Introduction
Dans les années 1960 et 1970, on a entrepris de se débarrasser de l’homme, philosophiquement parlant. Michel Foucault, dans Les mots et choses, annonçait sa disparition, telle sur le rivage une image de sable. La mode était à « l’antihumanisme théorique » et Althusser, à l’époque gourou de la rue d’Ulm, reconstruisait un Marx de son invention, spécialiste des « procès sans sujet(s) ni fin(s) », un Marx créateur d’une nouvelle science, « la science de l’histoire », totalement opposé au « jeune Marx » humaniste. Dans un autre recoin d’une vie intellectuelle fertile en innovations baroques, Deleuze et son ami Guattari détruisaient notre petite cuisine familiale freudienne pour la remplacer par des branchements de « machines désirantes ». Ce temps semble lointain, mais, pour une fois, la philosophie n’avait pas fait l’oiseau de Minerve qui ne s’envole qu’au crépuscule (Hegel), mais elle avait poussé le cri de la chouette quand le jour venait tout juste de se lever.
Tout juste ?
N’exagérons pas. Le XXe siècle nous avait habitués à faire peu
de cas des humains existants réellement, même si on ne parlait que de la
fabrication de l’homme nouveau, par la sélection biologique, pour le modèle
hitlérien, et par la rééducation pour le modèle stalinien. Staline avait
indiqué sa ligne : « l’homme est le capital le plus précieux »,
un maxime adéquate au nouveau capitalisme « soviétique ». Pour tester
la résistance des vieux humains et montrer qu’ils n’étaient pas grand-chose, on
en fit d’abord de la matière première dans ces usines de retraitement qui
avaient nom Auschwitz, Birkenau, etc., puis on pulvérisa quelques dizaines de milliers
d’humains en un temps record à Hiroshima et Nagasaki. Le XXe siècle
avait ainsi révélé sa vérité. On n’en était encore qu’aux prémisses. Pendant
quelques décennies on vécut dans la peur de la « bombe »[1],
puis on s’habitua et on oublia. La technique avait fait des progrès
considérables : plus besoin de Zyklon B ni de bombe (A ou H), on se mit à
domestiquer l’homme grâce à la télévision et à l’intrusion du « système » dans la vie privée. On se
mit en recherche des moyens de transformer réellement l’homme, de la transformer
biologiquement, non pas l’incertaine et longue technique de la sélection des
vaches et des chevaux, mais par le génie génétique et le branchement de toutes
les « machines
désirantes » sur le
réseau universel. Les épousailles de la science, de la technique et de la
bureaucratie furent célébrées en grande pompe et l’homme unidimensionnel,
produit de ce système totalitaire, commença à croître et prospérer. Devenir
des machines !
Voilà ce qui s’imposa progressivement comme la nouvelle frontière de l’histoire
humaine, en train de devenir l’histoire totalement inhumaine.
Mais, avec les hommes, rien n’arrive complètement comme on
l’avait prévu. La guerre, qui n’était pas un jeu vidéo, a fait son grand
retour, non seulement dans quelque contrée lointaine où les trusts peuvent se
battre par « peuplades
sauvages » interposées[2],
mais sur le théâtre européen lui-même : de l’ex-Yougoslavie avec ses
fameux « bombardements
humanitaires »
jusqu’aux plaines d’Ukraine. La « mondialisation
heureuse » a dérapé et
les peuples ne s’y plient pas tous avec enthousiasme. Au contraire : le
capitalisme délié de tout ce qui le tenait par le passé, délié des valeurs d’un
autre temps, s’accommode à toutes les sauces, y compris les plus barbares, et
ça fait très mal. « Mal » ? Oui. Les Grecs tenaient la démesure
pour le mal par excellence – connais ta propre mesure, recommandait Socrate –
et cette démesure est l’essence même du capitalisme « absolu ». Nous
voilà, du coup, reconduits à nos limites et à la nécessité de redonner leur
place aux impératifs moraux qui, seuls, peuvent rendre la vie supportable.
Nietzsche écrivit Humain, trop humain, un livre pour
regarder l’homme différemment, pour se défaire des illusions auxquelles nous
sommes si souvent portés. En premier lieu, Nietzsche pointe « la faute
originelle des philosophes » :
Tous les philosophes ont à leur actif cette faute commune,
qu’ils partent de l’homme actuel et pensent en en faisant l’analyse, arriver au
but. Involontairement « l’homme » leur apparaît comme un aeterna
veritas, comme un élément fixe dans tous les remous, comme une mesure
assurée des choses.[3]
Certes, notre expérience de l’homme est toujours historique
et les valeurs qui conditionnent la conduite des individus sont toujours
historiquement marquées. En ce sens la philosophie est toujours d’une époque et
l’homme de Cicéron n’est pas celui de Kant. Mais au-delà de cette critique « nominaliste »
(« je ne connais pas l’homme »[4])
se pose une question : le terme d’humanisme a-t-il un sens ? Pour un nietzschéen ou du
moins pour quelqu’un qui se dit nietzschéen, il va de soi qu’il n’en a pas. Le
fil semble assez direct de Nietzsche à Foucault, sur ce plan[5].
Il est vrai que, si le mot est encore employé, on ne sait plus très bien quel
sens il peut avoir. De Sartre, on a fait lire à des générations d’élèves L’existentialisme
est un humanisme, mais c’était peut-être un bon moyen de passer à côte de
la pensée de Sartre. L’humanisme a servi à vendre toutes sortes de
marchandises frauduleuses, notamment en politique. Il porte aussi à dissoudre
les individus singuliers dans la généralité creuse, dans l’Homme abstrait. On
sait aussi combien l’amour de l’homme en général s’accommode du mépris ou de la
haine des hommes en particulier. La philanthropie est souvent un marqueur de
distinction sociale, une des formes de la charité ostentatoire dont se repaît
la société du spectacle.
Les raisons ne manqueraient pas pour laisser l’humanisme à
son triste sort, dans un magasin réservé aux vieilleries philosophiques
devenues inutilisables, un magasin déjà bien rempli. Ce serait pourtant une
double erreur, culturelle et morale. Culturelle, parce que tout ce dont nous,
Européens, pouvons être fiers s’appelle humanisme, vient de l’humanisme de la
Renaissance qui lui-même se replonge dans le meilleur de la culture
gréco-romaine, transfigurée par les Lumières. Si l’homme s’efface aujourd’hui,
selon la prédiction de Foucault, on voit aussi disparaître la culture
humaniste, celle qui était enseignée autrefois dans les lycées où l’on était
censé « faire ses
humanités ». Et du
même disparaît cette nécessaire mise à distance temporelle, indispensable au
développement de l’esprit critique. Si on a pris l’habitude de passer au
tribunal des bonnes mœurs postmodernes les hommes du passé, c’est simplement
parce que le temps a disparu et que toute la réalité humaine est écrasée sur
l’instant présent. Mais si tout est écrasé sur l’instant présent, le futur
lui-même est mis hors-jeu.
Mais c’est aussi et surtout une erreur morale : la
dignité de l’homme, clé de voûte de cet humanisme défendu par exemple, par Pic
de la Mirandole[6]
est la clé de voûte de toute morale conséquente, ayant une valeur universelle.
L’affirmation de cette dignité de la personne humaine est l’axiome sur lequel
Kant bâtit sa métaphysique des mœurs. Mais la dignité de l’homme repose à son
tour sur la liberté de cet homme créé à l’image et la ressemblance de Dieu, un
homme donc qui n’est pas esclave de déterminismes naturels et peut donc trouver
en lui-même la force de conduire sa propre émancipation.
Ce qui menace les sociétés d’aujourd’hui, c’est qu’elles
sont trop peu humaines, trop sourdes aux appels à l’humanité dans son sens le
plus profond. Ceux qui veulent
abolir les frontières entre les hommes et les animaux et même entre les hommes
et les machines sont les théoriciens d’une dégradation effrayante de
l’humanité. Ceux qui transforment la naissance et la mort en un « process » industriel comme un autre
ne sont pas très différents mentalement des nazis. Pour paraphraser Nietzsche, nous
devons nous inquiéter : humain, trop peu humain ! tel est le monde qui se construit sous nos
yeux.
Mécanisation de la vie, brutalisation générale des rapports
sociaux, contrôle de l’intimité et dévalorisation de la vie intérieure, dans
toutes ses dimensions, c’est l’humanité de l’homme qui est menacée, parfois
avec les meilleurs bons sentiments du monde. L’humanisme, comme terme général,
trop général d’ailleurs, qui désigne l’éminente dignité et accroche avec lui un
certain nombre de valeurs morales, et un certain nombre de connaissances
historiques, philosophiques, philologiques aussi, et une certaine éthique[7],
a-t-il un sens ? Peut-il encore avoir un sens ? L’humanisme n’est-il
pas le masque qu’a emprunté une certaine légitimation, des Européens sur les
autres peuples, des classes dominantes et cultivées sur les classes dominées,
le plus souvent incultes ? Et peut-être l’homme, l’homme en général,
c’est-à-dire l’homme abstrait, n’est-il pas une figue de l’idéologie, un
travestissement d’une réalité bigarrée et composée de singularités irréductibles.
Je propose ici un certain nombre de parcours qui convergent
autour de ces questions. L’humanisme a été posé de manière encore abstraite
comme le fond de la culture européenne – on en peut certainement trouver des
équivalents dans le confucianisme ou dans les traditions de l’Inde, mais je ne
suis pas assez savant pour l’intégrer dans ma réflexion. Les temps modernes
s’annoncent comme une mise en œuvre des principes de l’humanisme qui va
constituer une partie importante de la philosophie des Lumières et pourtant, au
moment même où l’on célèbre les droits de l’homme, le développement même du
capital comme mode de production tant des choses que des idées, conduit à une
véritable négation de cette dignité humaine défendue par les penseurs
humanistes. Quel sens y a-t-il à parler d’humanisme quand tout conduit à
l’obsolescence de l’homme ?
Les trajets que je propose ne sont pas des promenades dans
la culture humaniste classique, ils recherchent plutôt un point de convergence :
l’effort que nous devons faire pour rester humains et pour devenir même plus
humains que nous ne le sommes. Des parcours donc, en vue de redorer le blason
d’une morale humaniste tombée largement en déshérence. Bref, par delà
l’humanisme abstrait et l’antihumanisme théorique et pratique, je propose de
réexaminer ce que serait un humanisme réel.
Ce livre vient à la suite de Devenir des machines
(Max Milo, 2025). Un lecteur me dit : « je vois dans votre livre la
recherche d’un nouvel humanisme ». Rien de plus pertinent. On ne peut
assister à la destruction de l’humanité sans réagir.
Première partie
Humanisme et histoire
ou l’humanisme abstrait
I.
Antiquité de l’humanisme
La sagesse des Anciens n’est plus, au mieux, qu’un objet d’études
pour érudits définitivement dépassés par le mouvement de l’histoire quand il ne
s’agit pas d’horribles nostalgiques du patriarcat blanc dont tous les auteurs
anciens seraient des archétypes. Le jeunisme est l’attitude la plus
généralement défendue dans une époque où le progrès est incontesté et
incontestable. Le progressiste est l’homme qui vous dit : avant ne vaut
plus rien et ce sera bien mieux après. Selon une anecdote célèbre, Thalès, scrutant
les étoiles ne regardait pas où il mettait les pieds et tomba dans un puits. Le
progressiste, semblable à Thalès, ne regarde pas à ses pieds et tombe
proprement dans un trou après avoir crié « on n’arrête pas le
progrès ».
Anciens et modernes
Essayant de n’être point comme ces étourdis, on commencera
par un premier changement de point de vue et on regardera derrière, bien qu’il
soit tout aussi dangereux de se retourner. Toute une tradition nous dit que ce
n’est pas bon. C’est parce qu’il se retourne qu’Orphée perd définitivement
Eurydice. Fuyant Sodome détruite par le feu divin « La femme de Lot
regarda en arrière, et elle devint une statue de sel. » (Gn, 19,26) Nous
devons aller de l’avant, tourner nos regards vers le futur et laisser le passé
à son triste sort, sous peine d’être changé en statue de sel… Héritiers
d’Athènes et Jérusalem, les Européens sont devenus des progressistes pour
regarder toujours vers l’avant.
Tourner son regard en arrière, c’est aller des Modernes vers
les Anciens. Pendant longtemps le culte des Anciens fut
de rigueur : la sagesse des Anciens étant évidemment supérieure à celle
des nouveau-nés. Les Modernes prennent le contrepied de cette sagesse
vénérable. Blaise Pascal, après d’autres, dont Giordano Bruno et Descartes, a
fait remarquer que les Anciens étaient en réalité la jeunesse de l’humanité et
les Modernes étaient donc nettement plus vieux que les Anciens, donc plus
expérimentés et plus sages. Retourner aux Anciens, c’est donc retourner à la
source de la nouveauté, à la source de
tout ce qui nous a faits. Mais l’humanité d’aujourd’hui est en aval et se
nourrit de tout ce qui vient de sa source.
On peut aussi
aborder le problème autrement. Si beaucoup de peuples considèrent que la parole
des Anciens a plus de valeur que celle des blancs becs, ce n’est pas sans
raison : l’expérience des Anciens est précieuse, et un homme âgé a vécu
tellement plus de choses qu’un jeunot. De quelque manière que l’on prenne le
problème, le retour au passé est absolument nécessaire et riche des plus grands
enseignements. Ceux qui veulent faire table rase du passé empruntent une
impasse. Individuellement nous sommes notre passé, nous sommes du passé fugitivement
présentifié, et il en va de même des sociétés et des nations. Énée, fuyant
Troie en flammes porte son père Anchise sur son dos et tient par la main son
fils Ascagne (ou Iule) pour le guider. Telle est la condition humaine. Nous
portons la charge de nos parents et nous avons à guider nos enfants. Malheureusement
parce que le passé est souvent très lourd : lourd de crimes, de secrets de
famille qui restent à dévoiler, d’échecs. Le bilan du passé est si souvent un
bilan de faillite de nos espérances. L’épilogue d’Aragon est le constat amer de
cette expérience.
Quand j’étais
jeune on me racontait que bientôt viendrait la victoire des anges
Ah comme j’y
ai cru comme j’y ai cru puis voilà que je suis devenu vieux
Le temps
des jeunes gens leur est une mèche toujours retombant dans les yeux
Et ce qu’il
en reste aux vieillards est trop lourd et trop court que pour eux le vent
change
J’écrirai
ces vers à bras grands ouverts qu’on sente mon cœur quatre fois y battre
Quitte à
en mourir je dépasserai ma gorge et ma voix mon souffle et mon chant
Je suis le
faucheur ivre de faucher qu’on voit dévaster sa vie et son champ
Et tout
haletant du temps qu’il y perd qui bat et rebat sa faux comme plâtre
Je vois
tout ce que vous avez devant vous de malheur de sang de lassitude
Vous n’aurez
rien appris de nos illusions rien de nos faux pas compris
Nous ne
vous aurons à rien servi vous devrez à votre tour payer le prix
Je vois se
plier votre épaule A votre front je vois le pli des habitudes
Il ne faut pas demander au passé d’être enthousiaste. Il est
plus souvent désespéré (ou désespérant) qu’à son tour, l’homme qui fait retour
sur lui et sur son histoire. « Ah comme j’y ai cru et me voici devenu
vieux » : tout est dit. La nostalgie fait place au regret.
Ne pas faire table rase du passé
Mais heureusement aussi, le poids du passé n’est que le
poids des ans qui s’alourdit. Il est celui de la civilisation, des œuvres de
l’esprit, qui ont créé et modelé notre milieu vital, aussi bien les œuvres dont
nous jouissons que les paysages, tout ce qu’on appellera après Augustin Berque
notre écoumène. Nous vivons dans et par le passé. Nous ne pouvons nous projeter
qu’en prenant appui sur le passé. « Du
passé, faisons table rase »,
dit la chanson, mais elle a tort. Il faut savoir balayer ce qui du passé est
définitivement révolu, il faut laisser les morts enterrer leurs morts, comme le
dit l’Évangile, mais garder scrupuleusement du passé tout ce qui pourra servir
à l’édification des générations futures.
Le conservateur instruit du passé : c’est la fonction
essentielle de l’école. Le moi se forme dans la relation à autrui, tous nous
savons cela, si admirablement analysé d’abord par Hegel dans la Phénoménologie
de l’esprit. Mais en nous confrontant au passé de l’humanité, nous nous
confrontons à une altérité radicale, à des humains si différents de nous et
pourtant nos semblables, des humains qui ne peuvent répondre à nos
interrogations et nous obligent à répondre à leur place, à nous mettre à leur
place. Au fur et à mesure que la culture est devenue l’affaire de la
bureaucratie d’État, elle a disparu de la formation des jeunes esprits :
comment saisir le sens de ce qu’est être humain, si on ne perçoit rien de la
chronologie de notre histoire, si on n’a plus de cette histoire que quelques
courtes séquences entièrement dominées par les obsessions des contemporains et
leur terrifiante volonté de juger, de traduire le passé devant les tribunaux de
la bonne conscience moderne ?
Comment saisir cette profonde unité de l’humanité sans se perdre dans les
textes des Anciens, sans lire Homère, sans les philosophes grecs et les
historiens romains, sans Virgile et sans Sénèque ?
La progressive liquidation des études anciennes est un crime contre la culture
humaine et donc, n’ayons pas peur des grands mots, un crime contre l’humanité.
Déjà on voit poindre l’accusation d’ethnocentrisme : comment ? Vous voulez lire Cicéron
et pas Confucius ?
Accusation absurde : il n’est pas de voie plus évidente pour aller aux
cultures si différentes qui forment l’humanité que de bien connaître celle dont
on est issu directement. La thèse de Karl Jaspers sur « l’âge axial »
ne peut être formulée et comprise que par celui qui s’intéresse aux cultures
anciennes. Cette thèse est discutable, certes, mais elle met l’accent sur une
donnée essentielle : des évolutions majeures de l’humanité se sont
produites à peu près dans les mêmes temps, dans des groupes humains qui
n’avaient aucune connaissance les uns des autres.
La marche « impétueuse » de la science (on use
abondamment des formules pompeuses et de l’hyperbole, quand il s’agit de
science) semblerait contredire ce point de vue. N’a-t-il pas fallu tourner le
dos aux Anciens, à la culture classique, pour entrer dans la modernité ? Oublier Aristote, se
défaire de la vision enchantée de la nature qui prévalait jusqu’à notre époque,
n’est-ce pas ainsi que la science (notez le singulier) a établi ses droits et
conquis notre monde ? Il
y aurait beaucoup à dire sur cette vision de l’histoire de la science moderne,
beaucoup à dire sur les métaphysiques dont elle fut porteuse et beaucoup à dire
sur les tentatives d’évidement de tout contenu de pensée d’une science réduite
à une consignation de données répétées — selon le modèle des « big data » triturées par des
machines IA.[8]
Si on s’interroge sur l’histoire de la pensée scientifique,
on doit constater la naissance de la science moderne prend appui sur un retour à
Platon et notamment à la conception platonicienne d’une réalité sensible
soutenue par configurations mathématiques (comme dans le Timée). Dans le
même temps d’ailleurs, l’importance de l’expérimentalisme comme base de toute
connaissance prend appui sur une prise en compte sérieuse non pas tant de
l’Aristote scolastique que du véritable Aristote qui soutenait qu’il n’est rien
dans l’esprit qui n’ait d’abord été dans les sens. La « grande
révolution » de la science moderne est une suite de réformes qui
incluent quelques étonnants retours en
arrière. Et pourtant aucun de ces grands penseurs n’a été changé en statue de
sel.
Sans vouloir renoncer complètement à la thèse kantienne de
la « révolution
copernicienne » ni
même au concept de « révolution
scientifique » selon
Thomas Kuhn, on ne doit pas sous-estimer la continuité et il faut n’accorder qu’avec
parcimonie sa confiance aux récits de gestes fondateurs par lequel quelque
héros de la pensée crée du radicalement nouveau. En science, comme ailleurs,
l’origine est souvent mythique.
L’ancien accouche du nouveau
Comprendre comment l’ancien accouche du nouveau, voilà ce
qui est bien plus instructif, bien plus formateur pour l’esprit, que toutes épopées
présentant les bons porteurs du nouveau terrassant les monstres de
l’obscurantisme.
On peut arguer de la distance énorme qui nous sépare des
sociétés antiques, de l’étrangeté qui nous saisit quand, quittant les textes
canoniques, nous nous intéressons à la vie quotidienne et nous sommes très
différents des hommes de l’Antiquité gréco-romaine (pour ne parler que d’eux
que nous connaissons encore un peu). Leur moralité pratique, effective, cette Sittlichkeit
ou « éthicité » dont parle Hegel, est
bien éloignée de la nôtre. Ils toléraient sans doute plus la cruauté que
nous : comment pourrions-nous refaire les jeux du cirque où des
gladiateurs esclaves doivent combattre des bêtes sauvages ? Comment admettrions-nous
que les politiciens engagent des guerres et des armées contre leurs adversaires
ou s’occupent à conquérir des pays dans le seul but de pouvoir payer par le
butin ainsi acquis les immenses dettes accumulées pour s’acheter des voix et
des clients (voir l’histoire de Jules César). Nous n’allons pas crucifier des
milliers d’esclaves sur la via Appia, pour les punir de s’être révoltés contre
leur condition. Et ainsi de suite…
Enfin, si loin de nous, est-ce si sûr ? Sommes-nous capables d’ouvrir les yeux sur
notre réalité, sur nos contemporains, sur la réalité effective des politiciens
que nous croyons avoir élus « démocratiquement » ? Encore que. Grattons sous la couche de bons
sentiments, de « bonisme » comme disent les Italiens, et nous voyons
que nous ne sommes pas telle éloignés de la Rome antique. Il faudrait donc sans
doute procéder à une description plus nuancée, c’est bien le moins que l’on
puisse dire, de l’opposition entre l’éthicité des Anciens et celle des
Modernes. Le dernier siècle (pour ne pas remonter au-delà) nous a donné tant
d’exemples de cruauté, perfectionnée par l’industrie et les sciences. Sans
chimie moderne et sans le chemin de fer, comme faire disparaître si millions de
Juifs ? Comment pulvériser une ville entière presque en un instant, sans
l’arme atomique ? Nous ne faisons pas moins de mal, nous le faisons plus
facilement et en essayant de garder les mains propres. Mais admettons-la
provisoirement cette opposition entre la vie éthique ou les bonnes mœurs des
Anciens et celles des Modernes.
Commençons par rappeler notre dette immense envers les penseurs
de l’Antiquité, véritables inventeurs de ce que nous appelons humanisme. Nous
ne pouvons pas nous dire plus élevés moralement que Socrate, car c’est Socrate
qui met au premier plan le sens de la justice et l’importance du devoir envers
les autres humains. Socrate n’est pas l’auteur d’une doctrine philosophique connue
— on ne doit jamais oublier que Platon n’est pas Socrate et que le Socrate de
Platon est seulement le Socrate de Platon, c’est-à-dire un personnage
philosophique. Socrate représente l’extension de l’isegoria politique
dans l’assemblée (ecclesia) à l’isegoria philosophique sur
l’agora. « Athènes,
soutient Costanzo Preve, était le lieu de la parrhesia, c’est-à-dire du
parler libre et clair ouvert à tous (à tous, y compris les étrangers, les
femmes et les esclaves) »[9].
Le logos sokratikòs est, plus qu’un contenu philosophique déterminé, une
forme sociale. Il ne s’agit plus de transmettre à des initiés un savoir
initiatique, comme les pythagoriciens, il ne s’agit plus former des jeunes
aristocrates aptes au commandement — occupe-toi de ton âme, dit Socrate à
Alcibiade, avant de vouloir commander les autres. Il s’agit de forger un homme
nouveau dont la moralité s’élève au plus
haut. La vaillance au combat, l’aptitude au commandement, l’honneur et la
gloire passent maintenant au second plan
devant la justice et la recherche de la vérité.
Nous ne connaissons guère la pensée authentique de Socrate —
beaucoup d’auteurs estiment que le Socrate de Xénophon est sans doute plus « vrai » que le Socrate de Platon — mais nous pouvons
être assurés que Socrate a inventé une nouvelle manière de philosopher,
c’est-à-dire proprement ce qu’est devenue la philosophie. Ne rien tenir pour
acquis définitivement, admettre que nombre de nos vérités des croyances sont
loin d’être toujours des croyances raisonnables, tenir aussi loin que possible
le démon du dogmatisme. De ce point de vue, on pourrait, à bon droit, rattacher
Socrate aux sceptiques. Le scepticisme est un moment essentiel dans l’histoire
de la philosophie. Pour Hegel, la vérité n’est pas un résultat qui se pose
immuable, une fois atteint, mais le processus même de la connaissance, ce qu’il
appelle « la vie de
l’esprit ». Chaque
grande époque historique, chaque école de pensée présente sa propre vérité.
Mais il ne s’agit pas de retomber dans le scepticisme qui, de cette pluralité,
conclurait à l’impossibilité de la vérité. Il s’agit, au contraire, de
concevoir chacune dès ces époques, chacune de ces doctrines comme un moment de
l’histoire dans laquelle l’esprit se pense lui-même. Ainsi le scepticisme
lui-même a sa vérité : « La
conscience de soi sceptique fait donc dans le cours changeant de tout ce qui
veut se fixer pour elle, l’expérience de sa propre liberté (…) c’est la
conscience d’elle-même qui est l’absolue
inquiétude dialectique. »
Et donc : « Dans
le scepticisme, la conscience fait en vérité l’expérience d’elle-même comme
d’une conscience contradictoire ».[10]
C’est précisément parce que la vérité ne vient pas d’en haut, parce qu’elle
n’est pas révélée par quelques prophètes — la vérité est ce que l’on révère,
les deux mots sont de la même famille — la vérité est affaire humaine, aussi
faillible que sont toutes que l’homme croit tenir entre ses mains, « mais son ombre est celle
d’une croix », comme
dit le poète.
Hegel n’est pas sans reproche : il nous fait voir le
mouvement de la pensée, mais se propose de clore ce mouvement, de résoudre la
dialectique de la négation et de la négation de la négation dans une totalité
achevée, un monde où l’esprit n’a plus
rien d’autre à faire qu’à remâcher sa substance.[11]
Mais on lui saura gré de penser l’historicité de la pensée et de redonner au
scepticisme ses lettres de noblesse. Le scepticisme est la première libération
de la pensée ! Mettre en doute, c’est un bon début. « Doute de
tout » était la devise de Marx, devise qu’il a mise en œuvre jusqu’au
bout, ce qui explique aussi pourquoi le Capital est un ouvrage inachevé.
La voie stoïcienne
Le stoïcisme tant grec que romain propose une voie pour
sortie de l’absolue inquiétude et propose des certitudes qui lui semblent
inébranlables. Le stoïcisme est né en Grèce au début du IIIe siècle avant Jésus-Christ. Nous pouvons
distinguer trois époques : un premier stoïcisme grec dit ancien avec son
fondateur Zénon de Cittium, Cléanthe et Chrysippe, un second stoïcisme plus
modéré et latin au iie siècle
av. J.-C. : le moyen stoïcisme avec des penseurs comme Panétius et
Posidonius. C’est celui qui influencera particulièrement Cicéron. Enfin, on
trouve le stoïcisme de l’époque romaine impériale du ie et iie siècle
après Jésus-Christ avec les philosophes Sénèque, Épictète, Marc Aurèle. Sénèque
nous a laissé des traités et ses lettres à Lucillius, nous avons les
notes de cours d’Épictète grâce à son élève Arrien, elles constituent Les
Entretiens et le Manuel. Nous pouvons aussi lire les Pensées pour
moi-même de Marc Aurèle : un ensemble de courts textes et d’aphorismes
qu’il écrivait pour s’encourager à vivre selon la sagesse stoïcienne. Mais il
serait erroné de limiter le stoïcisme à l’Antiquité : il y aura un retour
du stoïcisme à l’âge classique — aux xvie
et xviie siècles
(voir l’ouvrage dirigé par Pierre-François Moreau sur Le retour des
philosophies antiques à l’âge classique, Albin Michel, 1999).
Il n’est pas question de fournir ici une étude exhaustive du
stoïcisme, d’autant plus qu’il n’y a pas de certificat permettant de garantir
le stoïcisme authentique d’un penseur : il y a de l’épicurisme dans le
stoïcisme de Sénèque et que dire des rapports étranges de Diderot avec le
stoïcisme ? il s’agira
seulement de montrer comment les principales idées stoïciennes ont infusé dans
la formation de ce que l’on appellera humanisme.
Les philosophes stoïciens sont ainsi nommés parce qu’ils se
rencontraient sous un portique, la stoa Poikilè (le portique peint). Ils
appartiennent pleinement à l’époque de la décadence d’Athènes, à l’époque où la
pensée hellénistique s’est répandue dans toute la Méditerranée, avec de
nouveaux centres intellectuels comme Alexandrie. Le stoïcien n’est plus le
philosophe de la cité, mais un philosophe cosmopolite. L’école stoïcienne est
universaliste et elle est ouverte à tous les hommes, quelle que soit leur
origine : Zénon, Chrysippe et Cléanthe sont nés en Asie Mineure avant
d’enseigner à Athènes. Zénon fut le premier philosophe grec à apprendre le grec
comme une langue étrangère. Il ne faisait pas payer ses leçons, méprisait la
richesse et le pouvoir. Cléanthe aurait été porteur d’eau. À Rome, si Sénèque
est le précepteur puis le conseiller de l’empereur Néron, Épictète est un
esclave avant d’être affranchi, Marc Aurèle est empereur. Seule la recherche de
la sagesse importe, quel que soit le lieu de naissance ou la position sociale,
dans les chaînes ou sur le trône. L’homme n’est donc plus tel homme déterminé,
mais l’homme en général, l’humain en tant que tel. Mais l’humain fait partie du
monde vivant et c’est à l’intérieur de ce monde vivant que l’on doit le penser.
L’école stoïcienne exigeait l’étude de la logique, de la
physique et de l’éthique comme constituant la philosophie : la logique est
l’engagement dans le discours, la physique se pratique chaque fois que nous
faisons des recherches sur le monde et sur ce qu’il contient et l’éthique est
notre engagement dans la vie humaine. Selon les stoïciens, nous pouvons être
heureux grâce à la philosophie. Ils partagent cette idée avec les autres
grandes écoles de la philosophie hellénistique, épicuriens ou cyniques. Ce bonheur,
comme les deux autres écoles qu’on vient de citer, réside dans la tranquillité
de l’esprit. Il n’est pas la satisfaction de nos désirs illimités ni la chance
d’être né dans des circonstances favorables. Ce bonheur ne dépend que de notre
manière de penser : il faut être maître de sa pensée pour se conduire avec
sagesse. il faut donc comprendre l’ordre du réel, s’y accorder, non pour en
subir les maux, mais pour y trouver l’ordre bon et rationnel et suivre cet
ordre naturel. Le bonheur est sagesse, mais les hommes ne peuvent l’atteindre
dans sa perfection. La philosophie n’est pas seulement un travail intellectuel,
elle est une manière de vivre. On trouve les deux sens du mot « sagesse » (sophia) : il
s’agit tout à la fois de savoir et savoir y faire, mais aussi de devenir un
sage au sens plus moderne. La philosophie est ainsi l’épreuve de la liberté.
