha, d’Aristote ou du Christ, sont aussi capables du pire, au point de faire douter de cette espèce humaine si fière d’elle-même, alors nous devons rentrer dans les méandres de la tragédie humaine et restituer, à grands traits, le processus qui conduit à la perte de l’humanité de l’homme.

La tragédie humaine

Balzac avait regroupé son titanesque effort de penser son époque sous le titre générique de La Comédie humaine. Mais c’est plutôt par la tragédie humaine qu’il faut commencer. Les grands mythes grecs, ceux qui sont parvenus par Les travaux et les jours d’Hésiode, ceux qui ont été mis en scène par Sophocle, ceux que nous relatent les légendes homériques, n’ont rien de distrayant ! Ils sont tous des tragédies terrifiantes : l’homme est confronté à son destin et doit l’accomplir quoi qu’il veuille. Tous les mythes sont vrais, disait Giambattista Vico, vrais parce qu’ils disent quelque chose de profondément vrai sur la condition humaine et c’est pourquoi ils jouent un si grand rôle dans la psychanalyse freudienne et pas parce que Freud était aussi un amateur éclairé d’antiquités.

Ainsi le mythe de Prométhée, repris par Platon dans le dialogue du Protagoras, résume-t-il l’effort colossal que l’homme doit accomplir pour affronter la nature. L’étourdi Épiméthée ayant oublié l’homme dans la distribution des atouts naturels, il ne restait plus à Prométhée (celui qui voit en avant) qu’à donner à l’homme des moyens de vivre non naturels : l’art du feu et les autres arts humains manifestent la non-naturalité de l’homme. Mais le prix à payer est lourd : Prométhée est enchaîné à un rocher et chaque jour recommence le même supplice, avoir le foie dévoré par un aigle. C’est là le supplice de l’homme : il est chaque jour recommencé, car chaque jour, il lui faut encore travailler pour vaincre la faim et le froid qui ne cessent de le tenailler, de l’enchainer à sa condition comme Prométhée est enchaîné à son rocher.

On dit que le mot travail trouve son étymologie dans le tripallium, un instrument qui servant pour punir les esclaves qui avaient cherché à s’enfuir, d’où l’on a conclu que le travail est une torture. Et d’ailleurs ne condamne-t-on pas ceux que l’on a reconnu coupables de quelque méfait aux travaux forcés ou aux galères. Pour cette même raison, les puissants se libèrent d’abord du travail. L’oisiveté est peut-être la mère de tous les vices, mais les riches doivent aimer le vice. Il fut même un temps où l’oisiveté était une marque de noblesse. Mais les travailleurs, ceux qui pourvoient aux besoins de la vie, n’aiment les oisifs. « L’oisif ira loger ailleurs », disent les paroles de L’Internationale. Les travailleurs ne réclament pas l’oisiveté qu’ils dénoncent sans relâche. Ils veulent bien avoir le droit de paresser de temps en temps, mais le « droit à la paresse » leur est un mot creux.

Cependant, la tragédie humaine ne se limite pas à la nécessité de travailler. Oedipe doit se crever les yeux parce qu’il a tué son père et couché avec sa mère. Il réalise son destin parce qu’il avait cherché à l’éviter.  Pour Freud, l’Œdipe est la structure fondamentale dans laquelle se constitue le psychisme humain. On a envie de dire : ça commence mal. Dans l’Introduction à la psychanalyse, Freud écrit :

Cette tragédie est au fond une pièce immorale, parce qu’elle supprime la responsabilité de l’homme, attribue aux puissances divines l’initia­tive du crime et révèle l’impuissance des tendances morales de l’homme à résister aux penchants criminels. (3e partie, 21)

Freud en fait un des facteurs essentiels des troubles névrotiques :

Il est tout à fait certain qu’on doit voir dans le complexe d’Oedipe une des principales sources de ce sentiment de remords qui tourmente si souvent les névrosés.

On trouve dans la littérature suffisamment de variantes sur la trame de cette histoire pour accorder le plus grand crédit aux développements de Freud. Hamlet est confronté lui aussi à une sombre affaire oedipienne.