Commençons par la logique : il faut vivre selon la
raison et donc savoir raisonner droitement. Pour être sage, il faut suivre la
raison, logos en grec. La logique est la capacité de raisonner
correctement pour bien vivre. La logique expose les règles de la pensée — la
logique stoïcienne est une logique des propositions — et, puisque toutes choses
sont liées nécessairement entre elles, la logique nous conduit à expliquer et
prédire les événements. La logique ne peut être séparée de la physique, car il
n’y a pas d’idées séparables de la nature matérielle.
L’homme est un corps matériel recevant l’image sensible (phantasia)
des autres corps matériels. Il doit être capable de juger (hypolepsis)
si l’image représente la réalité ou le trompe en y mêlant des sentiments
subjectifs ou des passions qui lui sont particulières. La raison doit le
diriger et elle est nommée principe directeur de la pensée (hégémonikon).
Le sage doit connaître la réalité dans son objectivité : ce que sont les
choses en elles-mêmes et non seulement pour lui-même. Alors seulement il donne
son assentiment (sunkatathesis) aux représentations et comprend. Nous
avons donc la liberté de juger : que le soleil se couche à l’horizon, ce
n’est pas un fait qui s’imprimerait dans mon cerveau, c’est un jugement, un
acte de mon esprit.
La raison, capacité d’ordre et d’unité, nous apprend que ce
qui constitue la réalité matérielle a une unité rationnelle. La raison accorde
l’homme avec lui-même, c’est-à-dire dans la cohérence de ses pensées, selon sa
nature raisonnable. La raison nous donne à comprendre l’unité de la nature,
c’est-à-dire l’ensemble de la réalité. Elle nous permet d’accorder notre pensée
avec la réalité dans une même unité. Être heureux, c’est régler ses pensées,
car ce ne sont pas les choses elles-mêmes dans leur réalité qui nous rendent
malheureux, ce sont nos jugements erronés sur ces choses. Nous n’avons pas à
céder à la peur devant l’orage ni à le juger mauvais, mais à le comprendre
comme une manifestation de la nature et à nous abriter si nous le pouvons.
Comme l’écrit Épictète : « Ce
ne sont pas les choses elles-mêmes
qui troublent les hommes, mais les jugements qu’ils portent sur ces choses ». (Manuel, § 5)
Être malheureux est la conséquence de la déraison. C’est ne pas comprendre par
la raison l’ordre harmonieux de la nature. Apprendre à raisonner a donc pour
but de nous rendre libres et heureux. Il nous faut donc vivre selon la raison,
c’est-à-dire vivre selon la nature.
La physique : accepter son destin
La logique est inséparable de l’étude de la physique,
c’est-à-dire la connaissance de la nature. La nature, en grec, phusis,
signifie ce qui croît et se meut par soi-même, c’est un être vivant. Selon un
éternel retour, elle suit des périodes de dilatation ou de rétraction comme un
feu qui se propage puis s’éteint avant de s’enflammer de nouveau. La nature
change et se conserve comme la naissance, la croissance, la reproduction et la
mort d’un être vivant. C’est un principe d’ordre et d’unité, constituant avec
intelligence un tout bien organisé : un cosmos. La nature est constituée
de matière, mais en même temps divine. Tous les êtres sont liés les uns aux
autres dans la nature qui se donne pour but le bien de l’ensemble. Ils sont en
sympathie les uns avec les autres, ce que vit l’un est éprouvé par les autres.
Il ne peut donc y avoir de hasard ou de désordre dans la nature. La nature ne
peut s’expliquer mécaniquement par des relations de cause à effet dépourvues de
finalité : des atomes s’entrechoquant par hasard. Elle poursuit un but qui
seul peut en rendre raison. C’est la finalité intelligente de la nature qui
conduit à sa compréhension.
Le sage a un
destin, c’est-à-dire qu’il accepte ce qui lui arrive comme une nécessité
rationnelle et bonne, voulue par les dieux. Il interprète le destin comme une
providence. La liberté n’est pas de refuser ce qui nous est donné à vivre, cela
ne peut être autrement, mais de l’accepter en comprenant sa nécessité et son
bien. Ainsi un acteur ne choisit pas son rôle, mais le joue le mieux possible.
Vivre selon ma nature ou vivre selon la nature sont identiques. Ce qui est bon
pour le tout est bon pour moi. Ce que nous jugeons mauvais est lié à un point
de vue égocentrique ou anthropocentrique sur la nature.
Vivre selon la
nature et accepter son destin, c’est vivre dans la seule réalité qui me soit
donnée : le présent. De même que je ne suis qu’une infime partie de
l’univers qui ne peut se comprendre sans les autres parties et indépendamment
du tout, de même je ne suis qu’un bref instant de l’écoulement du temps. La
nature est vivante et elle est une incessante métamorphose de toutes choses. Ce
qui me rend heureux, c’est vivre pleinement le présent et ne pas craindre
l’avenir ni vivre dans le regret du passé. Le présent est la seule réalité sur
laquelle je puisse agir. Pour se convaincre de vivre au présent, le sage doit
comprendre que la nature est un éternel recommencement comme celui de tous les
êtres vivants. Tel est le destin : chacun est pris dans l’éternel retour
de toutes choses sans pouvoir attendre un avenir différent. C’est ce qui me
conduit à vivre pleinement comme si chaque jour était le dernier et à saisir
dans chaque instant, l’épaisseur de toute la réalité et non la fugacité de ce
qui doit disparaître. Adhérer à son
destin et à l’éternel retour, c’est aimer la vie. Il est insensé de vouloir
vivre longtemps puisque tout est donné à chaque instant, la mort n’est qu’un
événement de l’incessante métamorphose de la nature. On ne doit cependant pas
confondre l’attitude stoïcienne avec « l’argument
paresseux » qui nous
exonérerait de toute action volontaire, puisque « tout
est déjà écrit. » Si
je suis malade, c’est le destin, mais je dois pourtant chercher à me soigner.
La liberté de la conduite morale : l’éthique
Les stoïciens ne
séparent pas l’étude de la logique et de la physique de celle de l’éthique.
Selon Épictète, l’étude de la logique et de la physique n’ont d’intérêt que si
elles conduisent à l’éthique, c’est-à-dire à une conduite morale. Il faut
accomplir le bien, c’est-à-dire se donner pour but ce qui est bon pour toute la
nature. Par conséquent, chaque homme ne vit pas que pour lui, mais pour
l’humanité, il doit accomplir son devoir de membre de l’humanité et de partie
de la nature. Il lui faut avoir une volonté bonne, c’est l’intention qui
compte, une intention ferme d’agir, et il doit se détacher du résultat qui ne
dépend pas toujours de lui. Selon Épictète, il doit distinguer ce qui dépend de
lui, accomplir le bien, et ce qui n’en dépend pas : être riche ou pauvre,
conquérir le pouvoir ou non, cela est indifférent. Il faut renoncer aux désirs
qui ne peuvent être satisfaits. Le bien n’est pas le plaisir qui est
indifférent, mais l’accomplissement du devoir moral selon la nature pour le bien
de tous. Il nous faut vivre dans la
tempérance. La conduite morale est un effort incessant, la vertu. Elle est à
elle-même sa propre récompense. Ce qui paraît mauvais est le moyen d’un bien ou
il peut être évité par la bonne conduite des hommes. Le sage stoïcien ne se
résigne pas, il agit autant qu’il le peut en participant à l’harmonie de la
nature.
Nous sommes
libres parce qu’il dépend de nous en suivant la raison d’être vertueux ou pas,
nous devons juger indifférent ce qui ne dépend pas de nous : être riches,
puissants ou en bonne santé. Nous atteindrons ainsi librement notre but parce
qu’il est à l’intérieur de nous : avoir accompli le bien, et non extérieur
à nous, dépendant des circonstances. Si nous échouons en ayant fait notre
devoir, nous restons libres, si nous réussissons sans avoir accompli notre
devoir, nous sommes dépendants. La liberté est la maîtrise de soi et la
suffisance à soi-même, ne dépendre que de la bonne volonté morale. Nous ne
pouvons donc être vaincus par l’adversité ni la vivre dans la passivité
souffrante d’une passion, rien ne peut vaincre notre volonté et nous ressemblons
à une citadelle sur laquelle viennent se briser les flots sans pouvoir la
détruire. Le sage est imperturbable, impassible, comme le signifie l’adjectif
de la langue courante : rester stoïque.
Les stoïciens
savaient que la sagesse dans sa perfection est inaccessible pour la plupart des
hommes. C’est pourquoi ils recommandaient à celui qui ne peut être parfaitement
sage de suivre ce qu’ils nommaient des conduites convenables (kathèkonta).
Cette conduite convenable cherche ce qui est préférable, dans la vie
quotidienne. Il est préférable de chercher la santé plutôt que de se rendre
malade, cela s’accorde avec la nature, mais si la santé est utile, elle n’est
pas un bien lorsqu’il faut donner sa vie pour sauver quelqu’un. Il faut donc
distinguer ce qui est utile et ce qui est absolument bien. Ainsi celui qui
n’est pas parfaitement sage ne peut s’abandonner à la paresse ou au désespoir.
Il doit agir selon ce qui lui paraît convenir à sa nature d’homme. Il est
préférable de chercher la santé plutôt que ce qui cause la maladie même si pour
la pure sagesse, cela est indifférent.
Civisme et humanisme : le cosmopolitisme
Le sage, qui
n’est qu’une partie de la nature et de la divinité, ne vit pas que pour
lui-même, mais pour le tout auquel il appartient, il se marie et élève ses
enfants, se reconnaît membre de sa famille, et de sa cité, c’est-à-dire de
l’état auquel il appartient, et autant que cela dépende de lui, tente de rendre
meilleure la vie politique. Le Stoïcisme ne fuit pas la vie politique comme
l’Épicurisme. Malgré la conduite déraisonnable des hommes, la vie politique est
un devoir moral.
Le stoïcisme grec s’est développé dans des périodes de crise
politique lorsque la cité d’Athènes a perdu son hégémonie et que l’empire
d’Alexandre disparaît. Le stoïcisme romain se développe pendant la fin de la
République, puis pendant le déclin de l’empire romain. Marc-Aurèle devient
empereur par devoir et non par goût du pouvoir. Il règne dans une époque
tourmentée par les tremblements de terre, les épidémies et les invasions
barbares. Contraint de combattre, loin de Rome, Marc-Aurèle sait qu’il ne peut réaliser
la cité idéale de la République de Platon. Il combat la tyrannie et respecte
les lois, gouverne avec ses conseillers et le Sénat, rend la justice avec
indulgence, nomme chacun à son poste selon ses mérites.
Le stoïcisme contient une doctrine du « droit naturel », prolongement de la
physique et de l’éthique. Ce droit naturel est supérieur aux conventions que se
donne telle ou telle communauté politique. Chez les stoïciens anciens, cette
doctrine était une arme de critique sociale — ils sont les premiers à mettre en
cause l’institution de l’esclavage.
Pendant les
périodes de troubles politiques, le stoïcisme soutient que tout homme est
membre de l’humanité et pas seulement citoyen. Comme l’écrivait Sénèque :
« L’homme, chose sacrée pour l’homme ».
(Lettres à Lucillius, 95,33). Au-delà de la cité, nous sommes tous
membres d’une même humanité, chaque homme exige le respect. Ainsi
écrit-il : « Ma
patrie et ma cité à moi, en tant que je suis Antonin (c’est-à-dire l’empereur),
c’est Rome, ma cité et ma patrie à moi en tant que je suis homme, c’est le
Monde. Tout ce qui est utile à ces deux cités, c’est pour moi le seul bien. » (IV, 44,6). Le stoïcisme est donc un cosmo-politisme, c’est-à-dire la pensée
d’une cité mondiale dont tous les
hommes sont les membres inséparables.
Le bien de l’humanité, selon la loi naturelle ou divine, doit guider les lois
politiques des hommes. À l’époque moderne, le stoïcisme exerce une influence,
parfois ouverte, parfois seulement souterraine, chez de nombreux penseurs. Le
philosophie et humaniste Juste Lipse, originaire des Pays-Bas espagnols
(1547-1606) défend un stoïcisme chrétien de la constance. Le livre I des Essais
de Montaigne (1533-1592) est fortement influencé par le stoïcisme. On trouve
les marques de cette école chez Descartes ou chez Spinoza : ces deux
auteurs défendent pourtant une physique qui est opposée fondamentalement à
celle des Stoïciens…
Destin du stoïcisme
Le stoïcisme comme façon d’être s’est identifié à la
philosophie. Prendre les choses « avec
philosophie », c’est
se comporter comme un stoïcisme, rester impassible, surmonter ses premiers
élans et accepter le sort qui vous est fait, quel qu’il soit. Puisque le fatum
décide de tout, comment ne pas être fataliste… « Ah ! ce que tu peux être
fatalitaire », dit
Arletty dans un passage fameux de Hôtel du Nord. Mais ce fatalisme ne
conduit-il pas à la passivité, à l’« aquoibonisme ». Les stoïciens anciens
étaient résolument opposés à cette attitude, eux qui insistaient sur nos
devoirs et la nécessité pour chacun de faire son « métier d’homme »,
où que le sort vous ait placé, sur le trône comme Marc-Aurèle ou dans les chaînes
comme l’esclave Épictète.
On retrouve le stoïcisme dans une bonne partie de la
philosophie rationaliste classique. Que dit Descartes quand, énonçant les
principes de sa morale provisoire, il soutient : « Ma troisième maxime était de tâcher toujours
plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre du
monde, et généralement de m’accoutumer à croire qu’il n’y a rien qui soit
entièrement en notre pouvoir que nos pensées, en sorte qu’après que nous avons
fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui
manque de nous réussir est au regard de nous absolument impossible. » (Discours de la
méthode, III). Et c’est le même Descartes qui, reconnaissant la force des
impulsions qui peuvent venir de notre corps, soutient cependant que nous
pouvons toujours, si nous le voulons rester les maîtres de nos passions, puisque
nous n’éprouvons aucune limite à notre faculté de vouloir.
Il faudra que Spinoza, tout en prodiguant la maxime « ni rire, ni pleurer, ni
détester, mais comprendre »
comprenne la force de la vie affective qui constitue en vérité le fondement de
notre être, même si « l’illustre
Descartes » a pu
penser que l’homme avait sur ses passions un empire absolu. Et comment donner
tort à Spinoza, lui
dont l’inspiration se retrouvera chez Nietzsche et chez Freud, ces deux grands
maîtres de la psychologie des profondeurs ?
Le stoïcisme est en effet un idéal sublime, mais presque
impossible à atteindre, inhumain par certains aspects et Nietzsche n’avait pas
tort d’y une manifestation évidente de la volonté de puissance, de la volonté
de maîtrise. Être maître de soi, c’est vouloir se dominer et dominer tout
court. Relisons Épictète : « La
maladie est une contrariété pour le corps, mais non pour
la volonté, si elle ne veut pas. Être boiteux est une contrariété pour
la jambe, mais non pour la volonté. Dis-toi la même chose à chaque
incident ; tu
trouveras que c’est une contrariété pour autre chose, mais non
pour toi. » Vite dit ! Comment puis-je séparer
ma jambe de moi ? Et
mes poumons, et mon cœur ?
Et encore : « Ne
demande pas que ce qui arrive arrive comme tu désires ; mais désire que les choses arrivent comme
elles arrivent, et tu seras heureux. »
Autrement je suis parfaitement libre (et donc heureux) en décidant de vouloir
qui arrive. J’ai le cancer : il me suffit de vouloir ce cancer pour être
libre puisque le cancer ne contrarie pas ma volonté, mais l’exhausse dès lors
que j’en ai compris la nécessité, par exemple, parce que j’ai étudié la
biologie et que j’en comprends les mécanismes. Mais non, ça ne passe pas comme
ça. Je peux fanfaronner, faire le malin, jouer au philosophe, mais la maladie
me tourmente et me rappelle combien la vie est belle, combien j’éprouve de la
joie dans cette première matinée de printemps qu’il ne faut jamais rater, et
combien c’est triste, combien c’est affligeant de devoir se préparer à dire
adieu à tout cela, combien il est difficile de s’accoutumer à l’idée qu’il y
aura un temps qui ne sera plus le nôtre. Memento mori ! souviens-toi que tu
dois mourir ! Mais
cette pensée est bien, comme le dit Spinoza, une pensée inadéquate.
Stoïcisme et humanisme
Poussé dans ses derniers retranchements, le stoïcisme est
une philosophie presque impraticable. Une philosophie pour des héros et non
pour des hommes ordinaires. Cependant, il peut nous aider à vivre, à condition
de le mixer avec une bonne dose d’épicurisme ou de retrouver l’inspiration
résolument anticonformiste des premiers stoïciens grecs qui opposaient leur
idée de la nature à toutes les conventions sociales. Chez Sénèque, il y a cette
dose d’épicurisme qui permet d’avaler la potion magique des vieux stoïciens.
Que gardons-nous du stoïcisme ?
D’abord cette idée, qui sera reprise par le christianisme, de l’universalité de
l’homme. L’homme aux coutumes les plus étranges, à la langue la plus absconse
est un homme comme un autre. Il est humain et en tant que tel il a autant de
valeur que mon prochain le plus proche. Et je dois en prendre soin du seul fait
qu’il est homme. Cicéron, souvent stoïcien, dit les choses avec clarté dans le Traité
des devoirs (De Officiis)
On doit donc avoir en tout un seul but :
identifier son intérêt particulier à l'intérêt général ; ramener tout à
soi, c'est dissoudre complètement la communauté des hommes. Si la nature
prescrit de prendre soin d'un homme pour cette seule raison qu'il est homme, il
faut bien que, selon la nature aussi, il y ait un intérêt commun à tous ;
s'il en est ainsi, nous sommes tous tenus par une seule et même loi naturelle,
et, en conséquence, il est interdit par la loi naturelle d'attenter aux droits
d'autrui : or le premier antécédent est vrai, donc le dernier conséquent
l'est aussi ; car il est absurde de dire, comme certains, que l'on
n'enlèvera rien à un père ou un frère dans son propre intérêt, mais que pour le
reste des citoyens, c'est une autre affaire : les gens qui parlent ainsi
décident qu'ils n'ont point de lien de droit avec leurs concitoyens, qu'ils ne
forment avec eux aucune société en vue de l'utilité commune : pareille
opinion rompt avec toute association civile.
Mais dire qu'il faut bien tenir compte de ses
concitoyens, mais non des étrangers, c'est détruire la société du genre humain,
et avec elle supprimer la bienfaisance, la libéralité, la bonté, la justice ;
et pareille négation doit être jugée comme une impiété envers les dieux
immortels ; car c'est eux qui ont institué entre les hommes cette société
que l'on renverse ; car le lien le plus étroit de cette association, c'est la
pensée qu'il est plus contraire à la nature, étant homme, de dérober le bien
d'un homme pour son avantage personnel que de s'exposer à tous les contretemps
qui peuvent atteindre notre corps, nos biens extérieurs et même notre âme, sans
injustice de notre part : car cette seule vertu est la reine et la
maîtresse de toutes les vertus. (Des devoirs, III, 6)
Comment peut-on encore admettre l’esclavage, la domination
des hommes sur les femmes, le racisme, etc. quand on fait sienne cette idée
fondamentale du stoïcisme ? Les stoïciens anciens admettaient la société
dans laquelle ils vivaient (ils préféraient sans doute changer leurs désirs
plutôt que l’ordre du monde !), mais ils ont dit ce qui conduit à changer
l’ordre du monde, à construire un ordre juste, conforme à la loi naturelle
telle qu’ils l’entendent.
Du stoïcisme, nous gardons également l’idée que l’homme est
libre, que c’est sa liberté qui le définit. Lisons les Cahiers pour un
morale de Jean-Paul Sartre et nous y retrouvons, en arrière-plan, le
stoïcisme. Ce passage mérite d’être cité intégralement :
Ce que signifie : Nous sommes condamnés à être libres…
on ne l’a jamais bien compris. C’est pourtant la base de la morale. Partons du
fait que l’homme est‑dans‑le‑monde. C’est‑à‑dire en même temps une facticité investie et un projet‑dépassement. En
tant que projet il assume pour la dépasser sa situation. […] Ma situation
étant, pour un de ses aspects, un investissement par la totalité du monde, elle
change comme le monde change, elle est changée par le monde et, dans la mesure
où je suis passivité, je suis affecté dans ma facticité même par l’ordre du
monde. Par exemple, en traversant une zone de contagion je suis affecté, c’est‑à‑dire contaminé. Me
voilà tuberculeux par exemple. Ici apparaît la malédiction (et la grandeur).
Cette maladie, qui m’infecte, m’affaiblit, me change, limite brusquement mes
possibilités et mes horizons. J’étais acteur ou sportif ; avec mes deux pneumos, je ne puis plus l’être.
Ainsi négativement je suis déchargé
de toute responsabilité touchant ces possibilités que le cours du monde vient
de m’ôter. C’est ce que le langage populaire nomme être diminué. Et ce mot semble recouvrir une image correcte :
j’étais un bouquet de possibilités, on ôte quelques fleurs, le bouquet reste
dans le vase, diminué, réduit à quelques éléments. Mais en réalité il n’en est
rien : cette image est mécanique. La situation nouvelle quoique venue du dehors doit être vécue, c’est-à-dire
assumée, dans un dépassement. II est vrai de dire qu’on m’ôte ces possibilités,
mais il est vrai aussi de dire que j’y renonce ou que je m’y cramponne ou que
je me soumets à un régime systématique pour les reconquérir. En un mot ces
possibilités sont non pas supprimées, mais remplacées par un choix d’attitudes
possibles envers la disparition de ces possibilités. Et d’autre part surgissent
avec mon état nouveau des possibilités nouvelles : possibilités à l’égard
de ma maladie (être un bon ou un mauvais malade), possibilités vis-à-vis de ma
condition (gagner tout de même ma vie, etc.), un malade ne possède ni plus ni
moins de possibilités qu’un bien‑portant ;
il a son éventail de possibles comme l’autre et il a à décider sur sa
situation, c’est‑à-dire à assumer sa condition de malade pour la dépasser
(vers la guérison ou vers une vie humaine de malade avec de nouveaux horizons).
Autrement dit, la maladie est une condition
à l’intérieur de laquelle l’homme est de nouveau libre et sans excuses. II
a à prendre la responsabilité — de sa maladie. Sa maladie est une excuse pour
ne pas réaliser ses possibilités de non-malade, mais elle n’en est pas une pour
ses possibilités de malade qui sont aussi nombreuses. (Il y a par exemple un Mitsein [être ensemble] du malade avec
son entourage qui réclame autant d’inventivité, de générosité et de tact de la
part du malade que sa vie de bien-portant.) Reste qu’il n’a pas voulu cette
maladie et qu’il doit à présent la vouloir. Ce qui n’est pas de lui, c’est la brusque suppression des
possibilités. Ce qui est de !lui, c’est
l’invention immédiate d’un projet nouveau à travers cette brusque suppression.
Et comme il faut assumer nécessairement pour changer, le refus romantique de la
maladie par le malade est totalement inefficace. Ainsi y a-t-il du vrai dans la
morale qui met la grandeur de l’homme dans l’acceptation de l’inévitable et du
destin. Mais elle est incomplète, car il ne faut l’assumer que pour la changer.
II ne s’agit pas d’adopter sa maladie, de s’y installer, mais de la vivre selon
les normes pour demeurer homme. Ainsi ma liberté est condamnation parce que je
ne suis pas libre d’être ou de n’être pas malade et la maladie me vient du
dehors : elle n’est pas de moi, elle ne me concerne pas, elle n’est pas ma
faute. Mais comme je suis libre, je suis contraint par ma liberté de la faire
mienne, de la faire mon horizon, ma perspective, ma moralité, etc. Je suis
perpétuellement condamné à vouloir ce que je n’ai pas voulu, à ne plus vouloir
ce que j’ai voulu, à me reconstruire dans l’unité d’une vie en présence des
destructions que m’inflige l’extérieur. La maladie est bien une excuse, mais
pour les possibilités qu’elle m’a ôtée simplement. Elle m’est une excuse pour
ne plus jouer la comédie (si j’étais acteur), mais justement c’est pour des
mortes-possibilités, pour des possibilités qui ne sont plus miennes. Mais pour
ma vie vivante de malade, elle n’est plus une excuse, elle est seulement
condition. (Cahiers pour une morale,
écrits en 1947-48, non publiés, éd. posthume. Paris, Gallimard, 1983, p. 447
— E 48)
Ma liberté réside en ceci que je peux toujours décider de ma
propre conduite, quelle que soit la situation. Même si cette décision consiste
à accepter la mort, comme Jean Moulin qui refuse de parler jusqu’au bout.
Héroïsme encore ? Sans
doute. Mais si je suis lâche, c’est aussi que j’ai accepté cette lâcheté comme
la mienne.
Un peu facile tout cela, dira-t-on ? Que fais-tu des déterminismes ? Je tiens en haute estime
les biologistes, les psychologues, les sociologues, les anthropologues et tous
les « — logues » qui nous montrent
pourquoi les enfants placés dans telle situation finissent souvent cadres
supérieurs pendant que d’autres seront trafiquants de drogue ou épaves
humaines. Mais les conditionnements sociaux ne sont précisément pas des
déterminismes (Marx fait clairement la distinction entre bedingen et bestimmen).
Aucun voyou ne peut se présenter devant un juge en disant : « j’ai été déterminé à être
voyou ». Sauf cas
pathologiques avérés, tous les individus sont responsables. Même les pires et
même les plus malheureux.
Plus : alléguer les déterminismes sociaux pour chercher
des excuses à certains individus, c’est tout simplement leur refuser la
reconnaissance d’une dignité égale. « Ce
n’est pas bien, mais, le pauvre, il n’y est pour rien » : tel est le discours de l’homme
supérieur envers l’homme inférieur, le discours du colonial qui plaint les
pauvres indigènes incapables de se hisser à la hauteur de ses seigneurs et
maîtres. On baisse les exigences scolaires pour permettre à des pauvres et des exclus
d’entrer dans le système, parce que « c’est
assez bien pour eux ».
Au niveau scolaire, le déterminisme social à la Bourdieu n’a pas fini de propager
ses effets d’autant plus néfastes qu’il est porté par des gens « impeccablement de gauche », des belles âmes à la
fibre sociale, tous bienveillants à souhait.
Nous sommes toujours libres de faire ce que nous devons et
c’est cela qui nous fait homme. Rien d’autre. Et c’est aussi cela qui fait rien
de ce qui est humain ne nous est étranger[12],
le pire y compris. Et par conséquent, nous sommes responsables, c’est-à-dire
que nous devons répondre de nos actes. C’est évidemment très difficile :
c’est fixer la barre de l’humanité très haut et nous savons que l’homme se
tient dans un espace mixte, entre l’homme de raison et l’homme soumis à ces
affects. Nous savons qu’« à
tout péché, miséricorde »
et que cette pauvre créature que nous sommes peut être excusée quand elle n’est
pas à la hauteur. Un éclair de pure bonté peut effacer beaucoup de vilenies.
Agir avec humanité, c’est être capable de « faire
la part des choses »,
de ne pas juger avec des critères absolus qui rejettent définitivement tel ou
tel dans le « camp du
mal ». Être humain,
c’est aussi pardonner les offenses, non en vue de quelque avantage — le pardon
n’a rien à voir avec l’armistice ou le cessez-le-feu — mais par un acte
gratuit, purement gratuit.
L’humanisme antique en général
Les stoïciens ont le plus durablement marqué la tradition
philosophique. Mais l’humanisme antique va bien au-delà. À certains égards, on
pourrait dire que toute la culture grecque est humaniste en un sens très large,
puisqu’elle place l’homme au centre, le destin est le destin de l’homme, la
statuaire a pour objet le corps humain, qui est aussi vénéré dans l’exercice
physique, la palestre est un des temples du corps humain. Les Grecs ne vivent
pas sous la coupe d’un dieu existant dans un autre monde, un Dieu terrible qui
peut ravager la Terre, comme l’a fait le Dieu des Hébreux lors du déluge. Les
dieux grecs sont terriblement humains, ils ont les défauts des humains et
réalisent ce que l’on peut faire de mieux en matière d’humains. « L’homme est la mesure de toute
chose » soutenait Protagoras.
Mais c’est plus souvent du côté des Romains et
singulièrement de Cicéron que l’on cherche les origines de l’humanisme. Plus
haut, on a rattaché Cicéron au stoïcisme, avec qui il a de nombreux points
communs et dont il donne un exposé rigoureux dans la deuxième partie du De
natura deorum. Mais Cicéron n’est pas stoïcien. Il se revendique de l’Académie et de
Carnéade. Ces querelles d’école ne sont cependant qu’un détail. L’important est
que Cicéron défend une « science » de l’humanité qui est d’abord
fondée sur la connaissance de la culture, c’est-à-dire d’abord des discours et
des œuvres littéraires. En effet, la manifestation évidente de l’âme est dans
la parole, qui distingue l’homme des autres animaux et si l’homme est à la fois
âme et corps, ce qui est proprement humain, ce qui définit donc l’humanitas,
c’est la parole. La parole de l’orateur, évidemment, puisque l’art oratoire
occupe une place centrale dans l’œuvre de Cicéron, mais aussi les autres arts
qui usent de la parole.
Il y a une deuxième acception de l’humanitas, chez
Cicéron : c’est la vertu d’humanité, celle qui fait preuve de
bienveillance, d’un souci de compréhension des autres humains, la manifestation
de la bonté, le refus de la cruauté, de la méchanceté ou même d’indifférence.
Ces deux acceptions ne sont pas séparées, cependant.
L’exercice de la vertu d’humanité demande que l’on soit apte à comprendre
l’humanité dans toutes ses manifestations et toute sa diversité. On voit se
nouer ici un complexe d’idées que vont former la pensée humaniste proprement
dit quand les penseurs italiens de la Renaissance, Pétrarque puis Boccace
créeront le mot.
Propos d’étape
Ainsi défini à partir des Anciens et principalement des
Stoïciens et de Cicéron, l’humanisme pourrait se confondre avec le champ de la
morale, de cette morale simplement humaine. Cette morale qui reste une norme
que tous devraient s’imposer, même s’il arrive trop souvent que les
inclinations au mal triomphent.