La tragédie pourrait se résumer à ces vers de la Médée d’Ovide : « je vois le meilleur, je l’approuve et je fais le pire ». Les humains ressemblent à Jason qui se laisse si facilement détourner du droit chemin et succombe aux charmes de Médée, la magicienne. Médée sait très bien que tout cela finira mal. Mais elle le fait malgré tout. Et ça se finit très mal. Médée tue les enfants qu’elle a eus de Jason quand celui-ci la délaisse pour une autre. Suivant les versions, cette histoire est remplie d’épisodes plus atroces les uns que les autres. On parle parfois de complexe de Médée pour désigner ce parent qui se venge sur les enfants de la trahison de son conjoint. La rubrique des faits divers est régulièrement alimentée par de tels drames.

La tragédie (celle d’Œdipe et toutes les autres grandes tragédies grecques) concentre dans une histoire plus ou moins développée, tout un pan de la condition humaine et, en même temps, elle met à distance nos propres passions – Aristote voyait dans la représentation de ces tragédies au théâtre un moyen de la purgation des âmes (catharsis).

La tragédie humaine se retrouve dans toutes les cultures, toutes les traditions : elle est la marque de ce qui attend les humains, tous, quelle que soit leur histoire particulière. C’est dans ce sens de la tragédie que sont ancrées les religions. Il n’y a pas de religion comique ! La violence propre à l’organisation sociale doit être conjurée et il faut des sacrifices pour fabriquer du sacré. Les esprits forts n’y échappent pas : le culte de la raison a servi de soubassement au culte du progrès, et ce culte, comme tous les autres, a besoin de son lot de sacrifices. On y revient.

La domestication des animaux humains

On l’a dit plus haut, Rousseau est l’inventeur de « l’âge des cabanes » qu’il tient pour le moment le plus heureux de l’histoire humaine. Il n’est pas certain que cet âge des cabanes ait été aussi idyllique que Rousseau le suppose, mais on a de bonnes raisons de croire qu’entre le premiers pas du néolithique et l’érection des grandes cités et donc des premiers États, les hommes vivaient dans une relative indépendance, changeant de lieu d’habitation à chaque fois que c’était nécessaire, ayant des techniques de chasse sophistiquée et une culture qui commençait aussi d’être sophistiquée. Cet âge devait être un âge d’abondance dans l’interprétation de Marshall Sahlins. La pression exercée par les groupes de chasseurs-cueilleurs sur leur environnement était faible, compte tenu de la dispersion des populations humaines et les chasseurs-cueilleurs devaient trouver en abondance ce dont ils avaient besoin et comme il n’avaient pas d’habitat fixe, ils n’avaient pas la tentation d’accumuler des richesses dont ils n’avaient pas besoin et qu’ils n’auraient pu transporter avec eux. Chacun pouvait donc avoir selon ses besoins et chaque unité familiale était autant que possible autarcique. Marshall Sahlins parle de « mode de production domestique » (MPD).

On le voit : la description que donne Marshall Sahlins des sociétés de l’âge de pierre est très proche de cet âge idyllique dont parle Rousseau. On trouve une approche semblable chez Marx et Engels qui supposent que l’humanité a commencé par une phase de « communisme primitif ». Engels développe tout cela dans L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État. Il n’ouvre pas une page vierge. Il s’appuie sur les grands progrès que l’ethnologie est en train de faire. Il y a d’abord les travaux Lewis H. Morgan dont le livre Ancient Society fournit à Engels des matériaux abondants. Lewis Henry Morgan (1818-1883) est d’abord conseiller d’une compagnie de chemin de fer avant d’être élu représentant puis sénateur républicain et c’est dans ces fonctions politiques qu’il fait la connaissance d’un Indien appartenant à l’une des tribus de la confédération iroquoise. Morgan ira vivre chez les Iroquois puis s’intéressera à d’autres tribus indiennes et fera de l’étude des systèmes de parenté le point de départ de son anthropologie. Engels s’appuie aussi sur Johann Bachofen (1815-1887) qui met en avant le rôle du droit maternel dans les sociétés archaïques. Sans doute les sociétés primitives n’étaient-elles pas aussi enviables que nous le disent Rousseau, Morgan et leurs successeurs. Les divers groupes pouvaient se livrer à des guerres particulièrement impitoyables. On sait maintenant que les guerres préhistoriques furent à la fois nombreuses et particulièrement violentes. Ces guerres, menées avec des moyens très rudimentaires pouvaient se traduire par l’extermination d’une moitié d’un peuple et parfois plus (voir Keeley, L. H., Les guerres préhistoriques). En comparaison, le pays de loin le plus touché pendant la Seconde Guerre mondiale, l’Union soviétique, a perdu 13,6 % de sa population…

Les premières cités-États, nées, semble-t-il, au Moyen-Orient, dans le « croissant fertile » (entre la Mésopotamie et l’Égypte) marquent cependant une rupture nette avec cette première phase du néolithique. On date approximativement ce tournant vers 3500 av. J.-C. Les premières formes étatiques en Chine et en Inde naîtraient 1500 ans plus tard. James C. Scott, dans Homo Domesticus, retrace ce processus de domestication qui est non seulement la domestication des plantes et des animaux, mais aussi l’autodomestication de l’homme. Comment est-on passé d’agglomérations de cultivateurs à un État ?

Une explication convaincante de la transformation de cette population de cultivateurs en sujet d’un État est le changement climatique. Nissen montre que la période allant en gros de 3500 à 2500 av. J.-C. a été marquée par une forte baisse du niveau de la mer et une diminution du volume aquatique de l’Euphrate. Du fait d’un climat de plus en plus aride, le débit des cours d’eau s’est trouvé réduit à l’étiage et les habitants ont dû se contenter du peu d’eau qui restait, tandis que la salinisation des sols non irrigués réduisait fortement la quantité de terres arables. Ce faisant, la population fut obligée de se concentrer de plus en plus, acquérant un caractère plus « urbain ». Le système d’irrigation crût en importance tout en exigeant un travail de plus en plus intensif – il fallait maintenant parfois transporter l’eau – et l’accès aux canaux artificiels devint vital. Les cités-États (comme Umma et Lagash) se disputaient les terres arables et l’accès aux ressources d’irrigation. [1]

Les conséquences de ces transformations sont multiples. Va naître le fisc, qui est l’essence même de l’État, le prélèvement d’impôts en nature, bien plus facile à opérer si on cultive surtout des céréales, faciles à mesurer  et à stocker.  Des magasins pour entreposer ces produits du prélèvement de l’État sur le travail des cultivateurs, l’écriture pour gérer les stocks, la police pour éloigner les voleurs, et ainsi de suite. L’homme des bois, libre, a cédé la place à au sujet des cités, étymologiquement le sauvage (silva), le rustre (rus) devient l’habitant de la cité, il se « civilise ». Mais une conclusion saute aux yeux : la civilisation commence avec la contrainte et le sujet naît avec l’assujettissement.

Que la civilisation repose sur la contrainte, Freud le dit avec force. La grande majorité des hommes travaille sous la contrainte de la nécessité ! Mais maintenant, c’est la contrainte de l’organisation sociale qui s’impose à la grande majorité. Les sociétés les plus archaïques se prémunissaient contre l’accumulation par la dissipation de toutes les richesses accumulées dans des rituels festifs, comme le potlatch. Désormais, le potlatch laisse la place à l’enrichissement de ceux qui détiennent les leviers du pouvoir d’État, des grands prêtres qui détiennent les ressources immatérielles permettant d’inciter les travailleurs à supporter leur condition, des maîtres des grandes maisonnées, de toute cette classe qui se considère comme la classe des meilleurs (aristocrates et optimates), tient la cité-État pour sa domus collective et transforme la classe des travailleurs en étrangers « invités », des hôtes qui sont aussi potentiellement des ennemis – le mot latin hostis recouvre les deux significations.