II.
Christianisme et humanisme
Bien des aspects du christianisme évangélique semblent être
la continuation du stoïcisme, en premier lieu la société universelle du genre
humain. On parle ici du christianisme tel qu’il se présente dans les textes des
évangiles qui remontent à la fin du premier et au début du second siècle. La
question du catholicisme qui s’installe comme religion officielle de l’empire
romain est autre chose, même si, évidemment elle ne peut être totalement
dissociée des origines.
Une religion à visage humain
Les grandes religions traditionnelles, judaïsme inclus, se
présentent comme des religions de chefs, de rois et de héros combattants :
Moïse est un chef, et ses successeurs sont des chefs et des rois. Le
christianisme commence par renverser ce point de vue. Les « héros »
chrétiens, mais ce ne justement pas des héros sont des gens humbles, des
« gens ordinaires ». Chacun peut s’y reconnaître. Certes Matthieu
fait remonter la généalogie de Jésus à Abraham, mails quarante-deux générations
se sont écoulées entre Abraham et Jésus. Luc se contente de dire que Marie
était de la maison de David, mais Joseph est un charpentier. Marie accouchera
dans une étable faute d’avoir pu trouver un logement. Toute cette histoire, du
reste ne fait pas partie des évangiles canoniques, mais figure dans des
apocryphes qui, bien qu’écartés de la liste des textes admis, donneront
beaucoup de matière à l’enseignement catholique.
Les disciples de Jésus sont des hommes et des femmes du
peuple : Simon (Pierre) était pécheur, tout comme André son frère ou les
fils de Zébédée, Jaques et Jean…
Comme il passait le long de la mer de Galilée, il vit Simon
et André, frère de Simon, qui jetaient un filet dans la mer ; car ils
étaient pêcheurs. Jésus leur dit : Suivez-moi, et je vous ferai pêcheurs
d’hommes. (Marc, 1, 16-17)
Marie-Madeleine exerçait le vieux métier de prostituée et
certaines traditions en font l’épouse de Jésus. Jésus lui-même n’était pas un
chef et ne voulait pas être roi : « Mon royaume n’est pas de ce
monde ». Il meurt comme un misérable subissant le châtiment réservé aux
esclaves après avoir été fouetté et
couvert de crachats.
La théologie affirme que Jésus est Christ, fils de Dieu et
donc Dieu en même temps, mais nous ne devrions pas nous laisser trop prendre
par le trinitarisme. Tout est fait pour présente Jésus comme un homme. Les
évangiles désignent très souvent Jésus comme « le fils de l’homme ».
Le royaume de Dieu n’est pas dans un ailleurs :
Les pharisiens demandèrent à Jésus quand viendrait le royaume
de Dieu. Il leur répondit : Le royaume de Dieu ne vient pas de manière à
frapper les regards. On ne dira point : Il est ici, ou : Il est là. Car
voici, le royaume de Dieu est au milieu de vous. Et il dit aux disciples :
Des jours viendront où vous désirerez voir l’un des jours du Fils de l’homme,
et vous ne le verrez point. (Luc, 17 :20-21)
Si le royaume de Dieu est au milieu de nous, nous savons où
le chercher. Il n’est pas ailleurs que dans la communauté des hommes. Et le
visage de ce Jésus crucifié, ensanglanté par sa couronne d’épines est une image
qui nous dit de quoi il s’agit : « Ecce homo », « Voici
l’homme ».
Universalité
Il s’agit bien de tous les humains, quels qu’ils soient. La
religion juive était la religion des Juifs – bien que l’on trouve aussi de
l’universalisme chez certains prophètes. Mais c’est Paul de Tarse,
l’organisateur du christianisme qui lui donne sa dimension universelle la plus
incontestable. Pour tous ceux qui sont baptisés :
Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni
libre, il n’y a plus ni homme ni femme ; car tous vous êtes un en Jésus-Christ.
Et si vous êtes à Christ, vous êtes donc la postérité d’Abraham, héritiers
selon la promesse. (Paul, Galates, 28-29)
C’est aussi dans l’évangile de Jean qu’on peut lire :
Mais l’heure vient, et elle est déjà venue, où les vrais
adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité ; car ce sont là les
adorateurs que le Père demande. Dieu est Esprit, et il faut que ceux qui
l’adorent l’adorent en esprit et en vérité. (Jean, 4 :23)
Tous les cultes particuliers sont appelés à s’effacer en
tant que cultes particuliers pour que tous « adorent le Père en esprit et
en vérité ». « En esprit et en vérité » : les formes
spécifiques sont sans importance réelle, puisque ce qui importe c’est l’esprit.
Paul a précisément cette mission de promouvoir l’unification des nations :
« Alors il me dit : Va, je t’enverrai au loin vers les
nations. » (Actes des apôtres, 22 :21)
Cette universalité du genre humain rappelle évidemment les stoïciens.
L’universalisme ne s’est d’ailleurs pas imposé d’emblée. On peut considérer la
prédication de Jésus comme une prédication dirigée d’abord et presque
exclusivement en direction des Juifs et le christianisme se pose d’abord comme
une secte juive – analogue à d’autres qui l’avaient précédé, ainsi les
Esséniens. C’est avec Paul, dont dit parfois qu’il est le second fondateur du
christianisme, que la dimension universaliste s’affirme sans ambiguïté.
Il y a une difficulté : une partie des chrétiens dans
la lignée de Paul, Augustin ou Luther, soutient que les humains sont, dans leur
majorité, damnés et que seuls les élus seront sauvés. Ce qui restreint
singulièrement l’universalisme ! il existe cependant une autre
interprétation plus large, celle qui annonce qu’« à tout péché,
miséricorde » et que l’amour de Dieu est si grand que tous seront sauvés,
au moins s’ils le méritent par leurs actes. Selon Origène, l’un des Pères de
l’Église, les âmes peuvent, de leur propre décision se purifier et gagner ainsi
leur salut. Selon lui, les peines de l’enfer ne sont pas éternelles et la
parousie interviendra quand toutes les âmes pourront être réintégrées.
C’est une position orientée dans la même direction que
soutient Pélage, le contemporain et adversaire d’Augustin. Pélage, originaire
d’Irlande, établi à Rome puis réfugié en Afrique d’abord, en Palestine ensuite
après l’invasion d’Alaric, soutient une doctrine de l’autonomie et de la
liberté humaine qui laisse toujours à l’individu le choix de son salut.
Inspirée en partie par le stoïcisme, la doctrine pélagienne est
fondamentalement optimiste et on en trouvera des échos beaucoup plus tard, chez
Abélard ou dans l’humanisme d’un Pic de la Mirandole. Pour les chrétiens
« orthodoxes », Pélage place l’homme si haut qu’il rend la rédemption
inutile.
Le thomisme à mi-chemin
Quand Thomas d’Aquin réhabilite la conception
aristotélicienne du mérite, il s’engage dans une voie qui peut sembler proche
de celle d’Origène. Thomas d’Aquin ne dévalorise ni la nature ni l’homme. En
distinguant la loi éternelle, la loi naturelle et la loi humaine, il institue
des champs spécifiques et relativement autonomes, mais qui peuvent se
coordonner, dès lors que la raison guide les hommes.
La loi humaine est promulguée par une multitude d’hommes
qui, dans leur grande majorité, ne sont pas parfaits. Il s’ensuit que la loi
humaine ne peut pas prohiber tous les vices mais seulement les plus graves.
Ainsi Thomas d’Aquin établit une séparation entre le droit qui est
essentiellement un système d’interdictions et de peines et ce que la foi
chrétienne commande. La loi humaine ne prescrit que les actions qui concourent
au « bien commun ». Cette
notion de « bien commun »
est essentielle dans la politique thomiste : si c’est la raison qui
prescrit les lois faites en vue du bien commun, ces lois sont donc perfectibles
et susceptibles de changer, ce qui ouvre un champ propre au politique distinct
du religieux et permet d’envisager un progrès historique. La communauté
politique a donc une place bien différente de celle que lui attribuait Augustin. Paraphrasant Aristote, Thomas d’Aquin écrit:
...il est
dans la nature de l’homme d’être un animal social et politique, vivant dans une
multitude, à un degré beaucoup plus fort encore que tous les autres animaux, ce
que montre la nécessité naturelle.[13]
Augustin ne niait point que l’homme fût un
« animal social » : les Saints vivent en société. Mais où Thomas
d’Aquin se sépare d’Augustin c’est sur le fait que cet animal est aussi
politique. Pour Augustin, des hommes qui ne seraient
pas entachés du péché originel vivraient dans une communauté naturelle sans
État pour les tenir en laisse, et, par conséquent, l’existence du pouvoir
politique n’est qu’une conséquence du péché. Pour Thomas d’Aquin, au contraire,
la vie politique est un fait de nature. Où Thomas d’Aquin apporte sa touche
propre, par rapport à la philosophie antique, c’est quand il s’agit de
déterminer de quel genre de pouvoir politique il s’agit. En effet, et là notre
docteur ne suit plus du tout Aristote mais Salomon (Proverbes, XI, 14), il
affirme qu’il faut à cette communauté humaine une autorité supérieure
poursuivant le bien commun.
Dans le monde des corps, en effet, un premier corps,
le corps céleste, dirige les autres selon un certain ordre établi par la divine
Providence, et tous les corps sont dirigés par la créature raisonnable.
De même, dans un homme, l’âme gouverne le corps, et
entre les parties de l’âme, l’irascible et le concupiscible sont gouvernés par
la raison. Pareillement, entre les membres du corps, l’un est le principal qui
meut tout, tel le cœur ou la tête.
Il faut donc que dans toute multitude, il y ait un
principe directeur.[14]
Une communauté où vivent de nombreux individus doit avoir
une seule fin. Et « il
est manifeste que ce qui par soi est un, peut mieux réaliser l’unité que ce qui
est multiple. » Thomas d’Aquin admet qu’un gouvernement républicain pourrait
être juste, mais le gouvernement d’un seul homme est mieux à même de garantir
l’unité. Ce premier argument qui finalement n’argumente que dans les choses
probables se double d’un deuxième argument qui prétend lui à la certitude
du syllogisme qu’on trouve dans la Somme
théologique :
Il est nécessaire de dire que le monde est gouverné
par un être unique. Car, puisque la fin de ce gouvernement est ce qui est
essentiellement bon, ce qui est le bien le meilleur, il s'ensuit nécessairement
que le gouvernement du monde est le meilleur. Or le meilleur gouvernement est
celui d'un seul. La raison en est que le gouvernement n'est rien d'autre que la
conduite des gouvernés vers une fin qui est un bien. Et l'unité appartient à
l'idée de bonté: c'est ce que Boèce prouve par ce fait que toutes choses, en
désirant le bien, désirent l'unité sans laquelle elles ne peuvent exister. Car
aucune réalité ne possède l'être sinon autant qu’elle est une; et c'est
pourquoi nous voyons les choses s'opposer de tout leur pouvoir à leur division;
et leur dissolution provient toujours d'un défaut qui est en elles. De là vient
que le but recherché par celui qui gouverne une multitude, c'est l'unité et la
paix.
Or la cause propre de l'unité, c'est l'un par soi. Il
est manifeste en effet que plusieurs individus ne peuvent réaliser l'unité et
l'accord sur divers objets que s'ils sont déjà unis eux-mêmes de quelque
manière. Mais ce qui est un par soi peut être cause d'unité d'une manière
beaucoup plus étroite et aisée que ne le peuvent plusieurs individus unis
ensemble. La multitude est donc mieux gouvernée par un seul que par plusieurs.[15]
Contradiction du thomisme : l’homme est un animal
politique mais qui ne doit pas se mêler de politique et doit se rendre à
l’autorité d’un roi incarnation du principe divin de l’unité.
Si l’autorité est une exigence de la nature, mais que comme,
en vertu de la foi chrétienne, toutes les exigences de la nature viennent de
Dieu, de la nature politique de l’homme découle que l’autorité procède de Dieu.
« Tout pouvoir vient de Dieu par le peuple ». Formule ambiguë qui
permet à la fois de justifier la monarchie et d’en poser les limites. Le
prince, en effet, s’il dispose entièrement de la force de la loi, reste
néanmoins soumis à la loi. C’est ce qui distingue la monarchie de la tyrannie.
Mais face à la tyrannie, le peuple ne peut que s’en remettre à la volonté du
« roi des rois », c’est-à-dire à Dieu. Au fond, la seule autorité
habilitée à déposer un monarque devenu un tyran est ... le pape. Difficulté
qu’éprouve en particulier Savonarole : sur le plan théorique,
il est un thomiste de stricte obédience, mais en faisant de Florence – la
république régénérée par ses prêches – le point d’appui de la régénération de
l’Italie et de l’Église, il renverse la hiérarchie et se conduit bien comme un
« hérétique » méritant l’excommunication et bientôt le bûcher !
Le républicanisme des communes, en posant en pratique le problème du pouvoir de
la multitude s’oppose ainsi au thomisme orthodoxe.
La pensée politique de l’humanisme, au contraire, va
chercher à sortir de ces contradictions. Elle va progressivement séparer
l’ordre politique et l’ordre religieux, jusqu’au point, chez Machiavel, de ne
plus traiter le pouvoir temporel de l’Église que comme un pouvoir politique
comme les autres.
Le Christ et le salut des ignorants
Avec Spinoza s’ouvre un nouveau chemin qui conduit du
christianisme à l’humanisme. Spinoza, on le sait, nie qu’il y ait un Dieu
transcendant, créateur, ordonnateur du monde en vue de fins connues de lui
seul. Pour cette raison, il est souvent tenu pour une sorte d’athée camouflé.
Si on tient que l’athée est quelqu’un qui ne croit pas en un Dieu, Spinoza
n’est pas un athée, car son rapport avec Dieu n’est pas de l’ordre de la
croyance. Dieu existe nécessairement pour Spinoza, Dieu c’est-à-dire une
substance éternelle et infinie ayant une infinité d’attributs eux-mêmes
éternels et infinis. C’est pour Spinoza la seule idée adéquate de Dieu que l’on
puisse former. On le voit, on est bien loin du « Dieu le Père » des
chrétiens.
Mais si on laisse Dieu de côté, reste Jésus. La véritable sagesse divine a été celle du
Christ : « la sagesse de Dieu, j’entends une sagesse plus qu’humaine,
s’est revêtue de notre nature dans la personne de Jésus-Christ et que
Jésus-Christ a été la voie du salut. » Nous ne reprendrons pas ici le
travail accompli par Alexandre Matheron dans Le Christ et le salut des
ignorants chez Spinoza[16].
L’enseignement du Christ est, pour Spinoza, la vraie philosophie, celle qui
importe avant, et qui parle au cœur des hommes, y compris les ignorants.
« Or le Christ n’est point venu instituer des lois à titre de législateur,
mais donner un enseignement moral à titre de docteur ; et ce qu’il voulait
réformer, ce n’était point les actions extérieures, mais le fond des cœurs.
Ajoutez à cela qu’il s’adressait à des hommes opprimés, qui vivaient dans un
État corrompu, où la justice négligée faisait pressentir une dissolution
prochaine. »[17]
Parce qu’il a su parler à l’imagination des hommes, le Christ a enseigné à tous
les hommes la voie du salut, qui n’est donc pas réservé à une petite minorité
de savants.
On ne saurait trop insister sur l’importance du
christianisme dans le développement non pas d’une culture humaniste, mais d’un
sentiment humaniste, c’est-à-dire dans l’idée que mon frère n’est seulement le
membre du même clan, de la même tribu ou de la même nation, mais tout homme
quel qu'il soit du simple fait qu’il est homme.
III. Renaissance
La Renaissance et l’humanisme semblent ne faire qu’un. Mais
il faut se garder d’aller trop vite dans cette identification ; la
Renaissance n’est pas toute humaniste et cet humanisme lui-même a des figures
variées. L’humanisme italien et bientôt européen commencerait à l’aube de la
Renaissance. Il est déjà désigné sous ce nom par Pétrarque et Boccace. Mais si
on s’accorde pour y voir un ensemble de traits culturels et esthétiques
relativement homogènes, on a beaucoup de difficultés à isoler un corps de doctrines
morales, philosophiques et politiques ayant une consistance certaine. Les
études sur l’humanisme renaissant ne manquent pas et on retiendra
singulièrement les travaux d’Eugenio Garin. On connaît des approches de la
philosophie de la Renaissance – par exemple celle de Maurice de Gandillac dans
l’histoire de la philosophie de l’édition de la Pléiade ou celle d’Ernst Bloch[18].
La Renaissance est problématique parce qu’on ne sait pas
dire quand elle commence ni quand elle se termine. On la délimite à peu près
quand on fait de l’histoire de l’art – et encore ! Mais pour le reste les
choses sont bien plus complexes. Après coup, on le conçoit dans un déroulement
historique heureux : la Renaissance va préparer l’âge classique qui
s’épanouit avec les Lumières. Heureuse téléologie ! Mais que faire du
schisme chrétien majeur qui se déroule dans cette période et se présente
d’abord comme un retour aux sources du christianisme. Luther est-il un
personnage de la Renaissance et doit-on le rattacher à l’humanisme ? Le
grand humaniste Érasme a pourtant polémiqué avec constance contre Luther.
Montaigne, l’un des derniers écrivains renaissants de la langue française
est-il un humaniste ? Ce n’est pas
certain du tout, lui, l’érudit, qui critique si souvent l’érudition, oppose les
têtes bien faites aux têtes bien pleines. Pour les débuts, les choses sont tout
aussi compliquées : on s’accorde pour faire de Pétrarque et Boccace les
grands poètes de l’humanisme et les premiers grands écrivains de la
Renaissance. Mais tous deux ont un maître qui nous reporte un siècle en
arrière : Dante Alighieri, l’immortel auteur de la Commedia. Il est
possible de sortir de ces difficultés en abordant quelques grands thèmes et
quelques grandes lignes de force de cette période si riche en recherchant par
la même occasion un nouvelle définition de l’humanisme, en ne nous enfermant
pas dans une chronologie mécanique.
La politique à hauteur d’homme
La patrie de la Renaissance est l’Italie et elle est en son
fond une affaire politique. De ce point de vue, on devrait commencer par Thomas
d’Aquin. C’est lui qui, en adaptant l’aristotélisme au christianisme, donne à
l’Église une pensée politique cohérente. À la différence de la conception
traditionnelle issue de la philosophie d’Augustin, Thomas d’Aquin ne dévalorise
ni la nature ni l’homme. En distinguant la loi éternelle, la loi naturelle et
la loi humaine, il institue des champs spécifiques et relativement autonomes,
mais qui peuvent se coordonner, dès lors que la raison guide les hommes.
La loi humaine est promulguée par une multitude d’hommes
qui, dans leur grande majorité, ne sont pas parfaits. Il s’ensuit que la loi
humaine ne peut pas prohiber tous les vices mais seulement les plus graves.
Ainsi Thomas d’Aquin établit une séparation entre le droit qui est
essentiellement un système d’interdictions et de peines et ce que la foi
chrétienne commande. La loi humaine ne prescrit que les actions qui concourent
au « bien commun ». Cette notion de « bien commun » est
essentielle dans la politique thomiste : si c’est la raison qui prescrit
les lois faites en vue du bien commun, ces lois sont donc perfectibles et
susceptibles de changer, ce qui ouvre un champ propre au politique distinct du
religieux et permet d’envisager un progrès historique. La communauté politique
a donc une place bien différente de celle que lui attribuait Augustin. Paraphrasant Aristote, Thomas d’Aquin écrit:
...il est
dans la nature de l’homme d’être un animal social et politique, vivant dans une
multitude, à un degré beaucoup plus fort encore que tous les autres animaux, ce
que montre la nécessité naturelle.[19]
Augustin ne niait point que l’homme fût un
« animal social » : les Saints vivent en société. Mais où Thomas
d’Aquin se sépare d’Augustin c’est sur le fait que cet animal est aussi
politique. Pour Augustin, des hommes qui ne seraient
pas entachés du péché originel vivraient dans une communauté naturelle sans
État pour les tenir en laisse, et, par conséquent, l’existence du pouvoir
politique n’est qu’une conséquence du péché. Pour Thomas d’Aquin, au contraire,
la vie politique est un fait de nature. Où Thomas d’Aquin apporte sa touche
propre, par rapport à la philosophie antique, c’est quand il s’agit de
déterminer de quel genre de pouvoir politique il s’agit. En effet, et là notre
docteur ne suit plus du tout Aristote mais Salomon (Proverbes, XI, 14), il
affirme qu’il faut à cette communauté humaine une autorité supérieure
poursuivant le bien commun. Et c’est pourquoi Thomas défend le principe
monarchique, expression sur terre de la souveraine monarchie divine.
Il ne faut pas faire dire au Docteur angélique plus qu’il
ne dit ! C’est seulement le signe annonciateur d’un mouvement qui va se déployer
dans toute l’Italie, mais aussi dans toute l’Europe, revalorisant cette idée que la vie civique ou la vie civile
est une chose bonne, à défendre. Nous ne sommes pas condamnés au malheur
en attendant la fin des temps.
Il faut aussi évoquer Dante, non pas seulement l’auteur de
la Commedia, mais aussi celui du De Monarchia, un texte qui
prendre la défense de l’empire terrestre et sous couvert d’apologie de l’empire romain et de sa
« destinée manifeste » réhabilite le sens proprement humain de la
politique. Plusieurs auteurs, comme Thierry Ménissier, tout en s’interdisant
« d’inutiles anachronismes »[20]
voient dans la construction dantesque quelque chose qui se retrouvera dans les
idées cosmopolitiques modernes. L’essentiel, ainsi que le souligne Thierry
Ménissier tient en ceci :
« l’empire qu’il s’agit de promouvoir, parce qu’il
délivre une promesse qui sauve et affermit la liberté, c’est celui de l’action
politique dans les formes du droit, car une telle promotion revient à défendre
dans le même mouvement la civitas et l’humanitas. »
En ce sens, c’est bien chez Dante qu’on trouve une des premières manifestations
de cet humanisme civique qui est la marque propre de la pensée politique
italienne en cette fin du Moyen Âge, lui qui cherche dans le De Monarchia
la « société universelle du genre humain ».
Dante est un
penseur politique, ce qu’a bien vu Hans Kelsen dont le premier grand ouvrage est Die Staatslehre des Dante Alighieri (La théorie de l’État de Dante) publié en 1905. Le point de
départ de Dante est, d’une part, la culture thomiste et, d’autre part, la
coexistence de ces deux pouvoirs concurrents qui devraient coopérer, celui de
l’empereur et celui du pape. Dante apparaît d’abord comme un gibelin,
c’est-à-dire un défenseur du pouvoir de l’empereur qui dispose de la potestas alors que le pouvoir du pape,
strictement spirituel, n’est que celui de l’auctoritas,
ainsi que l’expose le De Monarchia
écrit vers 1310[21].
Livre subversif que le cardinal Bertrando del Poggetto fait brûler en place
publique à Bologne en 1329.
Sur le plan politique, Dante n’est pourtant pas à proprement parler un
gibelin. Citoyen florentin, et comme tel plus enclin à être guelfe, il
appartient au parti des « blancs » ou des guelfes blancs, défenseurs
de l’autonomie de Florence, qui s’opposent aux guelfes noirs partisans de la
soumission à la papauté. Face à la proximité étouffante du pouvoir papal,
l’Empire apparaît comme un contrepoids et un garant de la liberté de la ville,
comme un moyen de préserver l’autonomie de Florence face aux entreprises
pontificales. La défense de l’empire qui forme la thèse principale du De Monarchia s’inscrit ainsi dans une
visée civique.
Sans entrer dans le détail des arguments du De Monarchia, essayons d’en résumer
l’économie générale. L’ouvrage se déploie en trois temps :
1.
La réalisation complète de l’humanité, finalité
de la Providence divine n’est possible que dans le cadre d’une monarchie
universelle.
2.
L’empire romain est la réalisation terrestre de
cette idée de monarchie universelle.
3.
Le pouvoir du Souverain Pontife et le pouvoir de
l’Empereur sont de deux ordres différents et l’Empereur ne détient pas sa potestas du Pape.
Pour Dante, l’humanité forme une
« société universelle du genre humain », expression dont
l’inspiration est nettement stoïcienne et dont on retrouve des formulations
chez Cicéron (cf. supra). À la différence de
l’aristotélisme qui fait de la polis
le cadre naturel dans lequel s’exprime l’essence humaine, pour Dante ce cadre,
comme pour les stoïciens c’est l’espèce humaine tout entière. En effet,
Le fin la meilleure est celle pour laquelle le Dieu éternel,
par son art qui est la nature, fait naître à l’existence le genre humain tout
entier.[22]
Pour l’homme, la perfection réside dans le fait d’être
« appréhensif par l’intellect possible ». Mais la perfection de
l’homme ne peut pas s’actualiser dans l’individu :
Puisque cette puissance ne peut êt entièrement et
simultanément actualisée ni à travers un seul homme, ni à travers une des
communautés distinguées plus haut[23],
il est nécessaire qu’il y ait dans le genre humain une multitude à travers
laquelle soit actualisée cette puissance tout entière.[24]
C’est pourquoi l’actualisation des potentialités du genre
humain ne peut s’effectuer que dans la « paix universelle ». Dante combine les raisonnements théologiques et les
recours à Aristote. Puisque l’homme a été créé à
l’image et à la ressemblance de Dieu,
Le genre humain se rend le plus parfaitement semblable à Dieu
quand il est parfaitement un. En effet, la vrai raison de l’unité est en Dieu
seul.[25]
Mais il s’appuie sur la tradition proprement romaine. Le
grand inspirateur est Virgile dont on sait qu’il est aussi celui qui sert de
guide à l’auteur dans l’Inferno. La
tradition romaine est celle du « droit humain » et d’une certaine
idée de la justice. Et puisque « le monde est ordonné au mieux quand la
justice y règne sans partage », pour établir cette justice, il faut un
pouvoir à l’autorité incontestée et que « plus le juste est puissant, plus
sa justice s’étendra par son opération ».
Une telle organisation politique est, selon Dante, la seule qui puisse garantir
la vie bonne pour les citoyens, puisque si le Monarque universel existe, par
définition il ne peut pas avoir d’ennemis. Or, si les hommes sont heureux, ils
sont libres par la même occasion puisque « le genre humain connaît sa
condition la meilleure quand il est le plus libre. » [26]
Il s’agit en effet de concevoir le monarque non pas comme le maître mais comme
« le ministre de tous » :
Les citoyens en effet ne sont pas au service des consuls ni
le peuple à celui du roi, mais à l’inverse les consuls sont au service des
citoyens et le roi à celui du peuple.[27]
Sous cet angle, la monarchie universelle est donc une
sorte de république universelle. Cette défense de la monarchie qui au premier
abord semble d’inspiration thomiste mine en fait les bases politiques du
thomisme, c’est-à-dire la subordination du pouvoir temporel au pouvoir
spirituel.
La défense conceptuelle de la monarchie universelle
s’appuie sur une véritable philosophie de l’histoire qui voit dans l’empire
romain le modèle de l’organisation politique du genre humain. Dante argumente en montrant que
Le peuple romain s’est arrogé de droit et non en l’usurpant
l’office de la Monarchie que nous appelons Empire, sur tous les mortels.[28]
Les victoires militaires romaines sont interprétées comme
une manifestation de la volonté divine. Donc la victoire de la force est ici le
signe que l’Empire romain est un empire de droit. Un des arguments théologiques
les plus décisifs est celui de la naissance du Christ : le Christ venu
pour sauver l’humanité est né dans le territoire de l’Empire romain et sa
naissance coïncide avec le recensement universel des sujets de Rome – Marie et
Joseph se sont rendus à Nazareth pour y être recensés (Luc, II,1-5). Et il
s’agit du « recensement du genre humain ». Cette coïncidence n’est
nullement fortuite, affirme Dante, mais au contraire exprime
clairement que l’humanité ne peut être sauvée que dans l’empire universel.
C’est d’ailleurs pour cette raison que « le peuple romain en soumettant la
terre entière visa le bien public »[29]
La dernière partie du De
Monarchia est beaucoup plus polémique puisqu’elle prend parti directement
dans le conflit entre la papauté et l’empire germanique en soutenant la cause
de l’empereur, c’est-à-dire de l’indépendance du pouvoir politique à l’égard de
l’Église, même si, bien évidemment la religion chrétienne doit inspirer
l’empereur. Le fait que le pape soit le successeur de Pierre n’en fait pas le
tuteur du pouvoir politique. Dante réfute un à un comme autant de sophismes les
raisonnements spécieux employés par la papauté. Si le fondement de l’Église est
la parole divine, le fondement de l’Empire est le droit humain. L’Église n’est
nullement habilitée à recevoir des biens temporels et Dante réfute comme une usurpation la soi-disant
donation de Constantin. L’argumentation de Dante est à la fois logique et
théologique et c’est sur cette seule base qu’il montre que cette donation est
impossible – ne serait-ce que parce que l’Empereur est le gardien et le
ministre de l’Empire et nullement son propriétaire qui en pourrait disposer
comme d’un bien lui appartenant. Conclusion radicale :
Nous ne disons pas en effet : « l’Empereur et le
Pape » ni l’inverse. Et l’on ne peut pas dire qu’ils communiquent au sein
de l’espèce puisque autre est la définition du Pape, autre est la définition de
l’Empereur en tant que tel ; »[30]
De la séparation du pouvoir politique (du droit humain) et
du pouvoir spirituel (de la révélation religieuse) à la séparation de la
philosophie et de la théologie, il n’y a plus qu’un petit pas qui sera bientôt
franchi.
Plusieurs auteurs, comme Thierry Ménissier, tout en s’interdisant
« d’inutiles anachronismes »[31]
voient dans la construction dantesque quelque chose qui se retrouvera dans les
idées cosmopolitiques modernes. L’essentiel, ainsi que le souligne Thierry
Ménissier tient en ceci :
« l’empire qu’il s’agit de promouvoir, parce qu’il
délivre une promesse qui sauve et affermit la liberté, c’est celui de l’action
politique dans les formes du droit, car une telle promotion revient à défendre
dans le même mouvement la civitas et
l’humanitas. »
En ce sens, c’est bien chez Dante qu’on trouve une des premières manifestations
de cet humanisme civique qui est la marque propre de la pensée politique
italienne en cette fin du Moyen Âge. L’influence de Dante sur Machiavel est
souvent sous-estimée, voire purement et simplement niée puisque Machiavel rompt
avec la tradition humaniste qui glorifie la Rome impériale. En réalité,
Machiavel, avare de citations (à l’exception des historiens antiques) cite
assez souvent Dante, si souvent que Bernard Guillemain écrit:
« pour Machiavel, Dante est l’autorité. »[32]
Et au-delà de la divergence stratégique – mais à deux siècles d’écart comment
pourrait-il en être autrement ? – l’un et l’autre partagent la même
appréciation de la valeur de vie politique.