La contrainte est d’abord la contrainte au travail : elle va créer deux types d’hommes, ceux qui sont voués au travail de leurs mains et de leur corps et ceux qui commandent. Les premières grandes civilisations reposent sur l’asservissement des paysans contraints de fournir du blé, de l’huile et d’autres biens de base qui vont aller remplir les greniers des princes ou des prêtres. C’est la raison pour laquelle l’agriculture va privilégier les denrées qui se stockent facilement et dont on peut faire des parts aussi petites qu’on le veut dans les échanges et la comptabilité. Il est facile de mesure 2,5 kg de blé, mais 2,5 mangues, c’est une autre affaire !

L’expropriation du cultivateur est la première aliénation générale de l’homme. La vie humaine, l’activité de l’homme produisant ses conditions matérielles d’existence est d’abord le métabolisme de l’homme et de la nature. L’instauration de la propriété privée de la terre est donc la première grande aliénation : l’homme est séparé de la nature (dont Marx dit qu’elle est le corps non organique de l’homme) et il n’y a plus accès que pour autant qu’il devienne un moyen de l’enrichissement d’un autre.

La domestication de l’homme et la transformation de la nature en simple matière à exploitation s’engagent du même pas, et sans doute en même temps la subordination des femmes aux hommes, ce que Engels appelle « la grande défaite du sexe féminin ». Bien qu’il soit très contesté, ce dernier point est une hypothèse plausible. Engels a été largement conforté par la révolutionnaire féministe américaine Evelyn Reed qui fait paraître en 1975 Women’s Evolution : From Matriarchal Clan to Patriarchal Family[2]. Evelyn Reed s’appuie sur les données ethnologiques que nous possédons à partir de l’étude des dernières sociétés de chasseurs-cueilleurs avec lesquelles les sociétés ont été mises en contact, mais aussi à partir d’une interprétation des mythes comme témoignages d’une époque archaïque de l’humanité. Elle reprend à son compte l’idée que le matriarcat est premier.

Sociétés de classes

Toutes les sociétés historiques, celles qui se développent à partir de la grande transformation intervenue au cours du néolithique, sont marquées par des antagonismes de classes. Dans le Manifeste du parti communiste, Marx et Engels écrivent :

L'histoire de toute société jusqu'à nos jours  n'a été que l'histoire des luttes de classes.

Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte.

Dans les premières époques historiques, nous constatons presque partout une organisation complète de la société en classes distinctes, une échelle graduée de conditions sociales. Dans la Rome antique, nous trouvons des patriciens, des chevaliers, des plébéiens, des esclaves; au moyen âge, des seigneurs, des vassaux, des maîtres de corporation, des compagnons, des serfs et, de plus, dans chacune de ces classes, une hiérarchie particulière.

Mais l’affaire est sans doute bien plus complexe. La société féodale est marquée par un inextricable enchevêtrement de luttes sociales.  Où placer les ecclésiastiques dans ce système des classes. Les castes qui dominent la vie sociale de l’Inde sont-elles l’équivalent des classes sociales ? La société bourgeoise était censée être simplifiée, si on en croit encore Marx, mais l’expérience enseigne que ce n’est pas le cas. Entre les bourgeois et les prolétaires prennent place toutes sortes de couches intermédiaires, toutes sortes de fractions dominées des classes dominantes et aussi toutes sortes de fractions dominantes des classes dominées – chef syndical ou un élu « révolutionnaire » pourraient bien être des exemples de ces fractions dominantes des classes dominées.

Notre propos n’est pas de fournir ici une théorie des classes sociales – chez Marx, cette théorie était virtuellement l’objet de l’un des livres du Capital qui n’a jamais vu le jour… Chose fort ennuyeuse : l’histoire, « jusqu’à nos jours » est l’histoire de la lutte des classes, mais on n’a pas de théorie des classes et donc, à proprement parler, on ne peut guère savoir ce qu’est cette lutte des classes. Mais, si on ne sait pas ce qu’est une classe sociale, les antagonismes de classes sont bien connus et ils ponctuent toute l’histoire des sociétés que nous connaissons.

En suivant les pistes ouvertes pour Axel Honneth, on considérera que toutes ces luttes et ces conflits entre classes, ces « tumultes » qui agitent régulièrement les républiques tumultuaires sont, au fond des luttes pour la reconnaissance. Les « gens ordinaires » qui obligent l’aristocratie athénienne à abolir l’esclavage pour dettes et à permettre la participation de tous à l’exercice de la décision politique – à partir des lois de Solon – n’ont pas seulement des revendications « économiques », ils veulent être reconnus comme des citoyens égaux à ces « grands » qui siègent sur l’aréopage. C’est leur qualité d’hommes qu’ils revendiquent. Quand la plèbe romaine, le « petit peuple » ou popolo minuto comme dira Machiavel, se retire sur l’Aventin et fait véritablement grève du service civique, elle réclame des patriciens qu’ils respectent sa dignité. L’institution du tribun de la plèbe qui va jouer un rôle central dans l’histoire de la république romaine, la publicité des lois, l’admission du peuple au titre de co-législateur (les lois sont signées par un senatus populusque romanus, SPQR) sont autant de marques de cette reconnaissance de la dignité du peuple.

Aucune lutte populaire n’échappe à cette dimension de la reconnaissance. Même ces bourgeois qui sont souvent plus riches que les aristocrates décadents du xviiie siècle, qui ont leurs propres institutions et influencent les décisions royales, ne veulent plus être considérés comme des hommes de qualités inférieures – ils ne peuvent pas accéder aux grades les plus importants de l’armée, ils payent des impôts dont sont dispensés les nobles et le clergé, etc. – et la revendication d’égalité de la part d’individus qui s’accommodent fort bien des plus grandes inégalités de richesses est simplement cette volonté d’abolir les différences d’humanité entre eux et les nobles. Ces bourgeois trouvent par ailleurs très normales des différences qui existent entre eux, le popolo grasso, et le petit peuple. Et l’égalité ne sera que le drapeau sous lequel se joueront les nouveaux conflits sociaux.

On a proclamé les « droits de l’homme », mais ces droits de l’homme ne seront bientôt que les « droits du bourgeois égoïste », comme dira Marx. Et l’humanisme philanthropique apparaîtra bien pour ce qu’il est, un discours mielleux à destination des classes subalternes en vue d’obtenir d’elles une soumission volontaire. Les formes ouvertes d’oppression et d’exploitation sont masquées sous les apparences du contrat entre personnes libres qui négocient le prix de leur force de travail. Mais la domination et l’exploitation restent impitoyables. Les classes dominantes ne font des concessions que lorsqu’elles ont peur de tout perdre ou lorsqu’elles y trouvent des avantages, pour réguler la marche des affaires et garantir la paix sociale. La transformation des salariés en « ressources humaines » indique on ne peut plus clairement que les hommes sont considérés comme des moyens, seulement comme des moyens et jamais comme des fins en soi. La maxime du manager est exactement l’inverse de la maxime kantienne. Il est vrai que Staline avait anticipé la révolution managériale en déclarant que « l’homme est le capital le plus précieux », une manière de dire clairement que le système soviétique n’était pas substantiellement différent du capitalisme. Évidemment les staliniens obtus ont lu dans cette proclamation du « petit père des peuples » l’expression de son « humanisme ».

L’aliénation complète de l’humanité

Si toutes les sociétés historiques jusqu’à nos jours reposent sur le rapport social opposant dominants et dominés, exploiteurs et exploités, il s’en déduit que l’idée d’humanité que portaient les penseurs classiques était largement aveugle à la réalité humaine. On pouvait rédiger des textes sublimes sur les droits de l’homme et en même temps devenir actionnaire d’une compagnie de marchands d’esclaves… Mais il restait un certain idéal de l’homme, que ce soit l’idéal aristocratique de l’honneur, du courage et des obligations de la noblesse (« noblesse oblige ») ou l’idéal des hommes de culture à qui rien d’humain n’est étranger.

L’instauration et le triomphe absolu du mode de production capitaliste renverse cette situation radicalement. Dans un premier temps, le mode de production capitaliste s’installe aux marges de la société, dans certains secteurs particuliers, comme le commerce lointain ou dans des industries encore très limitées comme la draperie ou les aciéries tournées vers la fabrication des armes et bien évidemment dans le secteur bancaire. Dans un deuxième le mode de production capitaliste devient le mode dominant, expulsant progressivement tous les anciens modes de production, parfois par la simple loi de la concurrence et des avantages dont bénéficie la production industrielle, mais aussi, très souvent, par la violence pure, celle par laquelle fut installée la colonisation ou celle de l’expropriation des paysans dans l’Angleterre du xve et xviiie siècle. Marx dans Le Capital rapporte minutieusement le processus d’expropriation de la paysannerie indépendante (yeomanry).