Je me suis un peu attardé sur le « cas Dante »
parce qu’il souligne tout particulièrement la difficulté qu’il y a à établir
des périodisations comme Moyen Âge, Renaissance, etc. Ainsi, on fait souvent
remonter à Valla, voire à Nicolas de Cues la première mise en cause de
l’authenticité de la donation de Constantin. Eh bien non ! C’est chez
Dante qu’il faut la chercher, un siècle avant le Cusain et Lorenzo Valla.
À partir de là nous allons voir l’apparition de toute une
série d’auteurs qui vont dans le même sens : la cité des hommes est
l’affaire des hommes. Un Marsile de Padoue dans le Defensor Pacis en
donne une illustration puissante. Repartant de la politique d’Aristote, il fait
de la communauté politique le lieu même de la vie bonne. Marsile prend le contrepied du Docteur angélique en
critiquant le gouvernement monarchique. Le gouvernement d’un seul homme
convient quand tout le monde vit sous le même toit, ou encore quand on peut
s’accorder dans un village pour conférer l’autorité à un chef de village.
Autrement dit ce qui oblige à une forme de gouvernement proprement politique,
ce n’est pas qu’il serait la fin suprême du développement humain, mais
seulement qu’il résulterait de la poussée du nombre. Dans une communauté
politique accomplie, ce sont des règles rationnelles qui gouvernent les hommes,
c’est-à-dire des lois positives. Le système patriarcal, décalqué sur le modèle
familial n’est pas encore celui de la véritable communauté politique. Un
constat qui est loin d’être anodin puisqu’il prépare le terrain à une théorie
purement républicaine du gouvernement fondé sur le peuple. La communauté
politique achevée, la « cité », est instituée et elle est le produit
de la raison et de l’expérience des hommes et c’est ainsi qu’elle rend possible
une vie digne d’un être humain.
Il faudrait détailler le mouvement tel qu’il va se
manifester un peu partout, de Gênes à Florence et à Sienne et surtout retenir
qu’il aura des prolongements importants chez tous les penseurs de l’âge
classique. Le républicanisme moderne est sorti principalement de là.[33]
L’essentiel est que s’affirme ici sur un plan politique, c’est-à-dire bien
au-delà du cercle des lettrés, une conception de la liberté, cette
« liberté avant le libéralisme », pour parler comme Quentin Skinner.
Et cette conception de la liberté fait de l’homme, non plus un pauvre pécheur
condamné à souffrir pour expier le péché d’être un descendant d’Adam, c’est-à-dire
le péché d’être homme, mais un être debout, capable de choisir son propre
destin et de se gouverner lui-même. Ce que Pico della Mirandola exprime sous
une forme philosophique dans De la dignité de l’homme trouve sa
manifestation politique dans l’humanisme civique et dans le républicanisme d’un
Machiavel et de ses disciples comme l’Anglais James Harrington.
L’humanisme en politique (l’humanisme civique) va avec la
capacité à imaginer une société meilleure, un monde différent, ordonné selon
les règles de la raison humaine et non selon la force des plus forts et les
croyances aveugles d’autrefois. C’est donc aussi l’époque des grandes utopies,
la Città del Sole de Tomaso Campanella ou l’Utopia de Thomas
More.
La beauté du corps humain
La Renaissance, pour le grand public s’identifie à la
floraison artistique qui va faire du voyage en Italie le pèlerinage obligé pour
tous les artistes européens. De la même façon que la politique devient affaire
humaine, la peinture et la sculpture mettent l’homme au centre de leur
préoccupations. Les thèmes religieux restent les thèmes dominants, mais les
peintres s’émancipent des codes dans lesquels la peinture byzantine reste
emprisonnée. La madone à l’enfant n’est plus représentée hiératique sur un fond doré, mais elle
devient une mère, souriante,respirant la plénitude de la maternité. Les madones
de Raphaël perdent leurs auréoles et gagnent en proximité humaine. Les thèmes
religieux classiques sont mis à l’épreuve de cette exaltation du corps. On
pense évidemment aux sculptures, au David, coup de force technique dans
une morceau de marbre tout en longueur, mais plus peut-être au Christ
ressuscité de l’église Santa Maria della Minervaà Rome, un Christ nu, athlétique,
rayonnant et beau comme un Dieu grec.
Giorgio Vasari, le premier grand historien de l’art, note
ainsi à propos de l’art de Michelangelo :
Il suffit de voir que l'intention de cet homme singulier n'a
pas voulu entrer dans la peinture autrement que par la composition parfaite et
très bien proportionnée du corps humain et dans des attitudes très différentes ;
non seulement cela, mais ensemble les affections des passions et le
contentement de l'âme, étant suffisants pour le satisfaire dans cette partie,
dans laquelle il était supérieur à tous les artisans, et montre la voie de la
grande manière et du nu, et combien il sait dans les difficultés du dessin, et
enfin il a ouvert la voie à l'aisance de cet art dans son but principal, qui
est le corps humain, et en ne s'occupant que de ce but, il a laissé de côté
l'imprécision du coloris, la fantaisie et les fantaisies nouvelles de certaines
minuties et délicatesses, que beaucoup d'autres peintres n'ont pas entièrement,
et peut-être non sans quelque raison, négligées.[34]
La sculpture semble renouer, à bien des égards, avec l’idéal
grec. Le David de Michel-Ange pourrait y faire penser. Mais à la
différence des normes un peu figées de la sculpture grecque de l’époque
classique, la vie entre dans la sculpture renaissante, comme elle était déjà
entrée dans la sculpture grecque de l’époque hellénistique, ainsi que l’on peut
l’admirer dans le groupe du Lacoon. La Pietà (Mater dolorosa de Saint-Pierre de Rome) sculptée par Michel
Ange nous transporte loin de tout académisme, loin de tout idéal figé de la
beauté. C’est le corps vivant, mais aussi souffrant, qui est admirable. La Pieta
Bandini, poursuit cette recherche : œuvre inachevée, elle laisse
peut-être encore plus de place à l’expression des sentiments. Cette capacité de
donner vie à la pierre explosera avec le baroque et le maître que fut Le
Bernin.
Des individus vivants : voilà le fond d cette
révolution esthétique que fut la Renaissance. Vivantes, ces madones de Raphaël
qui prennent l’exact contrepied des figures imposées héritées de l’iconographie
byzantine. Ce sont des jeunes femmes dont les visages respirent la grâce et
manifestent la tendresse pour leur enfant. Plus de visages hiératiques, plus
d’auréoles ni d’étoiles, plus de fond doré, mais un paysage champêtre.
L’iconographie religieuse ressemble à l’iconographie profane, puisque le monde
de la religion et le monde de l’homme sont appelés à se confondre.
La religion des humanistes
Il n’est pas facile de suivre les évolutions des penseurs de
la Renaissance sur le plan religieux. C’est que la Renaissance tout entière est
scindée par la Réforme. Se débarrasser du joug pesant de l’Église catholique,
pratiquer le libre examen des textes, cela semblait une bonne chose à tous ces
érudits latinistes dont beaucoup lisaient aussi bien l’hébreu que le grec,
voire l’arabe. Mais une rupture va s’opérer ! les fanatiques sont des deux
bords et les protestants ne le sont pas moins que les catholiques, voire
parfois pires. Dans Le problème de l’incroyance au 16e siècle, la
religion de Rabelais, Lucien Febvre suit à la trace cette évolution au fur
et à mesure de l’écriture des livres de Rabelais. Gargantua et Pantagruel
manifestent une attitude bienveillante à l’égard de la Réforme, attitude
qui ne sera plus de mise avec le Tiers livre et encore moins avec le Quart livre qui présente
un Rabelais gallican et nationaliste. D’autres philosophes sont violemment
hostiles à la Réforme : ainsi Érasme, ainsi Giordano Bruno qui voue aux
gémonies les luthériens dans L’expulsion de la bête triomphante.
Les humanistes, dans la suite de Dante, se font une
spécialité d’examiner les textes fondamentaux de l’Église catholique et de leur
faire subir une critique souvent sans concessions. C’est le cas de Lorenzo
Valla qui montre que les Actes des Apôtres n’ont pas été écrits par les
apôtres, que la lettre du Christ à Abgar d’Édesse est aussi un faux datant du
IVe siècle. Le travail de Valla préfigure ainsi le traitement de
choc que Spinoza fera subir au texte biblique lui-même dans le Traité
théologico-politique. Ce qu’apporte l’humanisme renaissant, c’est d’abord
une certaine liberté de ton à l’égard du dogme, mais aussi une confiance dans
le pouvoir de la raison et de la culture. Ainsi l’opposition entre Érasme et
Luther peut-elle se lire comme l’opposition entre un esprit tolérant et
confiant dans l’homme et un partisan du retour à l’augustinisme le plus
rigoureux qui n’a que peu confiance dans l’humanité. Si en effet on pense que
majorité des hommes seront damnés, que Dieu seul sait par avance qui figurera
parmi les élus, quel progrès de l’esprit humain est-il encore possible ?
Rabelais a fait l’objet d’un procès en antichristianisme et
en athéisme. En 1533, Calvin, qui n’a pas encore rompu avec Rome, aurait envoyé
une lettre qui dénonce le Pantagruel de Rabelais comme obscène et impie.
Cette lettre, que l’on connaît par d’autres personnages de cette époque, ne dit
pas exactement cela et on a des raisons de supposer qu’au début le jeune Calvin
éprouvait une certaine sympathie pour le médecin Alfricobas ! Sans doute,
on ne peut pas dire que Rabelais était un incroyant, mais on peut dire Rabelais
« né Chrétien, engagé tout entier dans le christianisme, s’en dégage en
esprit et secours le joug commun, le joug de la religion professée, sans
hésitation ni restriction, par la presque unanimité de ses
contemporains. »[35]
La lettre de Gargantua à son fils Pantagruel témoigne de
cette confiance. Après avoir recommandé l’étude de toutes les sciences de la
nature, il ajoute :
Puis, soigneusement revisite les livres des médecins grecs,
arabes et latins, sans contemner les talmudistes et cabalistes, et par
fréquentes anatomies acquiers-toi parfaite connaissance de l’autre monde qui
est l’homme ! Et par lesquelles heures du jour commence à visiterles
saintes lettres, premièrement en grec le Nouveau Testament et Épîtres des
Apôtres, et puis en hébreu le Vieux Testament.[36]
Embrasser tout le savoir humain et toutes les cultures telle
fut l’ambition de ceux qui firent de l’érudition une qualité à acquérir pour
devenir pleinement homme. Il est impossible de parler de la religion des
humanistes, mais l’humanisme implique une approche nouvelle de la religion.
L’homme à une place nouvelle
La Renaissance renoue avec les spéculations cosmologiques
dont les Grecs étaient les spécialistes – c’est de ces spéculations qu’est née
la philosophie, si on en croit Aristote. La révolution copernicienne, celle que
Kant a identifiée comme telle, semble renverser la place centrale de l’homme,
puisque la Terre n’est plus le centre du monde, mais en fait elle fait de
l’homme celui qui a maintenant une vision totale de l’Univers, il peut
contempler la Terre de loin et embrasser l’infinité des choses.
Ici, il faut suivre Cassirer et Gandillac et donner la
première place à Nicolas de Cues(1401-, cardinal, légat du pape, et auteur de La
Docte ignorance et de quelques autres ouvrages aussi importants. Mais le
Cusain est à bien des égards un élève de Maître Eckart, celui qui montre
l’identité de Dieu et de l’exister, et donc du créateur et de la créature et
définit Dieu comme une sphère infinie dont le centre est partout et la
circonférence nulle part. là encore nous voyons combien la Renaissance et
l’humanisme commencent avant la Renaissance et l’humanisme. Les thèses de
Maître Eckart qui conduisent à une sorte de monisme se retrouveront chez
Nicolas de Cues… et plus tard chez Bruno qui tire le fil jusqu’au bout, en
l’occurrence jusqu’au bûcher qui consumera le philosophe en janvier 1600.
Sous couvert d’un retour au thème socratique de la docte
ignorance – notre science est maximale quand elle est science de l’ignorance – Nicolas
de Cues s’engage sur des chemins très escarpés. Il va montrer contre toute la
tradition tant aristotélicienne que chrétienne que l’on peut penser l’univers
infini. L’argument théologique était qu’il y a moins dans la création que dans
le Créateur ; celui étant infini, le monde qu’il a créé ne peut donc pas
être infini. Ce à quoi le Cusain répond que penser que Dieu ne peut pas créer
un monde infini, c’est fixer une limite à la toute-puissance de Dieu, qui, du
coup, ne serait plus tout-puissant. Conséquence ennuyeuse : si le monde
est infini, il n’a donc plus limite et pas de centre. On peut donc admettre que
la Terre se meut ! Tout cela avait
été posé comme hypothèse par l’astronome grec Aristarque de Samos au iiie siècle av. J.-C., lequel
n’était pas seulement un astronome spéculatif, mais aussi un virtuose de la
trigonométrie, que lui avait permis de donner des estimations fort correctes de
la dimension de la Lune ou de la distance entre la Terre et le Soleil. Ce qui
était resté un cas isolé dans l’Antiquité reprend sa place dans la conception
du monde que l’on se fait en Europe à la Renaissance et Nicolas de Cues et
Copernic apparaissent rétrospectivement comme des figures révolutionnaires.
Giordano Bruno poursuit l’œuvre du Cusain, dont il dresse
souvent les louanges. Il s’appuie aussi sur les travaux de Nicolas Copernic qui
pose le premier des raisons géométriques pour accepter l’hypothèse
héliocentrique. Mais là où ses illustres prédécesseurs avançaient prudemment et
en s’adressant uniquement aux lettrés par des textes latins, Bruno écrit ses
œuvres principales en « langue vulgaire », c’est-à-dire en italien,
et ainsi il s’adresse au plus large public. Galilée en fera autant et c’est
sans doute une dimension décisive des ennuis qu’on lui fera. Bruno est devenu
un héros de la pensée libre : au cours d’un long et tortueux procès, il va
finir par refuser toute concession.
Freud avait vu dans la révolution scientifique initiée par
Copernic et Galilée une première « blessure narcissique » que la
science moderne a infligée à l’humanité. L’homme n’est plus au centre du monde,
quelle déchéance. Nonobstant le respect
dû au père fondateur de la psychanalyse, on pourrait inverser la proposition.
C’est une promotion de l’homme qui s’opère. Dans la représentation chrétienne,
la Terre n’est pas le centre, elle est le bas et l’homme sur cette Terre est
l’homme d’après la chute. Et sous la Terre, il y a l’enfer, là où iront tous
les damnés. En haut, il y a le monde pur réservé à Dieu et aux anges. De Cues,
Copernic, Bruno et Galilée renverse tout cela. D’une part il n’y a plus ni bas
ni haut et plus de hiérarchie naturelle. Et « en haut », c’est
exactement comme « en bas ». La distinction aristotélicienne entre le
monde sublunaire, monde imparfait de la généralisation et de la corruption, et
le monde des astres parfaits n’existent plus. Avant que Galilée, à l’aide de
ses instrument diaboliques, ait mis en évidence les trous et les bosses de la
Lune et, pire que tout, les taches du Soleil, Bruno avait déjà semé la pagaille
en imaginant un univers composé d’une infinité de mondes, formés au hasard,
disparaissant sous l’effet de chocs aléatoires. En 1582, Bruno compose une
comédie, Il Candelaio/Le chandelier,
écrite en italien vulgaire, qui lui permet d’exprimer ses critiques morales et
sociales sur la société de son époque, tout en développant à nouveau certains
des thèmes fondamentaux de sa philosophie. Ainsi dans la dédicace « à la
Signora Morgana B. », écrit-il :
Le temps enlève tout et donne tout ; toute chose se
transforme et aucune ne s’annihile. Un seul ne peut se transformer, un seul est
éternel et peut éternellement persévérer, un, semblable et même. Avec cette
philosophie, l’âme s’agrandit en moi et en moi se magnifie l’intellect.
Cependant, quel que soit le point de cette soirée que j’attends, si le
changement est vrai, moi qui suis dans la nuit, j’attends le jour et ceux qui
sont dans le jour attendent la nuit ; tout ce qui est, ou est ici ou là, proche ou lointain, maintenant ou après, tout
de suite ou plus tard. (Cand. ,7)
La vicissitude universelle de la lumière et de l’ombre, de
l’ignorance et de la science affleure dans cette œuvre, tout comme la
conception brunienne de l’être et de l’apparaître. Il n’y a plus de création, à
proprement parler : l’univers infini est la cause unique et il s’engendre
dans son mouvement propre. Le monde de Dieu et le monde de l’homme ne font plus
qu’un. Il y a chez Bruno un immanentisme radical qui préfigure à bien des
égards celui de Spinoza. Certes, dans cet univers infini, dans cette éternelle
vicissitude des choses, l’homme n’est qu’un point, un presque rien. Pascal dira
qu’il n’est qu’un roseau, mais un roseau pensant. Et Bruno, en même qu’il pense
l’unité de l’être comme mouvement, comme temporalité et spatialité
indissociables, presque comme les deux faces de la même médaille, affirme le
droit absolu de la pensée, d’une pensée qui n’obéit à aucun dogme et Bruno sur
le bûcher ne montre pas seulement le courage de l’homme qui défend les droits
de l’esprit, il affirme aussi la grandeur de l’homme : « vous
tremblez plus vous qui prononcez cette sentence que moi qui l’écoute »
dit-il à ses juges. Et ainsi que le rapporte un observateur : « sur
le point de mourir, alors qu’on lui présentait l’image du Sauveur, il la refusa
avec un visage torve et méprisant. »
L’homme qui contemple cet univers infini, qui va en montrer
les lois régulières a joyeusement succombé à la première des
« concupiscences » dénoncées par Augustin, l’appétit de savoir, la
curiosité, cette libido sciendi dont il faudrait se détourner pour
s’abîmer dans l’amour de Dieu.
Propos d’étape
L’humanisme de la Renaissance ne forme pas un ensemble
compact et cohérent, mais plutôt une attitude générale d’où sortiront les
Lumières. Encore fois, il faut se garder des délimitations historiques trop tranchées.
La Renaissance opère des déplacements dans les centres d’intérêts, mais pas une
révolution radicale. Gramsci, par exemple, port un jugement très nuancé sur cet
humanisme, puisqu’il oppose le progrès impulsé par le capitalisme puritain à l’humanisme :
Il est certain qu’ils ne se préoccupent pas de l’« humanité », de la « spiritualité » du travailleur, qui est
immédiatement écrasée. Cette « humanité
et cette spiritualité »
ne peuvent se réaliser que dans le monde de la production et du travail, dans
la « création » productive ; elles étaient à leur
apogée chez l’artisan, chez le « démiurge », lorsque la personnalité
du travailleur se reflétait entièrement dans l’objet créé, lorsque le lien
entre l’art et le travail était encore très fort. Mais c’est précisément contre
cet « humanisme » que se bat le nouvel
industrialisme. Les initiatives puritaines n’ont pour but que de préserver, en
dehors du travail, un certain équilibre psycho-physique qui empêche l’effondrement
physiologique du travailleur, pressé par la nouvelle méthode de production. Cet
équilibre ne peut être que purement extérieur et mécanique, mais il peut
devenir intérieur s’il est proposé par le travailleur lui-même et non imposé de
l’extérieur, d’une nouvelle forme de société, par des moyens appropriés et
originaux. L’industriel américain se préoccupe de maintenir la continuité de l’efficacité
physique de l’ouvrier, de son efficacité musculo-nerveuse : il a intérêt à
avoir une main-d’œuvre stable, un complexe soudé en permanence, car le complexe
humain, lui aussi, a besoin d’une main-d’œuvre stable, d’un complexe soudé en
permanence, car le complexe humain, lui aussi, a besoin d’une main-d’œuvre
stable.[37]
Si on considère que le « progrès » historique est
une loi que nous devons suivre parce qu’à la fin naîtra un monde meilleur,
alors l’humanisme pourra apparaître comme une régression intellectuelle, nonobstant tous les progrès
scientifiques qui ont germé à ce moment-là. Historiquement, Luther aurait
raison contre Érasme. Mais les choses sont loin d’être aussi bêtement linéaires
que dans le marxisme standard. L’humanisme va reste comme la conscience
malheureuse des nouvelles classes dominantes. Bien que, du point de vue du
positivisme et de l’utilitarisme plat qui est le socle idéologique de la
bourgeoisie,les humanités soient une pure perte de temps, les bourgeois
s’évertueront pendant quelques siècles à transmettre ces
« humanités » à leur progéniture qui, parfois, s’en est servi
directement contre la classe bourgeoise. Renverser l’humanisme et la grande
culture au nom de la nécessité historique, ce serait ainsi aider la bourgeoisie
à déblayer le terrain qui bloque encore la transformation totale de la société
en une société du capitalisme absolu. À l’inverse, Gramsci défend la nécessité
d’un nouvel humanisme, d’une nouvelle culture nationale populaire qui atteigne
même les couches les plus frustres de la société.
IV. L’humanisme
des Lumières
Je termine cette approche philosophico-historique de
l’humanisme par la philosophie des Lumières, parce que, par-delà leurs
différences, les philosophes de Lumières témoignent fondamentalement d’une
confiance dans la raison humaine, d’une foi dans l’avenir et d’une croyance
dans le progrès de l’esprit humain, que l’on peut certes trouver exagérées,
mais qui ne manquent pas, chaque fois qu’on y retourne de susciter de
l’admiration pour ces penseurs.
Honorer les Lumières
Husserl écrit ainsi, après avoir résumé la grande entreprise
philosophique de cette époque :
Cela nous permet de comprendre l’élan qui anima toutes les
entreprises scientifiques, aussi bien celles des simples sciences-de-faits du
degré inférieur, au cours du xviiie
siècle, ce siècle qui se nommait lui-même le siècle philosophique et qui
atteignit des cercles toujours plus vastes, qui s’enthousiasmaient pour la
philosophie et pour toutes les sciences particulières en tant que rameaux de
celle-ci. De là, cette chaleur et cette bousculade vers la culture, ce zèle
pour une réforme philosophique de l’éducation et de l’ensemble des formes
sociales et politiques de l’humanité, qui font que l’époque de l’Aufklärung
si souvent dépréciée une époque digne d’être honorée. Un témoignage
impérissable de cet esprit, nous le possédons dans l’hymne magnifique « À
la joie » que l’on doit à Schiller et à Beethoven. Nous ne pouvons plus
entendre aujourd’hui cette hymne qu’avec douleur. On ne peut imaginer contraste
plus grand que celui de la situation de ce temps avec notre situation présente.[38]
À notre époque, où l’on voit s’éteindre les Lumières, où les
obscurantistes les pires semblent
envahir certaines régions du globe et commencent même à miner les sociétés
occidentales qui avait voué un grand culte à la raison, revenir à l’inspiration et aux leçons de ces
aventuriers de la pensée qu’étaient Descartes, Spinoza, Leibniz, Diderot,
Rousseau ou Kant, est une mesure de santé mentale indispensable. Mais il faudra
bien aussi se demander ce qui s’est passé et pourquoi à l’époque du triomphe
pratique des sciences issues des Lumières, la vie politique et historique de
l’humanité est secouée par cette « dialectique de la raison »
analysée par Adorno et Horkheimer[39]
et même par la « destruction de la raison » dont parle Lukács[40]
.
Continuités
On ne peut guère trouver de point de rupture entre la
Renaissance et les Lumières. Le rejet de la culture des humanités peut être
repéré chez Montaigne, mort en 1592, et chez Descartes, né en 1596, l’un s’en
prend aux têtes bien pleines et leur préfère les têtes bien faites et l’autre affirme
mettre en question tout ce qu’il a appris dans les écoles. La critique de
l’enseignement scolastique et le retour à Platon et à l’importance des
mathématiques datent des humanistes de la Renaissance. De Copernic à Galilée,
en passant par Nicolas de Cues et Giordano Bruno, c’est bien une même ligne de
développement qui va trouver son plein épanouissement chez Newton. Quand
Galilée soutient que le grand livre du monde peut être compris à condition de
considérer qu’il est écrit en langage mathématique, Galilée pose les fondements
de ce qui sera la physique mathématique moderne, mais il est aussi ce faisant
un héritier et en particulier un héritier de ce retour au platonisme que
promeuvent les humanistes comme Marsile Ficin ou les peintres comme Piero della
Francesca.
On peut certainement faire de Spinoza le premier grand
penseur des Lumières, de ces
« lumières radicales » dont parle Jonathan Israël, mais Spinoza est,
dans sa manière de traiter la tradition religieuse et ses textes un
continuateur de Lorenzo Valla (cf. supra). Le goût de la liberté et la
confiance dans l’instruction pour rendre les hommes meilleurs, c’est dans
Rabelais ! Certains philosophes des Lumières refusent même de rompre avec
la tradition : Leibniz, qui aura une si grand influence sur Diderot, maintient
les catégories aristotéliciennes, même s’il leur fait subir un traitement de
cheval. Hobbes, que Bloch classe dans les philosophes de la Renaissance, médité
Machiavel. Hugo Grotius est à cheval sur les deux époques. Encore fois, foin
des « frises historiques » avec leurs coupures bien marquées entre
les époques.
Kant marque sans doute une étape dans la philosophie des
Lumières. En définissant ce qu’est cette Aufklärung, il indique, sans le
vouloir que cette période se termine : la philosophie, telle l’oiseau de
Minerve, ne s’envole qu’au crépuscule et effectivement avec Kant va commencer à
peindre du gris sur du gris, signe qu’une époque s’achève[41].
C’est pourtant dans cette volonté encyclopédique de la philosophie des Lumières
que s’enracine l’œuvre de Hegel. Et on pourrait montrer aisément que Marx et
Freud sont eux aussi des héritiers, critiques certes, de cette histoire.
Ce que l’homme peut
À tout seigneur, tout honneur et c’est à Descartes qu’il
faut rendre honneur, lui qui établit la méthode et le programme des deux
siècles qui suivent.
La méthode d’abord : délimiter soigneusement ce que
l’on sait et ce que l’on ne fait que croire et pour opérer cette délimitation,
suspendre radicalement son jugement. On connaît cette expérience extraordinaire
qui est celle du cogito : si je suspens mon jugement sur tout ce
qui pourrait être douteux, sur tout ce qui n’est que « créances »
acquises par l’habitude ou par l’enseignement des écoles, il reste une
proposition qu’il est impossible de même en question : je pense et donc je
suis, j’existe. Descartes est un héros, dira Hegel, car il a découvert le
« sol natal de la vérité », ce « grand jour de la
présence » ! où est ce sol natal ? Dans le sujet, dans le sujet
pensant, à chaque fois qu’il pense. Il ne peut y avoir de vérité objective que
comme déploiement de la subjectivité. Descartes insiste : mes pensées
peuvent être fausses en relation avec leur objet, mais formellement, en tant
qu’elles sont mes pensées, elles sont vraies, d’une vérité incontestable. C’est
très facile à comprendre : si nous n’étions pas assurés que nos pensées
sont bien nos pensées actuelles, nous ne pourrions tout simplement rien
affirmer, rien nier et même rien énoncer.
Nos propres sensations ne seraient peut-être pas les nôtres comme ces
individus qui se voient hors d’eux-mêmes. L’alternative : Descartes ou la
schizophrénie !
Si la vérité vient de moi, du « je » comme sujet
pensant, elle ne vient pas de l’extérieur, elle n’est la vérité qu’on révère
parce qu’elle vient de Dieu par la bouche des prophètes. Elle n’est pas non
plus quelque chose qu’il faudrait aller chercher dans le « monde des
idées, comme les enfants vont chercher les œufs dans le jardin le jour de
Pâques. Que Descartes sauve ensuite l’existence de Dieu par des preuves qui ne
peuvent convaincre que les convaincus, cela n’a absolument aucune importance.
L’acte décisif, c’est cette reconnaissance du cogito : je me vois
voyant, je me sens sentant, je me pense pensant, etc. Et tout cela, c’est le « je »
en acte. Non pas une substance incorporelle, mais un esprit en acte, toujours
en acte, dans l’immanence de la pensée. De cet acte décisif en découle un
autre : je suis libre et chaque homme en tant qu’être pensant peut
éprouver cette liberté sans limite qui est celle du penser. Évidemment, je ne
suis pas libre des déterminismes naturels qui affectent mon corps, et comme le
corps est étroitement uni à l’âme, mes pensées elles-mêmes sont influencées par
ces déterminismes – les passions de l’âme naissent de cette union de l’âme et
du corps. Mais je suis toujours libre de suspendre de mon jugement, de refuser
les évidences et d’examiner avec soin tout ce qui peut tomber dans mon
entendement.
Nous avons ici une affirmation radicale de la liberté que
l’on retrouvera chez Kant ou encore chez Sartre et cette affirmation radicale
de la liberté est bien la conséquence nécessaire de cette éminente dignité de
l’homme posée par Pico della Mirandola.
L’affirmation de la liberté de l’esprit est la condition de
la possibilité de la connaissance rationnelle du monde et c’est d’elle que
procède cette science nouvelle dont Descartes jette les premiers fondements,
lui qui a lu et approuvé Galilée. Cette science nouvelle rompt avec la science
ancienne qui n’était que purement spéculative. Ce doit être une science
pratique.
Or, ayant dessein d'employer toute ma vie à la recherche
d'une science si nécessaire, et ayant rencontré un chemin qui me semble tel
qu'on doit infailliblement la trouver en le suivant, si ce n'est qu'on en soit
empêché ou par la brièveté de la vie ou par le défaut des expériences, je
jugeais qu'il n'y avait point de meilleur remède contre ces deux empêchements
que de communiquer fidèlement au public tout le peu que j’aurais trouvé, et de
convier les bons esprits à tâcher de passer plus outre, en contribuant, chacun
selon son inclination et son pouvoir, aux expériences qu'il faudrait faire, et
communiquant aussi au public toutes les choses qu'ils apprendraient, afin que
les derniers commençant où les précédents auraient achevé, et ainsi joignant
les vies et les travaux de plusieurs, nous allassions tous ensemble beaucoup
plus loin que chacun en particulier ne saurait faire.[42]
L’affirmation du principe de publicité contre tous les
pseudosavoirs ésotériques et la nécessité de la libre de discussion entre les membres
du public éclairé, appuyée sur l’expérimentation : voilà ce que va être
cette « science nouvelle qui est encore la nôtre. Que peut-on attendre de
cette science ? C’est ce que Descartes expose dans un passage
fameux :
elles m'ont fait voir qu'il est possible de parvenir à des
connaissances qui soient fort utiles à la vie; et qu'au lieu de cette
philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une
pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l'eau,
de l'air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous
environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos
artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels
ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la
nature. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité
d'artifices, qui feraient qu'on jouirait sans aucune peine des fruits de la
terre et de toutes les commodités qui s'y [193] trouvent, mais principalement
aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien
et le fondement de tous les autres biens de cette vie; car même l'esprit dépend
si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s'il est
possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages
et plus habiles qu'ils n'ont été jusques ici, je crois que c'est dans la
médecine qu'on doit le chercher. Il est vrai que celle qui est maintenant en
usage contient peu de choses dont l'utilité soit si remarquable : mais, sans
que j'aie aucun dessein de la mépriser, je m'assure qu'il n'y a personne, même
de ceux qui en font profession, qui n'avoue que tout ce qu'on y sait n'est
presque rien à comparaison de ce qui reste à y savoir; et qu'on se pourrait
exempter d'une infinité de maladies tant du corps que de l'esprit, et même
aussi peut-être de l’affaiblissement de la vieillesse, si on avait assez de
connaissance de leurs causes et de tous les remèdes dont la nature nous a
pourvus.[43]
« Maîtres et possesseurs de la nature » : l’expression
a fait couler beaucoup d’encre. Ne devrait-on pas y voir l’expression de cette
démesure qui est celle du monde moderne en train de naître et donc notre philosophe,
avec le génie qui lui est propre, a d’emblée saisi l’essence ? Et quand il
ajoute que grâce à la médecine, on allait pouvoir « trouver quelque moyen
qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles », ne peut-on
pas y voir les prémisses de la folie transhumaniste ? Certes, Descartes
est précis : « comme maîtres… ». « Comme » cela veut
bien dire qu’ils ne seront complètement « maîtres et possesseurs de la
nature », sinon ils deviendraient Dieu, chose que Descartes ne peut
penser. Mais quelque chose affleure ici qui affirme que l’homme se crée
lui-même, décide lui-même de son destin. Pour le meilleur ou pour le
pire ? Il faudra que le xxe siècle viennent affirmer
que ce peut être pour le pire et même pour l’anéantissement de l’humanité et
alors le « programme » cartésien pourra être mis en question. Mais en
attendant, il proclame à la face du monde la puissance de l’humanité.
Raison garder
Ce siècle aura lui-même sécrété les antidotes à ses excès.
Spinoza est un disciple de Descartes, dont il expose les principes dans l’un de
ses premiers ouvrages, encore que cette exposé des principes de la philosophie
de Descartes nous en apprend plus sur la philosophie de Spinoza que sur celle
de Descartes. Sur le plan métaphysique et religieux, Spinoza est plus radical
que Descartes et, plus que lui, il peut être considéré comme le représentant
classique des Lumières. Le Traité Théologico-politique a montré quel
était le sens politique profane des grands textes sacrés conclut sur la
nécessité de garantir la liberté de pensée et même la séparation des églises et
de l’État. Continuateur de Machiavel, ce « très pénétrant
Florentin », Spinoza soutient une conception de l’État qui est en son
essence démocratique : la puissance de l’État n’est jamais que la
puissance du nombre.
Dans le même temps, Spinoza s’élève contre l’affirmation
selon laquelle l’homme posséderait un empire total sur son propre esprit.
Spinoza constate que « le très illustre Descartes », en dépit de sa
théorie de la libre volonté, a cherché à expliquer les passions de l’âme (les
« sentiments humains ») par leurs premières causes et, en même temps,
il a voulu montrer comment la volonté peut avoir un empire absolu sur les
sentiments. Mais cette tentative a échoué. Il faut montrer comment les vices
sont eux-mêmes des produits nécessaires de la Nature. Il faut donc traiter des
vices et de la futilité des hommes « selon la méthode géométrique »,
« par le raisonnement rigoureux », comme s’il était question
« de lignes, de plans ou de corps ». Plus que sur la puissance de
l’homme, Spinoza semble mettre l’accent sur l’impuissance de l’homme soumis à
la puissance des affects. Ces affects ne peuvent pas être supprimés par un acte
de la volonté, mais pourtant l’Éthique de termine par une cinquième
partie consacrée la liberté de l’homme. partie traite de la puissance de la
Raison et de la liberté véritable, la liberté de l’esprit qui se nomme
béatitude. La préface mène une polémique contre les Stoïciens et contre
Descartes qui, à l’encontre tout ce qu’enseigne l’expérience, soutiennent que
l’esprit peut avoir empire sur les sentiments. La critique de la
« solution » cartésienne du problème de l’esprit et du corps
mériterait à elle seule une longue analyse, tant elle constitue la matrice de
toute réfutation sérieuse du dualisme. La préface se conclut de manière très
attendue pour le lecteur qui arrive à ce stade de l’Éthique :
Donc, puisque la puissance de l’esprit, ainsi que je l’ai
montré plus haut, se définit par la seule intelligence, les remèdes aux
sentiments, dont tout le monde a en réalité l’expérience, mais qu’on ne paraît
pas, il me semble, observer avec soin ni voir distinctement, la seule
connaissance de l’esprit nous permettra de les déterminer, et d’en déduire tout
ce qui concerne sa béatitude.
Bien que Spinoza constate – mais comment pourrait-on ne pas
le constater ? – que l’homme est le plus souvent dominé par ses passions
et même voyant le meilleur il fait le pire, il y a pourtant dans l’Éthique l’affirmation,
pour qui s’efforce de mieux connaître l’esprit humain et de mieux se connaître
lui-même, d’une véritable capacité non pas d’éliminer les passions, mais de les
mieux gouverner. La visée de la béatitude spinoziste, qui réside dans
« l’amour intellectuel de Dieu » n’est rien d’autre que l’effort que
chacun peut faire pour embrasser la réalité, autant que cela est possible à
dimension humaine et pour ne faire qu’un avec cette réalite que l’on peut
connaître dans l’ordre des causes et des effets.
Dans la perspective humaniste, nous avons bien une nouvelle
fois l’affirmation de la puissance humaine et le refus de se laisser enfermer
dans une existence misérable, dans une vie mutilée. Si la liberté n’est pas
donnée, elle est à conquérir et coïncide avec la plénitude de l’existence. À la
différence de ce rationalisme qui réduit l’homme à la raison et rejette hors de
l’homme tout ce qui appartient à l’affectivité, Spinoza promeut la figure de
l’homme dans sa globalité, dans ses affects autant que dans sa raison.
L’avenir à portée de notre main
Le tableau de progrès de l’esprit humain que propose Nicolas
de Condorcet ouvre la perspective future :
Il ne resterait enfin qu’un dernier tableau à tracer, celui
de nos espérances, des progrès qui sont réservés aux générations futures, et
que la constance des lois de la nature semble leur assurer. Il faudrait y
montrer par quels degrés ce qui nous paraîtrait aujourd’hui un espoir
chimérique doit successivement devenir possible et même facile ; pourquoi,
malgré les succès passagers des préjugés, et l’appui qu’ils reçoivent de la
corruption des gouvernements ou des peuples, la vérité seule doit obtenir un
triomphe durable ; par quels liens la nature a indissolublement uni les
progrès des lumières et ceux de la liberté, de la vertu, du respect pour les
droits naturels de l’homme ; comment ces seuls biens réels, si souvent
séparés qu’on les a crus même incompatibles, doivent, au contraire, devenir
inséparables, dès l’instant où les lumières auront atteint un certain terme
dans un plus grand nombre de nations à la fois ; et qu’elles auront
pénétré la masse entière d’un grand peuple, dont la langue serait
universellement répandue, dont les relations commerciales embrasseraient toute
l’étendue du globe. Cette réunion s’étant déjà opérée dans la classe entière
des hommes éclairés, on ne compterait plus dès lors parmi eux que des amis de
l’humanité, occupés de concert d’en accélérer le perfectionnement et le
bonheur.
Dans ce texte, il y a une sorte de foi naïve dans le progrès
qui pourrait bien ne plus être de mise aujourd’hui. Cette croyance dans la
puissance de la raison humaine lui fait espérer un avenir radieux pour
l’humanité, lui qui combat l’esclavage et fonde une société des amis des Noirs,
lui qui militera pour l’égalité complète des hommes et des femmes et notamment
pour les droits politiques, incluant le droit de vote. Son esquisse du tableau
des progrès de l’esprit humain est une philosophie de l’histoire dont le
développement lui semble assuré. Il y a chez Condorcet un condensé de l’esprit
des Lumières, dans son plein achèvement.
La liberté de penser
Penser sans dogme, laisser libre cours à l’interprétation,
on l’a vu, ce fut l’un des traits essentiels de l’humanisme renaissant qui
utiliser la culture classique grecque et latine comme un détour pour une pensée
critique du présent. La liberté de penser est de la même façon le fil directeur
des Lumières. On l’a dit à propos de Descartes, on rappellera combien ce thème
est essentiel chez Spinoza – notamment dans le Traité théologico-politique :
aucun pouvoir politique ne peut avoir prise sur les pensées des sujets ou des
citoyens. On peut gouverner les langues mais non les cervelles ! Mais même
chez le « méchant Hobbes » on retrouve cette liberté de la pensée. Hobbes
admet que le Souverain impose une religion unique, car, pour lui, la liberté
religieuse dégénère toujours en guerre civile. Mais le même Hobbes considérait
qu’aucun pouvoir Souverain ne doit s’immiscer dans la recherche scientifique
qui peut être complètement libre de par son objet et il ajoutait pour achever
de convaincre les réticents que l’imposition d’une religion unique n’a aucun
effet sur la liberté intérieure : que vous alliez à la messe selon le
rituel du prince du moment, cela ne vous engage à rien en ce qui concerne vos
croyances réelles. Hobbes qui semble avoir été une sorte d’athée matérialiste –
quelqu’un qui affirme que la notion de substance incorporelle est une absurdité
ne peut être croyant – savait bien de quoi il parlait.
La liberté de conscience est au programme de pratiquement
tous les philosophes des xviie
et xviiie siècles. Locke
et Voltaire sont les plus connus,et c’est évidemment la position des plus
proches de l’athéisme comme la « clique holbachique » que fréquentait
Diderot. La liberté de conscience signifie que l’homme n’a à se soumettre à
aucune autre autorité que celle de son propre jugement. D’un certain point de
vue, c’est aussi ce qu’avaient rendu possible les protestants en détruisant
l’autorité de l’Église et en laissant à chacun la tâche de lire les « écritures
saintes » et de les méditer. En supprimer les intermédiaires entre les
hommes et Dieu le protestantisme a contribué lui aussi à ce grand
chambardement.
La politique à hauteur d’homme
Tout cela évidemment a des conséquences politiques
considérables. Une grande partie des philosophes des Lumières adhère aux
théories du contrat social, sous des formes très variées, certes, mais en
reconnaissant ici que le pouvoir politique ne vient pas du ciel, ni de la
nature, mais qu’il est une création humaine. Les fictions contractualistes
amènent toutes à la même idée : en obéit au pouvoir politique, on n’obéit
qu’à soi-même et donc on est libre. Rousseau le dit en toutes lettres, mais
Hobbes le soutient aussi, bien que de manière différente : la loi n’est
qu’une règle du jeu conventionnel qu’on a accepté et on ne peut donc jamais prétexter
l’injustice d’un loi pour y désobéir. Au fond, en désobéissant à la loi, on se
contredit – chez Hobbes la logique tient souvent lieu de morale – et on n’y
trouvera aucune liberté réelle, sinon celle d’un homme isolé voué à une
existence dégoûtante, misérable et brève.
Les droits naturels de l’homme, les américains comme les
français, sont solidement ancrés dans cette philosophie politique. Comment
sommes-nous passés de la proclamation de ces droits imprescriptibles à
l’extermination de peuples entiers sous prétexte de faire progresser la
civilisation, de purifier l’espèce humaine ou de faire advenir un homme
nouveau ? C’est une question à laquelle on ne peut échapper. Comment
donner tort à Marx quand il soutenait que ces droits de l’homme n’étaient au
fond que les droits du bourgeois
égoïste ? Comment comprendre encore que ce pouvoir politique issu du
consentement des citoyens se soit transformé en la domination impersonnelle de
la grande machinerie capitaliste ? Autant de questions qu’il nous faudra aborder
dans la deuxième partie de ce travail.
Propos d’étape
Il faut le reconnaître : les Lumières se sont éteintes.
Pourquoi l’esprit des Lumières ne s’est-il pas
maintenu ? Husserl constate :
Or si cette nouvelle humanité, animée d’un esprit aussi haut,
dans lequel elle trouvait son bonheur, ne s’est pas maintenue, cela n’a pu se
produire que parce qu’elle a perdu ce qui lui donnait son élan : la foi
dans la philosophie universelle de son idéal et dans la portée de la nouvelle
méthode.[44]
Pourquoi cette foi s’est-elle perdue ? C’est, nous dit
Husserl, un effondrement de la foi dans la « raison ». Il
ajoute :
Que l’homme perde cette foi, cela veut dire ni plus ni moins
qu’il perd la foi en « lui-même », en l’être véritable qui lui est
propre, lequel n’est pas tojours déjà sa possession, quelque chose qu’il aurait
déjà dans l’évidence du « Je suis », mais quelque chose qu’il n’a et
ne peut avoir que sous la forme d’un combat pour la vérité, un combat pour se
rendre lui-même vrai.[45]
Ce que Husserl énonce ici sous une forme philosophique peut
être saisi si nous essayons de comprendre comment la modernité fut
fondamentalement une mise en question et peut-être même une négation de cet
être de l’homme. Ce que nous verrons dans la partie suivante. Extérieurement,
nous avons affaire à une exaltation de la puissance de l’homme, mais cet homme
qu’on exalte va être vidé de l’intérieur, non par les abus de la philosophie,
mais par la pratique sociale d’une société qui n’accepte plus aucune limite.
V.
Un humanisme seulement abstrait
La culture européenne, celle qui est issue de la tradition
grecque et latine et celle qui vient de Jérusalem via le christianisme peut
être désignée dans son ensemble comme un culte voué à l’homme. Non à telle ou
telle catégorie d’êtres humains, mais à l’homme en général, quel qu’il soit,
selon l’enseignement stoïcien ou chrétien.
La dignité du conquérant
Parce qu’ils sont intimement persuadés de l’éminente dignité
de l’homme et donc leur propre éminence, les Européens sont tout aussi
persuadés que la Terre leur appartient
et qu’ils ont pour mission de faire régner leur humanité sur toute la surface
du globe. Il y a eu beaucoup de conquérants, Alexandre, César, Mahomet, Gengis
Khan, Tamerlan, mais tous concevaient leurs conquêtes comme une extension de
leur territoire sur des terres qui n’étaient le plus souvent que des endroits où
faire des razzias. L’Inde et la Chine furent (et restent !) de grandes
puissances et de grandes civilisations. Au XIVe siècle, la Chine
était en avance techniquement sur l’Europe. Elle était, de très loin, la nation
la plus peuplée du monde et, théoriquement, elle aurait pu construire un
gigantesque empire et peut-être annexer les royaumes d’Europe. On connaît
l’histoire de l’amiral Zheng He, un eunuque musulman chinois qui commanda la
flotte de l’Empire du Milieu, explora tout le pourtour de l’Océan indien. Certains
auteurs suggèrent même qu’il aurait contourné le Cap de Bonne-Espérance et
serait allé jusqu’aux Antilles. Même si hypothèses, il reste que l’empire
chinois disposait de moyens techniques (comme la boussole, les cartes marines
imprimées, etc.) que les Européens ont utilisés quelques décennies plus tard
pour conquérir des empires au-delà des mers. Mais cette perspective ne tentait
visiblement pas Chinois qui, après les expéditions de Zheng He décidèrent de
rester chez eux !
On peut croire que les Espagnols et les Portugais sont
partis pour conquérir l’El Dorado et devenir immensément riches. Évidemment,
cette motivation a joué un grand rôle, mais elle n’était que l’élément
catalyseur de quelque chose de plus puissant et d !e plus profond,
l’intime conviction que les peuples chrétiens étaient les véritables
représentants de l’humanité universelle. C’est d’ailleurs l’Église catholique
qui définit les lignes de partage du monde au traité de Tordesillas,à l’ouest
du méridien de 46° 37’ de longitude ouest, les Espagnols avaient pour
vocation de dominer toutes ces « terres inconnues » et à l’est, ce
droit en incombait aux Portugais.
Tout est concentré ici, en ce moment que l’on définit
traditionnellement comme celui de la naissance des temps modernes. Portée par
une certain idée de l’humanité, s’affirme l’universalité de la communauté des
hommes – celle-là même que Kant pense comme la finalité de l’histoire.
L’unité sans différence et la différence sans unité
Mais il s’agit d’une universalité abstraite. Abstraite de la
grande majorité des hommes qui sont voués à passer au service de
l’enrichissement des Européens riches et à fournir les bases de
« l’accumulation primitive du capital ». Abstraite parce qu’elle est
posée simplement comme idée, mais dépourvue presque entièrement de toute
effectivité. La pensée de l’unité du genre humain s’accompagne de l’hypostase
des différences à l’intérieur du genre humain qui aboutit à ce que les groupes
humains ont une tendance permanente à rejeter les autres hors de l’humanité.
« Nous sommes les hommes » dit le porte-parole et vous, vous ne
faites pas vraiment partie du genre humain. Au mieux, vous êtes de grands
enfants que nous allons éduquer, au pire des tarés qu’il faut éradiquer. Cette
attitude est d’ailleurs parfaitement universelle. Tous les peuples, fiers de ce
qu’ils sont, tiennent les autres peuples pour inférieurs. Freud a bien expliqué
le mécanisme : la vie sociale exige des individus des sacrifices qui
pourraient devenir insupportables si l’on n’offrait pas quelques compensations
narcissiques. Sentir qu’on appartient à un groupe humain supérieur est l’une de
ces compensations. Mais évidemment, cette supériorité est toujours relative à
quelque dimension contingente de l’existence sociale, mais nullement une
supériorité des individus. Les Européens étaient supérieurs aux Africains en
matière de technique ou de science, mais ils ne leur étaient pas supérieurs en
humanité ! Autrement dit, l’égalité de tous les hommes s’exprime dans la
revendication de la différence et l’inégalité. Mais cette différence est elle
aussi abstraite parce que non pensée comme un moment de l’égalité universelle
des humains – leur égalité en dignité, en tant qu’ils sont des êtres
raisonnables, pour parler le langage de Kant.
ineffectivité de l’humanisme abstrait
Si l’effectivité est bien, comme dit Hegel, « l’unité
de l’essence et de l’existence », alors l’humanisme, tel qu’il s’est
développé en Europe jusqu’au XIXe siècle est marqué au sceau de l’ineffectivité.
Au mieux, il est le soupir de la belle âme, l’esprit d’un monde d’où l’esprit a
été chassé… Le triomphe de la raison est cette phase de la révolution française
où la liberté absolue se manifeste dans la Terreur[46]
(« pas de liberté pour les ennemis de la liberté »).
La profession de foi humaniste et la glorification de la
culture s’accompagne sans dommage de la privation de culture pour la grande
masse et de restriction de la véritable humanité à une petite élite
autodésignée comme l’élite.
Il est frappant de constater que le racisme n’est pas un résidu
de l’ignorance, mais qu’il se développe au contraire avec le progrès de la
science et la tentative de définir biologiquement l’humanité, ce qui conduit à
l’eugénisme, étymologiquement la politique de la naissance heureuse. Le
meilleur encore une fois au service du pire.
Ces difficultés sont l’objet des développements suivants qui
montreront l’involution de l’humanisme au cours des temps modernes, culminant
dans un antihumanisme théorique et pratique qui est la marque de notre temps.
Deuxième partie
L’homme contre l’homme
ou l’antihumanisme en théorie et en pratique
VI. Qu’est-ce
que l’homme ?
Première approche
L’humanisme contient en lui-même une définition et le
développement d’un concept de l’homme, une anthropologie. En effet, comment
peut-on être humaniste, louer l’éminente dignité de l’homme, faire l’éloge des
langues et des cultures humaines si l’on ne sait ce qu’est l’homme. L’anthropologie
est une « doctrine de la connaissance de l’homme » et Kant ajoute qu’elle
peut être soit physiologique, soit thrpragmatique. La première vise à explorer
ce que la nature a fait de l’homme l’autre « ce que l’homme, être libre de
ses actes fait ou peut et doit faire de lui-même. »[47]
Ce que la nature a fait de l’homme est le domaine de la paléontologie humaine
et de « la transformation du singe en homme », pour reprendre une
vieille image aussi fausse que parlante. On aura l’occasion d’y revenir.
L’anthropologie proprement dite est l’affaire des sciences humaines.
L’humanisme comme problème
Mais cette anthropologie est problématique à tous égards, précisément
parce que la délimitation de l’homme ne va pas de soi, ni du point de vue
physiologique ni du point de vie pragmatique. Claude Lévi-Strauss faisait le
reproche à l’humanisme d’avoir fixé à l’humain des frontières trop étroites,
excluant ainsi une partie des hommes de l’humanité – ce qui permettrait de
comprendre pourquoi les Européens ont eu tant de difficultés à reconnaître
l’humain dans ces hommes étranges qu’ils ont rencontrés dans leurs expéditions,
avant de les soumettre pour en faire des esclaves. Lévi-Strauss, à la suite de
Jean-Jacques Rousseau à qui il se réfère, cherche ce qui est commun à tous les
humains, ce qui les caractérise, en faisant abstraction de ce que l’évolution
sociale et historique a pu imprimer en eux, c’est-à-dire en réinsérant l’homme
dans la nature.
Dans un texte intitulé Les trois humanismes, daté de
1950[48],
Lévi-Strauss soutient que l’ethnologie n’est pas une « science
neuve », mais « la forme la plus ancienne et la plus générale de ce
que nous désignons sous le nom d’humanisme ». Ainsi, la redécouverte de
l’Antiquité par les humanistes de la Renaissance était-elle une première forme
d’ethnologie.
Ceux qui critiquent l’enseignement classique auraient tort de
s’y tromper : si l’apprentissage du grec et du latin se réduisait à
l’acquisition éphémère de rudiments de langues mortes, ils ne serviraient pas à
grand-chose. Mais – les professeurs de l’enseignement secondaire le savent bien
– à travers la langue et les textes, l’élève s’initie à une méthode
intellectuelle qui est celle même de l’ethnographie, et que j’appellerais
volontiers la technique du dépaysement.[49]
Les siècles suivants n’ont fait qu’élargir le champ de
l’humanisme. Montrant les limites de l’humanisme classique et de l’humanisme
moderne, Lévi-Strauss souligne que l’ethnologie est toujours en-deçà et au-delà
de l’humanisme traditionnel. L’avantage de l’ethnologie est celui-ci :
En cherchant son inspiration au sein des sociétés les plus
humbles et les plus méprisées, elle proclame que rien d’humain ne saurait être
étranger à l’homme, et fonde ainsi un humanisme démocratique qui s’oppose à
tous ceux qui la précédèrent : créés pour des privilégiés à partir des civilisations privilégiées. Et en mobilisant des méthodes
et des techniques empruntées à toutes les sciences pour les faire servir à la
connaissance de l’homme, elle appelle à la réconciliation de l’homme et de la
nature, dans un humanisme généralisé.[50]
Cette enquête dans le temps et dans l’espace des sociétés
humaines vise à découvrir ce qu’est l’homme en tant que tel. Mais un homme
réconcilié avec la nature, un homme qui serait destitué de ce « privilège
ontologique » que lui a donné l’humanisme classique.
Lévi-Strauss, cependant, ne s’en tient pas à cet humanisme
généralisé pour dépasser les limites de l’humanisme. Dans une interview de
1972, reprise dans un film qui est consacré, il voit dans l’humanisme une des
causes des entreprises d’exterminations menées par la civilisation occidentale
qui a trouvé dans l’humanisme la glorification d’elle-même et donc toutes les
justifications pour exclure de l’humanité ceux qui ne correspondaient pas au
concept de l’homme qu’elle véhiculait. Il n’est pas difficile de donner raison
à Lévi-Strauss : le colonialisme s’est toujours justifié de la supériorité
de la civilisation occidentale et la science biologique elle-même a longtemps
fourbi toutes les armes intellectuelles pour nourrir les pires folies racistes.[51]
Dès lors n’est-ce pas l’humanisme lui-même qu’il faut mettre en question et donc
toute tentative de connaissance de l’homme qui deviendrait un concept abstrait,
potentiellement mortifère.
Concept et réalité
À un concept abstrait de l’homme, ne faut-il pas substituer
la réalité des hommes, dans leur pluralité irréductible ? L’homme n’est-il
qu’une abstraction ? Edmund Burke est connu pour avoir dit, critiquant la
« Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen » qu’il ne
connaissait pas les droits de l’homme, mais seulement les droits des Anglais,
des Français, etc. et refusait ainsi la pensée « abstraite » des
révolutionnaires de 1789. Joseph de Maistre, adversaire intraitable de la
révolution française, affirmait : « Il n'y a point d'homme dans le monde. J'ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes ; je sais même, grâce à Montesquieu, qu'on peut être Persan ; mais quant à l'homme, je déclare ne l'avoir rencontré de ma vie; s'il existe c'est bien à mon insu. » L’argument
est facile, le sophisme est aisé à démonter : il n’y a plus d’homme que de
canard, de vache ou de rose. Il n’y a que des canards, des vaches et des roses
singulières, mais il faut pourtant parler des canards, des vaches et des roses
« en général ». Chez Maistre comme chez Burke l’argument n’est pas
vraiment métaphysique, il ne porte pas sur la question de savoir de quoi le
monde est fait, mais il a surtout une finalité politique et vise la possibilité
même que l’on puisse parler des « droits de l’homme ».
Il faudrait s’entendre sur ce qu’on appelle
« droit » et en quel sens on peut dire qu’il y a des droits de
l’homme et de surcroit des droits naturels de l’homme pour entrer plus dans
cette querelle. Mais s’il n’y a pas d’homme, les droits de l’homme sont une
expression creuse. On pourrait au demeurant retourner à Burke et Maistre leurs
critiques : s’il n’y a pas d’homme en général, si l’homme est une
abstraction, y a-t-il un Anglais, et non pas seulement des londoniens ou des
habitants de Stratford upon Avon ? Il y a un nominalisme à bon marché dont
il faut se défier. Comment penser et parler sans employer des mots généraux,
c’est-à-dire des abstractions ? On peut dire sans se tromper que l’homme
est un animal bipède, appartenant à la famille des hominidés et la phrase
« l’homme a une bonne vue binoculaire » est parfaitement sens et
l’est tout autant la phrase : « l’homme possède un langage
articulé et il est capable d’une pensée symbolique ».
Partons, pour éclairer un peu cette question, de la vieille
querelle médiévale des nominaux et des réaux. Nous pouvons penser que les
substantifs sont des substances, autrement dit que le nom commun désigne une
substance, indépendamment de ses instanciations singulières. Si nous
reconnaissons dans cet animal qui tombe actuellement sous nos sens un chien,
c’est bien parce que nous possédons en nous l’idée de chien, sans quoi nous ne
pourrions pas savoir que nous avons affaire à un chien. Ce qui existe substantiellement,
c’est l’idée et ce que nous voyons n’en est qu’une apparence sensible et
éphémère, comme le sont tous les êtres de notre monde. L’idée au contraire
n’est pas éphémère : quand bien même, les chiens auraient-ils été tous
exterminés, l’idée de chien demeurerait – comme nous avons l’idée de dinosaures
et d’un grand nombre d’êtres disparus depuis longtemps. Puisque l’idée est
considérée comme la réalité ultime, les partisans de cette thèse étaient désignés
comme « réaux », tenants du réalisme des idées.
À quoi les nominalistes répondront que les noms ne sont pas
des substances – en tout cas pas des « substances premières » – mais
seulement des désignations conventionnelles pour parler des êtres individuels
présentant un certain nombre de traits communs. On peut, en suivant Aristote et
Guillaume d’Occam, admettre que les noms sont des « substances
secondes » c’est-à-dire des classes "ou des ensembles au sens
mathématique. Mais les seules entités que l’on peut appeler substances au sens
strict sont les individus. Chaque individu se caractérise par son unicité et
son indivisibilité. Être, c’est être un, disait Leibniz. Les êtres vivants
correspondent exactement à cette définition. Ils sont tous différents, même si
on les confond parfois quand on les regarde de loin. Les êtres vivants ont une
identité, un « soi » qui permet que chacun demeure, autant qu’il est
en lui, et se distingue de tous les autres. Les choses inertes n’ont ni
« soi » ni identité. Les galets de la place n’ont pas d’identité et
les pièces fabriquées dans une usine sont toutes identiques et ne se
distinguent que par un numéro arbitraire, comme le numéro de série.
À certains égards, il est certainement préférable d’être
nominaliste. En effet, seuls les individus sont des sujets (un sujet et une
substance sont deux termes presque identiques quand on les décompose). Pour
reprendre une formule fameuse, le chien aboie, mais le concept de chien n’aboie
pas et l’idée de cercle n’est pas ronde. La difficulté tient à ceci que le
langage n’est pas une description du monde, mais plutôt un moyen dont nous
disposons pour en parler avec quelques chances que ces paroles soient comprises
et permettent d’orienter l’action. Les ambiguïtés, les imperfections et malentendus
qui naissent du langage sont en même temps sa puissance en tant que moyen dont
nous disposons pour penser et vivre. Si je dis « le chien aboie »,
cela peut faire référence à mon chien, qui présentement aboie car quelqu’un
rentre chez moi. Mais la même phrase peut énoncer une des propriétés du chien, car
généralement les chiens aboient – encore que certains n’aboient pas. Pour
énoncer ces deux idées différentes, une seule phrase suffit, le contexte
d’énonciation, au sens large, suffisant largement pour éviter les confusions.
La folie serait de vouloir une langue parfaite qui se proposerait d’éviter
toutes les ambiguïtés et les confusions, une langue où les éléments
linguistiques et les « faits » (au sens le plus large) seraient reliés
par une bijection.
Les mots désignent des concepts et les concepts sont donc
des moyens de saisir le réel (à peu près) et de s’y retrouver.
« Concept » vient du latin cum-capere qui donne conceptus.
Cum-capere, c’est strictement « saisir avec ». On retrouvera
cela avec l’allemand Begriff qui renvoie à begreifen forgé à
partir de greifen, attraper, saisir. Former un concept, c’est donc
saisir avec soi, prendre avec soi (comprendre) une réalité. Le concept est une
relation entre le sujet qui prend avec soi et l’objet qui est pris. Les mots ne
valent que pour autant qu’ils signifient des concepts – bien que l’on sache
que, du même mot, on peut désigner des concepts différents.