La propriété communale - qui est tout à fait autre chose que la propriété d'État dont nous venons de parler – était une vieille institution germanique qui subsistait sous le couvert de la féodalité. Nous avons vu que cette usurpation violente de la propriété communale, qui le plus souvent s'accompagne de la transformation des terres de labour en pâturages, commence à la fin du xve siècle et se poursuit au xvie siècle. Mais à cette époque ce processus se réalisait par l'intermédiaire d'actes de violence individuels, que la législation combattit en vain pendant 150 ans. Le xviiie siècle introduit en l'espèce un progrès en ceci que c'est la loi elle-même qui devient désormais l'instrument du pillage des terres du peuple, bien que les grands fermiers n'hésitassent pas non plus à pratiquer, subsidiairement, leurs petites méthodes privées et indépendantes.[3]

Les paysans sont chassés de leurs terres, leurs maisons sont détruites. Ils vont bientôt constituer la masse des mendiants et des petits voleurs qui peuplent les romans de Dickens. Les pauvres récalcitrants seront mis au travail dans les « workhouses » qui sont ni plus ni moins que des camps de travail à la mode britannique. C’est en Irlande que la politique de destruction de la paysannerie eut les effets les plus catastrophiques culminant avec la grande famine de 1847 à 1852 qui provoqua environ 1 million de morts. Si on se reporte maintenant la vaste opération de collectivisation de l’agriculture russe et de « liquidation des koulaks en tant que classe » (1931-1934), on y verra aisément une répétition à l’échelle russe de ce qui avait mis plusieurs siècles à s’accomplir en Grande Bretagne.

Dans les deux cas évoqués ici, l’arrachement, de déracinement de l’homme s’est accompli avec les méthodes les plus brutales. Mais ailleurs il s’est opéré plus lentement, mais tout aussi sûrement. L’agriculture industrielle, qui réduit la terre à un matière inerte, modifiable chimiquement à volonté, tout autant que l’élevage industriel qui fait des poulets élevés en batterie du « minerai » sont aussi une manière sûre de couper l’homme de la nature et de la priver d’une part importante de son humanité.

Privé de son rapport à la nature, l’homme est également privé de son rapport à lui-même. Le travail dans la société capitaliste n’exprime plus la puissance de la praxis humaine, il est devenu un simple moyen, un « facteur » de la production non pas des choses nécessaires à la vie, mais du capital. Schématiquement on peut dire que privé de la terre et des moyens de production que sont ses outils, le travailleur devenu prolétaire est contraint de se priver de lui-même de se faire chose au profit de celui qui possède le capital. Rien n’illustre mieux cette transformation que le développement de la machinerie dont j’ai montré ailleurs[4] qu’elle est le corps même du capital si l’argent en est l’âme. Inutile de reprendre ici dans le détail, les analyses de Marx. Il suffira de noter que la machine est l’expropriation du métier de l’ouvrier au profit du capital, l’asservissement de l’ouvrier son moyen de travail. La machine qui devait servir l’homme le transforme en son serviteur, c’est elle qui guide le mouvement, qui imprime la cadence et transforme le corps de l’homme en organe machinique de la machine.

Il serait erroné de s’en tenir au rapport entre l’ouvrier et les machines dont il est le serviteur dans son usine. C’est l’ensemble du mode de production capitaliste qui est devenu une immense machinerie, un « procès sans sujet ni fin » (pour reprendre l’expression d’Althusser). La tragédie humaine s’est transformée en une farce sinistre : les hommes sont les pantins manipulés par cette machine qu’ils ont créée et dont ils sont si fiers.

Destructivité et pulsion de mort

On peut supposer dans l’homme une pulsion de destructivité. C’est la thèse défendue par Eric Fromm qui refuse le dualisme freudien de Éros et Thanatos et  propose une autre explication de la « passion de détruire »[5]. La destructivité pourrait être la manifestation d’une sorte d’instinct, ce que l’on pourrait imaginer en calquant la psychologie sur les résultats de l’éthologie de quelqu’un comme Konrad.  Fromm critique vigoureusement cet instinctivisme qui s’intéresse au comportement en quelque sorte mécanique mais non à la psyché.

Il faut distinguer chez l’homme deux sortes d’agressivité radicalement différentes l’une de l’autre. L’une, qu’il partage avec tous les animaux, est une pulsion phylogénétiquement programmée qui incité à attaquer (ou à fuir) lorsque ses intérêts vitaux sont menacés. Cette agression défensive bénigne est au service de l’individu et de l’espèce. Elle est biologiquement adaptative et prend fin dès que la menace a cessé d’exister. L’autre type, l’agressivité « maligne », autrement dit la cruauté et la destructivité est spécifique à l’espèce humaine et pratiquement inexistante chez l     a plupart des mammifères. Elle n’est pas phylogénétiquement programmée et n’est pas biologiquement adaptative. Elle n’a pas de but et sa satisfaction est libidineuse.[6]

L’homme est un tueur, dit encore Fromm. Au même titre que l’homme éprouve des passions comme le besoin d’amour, de tendresse ou de liberté, il éprouve aussi des passions destructives, comme le sadisme, le masochisme, le besoin de détruire. Ces passions découlent de son caractère et elles sont non pas biologiques, mais existentielles.

Il n’est pas si facile de séparer ce qui correspond aux besoins vitaux (« animaux ») et ce qui relève du caractère, c’est-à-dire de ce complexe psychologique relativement stable qui forme l’individu. Fromm remarque ainsi que « le besoin de stimulation et d’excitation de l’organisme » qui est tout simplement lié à la vie en général, est aussi « un des nombreux facteurs qui engendrent la destructivité et la cruauté. »[7] Le revers en est la dépression et l’ennui. C’est d’ailleurs dans cette oscillation entre besoin de stimulation et dépression que prend place le travail, comme rapport de l’homme avec la nature et, de ce point de vue, le travail est essentiel à la nature humaine – on aura l’occasion d’y revenir.

La passion de détruire prend de multiples formes. Les enfants qui détruisent ce château de sable qu’ils viennent tout juste de construire, les adultes qui jouent aux quilles ou au bowling, au « chamboule-tout » et tant d’autres jeux du même genre : tous éprouvent la jouissance de la destruction, planifiée, tenue dans certaines limites. Le travail aussi exploite cette jouissance de la destruction :  creuser, casser, couper, autant de manières de détruire si utiles pour la vie sociale. Le bruit peut être une source de jouissance : écoutez le décollage des avions de combat sur une base aérienne et l’impression de puissance que rien ne peut arrêter vous prend « aux tripes ». C’est aussi la fascination devant l’orage ou la tempête quand on est bien à l’abri, tout de même.

Mais la passion de détruire peut sortir des cadres, se désintriquer des règles qui la contiennent dans des limites acceptables. Ainsi celui qui ne se contente pas du « casse-pipes » sur la fête foraine et s’exerce au fusil à répétition sur les enfants d’une école (Bowling for Colombine). Plus que par d’innocents symboles en bois, la jouissance procurée par la destruction d’autres humains, jouissance mauvaise, vicieuse au possible, s’exerce difficilement contenue par les lois sociales. Les bêtes font « la guerre » pour leur territoire, pour leurs proies, mais les hommes font la guerre pour assurer leur puissance sur d’autres hommes, pour en faire des bêtes ou pour les tuer. Jouir de la guerre : le ballet des hélicoptères, sur fond de musique de Wagner dans le film de Coppola Apocalypse Now nous le montre de manière saisissante.