Mais l’objet saisi par le concept, n’est un objet qu’en tant
qu’il se rapporte à un sujet. Mais délié de ce rapport au sujet, il reste un
« quelque chose » existant, c’est-à-dire qui se tient hors de moi
(ex-). Seules les entités individuelles sont réelles, c’est-à-dire sont des
choses (res), toutes absolument singulières. Je peux parler de l’homme,
en dire beaucoup de choses sur tous les plans. Mais Jean, Pierre, Paul ou Marie
existent et ne peuvent être saisis dans le concept. Ainsi, le concept d’homme n’épuise
jamais la réalité humaine.
Dans la définition du politique, le dialogue de Platon Le
Politique (qu’il faut lire avec l’ironie nécessaire) on aboutit à cette
définition formulée par l’étranger : « Eh bien, je dis que nous
aurions dû diviser tout de suite les animaux marcheurs en opposant les bipèdes
aux quadrupèdes, puis voyant l’homme rangé encore dans la même classe que les
volatiles seuls, partager le troupeau bipède à son tour en bipèdes nus et en
bipèdes emplumés ». L’anecdote qui veut que Diogène de Sinope ait plumé un
poulet et, le montrant, ait dit « Voici un homme selon Platon », ne
doit pas non plus être prise au pied de la lettre. Elle ne fait que montrer la
difficulté des définitions. Si on dit que l’homme est un animal qui parle,
faut-il dénier leur humanité aux muets ? L’homme est l’animal qui possède
la raison, mais que fait-on des fous ? Les enfants qui viennent de naître
ne sont des hommes qu’ « en puissance », dit-on, mais ils sont des
hommes et comme tels titulaires et sujets de droit. Le droit du petit enfant
n’est pas qu’un droit en puissance. Le mal qu’on lui fait n’est pas un mal en
puissance ! Nous ne pouvons nous passer de concept, mais la vie excède
toujours infiniment le concept. « Grise est la théorie, mais l’arbre de la
vie est toujours vers », disait Goethe.
Un concept ne peut pas être une définition comme on définit
les objets en mathématiques : « un point est ce qui n’a pas de parties ».
Ces définitions formelles, si elles peuvent être utiles pour fixer l’usage des
mots, ne nous apprennent rien. Le concept est un résultat : la logique de
Hegel suit une route qui part de l’être pour aller à l’essence et se terminer
par le concept. Le concept n’a rien d’immédiat. Pour répondre à la question
« qu’est-ce que l’homme ? », Kant proposait de répondre d’abord
à trois autres questions : « que puis-je savoir ? » (c’est
l’objet de la Critique de la raison pure), « que dois-je faire ? »
(c’est l’objet de la Critique de la raison pratique) et « que
puis-je espérer ? ». À une époque où on donne souvent le dernier mot
à « la SCIENCE »[52],
nous allons commencer par un examen critique de la conception naturaliste de
l’homme.
Ces discussions qui pourraient agacer ceux qui n’aiment pas les
jeux de langage philosophique ont pourtant une portée plus vaste qu’il ne
semble : si seuls sont sujets les individus, la société elle-même n’est
qu’un être de raison et non une réalité existant par elle-même. Par conséquent,
l’individu est ce qui vraiment de la valeur et c’est la société n’est qu’un
prédicat de l’individu. Un tel point de départ nous entraîne à un examen
critique de toutes les conceptions holistes de la vie sociale et donc de tout
ce qui soumet l’individu au groupe. Du reste, nous pouvons remarquer que
« la société » est une notion vague, qu’il existe une myriade de
« sociétés », toutes différentes et que dire que « l’homme est
un animal social », ce n’est pas dire grand-chose de très intéressant.
Nous verrons plus loin que le sens que nous pouvons donner à
l’humanisme est d’abord celui qui confère à la liberté individuelle, au droit
de l’individu la valeur suprême et qui tient les formes d’organisation sociale
pour liens plus ou moins stables que les individus nouent dans les différentes
dimensions de leur existence.
L’homme comme être naturel
Laissons provisoirement de côté la discussion sur l’individu
et revenons à l’anthropologie physiologique pour reprendre la définition
kantienne.
Comme nous ne croyons plus guère que l’homme ait été créé le
sixième jour, à part des autres animaux, mais à l’image et à la ressemblance de
son Créateur, nous devons essayer de situer l’homme dans la classification
systématique des êtres vivants. À bon droit, considérons ici que l’homme existe
d’abord dans ses relations avec l’ensemble du monde vivant, de sa biosphère, et
qu’il existe parmi les autres vivants, et, à bien des égards, comme un animal,
même si la protestation de celui qui refuse les conditions ignominieuses dans
lesquelles on tient trop souvent les individus peut se résumer à :
« nous ne sommes pas des bêtes » ou comme dans les paroles d’une
chanson révolutionnaire, « Nous sommes des hommes et non des
chiens ». Même si nous gardons nos distances avec les bêtes, les stoïciens
n’ont pas totalement tort de considérer qu’il existe une sympathie naturelle
entre tous les hommes mais, aussi entre tous les vivants, petits animaux
composant le « gros animal » qu’est la nature tout entière. Certains
stoïciens poussaient même le bouchon assez loin : ainsi Zénon affirmait
que l’on pouvait manger de la chair humaine, exactement comme on mange la chair
des animaux. Il soutenait que l’interdit de l’inceste est absurde puisque chez
les animaux le fils peut coucher avec sa mère… et de la même façon plusieurs
stoïciens ne voyaient aucun obstacle aux rapports sexuels entre humains et
animaux.[53]
Il n’est pas certain que Zénon prenait tout cela au sérieux, mais cela devait
faire partie d’une stratégie venue des Cyniques consistant à choquer pour
obliger à s’interroger. Mais au-delà des provocations cyniques, il y a quelque
chose de profondément juste. Nous ne reconnaissons pas qu’un être vivant en
énumérant la liste des propriétés d’un être vivant, quel qu’il soit, pour la
simple raison que ces énumérations ne permettra jamais de reconnaître qu’un
être vivant est vivant. Nous reconnaissons l’être vivant parce que nous
partageons avec lui cette vie qui le fait vivant, cette vie invisible. Certes
je reconnais que cet animal est un chat ou un chien parce qu’il a des
propriétés qui le définissent comme tel, dans la taxinomie officielle. Mais en
fait, je savais qu’il s’agissait de quelque chose comme un chat ou un chien bien
avant d’avoir pu le localiser dans le grand livre de Linné ! Certes, il
faut se méfier de l’anthropomorphisme et ne pas projeter notre propre naturel
sur les autres vivants – c’est la source de nombreuses méprises, mais nous
sentons et expérimentons qu’il y a quelque chose de commun entre les bêtes et
nous. C’est évident pour ces animaux qui nous sont proches, comme les grands
singes ou les animaux domestiques comme les chiens et les chats. Mais les
vaches qui vous regardent et en perdent presque le ruminer quand vous
approchez, vous les sentez « curieuses ». Est-ce une illusion
anthropomorphique ou sont-elles vraiment curieuses, non pas curieuses à la
façon mais curieuses à la façon des vaches ? Spinoza dit qu’il est évident
que les animaux sentent et désirent, mais leurs sentiments et leurs désirent
différent en nature des nôtres. Un désir d’homme n’est pas la même chose qu’un
désir de cheval ! Voilà tout. Quand nous voyons une chienne allaitant ses
chiots et prenant soin d’eux, nous y reconnaissons bien un sentiment que nous
partageons.
Il ne s’agit pas de dire que les hommes et les bêtes sont
frères ou sœurs. Les bêtes elles-mêmes vivent séparément, le plus souvent et ne
s’entendent pas très bien. Les lions aiment les gazelles, mais d’un amour
dévorant ! Il reste que l’éthologie animale nous dit quelque chose de nous
– dans Mon oncle d’Amérique, Resnais, utilise les interventions d’Henri
Laborit pour organiser ce parallèle entre ce qu’enseigne l’éthologie animale et
la vie des humains. Mais ni les animaux ni nous n’obéissons à d’inflexibles
lois régulières mathématisables. On peut faire des statistiques descriptives,
mais celles-ci sont peu opératoires pour prédire le comportement des êtres
vivants, qui n’en font « qu’à leur tête » : même la mouche avec
laquelle nous n’avons qu’assez peu de sympathie se pose « où elle
veut », « quand elle veut », revient à la charge si on la
chasse, dût-elle mourir sous les coups de la tapette à mouches ! Le
sentiment que nous avons de nous-mêmes s’enracine dans cette imprédictibilité
du vivant.
Le genre humain
Pour parler des hommes en général, nous employons
fréquemment l’expression « genre humain ». Du point de vue
scientifique, les hommes, vivant sur Terre, depuis quelques dizaines de
milliers d’années, appartiennent non seulement au genre humain, mais à une
espèce particulière baptisée Homo sapiens par Carl Linné. Il y a
aujourd’hui pas mal d’autres espèces du genre homo découvertes par les
paléontologues : homo habilis, homo erectus, homo
neandertalensis, etc. Tous ces spécimens du genre homo seraient des espèces distinctes.
Selon les critères de classification biologique, le genre humain est
vaste !
Premier problème : qu’est-ce qu’une espèce ? Les
partisans de la théorie synthétique de l’évolution comme Ernst Mayr tiennent
les espèces pour les réalités fondamentales. Les espèces sont les classes
définies par l’interfécondité des individus qui les composent. Leur patrimoine
génétique permettrait de les distinguer nettement les unes des autres. contrairement
au dogme aristotélicien et darwinien, selon lequel « la nature ne fait pas
de saut », il y aurait bien discontinuité entre les espèces. Cette idée est
battue en brèche par de nombreux biologistes et paléontologues contemporains
qui considèrent que les classifications des espèces, à la manière de Linné ou
suivant les méthodes du cladisme, ne renvoient à aucune réalité substantielle,
mais ne sont que des étiquettes utiles éventuellement. À l’intérieur d’une
espèce, on distingue, par commodité, des « variétés » qui se
caractérisent par certains traits phénotypiques, mais sont interfécondes –
ainsi les « races » chez les animaux d’élevage. On connaît aussi de nombreux phénomènes
d’hybridation, à quoi on rétorque que les produits de ces hybridations (mules,
mulets, bardots, par exemple) sont stériles, enfin en général, mais pas
toujours – on estime à 10% les cas de fertilité des mules et mulets. Inversement,
il existe des cas où l’on a considéré comme deux espèces différentes des
animaux appartenant en réalité à une seule espèce. Des systématiciens comme
Guillaume Lecointre ou des biologistes comme Pierre-Henri Gouyon, défendent une
position nominaliste. Il n’y a pas de réalité substantielle des espèces. Seuls
existent substantiellement les individus.
Si on ajoute à ces débats, les révisions auxquelles est
soumise la théorie génétique classique, où, au contraire du déterminisme
génétique en vogue il y a quelques décennies, on soutient de plus en plus
fréquemment un indéterminisme génétique qui fait une large place aux conditions
du développement des individus après la fusion des gamètes, on est obligé
d’admettre que la balance, là aussi, penche fortement du côté du nominalisme.
L’épigénétique serait la grande révolution qui viendrait bouleverser la théorie
génétique standard.
Conséquence de tout cela : la définition biologique de
l’homme risque fort d’être sujette à caution. Où ça commence et où ça
finit ? Le mystère s’est épaissi.
Le genre humain et l’espèce humaine
L’homme est bien un être biologique, naturel en ce sens, et
ce sont ses propriétés naturelles qui lui ont permis d’entamer cette
prodigieuse marche en avant depuis un à deux millions d’années. En ce sens on
peut dire qu’il y a une « nature humaine » comme il y a une nature du
chien, du chat ou du poisson rouge. Mais, dès qu’on rentre dans les détails,
les choses se compliquent. Tout d’abord, on a des difficultés à délimiter la
catégorie « homme ». Il y a eu toutes sortes d’hommes. On fait
parfois du Sahelanthropus tchadensis (surnommé Toumaï) un ancêtre de la
lignée humaine, puisqu’il semble qu’il était bipède, à la différence des autres
primates, parfois plus récents, comme les chimpanzés et les bonobos. Mais on
n’est pas très sûr qu’il soit à mettre dans la lignée humaine. Son découvreur,
Michel Brunet, en a fait un « anthropus » mais non un homo.
Lucy, que l’on a longtemps présentée comme une ancêtre de l’homme, n'en est pas
une. Elle est un australopithèque, et un « pithèque » est plus près
des « singes »[54]
que des hommes. Comme nous n’avons qu’assez peu de fossile et que parfois leur
interprétation est une affaire très complexe, la reconstitution de la lignée
humaine est beaucoup moins certaine aujourd’hui encore qu’elle pouvait l’être
il y un demi-siècle. Il n’y a pas une ligne évolutive directe, mais un
buissonnement avec toutes sortes d’espèces humaines ayant souvent cohabité et
la question de savoir pourquoi « nous », les hommes modernes, sommes
la seule espèce survivante, reste une des énigmes les plus excitantes.
Commençons-nous avec homo habilis, homo erectus
ou un autre encore inconnu ? Jadis, on croyait qu’il s’agissait d’espèces
différentes, nées de la sélection naturelle darwinienne. Mais on n’en est plus
très sûr. Ne fait-on pas des espèces à partir de la simple variation de
quelques fossiles ?
L’homo sapiens, d’origine africaine, s’est
progressivement répandu sur la surface de la Terre, croisant sur sa route des
autres espèces d’homo, comme l’homme de Neandertal ou l’homme de
Denisova, avec lesquelles Sapiens a entretenu des « relations
intimes » pendant une certaine période. Mais on trouve aussi des
hybridations entre denisoviens et néandertaliens. Ces trois espèces humaines
(sapiens, Denisova et Neandertal) auraient un ancêtre commun à 65000 ans de
nous… D’où la question : où commence l’humanité ? La biologie ne nous
donne aucune réponse ! L’hypothèse n’est pas absurde que le processus de
spéciation chez les humains (le genre homo) n’ait jamais été complet et
que, par conséquent, on ne puisse parler de différentes espèces humaines, mais
de variations autour d’un même thème, si l’on ose dire, qui permettraient de
rendre compte des hybridations et des rencontres attestées entre des humains
appartenant, selon la classification traditionnelle, à des espèces différentes.
On peut faire des expériences de pensée pour essayer de démêler ces questions. À
la manière de Philip K. Dick, imaginons que nous rencontrions, grâce à un trou
dans l’espace-temps, des homo habilis vivant sur une
« Terre-jumelle », comment devrions-nous les considérer ?
Seraient-ils titulaires des « droits universels de l’homme » ?
Les homo habilis ayant un cerveau de petite taille devaient être bien
moins « intelligents » que les Sapiens. Et pourtant, il semble
bien que nous n’aurions pas le droit de les tuer, et que nous devrions les
traiter avec respect comme des membres de la famille humaine. A fortiori, cette
attitude serait prescrite à l’égard de Denisoviens ou de Néandertaliens égarés
dans notre époque. Sans oublier que les progrès de la paléontologie ont modifié
considérablement l’image que l’on pouvait se faire des « cousins » de
sapiens. Neandertal, jadis dépeint comme une grosse brute à moitié
simiesque, est devenu beaucoup plus présentable et, convenablement rasé et
habillé, il pourrait presque passer incognito dans le métro[55].
Nous sentons bien qu’il y a derrière ces questions de classification un
problème moral sérieux : un idiot congénital est un humain qui bénéficie
de tous les droits humains, même si on doit lui désigner un tuteur chargé de le
protéger. Notre homo erectus vieux de 800000 ans aurait du mal à passer
les tests de QI, mais il est un humain.
Si nous refusons cette position, alors la boîte de Pandora est ouverte :
on exterminera les malades mentaux, les individus congénitalement handicapés,
etc. Ce qui nous rappelle quelque chose !
Les défenseurs du Big Apes Project prétendent que
cette attitude morale devrait s’étendre aux grands singes, comme les gorilles,
les chimpanzés, les orangs-outangs et les bonobos, que nous devrions aussi
considérer comme des « membres de la famille ». La taxinomie les
regroupe avec homo dans le groupe des hominidés. Mais, si la question de
la protection des grands singes est une question sérieuse, les considérer comme
des membres de la famille pourrait sembler très exagéré et ouvrirait la voie à
toutes sortes de niaiseries animalistes, car de proche en proche, nous devrions
accorder la même attention morale aux rats et aux punaises de lits qu’à nos
frères humains. Il n’en demeure pas moins que nous devrions protéger les grands
singes, les traiter convenablement, sans qu’ils deviennent nos compagnons – et
d’ailleurs ils sont mieux dans leurs forêts qu’avec nous.[56]
La caractéristique première des humains est la capacité de
fabriquer des outils, de penser dans le temps cette fabrication, d’améliorer
ces outils et les procédés de fabrication et de transmettre tout cela aux
générations suivantes. Et cette capacité remonte à bien plus de 1 million
d’années, c’est-à-dire bien longtemps avant l’apparition de Sapiens !
Cette aptitude à être homo faber, comme le dit Bergson, est liée,
presque sans aucun doute, à l’apparition de capacités communicationnelles
exceptionnelles et qu’on ne trouve nulle part ailleurs dans le monde animal.
L’asymétrie du cerveau et l’existence d’une de Broca est attestée sur des
fossiles de crânes de spécimens de l’homo habilis. Outils et
communication : voilà quelque chose qui sort nos ancêtres de la vie
animale, soumise simplement à la sélection naturelle. Va commencer un processus
de « coévolution » : l’évolution technique et l’évolution
biologique vont se renforcer mutuellement. Par exemple, la maîtrise du feu et
la cuisson de la viande vont permettre d’en augmenter la consommation et ainsi
le cerveau va pouvoir se développer. On pourrait presque dire qu’à certains
égards l’homme s’est fait lui-même. Il aurait pu disparaître à plusieurs
occasions. Selon certaines
hypothèses, entre 800000 et 900000 ans, la population du genre homo
aurait été réduite à guère plus d’un millier d’individus, pour des raisons
certainement climatiques (grand froid et sécheresse). Ce « goulot
d’étranglement » n’a pu être surmonté que par l’intelligence de nos très
lointains ancêtres. On peut invoquer les mutations génétiques, mais celles-ci
ne se cumulent qu’à long terme : il a d’abord fallu survivre et ce sont
ces capacités intellectuelles qui furent mobilisées.
Autrement dit, l’homme n’est pas défini biologiquement, par
son ADN ou ses caractéristiques morphologiques, rien qui puisse renvoyer à ce
qui fut la matrice du racisme exterminateur des deux derniers siècles. L’homme se
définit lui-même par son interaction avec la nature, ce que Marx nommera son
métabolisme, cet échange permanent dans lequel il se confronte à la nature et
l’utilise à ses propres fins. Il faudrait ici reprendre les pages de L’Idéologie
Allemande de Marx tant elles sont précises et pertinentes, surtout si on
tient de l’état encore embryonnaire de la paléontologie humaine à ce moment-là.
On peut distinguer les hommes des animaux par la
conscience, par la religion et par tout ce que l'on voudra. Eux-mêmes
commencent à se distinguer des animaux dès qu'ils commencent à produire leurs
moyens d'existences, pas en avant qui est la conséquence même de leur
organisation corporelle. En produisant leurs moyens d'existence, les hommes
produisent indirectement leur vie matérielle elle-même.
La façon dont les hommes produisent leurs moyens
d'existence, dépend d'abord de la nature des moyens d'existence déjà donnés et
qu'il leur faut reproduire. Il ne faut pas considérer ce mode de production de
ce seul point de vue, à savoir qu'il est la reproduction de l'existence
physique des individus. Il représente au contraire déjà un mode déterminé de
l'activité de ces individus, une façon déterminée de manifester leur vie, un
mode de vie déterminé. La façon dont les individus manifestent leur vie reflète
très exactement ce qu'ils sont. Ce qu'ils sont coïncide donc avec leur
production, aussi bien avec ce qu'ils produisent qu'avec la façon dont ils le
produisent. Ce que sont les individus dépend donc des conditions matérielles de
leur production.
Cette production n'apparaît qu'avec l'accroissement
de la population. Elle-même présuppose pour sa part des relations [57]
des individus entre eux. La forme de ces relations est à son tour conditionnée
par la production.
Les rapports des différentes nations entre elles
dépendent du stade de développement où se trouve chacune d'elles en ce qui
concerne les forces productives, la division du travail et les relations
intérieures. Ce principe est universellement reconnu. Cependant, non seulement
les rapports d'une nation avec les autres nations, mais aussi toute la
structure interne de cette nation elle-même, dépendent du niveau de
développement de sa production et de ses relations intérieures et extérieures.
L'on reconnaît de la façon la plus manifeste le degré de développement qu'ont
atteint les forces productives d'une nation au degré de développement qu'a
atteint la division du travail. Dans la mesure où elle n'est pas une simple
extension quantitative des forces productives déjà connues jusqu'alors
(défrichement de terres par exemple), toute force de production nouvelle a pour
conséquence un nouveau perfectionnement de la division du travail.[58]
Comprendre ce qu’est l’homme, s’en faire un concept, c’est
d’abord le considérer du point de vue de la pratique (praxis) sensible
humaine subjectivement[59],
et non pas comme objet des sciences de la nature.
Évidemment, il y a ici, à la base, des processus purement
naturels, ceux qui produisent les mutations favorables à l’apparition du genre
humain (station verticale, nudité, excellente vue binoculaire, dégagement des
possibilités d’accroissement de la capacité de la boîte crânienne, etc.). Mais
il y a un « saut dialectique », c’est-à-dire une évolution qui, sous
un certain rapport, sort l’homme de la domination de la nature extérieure et le
conduit à faire de sa propre nature le facteur actif d’une humanisation de la
nature.
Avec André Leroi-Gourhan
On doit à André Leroi-Gourhan, le grand paléontologue,
d’avoir dégagé les principales étapes de cette révolution qui produit le genre
humain.
L’hominisation est le premier processus, celui des
modifications biologiques à partir des singes hominidés. La station verticale
est le facteur décisif : l’histoire de l’homme ne commence pas par le
cerveau, mais par les pieds, dût notre amour-propre en souffrir ! Cette
évolution biologique est souvent attribuée, selon les dogmes en vigueur, à la
pression sélective. Mais il n’est certain du tout que l’évolution des espèces
ait pour seul facteur la pression sélective, comme l’affirme la théorie
synthétique de l’évolution. Il y a une part de hasard considérable et beaucoup
de mutations seraient neutres du point de vue sélectif, comme l’affirment les « neutralistes »[60].
On peut aussi imaginer des tendances à la complexité et une ligne évolutive de
l’intelligence, en reprenant les thèses de Bergson qui sont injustement passées
sous silence aujourd’hui[61].
Quoi qu’il en soit, il y a bien une évolution naturelle qui conduit au genre
humain.
La deuxième évolution qui va prendre le relai et rétroagir
sur l’évolution naturelle est ce que Leroi-Gourhan nomme anthropisation. C’est
l’apparition et l’évolution de la technique. Les paléontologues classifient les
âges de la préhistoire humaine par les techniques employées qui, sur des temps
très longs, marquent un perfectionnement des outils. Encore faut-il prendre
garde à un fait majeur : ne subsistent que les outils en pierre et nous
n’avons pas la moindre idée des éventuels outils en bois, par exemple, ni de la
manière dont ces premiers humains s’habillaient. Nos classifications reflètent
aussi notre manque irrémédiable de connaissance au sujet de ces aurores du
genre humain. Nous en savons encore moins sur la façon dont ces lointains
ancêtres communiquaient. Ils communiquaient puisqu’ils pouvaient transmettre
leurs inventions à leurs enfants ; ils communiquaient parce qu’ils
vivaient dans des groupes sociaux – à l’instar des « grands singes ».
Mais comment communiquaient-ils ? Disposaient-ils d’un langage articulé ?
L’asymétrie cérébrale et l’existence d’un aire de Broca permet de penser que
les homo erectus avaient de quoi se parler ! Mais le faisaient-ils
ou faut-il attendre les sapiens les plus évolués pour que cette faculté
du langage soit développée. Nous n’en savons rigoureusement rien. Nous n’avons
aucune raison de choisir une hypothèse plutôt que l’autre.
La technique ouvre la voie à une troisième évolution, celle
de la symbolisation, c’est-à-dire de la capacité à produire des sons ou des
objets pour désigner des choses non présentes. Là encore, nous raisonnons à
partir des traces laissées par les humains. Mais le langage est à coup sûr bien
plus ancien que les vestiges de statues, d’instruments de musique ou de
fresques de l’art pariétal. Leroi-Gourhan montra très précisément comment le
développement de la main et celui du cerveau vont de pair. Ce qui apparaît avec
Sapiens, et qui, pour l’heure, nous semble sa principale caractéristique, c’est
l’aptitude à fixer des pensées sur des supports matériels. Mais une telle
aptitude est aussi apparue chez notre « cousin », l’homme de Neandertal,
dont on a découvert qu’il était lui aussi un être de culture.
Concluons avec Leroi-Gourhan :
Les faits montrent que l’homme n’est pas, comme on s’était
accoutumé à le penser, une sorte de singe qui s’améliore, couronnement
majestueux de l’édifice paléontologique, mais, dès qu’on le saisit, autre chose
qu’un singe. Au moment où il nous apparaît, il lui reste encore un chemin très
long à parcourir, mais ce chemin, il l’aura moins à faire dans le sens de
l’évolution biologique que vers la libération du cadre zoologique, dans une
organisation où la société va progressivement se substituer au courant phylogénétique.[62]
Cette vision d’ensemble du développement de l’histoire
humaine exclut, évidemment toute forme de racisme, toute idée de supériorité
d’une « race » sur une autre. Les différences entre les humains ne
sont pas des différences biologiques (bien que celles-ci existent) mais des
différences liées précisément au fait que la société s’est substituée au
courant phylogénétique.
Propos d’étape
Ce qu’est l’homme, nous pouvons partiellement l’apprendre la
paléontologie humaine qui se trouve au carrefour des sciences de la nature et
des « sciences humaines », au carrefour des sciences qui expliquent
les phénomènes par les lois naturelles et des sciences de l’esprit ou des
sciences historiques qui doivent comprendre, en quelque sorte de l’intérieur les
faits produits par l’esprit humain. L’homme est un être naturel social,
biologique et culturel, il est une
partie de la nature dont il suit le cours, comme dirait Spinoza, mais il est
aussi l’être qui comprend la nature, en fait des représentations et travaille à
lui ôter son caractère « farouchement étranger » (Hegel) en la
transformant ou en l’apprivoisant. Il forme sa conscience dans ce rapport avec
les autres et avec la nature – c’est pourquoi chercher dans le cerveau le site
de la conscience est une idée tout à fait stupide : la conscience est dans
cet entre-deux, dans ce milieu, entre les humains qui chassent en commun[63],
dans ce rapport entre la main qui tient le percuteur et la pierre qui va
devenir un chopper ou un biface. La conscience est cette transformation de
l’individu qui, cessant d’être un spécimen d’une espèce devient membre d’une
ethnie, d’un clan, d’une tribu ou d’une nation, un être social et non social en
même temps, social par le fait qu’il vit en société, mais non social au sens où
cette société n’est pas naturelle chez lui, mais résulte de ce que Castoriadis
nomme son « imaginaire radical ».
Cependant, cette conscience, loin de donner à chaque homme
l’idée qu’il appartient au genre, qu’il est un « être générique » (Gattungswesen)
se manifeste d’abord par le rejet de l’autre, ainsi que le souligne Hegel dans
son fameux modèle du rapport entre le maître et de l’esclave. Ce rejet de
l’autre est aussi, simultanément une reconnaissance, reconnaissance de l’autre
homme comme un rival et donc comme un semblable. Le conflit est donc la
manifestation première de l’unité de l’espèce, conflit qui peut atteindre une
violence destructrice et même autodestructrice sans limite comme le montrent
non pas les guerres préhistoriques, mais les guerres ultramodernes que nous
avons connues depuis 1914. La paix et la concorde sont conformes à notre
commune nature, mais c’est aussi naturellement que nous nous retrouvons
hostiles les uns aux autres.
VII. Le
barbare et l’inhumain
Du haut de notre orgueil historique, nous jugeons les temps
anciens comme des temps barbares. Nous
nommons barbares les conduites les plus cruelles, les plus violentes, le refus
du droit, l’incapacité à suivre la loi morale. Barbares, les razzias, les
destructions de villes, la mise à mort des enfants, l’éventrement des femmes
enceintes, la torture, les viols et tant d’autres crimes contre l’humanité.
Nous nommons barbare ce que nous pensons inhumain, indigne d’un humain,
contraire à l’humanité. Mais comment se fait-il que les hommes sont si souvent
« inhumains » ?
Les barbares et nous
Le mot « barbare » est souvent employé comme une
injure grave. Le « gang des barbares » désignait des voyous dont la violence
semblait sans limite. Mais cette utilisation du mot « barbare »
pourrait être un abus de langage.
Le mot « barbare » est grec. Les Grecs appelaient βάρβαρος
celui dont la parole était incompréhensible comme le sont les borborygmes, le
« babababa » des petits enfants, les sons indistincts de ceux qui ne
parlent pas le grec. Le barbare est donc l’étranger, celui dont les coutumes
paraissent bizarres. D’un certain point de vue, le barbare est hors l’humanité,
puisqu’il semble hors de notre propre façon d’être humains et que,
spontanément, nous pensons qu’être humain, c’est partager nos coutumes.
Montaigne le disait : « nous nommons barbare ce qui n’est point dans
nos coutumes », Montaigne qui montrait que les cannibales ne sont pas nécessairement
plus barbares que nous. Comparant la manière dont certains peuples traitent
leurs prisonniers avant de les manger et les procédés dont usent les Portugais
contre leurs ennemis, Montaigne écrit : « Je ne suis pas marry que
nous remerquons l’horreur barbaresque qu’il y a en une telle action, mais ouy
bien dequoy, jugeans bien de leurs fautes, nous soyons si aveuglez aux nostres.
Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger
mort, à deschirer, par tourmens et par geénes. » (Essais, livre
I, ch. 31)
Cet essai est un classique non pas du relativisme moral,
comme on le dit trop vite, mais bien plutôt du jugement lucide sur nos propres
mœurs. Voici un extrait de Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss, qui
va dans le même sens :
Des sociétés qui nous paraissent féroces à certains
égards, savent être humaines et bienveillantes quand on les envisage sous un
autre aspect. Considérons les Indiens des plaines d’Amérique du Nord qui sont
ici doublement significatifs, parce qu’ils ont pratiqué certaines formes
modérées d’anthropophagie, et qu’ils offrent un des rares exemples de peuple
primitif doté d’une police organisée. Cette police (qui était aussi un corps de
justice) n’aurait jamais conçu que le châtiment du coupable dût se traduire par
une rupture des liens sociaux. Si un indigène avait contrevenu aux lois de la
tribu, il était puni par la destruction de tous ses biens : tente et
chevaux. Mais du même coup, la police contractait une dette à son égard ;
il lui incombait d’organiser la réparation collective du dommage dont le
coupable avait été, pour son châtiment, la victime. Cette réparation faisait de
ce dernier l’obligé du groupe, auquel il devait marquer sa reconnaissance par
des cadeaux que la collectivité entière – et la police elle-même – l’aidait à
rassembler, ce qui inversait de nouveau les rapports ; et ainsi de suite,
jusqu’à ce que, au terme de toute une série de cadeaux et de contre-cadeaux, le
désordre antérieur fût progressivement amorti et que l’ordre initial eût été
restauré. Non seulement de tels usages sont plus humains que les nôtres, mais
ils sont aussi cohérents, même en formulant le problème dans les termes de
notre moderne psychologie : en bonne logique,
l’ « infantilisation » du coupable impliquée par la notion de
punition exige qu’on lui reconnaisse un droit corrélatif à une gratification,
sans laquelle la démarche première perd son efficacité, si même elle n’entraîne
pas des résultats inverses de ceux qu’on espérait. Le comble de l’absurdité
étant, à notre manière, de traiter simultanément le coupable comme un enfant
pour nous autoriser à le punir, et comme un adulte afin de lui refuser la
consolation ; et de croire que nous avons accompli un grand progrès
spirituel parce que, plutôt que de consommer quelques-uns de nos semblables, nous
préférons les mutiler physiquement et moralement.
De telles analyses, conduites sincèrement et
méthodiquement, aboutissent à deux résultats : elles instillent un élément
de mesure et de bonne foi dans l’appréciation des coutumes et des genres de vie
les plus éloignés des nôtres, sans pour autant leur conférer les vertus
absolues qu’aucune société ne détient. Et elles dépouillent nos usages de cette
évidence que le fait de n’en point connaître d’autres – ou d’en avoir une
connaissance partielle et tendancieuse – suffit à leur prêter.[64]
Après ceux de Montaigne, voici donc des cannibales qui
seraient plutôt moins barbares que nous, si on accepte de changer l’angle sous
lequel on regarde ces barbares ou prétendus tels.
Il ne s’agit pas de dire que tout se vaut et que n’importe
quelle coutume si étrange et si cruelle soit-elle est parfaitement légitime. Il
s’agit seulement de mettre en question nos propres croyances dans la valeur
éminente de nos mœurs.
On peut dire que le barbare s’oppose au civilisé. La
barbarie serait un état antérieur de l’humanité qui doit être dépassé. Il est
pourtant vrai qu’il n’existe pas de société qui ne soit une société civile. Les
animaux ne vivent pas dans des sociétés au sens propre du terme. Ils vivent
dans des meutes ou dans des troupeaux, dans lesquels règne un certain ordre,
mais qui ne procède jamais d’une organisation consciente, résultat d’un certain
nombre d’actions volontaires. Projeter sur les animaux grégaires les catégories
politiques des sociétés humaines est proprement absurde. La « reine des
abeilles » ne règne pas ! Dès qu’ils sont humains, les groupes
humains sont déjà autre chose que les groupes d’animaux grégaires.
De ce point de vue, toutes les civilisations peuvent être
dites égales. L’art des coiffures en plumes des Bororos n’a rien à envier à nos
défilés de mode. La cosmogonie des Dogons vaut bien celle des Grecs. Nous nous
croyons souvent supérieurs dans la mesure où nous sommes supérieurement
ignorants. C’est l’un des aspects intéressants du livre de Greaber et Wengrow, Au
commencement était…[65]
qui rapporte comment les colons européens ont été confrontés à la critique des
Amérindiens qui se présentent comme les défenseurs d’une société égalitaire
d’hommes libres face à des Européens soumis au pouvoir de l’argent.
Il faut peut-être admettre, avec beaucoup de précautions
sans doute, une progression du processus de civilisation. Il y a une part
d’arbitraire dans les critères que nous employons pour établir des
progressions, nous avons toujours tendance à valoriser ce en quoi notre propre
civilisation semble manifestement supérieure. Voyons quelques exemples.
S’il ne faut pas mépriser les connaissances médicales des
sociétés archaïques et, en particulier, les connaissances des vertus
médicinales d’un grand nombre de plantes[66],
il faut bien admettre que la médecine née en Europe aux temps modernes est
incommensurablement plus efficace que les médecines des Bororos ou des
Nambikwaras. L’amélioration de la santé globale de la population, la chute de
la mortalité infantile, la réduction drastique du nombre de femmes qui meurent
en couches, l’augmentation de l’espérance de vie et de l’espérance de vie en
bonne santé sont manifestes. Il vaut mieux être en bonne santé que malade. Mais
d’un autre côté, l’augmentation de l’espérance entraine un vieillissement
global des populations qui pourrait modifier en profondeur notre civilisation.
Ce processus est d’ailleurs déjà engagé… Et quels que soient les progrès faits
dans la technique médicale, nous restons des mortels. L’angoisse de la mort
croit peut-être parallèlement à notre maîtrise : nous devons quand même
mourir ! La presse annonce que tel fléau (le tabac, l’alcool, la drogue,
la pollution de l’air) cause tant de dizaines ou de centaines de milliers de
morts par an : soit ! Mais si on éliminait ces fléaux, ces humains-là
finiraient tout de même par mourir, quoi que l’on fasse. Plus tard sans
doute : encore un instant, monsieur le bourreau ! Mais avec une aussi
grande certitude que celle des chasseurs-cueilleurs d’il y a 30000 ans !
Nous nous plaignons de la brièveté de la vie, mais Sénèque a déjà dit ce qu’il
en fallait penser :
Non : la nature ne nous donne pas trop peu : c'est
nous qui perdons beaucoup trop. Notre existence est assez longue et largement
suffisante pour l'achèvement des œuvres les plus vastes, si toutes ses heures
étaient bien réparties. Mais quand elle s'est perdue dans les plaisirs ou la
nonchalance, quand nul acte louable n'en signale l'emploi, dès lors, au moment
suprême et inévitable, cette vie que nous n'avions pas vue marcher, nous la
sentons passée sans retour. Encore une fois, l'existence est courte, non telle
qu'on nous l'a mesurée, mais telle que nous l'avons faite ; nous ne sommes
pas pauvres de jours, mais prodigues. De même qu'une ample et royale fortune,
si elle échoit à un mauvais maître, est dissipée en un moment, au lieu qu'un
avoir médiocre, livré à un sage économe, s'accroît par l'usage qu'il en
fait ; ainsi s'agrandit le champ de la vie par une distribution bien
entendue. (De la brièveté de la vie)
Ajoutons que le gain d’espérance de vie maintient à l’état
de survie nombre de vieillards qui attendent la mort comme une délivrance et
nous en sommes arrivés au point de vouloir légiférer sur l’aide médicale à
mourir (AMM). Le dernier cri du progrès médical ne servirait donc qu’à préparer
l’usage de cette AMM, un usage qui se répand dans tous les pays riches, ainsi
au Canada où l’AMM est la cinquième cause de décès.
Il y a bien d’autres exemples. Le progrès scientifique,
celui qui devait « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la
nature » s’est révélé comme le moyen de la déshumanisation la plus
radicale. Il suffit de rappeler comment l’industrie moderne a été mobilisée en
vue de l’anéantissement total au cours des deux dernières guerres mondiales. Il
suffit de rappeler comment la puissante chimie allemande fut mise au service de
la plus gigantesque entreprise criminelle qui ait été conçue par les
hommes : l’extermination d’un peuple entier, au nom de la purification de
la race – au pseudo-concept aiguisé et rendu meurtrier au plus haut point par
la science biologique du xixe
siècle.
On pourrait laisser sur ce point le dernier mot à Claude
Lévi-Strauss :
On sait, en effet, que la notion d’humanité,
englobant, sans distinction de race ou de civilisation, toutes les formes de l’espèce
humaine, est d’apparition fort tardive et d’expansion limitée. Là même où elle
semble avoir atteint son plus haut développement, il n’est nullement certain —
l’histoire récente le prouve — qu’elle soit établie à l’abri des équivoques ou
des régressions. Mais, pour de vastes fractions de l’espèce humaine et pendant
des dizaines de millénaires, cette notion apparaît totalement absente. L’humanité
cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du
village ; à tel point
qu’un grand nombre de populations dites primitives se désignent d’un nom qui
signifie les « hommes » (ou parfois — dirons —
nous avec plus de discrétion « les
bons », « les excellents », « les complets), impliquant ainsi que les autres
tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus — ou même de la
nature humaine, mais sont tout au plus composés de « mauvais »,
de « méchants », de « singes de terre » ou « d’œufs de pou » [....]. Dans les Grandes
Antilles, après la découverte de l’Amérique, pendant que les Espagnols
envoyaient des commissions d’enquête pour rechercher si les indigènes
possédaient ou non une âme, ces derniers s’employaient à immerger des blancs
prisonniers afin de vérifier par une surveillance prolongée si leur cadavre était
ou non, sujet à la putréfaction.
Cette anecdote à la fois baroque et tragique illustre
bien le paradoxe du relativisme culturel (que nous retrouverons ailleurs sous d’autres
formes) : c’est dans la mesure même où l’on prétend établir une
discrimination entre les cultures et les coutumes que l’on s’identifie le plus
complètement avec celles qu’on essaye de nier. En refusant l’humanité à ceux
qui apparaissent comme les plus « sauvages » ou les plus « barbares » de ses représentants, on
ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare c’est
celui qui croit à la barbarie. (Race et histoire, 1961)
Barbare et sauvage
Le barbare est souvent proche du sauvage. La différence
tient en ceci : nous admettons qu’il puisse y avoir de « bons
sauvages » alors que les bons barbares sont beaucoup plus rares ! Le
sauvage est, selon l’étymologie, l’homme des bois. Les ethnologues du siècle
passé et certains plus anciens nous ont familiarisés avec toutes sortes de bons
sauvages. Lévi-Strauss vient à la suite d’une longue lignée d’auteurs. Lewis
Morgan, dans son Ancient society[67],
nous avait appris que les « sauvages des Amériques » étaient porteurs
de hautes valeurs humaines, que les femmes chez les Sioux étaient nettement
mieux considérées je ne dis seulement qu’à Athènes mais que dans les sociétés
bourgeoises modernes. Bronislaw Malinovski a montré la relative liberté des
mœurs des Mélanésiens, s’inscrivant en partie dans la lignée historique du Supplément
au voyage de Bougainville de Diderot.
Le « bon sauvage » vit à cet « âge des
cabanes » qui semblait à Rousseau l’âge le plus heureux de l’histoire de
l’humanité, déjà sortie de l’état de nature, mais pas encore entrée dans le
monde des rivalités, de la guerre de chacun contre chacun, de la lutte pour
domination et de tous les maux qui nous affectent depuis qu’ont été construites
les premières grandes cités et que c’est plutôt la domestication des hommes qui
a été à l’ordre du jour après celle des animaux et des plantes.[68]
Marshall Sahlins avec Âge de pierre, âge d’abondance, s’inscrit dans
cette lignée rousseauiste où nous avons déjà trouvé Lévi-Strauss. Il montre en
particulier que l’égoïsme qui est à la base des conceptions occidentales de la
vie commune – qu’il s’agisse de l’état de nature chez Hobbes ou de la
conception de la main invisible d’Adam Smith – n’est pas naturel mais apparaît
plutôt comme le produit d’une histoire particulière de l’Occident moderne :
L’égoïsme serait-il naturel ? Pour la majeure partie de
l’humanité, l’égoïsme que nous connaissons bien n’est pas naturel au sens
normatif du terme : il est considéré comme une forme de folie ou
d’ensorcellement, comme un motif d’ostracisme, de mise à mort, du moins est-il
le signe d’un mal qu’il faut guérir. La cupidité exprime moins une nature
humaine présociale qu’un défaut d’humanité. Elle creuse un abîme dans les
relationsmutuelles qui définissent l’existence humaine. Si le moi, le corps,
l’expérience, le plaisir, la peine, l’agentivité et l’intentionnalité, et
peut-être même la mort, sont des relations interpersonnelles pour tant de
sociétés, et selon toute vraisemblance dans la totalité de l’histoire humaine,
alors, la notion occidentale de la nature animale et égoïste de l’homme est
sans doute la plus grande illusion qu’on ait jamais connue en anthropologie.[69]
Bref, si nous avons de bonnes raisons d’être
« universalistes » et de penser qu’il existe une unité profonde de la
nature humaine, nous n’avons en revanche aucune raison de croire que les traits
qui sont propres à notre civilisation occidentale (pour aller vite) sont des
traits naturels propres à toute l’humanité. Nous sommes souvent plus sauvages
que les sauvages !
Des auteurs comme James C. Scott ont bien montré que la
processus de civilisation ne remplace pas les sauvages par des gens civilisés,
mais commence par produire « le plus froid de monstres froids »,
l’État, chargé de domestiquer les humains au profit d’une caste
toute-puissante. La construction des villes – c’est étymologiquement cela, la
civilisation – est la mise en coupe réglée de ceux qui produisent la nourriture
par les hommes en armes. On peut donc dire que la civilisation commence avec la
perte de la liberté et la transformation du travail de libre activité en
esclavage. « L’homme est né libre et partout il est dans les
fers » : le constat que Rousseau place en tête du Contrat Social trouve
une confirmation historique. On pourrait y voir une nouvelle version de la
fameuse « dialectique du maître et de l’esclave » de Hegel :
c’est de la servitude que peut naître la vie intérieure, la conscience que la
liberté du maître est pur caprice, la liberté intérieure de l’esclave
produisant le scepticisme et finalement l’exigence de la liberté pour tous,
ordonnée par le droit. Chez Hegel, tout est bien qui finit bien. Le pire finit
par trouver sa légitimation historique. Friedrich Engels, lui aussi, souvent
plus hégélien que Hegel, s’écrie : « sans esclavage antique, pas de
socialisme moderne ! » Et c’est Freud qui remarque que toute
civilisation s’édifie sur la contrainte et que, si les hommes doivent
travailler pour vivre, encore faut-il les y obliger. Nous, nous les
« civilisés », nous sommes très forts pour trouver des justifications
impeccables à nos pires exactions. L’esclavage est conforme à la « raison
dans l’histoire ». Que dire de mieux ?
Inhumanité
Tous ces constats, faits sur un ton désolé et même
compatissant, mènent tous à la même conclusion, si on prend un peu de
recul : l’opposition du civilisé au sauvage peut être l’arme de
destruction massive qui permet de justifier le pire, c’est-à-dire la
destruction de l’humanité de toute une partie des humains.La civilisation
égyptienne mérite encore notre admiration, mais elle est le revers de ce que
l’on a appelé « le despotisme oriental », reposant sur le « mode
de production asiatique »[70].
Les Romains sont les inventeurs de la civilisation européenne, et nous avons
même repris de vastes pans de leur droit, et pourtant quand nous sommes
confrontés à leurs mœurs, nous sommes vite pris d’effroi. L’humanisme
cicéronien pouvait coexister avec un monde où les enfants esclaves étaient donnés
comme repas à ses murènes, par un de ces empereurs fous ou dégénérés dont
l’histoire romaine donne tant d’exemples.
Faut-il rappeler les invraisemblables atrocités qui scandent
l’histoire humaine, des entreprises de Gengis Khan et Tamerlan à la
colonisation du monde par les puissances européennes – qui se trouvaient de
bonnes excuses à la vue les régimes sanguinaires des Aztèques ou des Incas.
Nous croyons que le XXe siècle a battu les
records en matière de cruauté, de meurtres de masse et de destructions – deux
guerres mondiales et des dizaines d’autres – mais c’est peut-être une erreur de
perspective. En matière de cruauté et
d’inhumanité, les siècles antérieurs avaient à leur actif des palmarès
impressionnants, d’autant plus impressionnants qu’ils ne disposaient pas des
moyens techniques modernes. Une bombe à Hiroshima, c’est tout de même plus
efficace que d’essayer de passer la population de toute une ville au fil de
l’épée. Les guerres préhistoriques, dont nous n’avons que des traces semblent
avoir été singulièrement meurtrières — voir Les guerres préhistoriques
de Lawrence Keeley — et faisaient un considérable nombre de victimes (entre 40
et 50 % des vaincus) et, évidemment, on n’épargnait personne. À la
bataille de Trasimène qui en 217 av. J.-C. oppose Carthaginois et Romains, en
trois heures périssent 15000 soldats romains contre environ 1500 soldats
d’Hannibal. Les Romains, de leur côté, ne faisaient pas dans la dentelle avec
les rebelles à leur « pax
romana ». Entre 600.000 et 1 million
de morts gaulois selon les sources (soit jusqu’à 1/8ème de la population,
estimation haute), plusieurs dizaines de milliers de captifs acheminés comme
esclaves vers l’Italie ainsi que près de 800 agglomérations (villages, bourgs,
etc.) rayées de la carte ; c’est le bilan vertigineux de la « Guerre des
Gaules » que Jules César nous a narrée, à sa manière et dans laquelle nous
apprîmes un peu de latin. Les barbares l’étaient vraiment et de Gengis Khan à Tamerlan et Ivan le
Terrible, les figures de monstres abondent. Sans oublier la croisade des
Albigeois (« tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens »), qui a fait un demi-million de victimes, les guerres de
religion (le massacre de la Saint-Barthélemy reste dans les mémoires), la
guerre de Trente Ans qui a décimé la population allemande (réduite de moitié),
l’invasion française de la Hollande, commandée par Louis XIV, etc. N’oublions
pas la campagne de Russie menée par Napoléon, avec sa « grande
armée » qui part avec plus de 500000 hommes et se termine avec moins de
50000 dans une déroute totale. Nos guerres se sont peut-être civilisées au xixe, enfin quand il
s’agissait des guerres intra-européennes, mais en matière d’horreurs coloniales,
on ne sait à qui délivrer la palme, peut-être au traitement que le roi des
Belges a fait subir au Congo, qui n’était pas une colonie belge, mais un
domaine privé : de 1885 à 1908, l’administration de Léopold II est
coupable d’environ 10 millions de morts. On coupait les mains des Congolais
tués pour justifier l’usage de balles. On n’omettra pas le génocide des Héréros
et des Namas, en Namibie, perpétré par l’armée allemande à partir de 1904 et
qui a fait mourir 80% de la population, conformément à un véritable plan
d’extermination – pour les exterminations, les Allemands sont les rois de la
planification. Les Amérindiens apprirent à leurs dépens ce que valent les beaux
principes écrits sur la déclaration des droits adoptée par les
« insurgeants » qui se découvrent une âme libérale et humaniste quand
leur puissance suzeraine, l’empire britannique, décide de taxer le thé. Ces
mêmes États-Unis menèrent pour l’abolition de l’esclavage (noble cause s’il en
est) une cruelle guerre civile qui fit officiellement 618000 morts/
La France a sa part dans ces atrocités. La conquête de
l’Algérie fut cruelle à souhait. Tocqueville, pourtant partisan fervent de la
colonisation de l’Algérie, écrit : « nous faisons la guerre de façon
beaucoup plus barbare que les Arabes eux-mêmes […] c'est quant à présent de
leur côté que se situe la civilisation. » L’indépendance de l’Algérie ne
fut pas moins meurtrière. La répression des manifestations de Sétif, Guelma et Kerrata
en 1945 aurait causé 30000 morts et la guerre qui commence 1954 fut aussi très
meurtrière, même si les chiffres officiels côté algérien n’ont guère de rapport
avec la réalité. Loin des un ou deux millions avancés dans le discours des
gouvernements d’Alger, on serait autour de 400000 tués… en incluant 150000
Algériens massacrés pour avoir soutenu la France. Ailleurs les choses ne sont
pas meilleures : l’insurrection malgache de 1947 fit 89000 morts… C’est la
patrie de Leibniz, Kant, Hegel, Marx, Goethe et tant d’autres qui planifia la
destruction industrielle des Juifs d’Europe qui reste sans aucun doute le mal
absolu, le mal dans absolution possible.
Michel Terestchenko, dans Un si fragile vernis d’humanité,
un livre à recommander chaudement, s’interroge sur les conduites de
destructivité et montre que ce n’est ni par abjection que l’on massacre ni
par altruisme que l’on s’y oppose… On massacre si souvent « pour la bonne
cause » !
La pulsion de destruction qui saisit les humains semble
indéracinable. La société du genre humain dont rêvaient les vieux Stoïciens
apparaît comme une folle espérance défendue par des idéalistes invétérés.
L’humanité semble inhumaine par nature. Certains auteurs invoquent la génétique
et la théorie de l’évolution : nous, les homo sapiens serions le
résultat d’une sélection impitoyable des individus les plus agressifs, les plus
rusés, les plus retors qui seuls purent assurer leur survie dans les conditions
effroyables des premiers temps de l’histoire humaine. L’avantage adaptatif qui a
permis la survie de l’espèce est aussi ce qui la menace en permanence.
L’explication vaut ce qu’elle vaut, mais elle paraît éclairer singulièrement
ces poussées régulières des violences les plus extrêmes, entre les grands
groupes humains, mais aussi à l’intérieur de ces groupes.
Le pire peut-être est de constater la vanité de tous les
efforts accomplis en vue de pacifier et d’unir l’humanité. On a beau jurer que
la guerre effroyable qui vient de se terminer sera « la der des
der », vingt ans plus tard on remet et pour pire encore. On passe de
Verdun à Stalingrad. La paix perpétuelle fut le grand rêve de certains des
meilleurs esprits du siècle des Lumières, l’abbé de Saint-Pierre, Jean-Jacques
Rousseau et Emmanuel Kant, mais de cette grande espérance ne sont nées que des
organisations brinquebalantes, vite emportées dans les conflits entre les
grandes puissances. De quoi désespérer de la construction d’un droit
international, d’un droit de la paix et de la guerre dont Grotius a donné les
premiers linéaments.
À l’intérieur de chaque nation, on a souvent connu des
mouvements révolutionnaires qui promettaient de créer un monde meilleur, plus
juste et plus humain, mais toutes les révolutions, sans exception, ont été des
révolutions trahies quand elles n’ont pas été écrasées par leurs adversaires.
La révolution française se termine en réaction thermidorienne et en un empire
napoléonien qui fera tout son possible pour mettre l’Europe à feu et à sang. La
Commune de Paris monta à l’assaut du ciel, mais les bons républicains, les
artistes petits-bourgeois, anticonformistes tant que ça ne contrevient pas trop
à l’ordre social établi, tous apportèrent leur soutien à la soldatesque de
Monsieur Thiers, cet homme abominable dont le nom souille encore tant de rues
et de places de France. La révolution en Russie a donné naissance à l’un des
régimes les plus abominables que l’on ait connus, un régime dont on n’a pas
fini de compter les victimes. Toutes les révolutions des pays coloniaux ont mis
en place des régimes tyranniques et corrompus. Que dire du maoïsme qui fut
célébré par toute une partie de l’intelligentsia occidentale, sans omettre les
Khmers Rouges ? à qui donner la palme. Hitler, Staline, Mao ou Pol
Pot ? On aura du mal à les départager.
De quoi vous dégoûter à jamais de défendre l’humanité.
Le bois tordu de l’humanité
Il faut prendre acte de ce que les hommes sont ainsi. Capables
du meilleur et bien trop souvent du pire. Kant se demande comment faire des
solives droites avec le bois si noueux dont est faite l’humanité et doute que
l’on puisse arriver à une solution. Nous
sommes condamnés à de l’à-peu-près.
Un poème de Nazim Hikmet le dit sur un ton des plus
désespérés.
La plus étrange des créatures
Scorpion, mon frère,
Tu es comme le scorpion
Dans une nuit d’épouvante.
Comme le moineau, mon frère,
Tu es comme le moineau,
Dans ses menues inquiétudes.
Comme la moule, mon frère,
Tu es comme la moule
Enfermée et tranquille.
Tu es terrifiant, mon frère,
Comme la bouche d’un volcan éteint.
Et tu n’es pas un, hélas,
Tu n’es pas cinq,
Tu es des millions.
Tu es comme le mouton, mon frère,
Quand le bourreau habillé de ta peau
Quand l’équarrisseur lève son bâton
Tu te hâtes de rentrer dans le troupeau
Et tu vas à l’abattoir en courant, presque fier.
Tu es la plus étrange des créatures, en somme,
Plus drôle que le poisson
Qui vit dans la mer sans savoir la mer.
Et s’il y a tant de misère sur terre
C’est grâce à toi, mon frère,
Si nous sommes affamés, épuisés,
Si nous sommes écorchés jusqu’au sang,
Pressés comme la grappe pour donner notre vin,
Irai-je jusqu’à dire que c’est de ta faute, non,
Mais tu y es pour beaucoup, mon frère.
Si les loups mangent les agneaux, ils ne peuvent en être
tenus pour responsables. Leur nature de loups est ainsi faite et le berger est
fondé à tuer le loup qui décime son troupeau. Mais les loups ne se mangent pas
entre eux. Les hommes si. Longtemps au sens propre et plutôt au sens figuré
aujourd’hui. On pourrait donc conclure de tout cela qu’il y a en l’homme un mal
radical, découverte qui nourrirait la misanthropie, le dégoût de l’humanité que
l’on peut si facilement professer.
Il y a bien chez Kant une analyse de ce mal radical. On la
trouve dans La religion dans les limites de la simple raison, mais
l’étonnant est que cette analyse conduit à estimer que ce mal radical n’est pas
si radical que ça et que toute misanthropie est mal venue. Voyons un peu ce que
nous dit ce grand philosophe que Nietzsche avait surnommé « le Chinois de
Königsberg ».
Le monde va de mal en pis : telle est la plainte qui
s'élève de toute part, aussi vieille que l'histoire, aussi vieille même que la
poésie antérieure à l'histoire, aussi vieille enfin que la plus vieille de
toutes les légendes poétiques, la religion des prêtres. Toutes ces légendes
pourtant font commencer le monde par le bien : elles parlent d'un âge
d'or, de la vie dans le paradis, ou d'une vie encore plus heureuse dans la
société des êtres célestes. Mais ce bonheur, elles le font bientôt évanouir
comme un songe et ont hâte de nous dépeindre la chute dans le mal (le mal
moral, avec lequel marche toujours de pair le mal physique) où le monde
s'enfonce, à notre grand dépit, d'un mouvement accéléré ; si bien que
maintenant (et c'est un maintenant aussi vieux que l'histoire) nous vivons dans
les temps suprêmes, le dernier jour et la fin du monde sont à nos portes […]
Kant se moque de ceux qui, tels de nombreux Grecs anciens, peignaient
la marche de l’histoire comme une décadence, qui nous a fait quitter l’âge d’or
pour parvenir à l’âge de fer. Bref, Kant se moque de tous ceux qui trouvent que
« c’était mieux avant ». Mais, ajoute-t-il, l’opinion opposée ne vaut
guère mieux. Sans doute est-ce une bonne façon d’encourager les hommes à
s’améliorer et ouvrant la perspective d’un progrès moral indéfini, en cultivant
cette prédisposition au bien que l’on trouve dans l’être humain.
Mais cet optimisme
typique des Lumières, un optimisme auquel Kant rattache ce grand pessimiste
qu’est Rousseau, est certainement très exagéré et il est peut-être mieux de
supposer que l’homme n’est ni bon ni méchant, ou, peut-être, les deux à la
fois.
Le problème vient de ce qu’on essaie de déterminer si
l’homme est bon ou mauvais par nature. Mais c’est cette idée de nature
qui est la plus problématique :
Mais le terme nature pourrait être, dès le début, une pierre
à achoppement, car, entendu (dans le sens qu'il a d'ordinaire) comme désignant
le contraire du principe des actes ayant la liberté pour origine, il serait en
contradiction formelle avec les prédicats de moralement bon ou de moralement
mauvais ; pour éviter cela, il faut donc remarquer qu'ici, par ces mots
« nature de l'homme », on doit entendre uniquement, d'une manière
générale, le principe subjectif de l'usage humain de la liberté (sous des lois
morales objectives), principe qui est antérieur à tout fait tombant sous les
sens ; peu importe d'ailleurs la demeure de ce principe. (Op. Cit.)
Essayons d’éclaircir ce point. Si l’homme est mauvais par
nature ou bon par nature, alors il s’en déduit que ses actes ne sont pas des
actes dont la liberté est la cause. La petite histoire du scorpion qui demande
à la grenouille de lui faire traverser la rivière en lui promettant de ne pas
le piquer, mais qui la pique pourtant et se noie, dit bien cela : le
scorpion n’y peut rien, il pique la grenouille, dût-il périr, car la causalité
par liberté lui est inconnue ! On ne peut donc parler de bon et de mauvais
que si on suppose que l’homme ne l’est pas « par nature », mais par
liberté ! Comme le dit encore Kant, avec sa précision coutumière :
[…] le principe du mal ne peut pas se trouver dans un objet
déterminant le libre arbitre par inclination, ni dans un instinct naturel, mais
seulement dans une règle que le libre arbitre se fait à lui-même pour l'usage
de sa liberté, c'est-à-dire dans une maxime.
Être bon moralement, c’est prendre la loi morale pour maxime,
rien de plus et rien de moins ! Inversement, être mauvais, c’est donc
refuser de prendre la loi morale pour maxime. Si Kant à raison, et on peut
admettre qu’il a raison, on peut en tirer de nombreuses conclusions pratiques,
effectives qui montreront qu’on peut rejeter comme injuste la critique que
Péguy adresse à Kant : Kant à les mains pures, mais il n’a pas de mains.
Universalité du genre humain : nouvelle
approche
Si nous admettons la thèse kantienne, tous les hommes sont
libres et c’est même cela qui les fait hommes. Rousseau le dit aussi :
Tout animal a des idées puisqu'il a des sens, il combine même
ses idées jusqu'à un certain point, et l'homme ne diffère à cet égard de la
bête que du plus au moins. Quelques philosophes ont même avancé qu'il y a plus
de différence de tel homme à tel homme que de tel homme à telle bête; ce n'est
donc pas tant l'entendement qui fait parmi les animaux la distinction
spécifique de l'homme que sa qualité d'agent libre. La nature commande à tout
animal, et la bête obéit. L'homme éprouve la même impression, mais il se
reconnaît libre d'acquiescer, ou de résister; et c'est surtout dans la
conscience de cette liberté que se montre la spiritualité de son âme: car la
physique explique en quelque manière le mécanisme des sens et la formation des
idées; mais dans la puissance de vouloir ou plutôt de choisir, et dans le
sentiment de cette puissance on ne trouve que des actes purement spirituels,
dont on n'explique rien par les lois de la mécanique. (Discours sur
l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes)
À l’aune de ce principe de liberté, tous les hommes sont
responsables de ce qu’ils suivent ou ne suivent pas la loi morale. Et tous la
connaissent, quel que soit le stade atteint par la civilisation. Cela peut
paraître un peu étrange, les mœurs ayant considérablement changé au cours de
l’histoire humaine et restant profondément différentes d’une contrée à l’autre.