Mais il n’est pas nécessaire de faire la guerre. Le sadisme ordinaire donne à la destructivité des motifs de satisfaction. Sade est, peut-être, le grand penseur de l’époque moderne. Il en a mis à jour les resrusorts cachés. Tyranniser son semblable fait bander dit-il. Le mode de production capitaliste s’est imposé parce qu’il promettait une puissance illimitée. L’ordre féodal limitait la puissance : tout-puissant sur ses manants, il devait obéissance à un suzerain. La pyramide des obligations féodales qui remontait jusqu’à Dieu lui-même empêchait le déchaînement de la puissance. Il y eut bien des monstres, des empereurs débauchés et cruels, des Gilles de Rais ou des comtes Dracula.  Mais ils restaient des exceptions et, comparés aux tyrans modernes, ils jouent encore dans la cour des petits. Personne  dans les temps anciens n’était capable d’arriver au niveau de puissance destructive d’un Hitler, d’un Staline, d’un Mao ou d’un Pol Pot. Il y avait des massacres de masse, qui n’avaient pas d’autre but que d’assurer la crainte des vaincus – on gouverne par la crainte, dit Spinoza qui ajoute « et la superstition. Mais Hitler ne cherchait à être craint de ses « sujets », il se moquait que la crainte qu’éprouvaient les Juifs. Il voulait « seulement » les anéantir ! Ivan le Terrible voulait anéantir ses ennemis, Staline anéantissait ses amis.

Revenons à Sade. Jouir sans entraves, telle est la devise du capital… et celle du « divin » marquis. Tous les humains peuvent être des moyens de ma jouissance et aucune obligation morale ne peut venir entraver cette volonté de puissance et de jouissance – il faudrait fabriquer un mot-valise qui fusionne les deux. Avec l’acuité de son esprit, Pier Paolo Pasolini, en mettant en scènes les Cent vingt journées de Sodome, dans la « république » fasciste et nazifiée de Salò perce mille fois mieux Sade que les niaiseries de ceux qui en font un penseur subversif.

La souffrance des enfants de RDC qui travaillent à mains nues dans les mines de cobalt est la source de la jouissance des maîtres du monde « numérique », mais aussi de tous les riches, demi-riches, quart de riches de tous pays. Comme sur les livres de Sade, les âmes sensibles peuvent se détourner mais la réalité est là.

La puissance-jouissance est aussi celle du manager qui brise la vie d’un salarié avec un tonitruant « Vous êtes viré ». Le « management par la terreur », celui qui conduisait les cadres de France-Télécom à se jeter par les fenêtres, n’est pas une perversion du système, mais son accomplissement. La masse de documents, de récits, de plaintes sur ces sujets suffirait à faire pâlir de jalousie un disciple du marquis.

Fromm parle de la « nécrophilie » et en analyse les formes les plus contemporaines. Freud invoquait Thanatos, la pulsion de mort. Les deux approches ne sont pas fondamentalement opposées. La pulsion de mort est plus vaste, plus « cosmique » et inéliminable alors que la destructivité de Fromm, un psychanalyste optimiste, ce qui est rare, peut être vaincue. On peut se dire que Freud à raison, mais ça n’empêche pas d’essayer d’agir comme Fromm.

Propos d’étape

L’histoire de l’humanité apparaît donc comme une succession de ruptures, non pas la réalisation d’une essence humaine, mais sa négation. L’homme est-il esprit ? Oui, mais il est d’abord « l’esprit qui toujours nie » et qui d’abord se nie lui-même. Voilà le point où nous sommes arrivés, le point où l’humanisme abstrait, posé dans la tradition culturelle dont nous héritons, se transforme en son contraire, un antihumanisme radical, une négation de l’humanité dont on explorera plus tard les formes contemporaines.


[1] Scott, J.C., Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers États. La Découverte, 2019, p. 130

[2] Ce livre a été traduit en français sous le titre Féminisme et anthropologie, éditions Gonthier/Denoël, 1979.

[3][3] Marx, K.¸ Le Capital, Livre I, p. 815, PUF, 1993

[4] Voir Collin, D., Devenir des machines, éditions Max Milo, 2025

[5] Fromm, E., La passion de détruire. Anatomie de la destructivité humaine. Robert Laffont, 1975

[6] Fromm, E., op. cit. p.25

[7] Op. Cit.  p.256

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La négation de l’humain

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