Ce qui peut différer et et diffère effectivement, c’est l’étendue d’application
de cette loi morale. Rousseau fait ainsi remarquer :
Au-dehors le Spartiate était ambitieux, avare, inique; mais
le désintéressement, l’équité, la concorde régnaient dans ses murs.
Que Rousseau dépeigne les Spartiates sous un jour trop
flatteur, c’est à peu près évident, mais l’essentiel n’est pas là : il
admet que nous n’avons pas les mêmes devoirs à l’égard des étrangers qu’à
l’égard des membres de notre communauté. C’est bien un inconvénient, mais il
est inévitable. L’essentiel est qu’on soit bons avec ses compatriotes !
Dans la première version du Contrat social, il s’exprime avec la plus
grande clarté :
Il est certain que le mot de genre humain n’offre
à l’esprit qu’une idée purement collective, qui ne suppose aucune union réelle
entre les individus qui le constituent. Ajoutons-y, si l’on veut, cette
supposition: concevons le genre humain comme une personne morale ayant, avec un
sentiment d’existence commune qui lui donne l’individualité et la constitue
une, un mobile universel qui fasse agir chaque partie pour une fin générale et
relative au tout. Concevons que ce sentiment commun soit celui de l’humanité,
et que la loi naturelle soit le principe actif de toute la machine. Observons
ensuite ce qui résulte de la constitution de l’homme dans ses rapports avec ses
semblables: et, tout au contraire de ce que nous avons supposé, nous trouverons
que le progrès de la société étouffe l’humanité dans les cœurs, en éveillant
l’intérêt personnel, et que les notions de la loi naturelle, qu’il faudrait
plutôt appeler la loi de raison, ne commencent à se développer que quand le
développement antérieur des passions rend impuissants tous ses préceptes. Par
où l’on voit que ce prétendu traité social, dicté par la nature, est une
véritable chimère; puisque les conditions en sont toujours inconnues ou
impraticables, et qu’il faut nécessairement les ignorer ou les enfreindre.
Si la société générale
existait ailleurs que dans les systèmes des philosophes, elle serait, comme je
l’ai dit, un être moral qui aurait des qualités propres, et distinctes de
celles des êtres particuliers qui la constituent; à peu près comme les composés
chimiques ont des propriétés qu’ils ne tiennent d’aucun des mixtes qui les
composent. Il y aurait une langue universelle que la nature apprendrait à tous
les hommes, et qui serait le premier instrument de leur mutuelle communication.
Il y aurait une sorte de sensorium commun qui servirait à la
correspondance de toutes les parties. Le bien ou le mal public ne serait pas
seulement la somme des biens ou des maux particuliers, comme dans une simple
agrégation, mais il résiderait dans la liaison qui les unit; il serait plus
grand que cette somme; et, loin que la félicité publique fῦt établie sur le bonheur
des particuliers, c’est elle qui en serait la source.]
Conclusion : il ne peut y avoir de société du genre
humain. C’est regrettable, mais c’est ainsi ! Rousseau n’est pas un
utopiste (contrairement à ce qu’on dit trop souvent) et cherche à partir de
l’homme tel qu’il est pour aller vers ce qu’il peut être. Mais, pour autant,
cela ne change rien à l’universalité de la nature humaine. Rousseau refuse les
sophismes de ceux qui prennent prétexte de la diversité des mœurs pour refuser
toute morale naturelle qui pourrait être commune à tout le genre humain.
La diversité du genre humain n’est nullement affaire de
nature ou de génétique, mais elle est plutôt le produit de la liberté humaine,
universellement partagée. Cornelius Castoriadis, critiquant le déterminisme
généralement défendu par les marxistes, fait sa place à l’imaginaire radical.
On peut, après coup, expliquer les institutions, la religion, les mœurs d’un
peuple à partir de sa situation socio-économique. Mais de la situation
socio-économique, il est impossible de déduire à l’avance les institutions, la
religion ou les mœurs d’un peuple. Pourquoi les Hébreux inventent-ils cette
religion monothéiste ? Elle convient à leur société, mais une autre
religion aurait pu convenir aussi bien. Dans son ouvrage passionnant, De l’égalité
parmi les sociétés, Jared Diamond montre que la diversité des sociétés
humaines correspond aux solutions que chaque communauté apporte aux questions
qu’elle a à régler en fonction des conditions naturelles, des ressources à sa
disposition, etc.
Autrement dit, c’est parce qu’ils sont tous semblables que
les humains se différencient, exerçant dans chaque cas leur liberté. Une
nouvelle confirmation de la loi de la dialectique qui veut que l’existence
effective de l’universel se trouve dans le particulier. Mais si cette
différenciation est le produit de la liberté, il n’en reste pas moins que l’on
doit trouver un noyau commun universel. La thèse de Karl Jaspers sur
« l’âge axial », si elle donne du baume au cœur de celui qui se met
en recherche d’une morale universelle, peut cependant être prise au sérieux. En
Chine, en Inde et en Grèce, pratiquement au même moment s’élaborent des pensées
qui rompent avec les éthiques guerrières. Ainsi, au roi qui demande au sage
Meng-Tseu pourquoi il a parcouru cent lieues, quel gain il attend d’un tel
voyage, « Meng-Tseu répondit avec respect: Roi ! qu'est-il besoin de
parler de gains ou de profits ? j'apporte avec moi l'humanité, la justice;
et voilà tout. » La sagesse confucéenne est tellement proche de ce que les
philosophes grecs vont bientôt développer de leur côté, si proche aussi de
l’enseignement du Bouddha, que l’on peut y voir la manifestation de quelque
chose qui appartient en propre à l’esprit humain à un certain stade de son
développement.
On en pourrait conclure sans trop se tromper que
l’universalisme abstrait est sans doute à rejeter, mais qu’un universalisme
concrétisé dans la connaissance de l’effectivité des mœurs et des pensées des
diverses communautés humaines pourrait fort bien être défendu et que, par
conséquent, on n’a aucune raison de laisser triompher le relativisme moral,
puisque l’on pourrait éventuellement trouver assez aisément des règles morales
universelles. Dans le livre de David Graeber et David Wengrow, Au
commencement était…, est assez longuement rapporté le premier contact
intellectuel entre les Européens et les « Indiens ». Les entretiens avec
Kondiaronk, chef de la nation indienne Wandat (Huron), montrent un homme sage
qui donne aux Européens des leçons de liberté et de moralité.
Propos d’étape
Comment penser l’un et le multiple en même temps ?
Cette question qui est cœur de la réflexion de Platon continue de nous hanter.
Nous sommes persuadés, pour la plupart d’entre nous, que les discours encore
courants il y a moins d’un siècle, faisant des peuples non européens, des
sauvages infra-humains ou des grands enfants qu’il faut éduquer, doivent être
rejetés sans le moindre compromis. Nous avons mille raisons de ne jamais
oublier que le barbare est notre frère, notre double, que le sauvage a des
choses à nous apprendre, et que nous devrions être bien conscients que nous
n’avons qu’un « si fragile vernis d’humanité »[71].
Et, pour autant, nous ne pouvons renvoyer tout jugement moral à la relativité
des communautés humaines. Pour reprendre l’inusable métaphore des cannibales,
il est vrai, d’une vérité incontestable, qu’il est mieux de ne pas manger son
ennemi que de le manger. Si on admet cela, il faudra bien admettre une échelle
des valeurs et des mœurs. Il est mieux de ne pas lapider les femmes adultères
que de les lapider… et ainsi de suite. Tous les hommes sont égaux, mais toutes
les sociétés ne le sont pas. Mais nous savons, en même temps, que la
supériorité morale que s’arrogent certaines sociétés leur fournit en abondance
des justifications pour les guerres, les massacres et l’asservissement des
autres. Il semble presque impossible de sortir de ces contradictions. Pensez donc :
une des dernières inventions du XXe siècle fut le « bombardement
humanitaire »[72].
VIII. La
négation de l’humain
Si nous voulons comprendre comment les humains, capables
d’entendre le message de Confucius, de Bouddha, d’Aristote ou du Christ, sont
aussi capables du pire, au point de faire douter de cette espèce humaine si
fière d’elle-même, alors nous devons rentrer dans les méandres de la tragédie
humaine et restituer, à grands traits, le processus qui conduit à la perte de
l’humanité de l’homme.
La tragédie humaine
Balzac avait regroupé son titanesque effort de penser son
époque sous le titre générique de La Comédie humaine. Mais c’est plutôt
par la tragédie humaine qu’il faut commencer. Les grands mythes grecs, ceux qui
sont parvenus par Les travaux et les jours d’Hésiode, ceux qui ont été
mis en scène par Sophocle, ceux que nous relatent les légendes homériques, n’ont
rien de distrayant ! Ils sont tous des tragédies terrifiantes :
l’homme est confronté à son destin et doit l’accomplir quoi qu’il veuille. Tous
les mythes sont vrais, disait Giambattista Vico, vrais parce qu’ils disent
quelque chose de profondément vrai sur la condition humaine et c’est pourquoi
ils jouent un si grand rôle dans la psychanalyse freudienne et pas parce que
Freud était aussi un amateur éclairé d’antiquités.
Ainsi le mythe de Prométhée, repris par Platon dans le
dialogue du Protagoras, résume-t-il l’effort colossal que l’homme doit
accomplir pour affronter la nature. L’étourdi Épiméthée ayant oublié l’homme dans
la distribution des atouts naturels, il ne restait plus à Prométhée (celui qui
voit en avant) qu’à donner à l’homme des moyens de vivre non naturels :
l’art du feu et les autres arts humains manifestent la non-naturalité de
l’homme. Mais le prix à payer est lourd : Prométhée est enchaîné à un
rocher et chaque jour recommence le même supplice, avoir le foie dévoré par un
aigle. C’est là le supplice de l’homme : il est chaque jour recommencé,
car chaque jour, il lui faut encore travailler pour vaincre la faim et le froid
qui ne cessent de le tenailler, de l’enchainer à sa condition comme Prométhée
est enchaîné à son rocher.
On dit que le mot travail trouve son étymologie dans le tripallium,
un instrument qui servant pour punir les esclaves qui avaient cherché à
s’enfuir, d’où l’on a conclu que le travail est une torture. Et d’ailleurs ne
condamne-t-on pas ceux que l’on a reconnu coupables de quelque méfait aux
travaux forcés ou aux galères. Pour cette même raison, les puissants se
libèrent d’abord du travail. L’oisiveté est peut-être la mère de tous les
vices, mais les riches doivent aimer le vice. Il fut même un temps où
l’oisiveté était une marque de noblesse. Mais les travailleurs, ceux qui
pourvoient aux besoins de la vie, n’aiment les oisifs. « L’oisif ira loger
ailleurs », disent les paroles de L’Internationale. Les
travailleurs ne réclament pas l’oisiveté qu’ils dénoncent sans relâche. Ils
veulent bien avoir le droit de paresser de temps en temps, mais le « droit
à la paresse » leur est un mot creux.
Cependant, la tragédie humaine ne se limite pas à la
nécessité de travailler. Oedipe doit se crever les yeux parce qu’il a tué son
père et couché avec sa mère. Il réalise son destin parce qu’il avait cherché à
l’éviter. Pour Freud, l’Œdipe est la
structure fondamentale dans laquelle se constitue le psychisme humain. On a
envie de dire : ça commence mal. Dans l’Introduction à la psychanalyse,
Freud écrit :
Cette
tragédie est au fond une pièce immorale, parce qu’elle supprime la
responsabilité de l’homme, attribue aux puissances divines l’initiative du
crime et révèle l’impuissance des tendances morales de l’homme à résister aux
penchants criminels. (3e partie, 21)
Freud en
fait un des facteurs essentiels des troubles névrotiques :
Il est tout
à fait certain qu’on doit voir dans le complexe d’Oedipe une des
principales sources de ce sentiment de remords qui tourmente si souvent les
névrosés.
On trouve
dans la littérature suffisamment de variantes sur la trame de cette histoire
pour accorder le plus grand crédit aux développements de Freud. Hamlet est
confronté lui aussi à une sombre affaire oedipienne.
La tragédie
pourrait se résumer à ces vers de la Médée d’Ovide : « je vois le
meilleur, je l’approuve et je fais le pire ». Les humains ressemblent à
Jason qui se laisse si facilement détourner du droit chemin et succombe aux
charmes de Médée, la magicienne. Médée sait très bien que tout cela finira mal.
Mais elle le fait malgré tout. Et ça se finit très mal. Médée tue les enfants
qu’elle a eus de Jason quand celui-ci la délaisse pour une autre. Suivant les
versions, cette histoire est remplie d’épisodes plus atroces les uns que les
autres. On parle parfois de complexe de Médée pour désigner ce parent qui se
venge sur les enfants de la trahison de son conjoint. La rubrique des faits
divers est régulièrement alimentée par de tels drames.
La tragédie
(celle d’Œdipe et toutes les autres grandes tragédies grecques) concentre dans
une histoire plus ou moins développée, tout un pan de la condition humaine et,
en même temps, elle met à distance nos propres passions – Aristote voyait dans
la représentation de ces tragédies au théâtre un moyen de la purgation des âmes
(catharsis).
La tragédie humaine se retrouve dans toutes les cultures,
toutes les traditions : elle est la marque de ce qui attend les humains,
tous, quelle que soit leur histoire particulière. C’est dans ce sens de la
tragédie que sont ancrées les religions. Il n’y a pas de religion
comique ! La violence propre à l’organisation sociale doit être conjurée
et il faut des sacrifices pour fabriquer du sacré. Les esprits forts n’y
échappent pas : le culte de la raison a servi de soubassement au culte du
progrès, et ce culte, comme tous les autres, a besoin de son lot de sacrifices.
On y revient.
La domestication des animaux humains
On l’a dit plus haut, Rousseau est l’inventeur de
« l’âge des cabanes » qu’il tient pour le moment le plus heureux de
l’histoire humaine. Il n’est pas certain que cet âge des cabanes ait été aussi
idyllique que Rousseau le suppose, mais on a de bonnes raisons de croire
qu’entre le premiers pas du néolithique et l’érection des grandes cités et donc
des premiers États, les hommes vivaient dans une relative indépendance,
changeant de lieu d’habitation à chaque fois que c’était nécessaire, ayant des
techniques de chasse sophistiquée et une culture qui commençait aussi d’être
sophistiquée. Cet âge devait être un âge d’abondance dans l’interprétation de
Marshall Sahlins. La pression exercée par les groupes de chasseurs-cueilleurs
sur leur environnement était faible, compte tenu de la dispersion des
populations humaines et les chasseurs-cueilleurs devaient trouver en abondance
ce dont ils avaient besoin et comme il n’avaient pas d’habitat fixe, ils
n’avaient pas la tentation d’accumuler des richesses dont ils n’avaient pas
besoin et qu’ils n’auraient pu transporter avec eux. Chacun pouvait donc avoir
selon ses besoins et chaque unité familiale était autant que possible
autarcique. Marshall Sahlins parle de « mode de production
domestique » (MPD).
On le voit : la description que donne Marshall Sahlins
des sociétés de l’âge de pierre est très proche de cet âge idyllique dont parle
Rousseau. On trouve une approche semblable chez Marx et Engels qui supposent
que l’humanité a commencé par une phase de « communisme primitif ».
Engels développe tout cela dans L’origine de la famille, de la propriété
privée et de l’État. Il n’ouvre pas une page vierge. Il s’appuie sur les
grands progrès que l’ethnologie est en train de faire. Il y a d’abord les
travaux Lewis H. Morgan dont le livre Ancient Society fournit à
Engels des matériaux abondants. Lewis Henry Morgan (1818-1883) est d’abord
conseiller d’une compagnie de chemin de fer avant d’être élu représentant puis
sénateur républicain et c’est dans ces fonctions politiques qu’il fait la
connaissance d’un Indien appartenant à l’une des tribus de la confédération
iroquoise. Morgan ira vivre chez les Iroquois puis s’intéressera à d’autres
tribus indiennes et fera de l’étude des systèmes de parenté le point de départ
de son anthropologie. Engels s’appuie aussi sur Johann Bachofen (1815-1887) qui
met en avant le rôle du droit maternel dans les sociétés archaïques. Sans doute
les sociétés primitives n’étaient-elles pas aussi enviables que nous le disent
Rousseau, Morgan et leurs successeurs. Les divers groupes pouvaient se livrer à
des guerres particulièrement impitoyables. On sait maintenant que les guerres
préhistoriques furent à la fois nombreuses et particulièrement violentes. Ces
guerres, menées avec des moyens très rudimentaires pouvaient se traduire par
l’extermination d’une moitié d’un peuple et parfois plus (voir Keeley,
L. H., Les guerres préhistoriques). En comparaison, le pays de loin
le plus touché pendant la Seconde Guerre mondiale, l’Union soviétique, a perdu
13,6 % de sa population…
Les premières cités-États, nées, semble-t-il, au Moyen-Orient,
dans le « croissant fertile » (entre la Mésopotamie et l’Égypte)
marquent cependant une rupture nette avec cette première phase du néolithique.
On date approximativement ce tournant vers 3500 av. J.-C. Les premières formes
étatiques en Chine et en Inde naîtraient 1500 ans plus tard. James C. Scott,
dans Homo Domesticus, retrace ce processus de domestication qui est non
seulement la domestication des plantes et des animaux, mais aussi l’autodomestication
de l’homme. Comment est-on passé d’agglomérations de cultivateurs à un
État ?
Une explication convaincante de la transformation de cette
population de cultivateurs en sujet d’un État est le changement climatique.
Nissen montre que la période allant en gros de 3500 à 2500 av. J.-C. a été
marquée par une forte baisse du niveau de la mer et une diminution du volume
aquatique de l’Euphrate. Du fait d’un climat de plus en plus aride, le débit
des cours d’eau s’est trouvé réduit à l’étiage et les habitants ont dû se
contenter du peu d’eau qui restait, tandis que la salinisation des sols non
irrigués réduisait fortement la quantité de terres arables. Ce faisant, la
population fut obligée de se concentrer de plus en plus, acquérant un caractère
plus « urbain ». Le système d’irrigation crût en importance tout en
exigeant un travail de plus en plus intensif – il fallait maintenant parfois
transporter l’eau – et l’accès aux canaux artificiels devint vital. Les
cités-États (comme Umma et Lagash) se disputaient les terres arables et l’accès
aux ressources d’irrigation. [73]
Les conséquences de ces transformations sont multiples. Va
naître le fisc, qui est l’essence même de l’État, le prélèvement d’impôts en
nature, bien plus facile à opérer si on cultive surtout des céréales, faciles à
mesurer et à stocker. Des magasins pour entreposer ces produits du
prélèvement de l’État sur le travail des cultivateurs, l’écriture pour gérer
les stocks, la police pour éloigner les voleurs, et ainsi de suite. L’homme des
bois, libre, a cédé la place à au sujet des cités, étymologiquement le sauvage
(silva), le rustre (rus) devient l’habitant de la cité, il se
« civilise ». Mais une conclusion saute aux yeux : la
civilisation commence avec la contrainte et le sujet naît avec l’assujettissement.
Que la civilisation repose sur la contrainte, Freud le dit
avec force. La grande majorité des hommes travaille sous la contrainte de la
nécessité ! Mais maintenant, c’est la contrainte de l’organisation sociale
qui s’impose à la grande majorité. Les sociétés les plus archaïques se
prémunissaient contre l’accumulation par la dissipation de toutes les richesses
accumulées dans des rituels festifs, comme le potlatch. Désormais, le potlatch
laisse la place à l’enrichissement de ceux qui détiennent les leviers du
pouvoir d’État, des grands prêtres qui détiennent les ressources immatérielles
permettant d’inciter les travailleurs à supporter leur condition, des maîtres
des grandes maisonnées, de toute cette classe qui se considère comme la classe
des meilleurs (aristocrates et optimates), tient la cité-État pour sa domus collective
et transforme la classe des travailleurs en étrangers « invités »,
des hôtes qui sont aussi potentiellement des ennemis – le mot latin hostis recouvre
les deux significations.
La contrainte est d’abord la contrainte au travail :
elle va créer deux types d’hommes, ceux qui sont voués au travail de leurs
mains et de leur corps et ceux qui commandent. Les premières grandes
civilisations reposent sur l’asservissement des paysans contraints de fournir
du blé, de l’huile et d’autres biens de base qui vont aller remplir les
greniers des princes ou des prêtres. C’est la raison pour laquelle
l’agriculture va privilégier les denrées qui se stockent facilement et dont on
peut faire des parts aussi petites qu’on le veut dans les échanges et la
comptabilité. Il est facile de mesure 2,5 kg de blé, mais 2,5 mangues, c’est
une autre affaire !
L’expropriation du cultivateur est la première aliénation
générale de l’homme. La vie humaine, l’activité de l’homme produisant ses
conditions matérielles d’existence est d’abord le métabolisme de l’homme et de
la nature. L’instauration de la propriété privée de la terre est donc la
première grande aliénation : l’homme est séparé de la nature (dont Marx
dit qu’elle est le corps non organique de l’homme) et il n’y a plus accès que
pour autant qu’il devienne un moyen de l’enrichissement d’un autre.
La domestication de l’homme et la transformation de la
nature en simple matière à exploitation s’engagent du même pas, et sans doute
en même temps la subordination des femmes aux hommes, ce que Engels appelle
« la grande défaite du sexe féminin ». Bien qu’il soit très contesté,
ce dernier point est une hypothèse plausible. Engels a été largement conforté par
la révolutionnaire féministe américaine Evelyn Reed qui fait paraître en 1975 Women’s
Evolution : From Matriarchal Clan to Patriarchal Family[74].
Evelyn Reed s’appuie sur les données ethnologiques que nous possédons à partir
de l’étude des dernières sociétés de chasseurs-cueilleurs avec lesquelles les
sociétés ont été mises en contact, mais aussi à partir d’une interprétation des
mythes comme témoignages d’une époque archaïque de l’humanité. Elle reprend à
son compte l’idée que le matriarcat est premier.
Sociétés de classes
Toutes les sociétés historiques, celles qui se développent à
partir de la grande transformation intervenue au cours du néolithique, sont
marquées par des antagonismes de classes. Dans le Manifeste du parti
communiste, Marx et Engels écrivent :
L'histoire de toute société jusqu'à nos
jours n'a été que l'histoire des luttes de classes.
Homme libre et esclave, patricien et plébéien,
baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot oppresseurs et
opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt
ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une
transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la
destruction des deux classes en lutte.
Dans les premières époques historiques, nous
constatons presque partout une organisation complète de la société en classes
distinctes, une échelle graduée de conditions sociales. Dans la Rome antique,
nous trouvons des patriciens, des chevaliers, des plébéiens, des esclaves; au
moyen âge, des seigneurs, des vassaux, des maîtres de corporation, des
compagnons, des serfs et, de plus, dans chacune de ces classes, une hiérarchie
particulière.
Mais l’affaire est sans doute bien plus complexe. La société
féodale est marquée par un inextricable enchevêtrement de luttes sociales. Où placer les ecclésiastiques dans ce système
des classes. Les castes qui dominent la vie sociale de l’Inde sont-elles
l’équivalent des classes sociales ? La société bourgeoise était censée
être simplifiée, si on en croit encore Marx, mais l’expérience enseigne que ce
n’est pas le cas. Entre les bourgeois et les prolétaires prennent place toutes
sortes de couches intermédiaires, toutes sortes de fractions dominées des
classes dominantes et aussi toutes sortes de fractions dominantes des classes
dominées – chef syndical ou un élu « révolutionnaire » pourraient
bien être des exemples de ces fractions dominantes des classes dominées.
Notre propos n’est pas de fournir ici une théorie des
classes sociales – chez Marx, cette théorie était virtuellement l’objet de l’un
des livres du Capital qui n’a jamais vu le jour… Chose fort
ennuyeuse : l’histoire, « jusqu’à nos jours » est l’histoire de
la lutte des classes, mais on n’a pas de théorie des classes et donc, à
proprement parler, on ne peut guère savoir ce qu’est cette lutte des classes.
Mais, si on ne sait pas ce qu’est une classe sociale, les antagonismes de
classes sont bien connus et ils ponctuent toute l’histoire des sociétés que
nous connaissons.
En suivant les pistes ouvertes pour Axel Honneth, on
considérera que toutes ces luttes et ces conflits entre classes, ces
« tumultes » qui agitent régulièrement les républiques tumultuaires
sont, au fond des luttes pour la reconnaissance. Les « gens
ordinaires » qui obligent l’aristocratie athénienne à abolir l’esclavage
pour dettes et à permettre la participation de tous à l’exercice de la décision
politique – à partir des lois de Solon – n’ont pas seulement des revendications
« économiques », ils veulent être reconnus comme des citoyens égaux à
ces « grands » qui siègent sur l’aréopage. C’est leur qualité
d’hommes qu’ils revendiquent. Quand la plèbe romaine, le « petit
peuple » ou popolo minuto comme dira Machiavel, se retire sur
l’Aventin et fait véritablement grève du service civique, elle réclame des
patriciens qu’ils respectent sa dignité. L’institution du tribun de la plèbe
qui va jouer un rôle central dans l’histoire de la république romaine, la
publicité des lois, l’admission du peuple au titre de co-législateur (les lois
sont signées par un senatus populusque romanus, SPQR) sont autant de
marques de cette reconnaissance de la dignité du peuple.
Aucune lutte populaire n’échappe à cette dimension de la
reconnaissance. Même ces bourgeois qui sont souvent plus riches que les
aristocrates décadents du xviiie
siècle, qui ont leurs propres institutions et influencent les décisions
royales, ne veulent plus être considérés comme des hommes de qualités
inférieures – ils ne peuvent pas accéder aux grades les plus importants de
l’armée, ils payent des impôts dont sont dispensés les nobles et le clergé,
etc. – et la revendication d’égalité de la part d’individus qui s’accommodent
fort bien des plus grandes inégalités de richesses est simplement cette volonté
d’abolir les différences d’humanité entre eux et les nobles. Ces bourgeois
trouvent par ailleurs très normales des différences qui existent entre eux, le popolo
grasso, et le petit peuple. Et l’égalité ne sera que le drapeau sous lequel
se joueront les nouveaux conflits sociaux.
On a proclamé les « droits de l’homme », mais ces
droits de l’homme ne seront bientôt que les « droits du bourgeois
égoïste », comme dira Marx. Et l’humanisme philanthropique apparaîtra bien
pour ce qu’il est, un discours mielleux à destination des classes subalternes
en vue d’obtenir d’elles une soumission volontaire. Les formes ouvertes
d’oppression et d’exploitation sont masquées sous les apparences du contrat
entre personnes libres qui négocient le prix de leur force de travail. Mais la
domination et l’exploitation restent impitoyables. Les classes dominantes ne
font des concessions que lorsqu’elles ont peur de tout perdre ou lorsqu’elles y
trouvent des avantages, pour réguler la marche des affaires et garantir la paix
sociale. La transformation des salariés en « ressources humaines »
indique on ne peut plus clairement que les hommes sont considérés comme des
moyens, seulement comme des moyens et jamais comme des fins en soi. La maxime
du manager est exactement l’inverse de la maxime kantienne. Il est vrai que
Staline avait anticipé la révolution managériale en déclarant que « l’homme
est le capital le plus précieux », une manière de dire clairement que le
système soviétique n’était pas substantiellement différent du capitalisme.
Évidemment les staliniens obtus ont lu dans cette proclamation du « petit
père des peuples » l’expression de son « humanisme ».
L’aliénation complète de l’humanité
Si toutes les sociétés historiques jusqu’à nos jours
reposent sur le rapport social opposant dominants et dominés, exploiteurs et
exploités, il s’en déduit que l’idée d’humanité que portaient les penseurs
classiques était largement aveugle à la réalité humaine. On pouvait rédiger des
textes sublimes sur les droits de l’homme et en même temps devenir actionnaire
d’une compagnie de marchands d’esclaves… Mais il restait un certain idéal de
l’homme, que ce soit l’idéal aristocratique de l’honneur, du courage et des
obligations de la noblesse (« noblesse oblige ») ou l’idéal des
hommes de culture à qui rien d’humain n’est étranger.
L’instauration et le triomphe absolu du mode de production
capitaliste renverse cette situation radicalement. Dans un premier temps, le
mode de production capitaliste s’installe aux marges de la société, dans
certains secteurs particuliers, comme le commerce lointain ou dans des
industries encore très limitées comme la draperie ou les aciéries tournées vers
la fabrication des armes et bien évidemment dans le secteur bancaire. Dans un
deuxième le mode de production capitaliste devient le mode dominant, expulsant
progressivement tous les anciens modes de production, parfois par la simple loi
de la concurrence et des avantages dont bénéficie la production industrielle,
mais aussi, très souvent, par la violence pure, celle par laquelle fut
installée la colonisation ou celle de l’expropriation des paysans dans
l’Angleterre du xve et xviiie siècle. Marx dans Le
Capital rapporte minutieusement le processus d’expropriation de la
paysannerie indépendante (yeomanry).
La propriété communale - qui est tout à fait autre chose que
la propriété d'État dont nous venons de parler – était une vieille institution
germanique qui subsistait sous le couvert de la féodalité. Nous avons vu que
cette usurpation violente de la propriété communale, qui le plus souvent
s'accompagne de la transformation des terres de labour en pâturages, commence à
la fin du xve siècle et se poursuit au xvie
siècle. Mais à cette époque ce processus se réalisait par l'intermédiaire d'actes
de violence individuels, que la législation combattit en vain pendant 150 ans.
Le xviiie siècle
introduit en l'espèce un progrès en ceci que c'est la loi elle-même qui devient
désormais l'instrument du pillage des terres du peuple, bien que les grands
fermiers n'hésitassent pas non plus à pratiquer, subsidiairement, leurs petites
méthodes privées et indépendantes.[75]
Les paysans sont chassés de leurs terres, leurs maisons sont
détruites. Ils vont bientôt constituer la masse des mendiants et des petits
voleurs qui peuplent les romans de Dickens. Les pauvres récalcitrants seront
mis au travail dans les « workhouses » qui sont ni plus ni moins que
des camps de travail à la mode britannique. C’est en Irlande que la politique
de destruction de la paysannerie eut les effets les plus catastrophiques
culminant avec la grande famine de 1847 à 1852 qui provoqua environ 1 million de
morts. Si on se reporte maintenant la vaste opération de collectivisation de
l’agriculture russe et de « liquidation des koulaks en tant que
classe » (1931-1934), on y verra aisément une répétition à l’échelle russe
de ce qui avait mis plusieurs siècles à s’accomplir en Grande Bretagne.
Dans les deux cas évoqués ici, l’arrachement, de
déracinement de l’homme s’est accompli avec les méthodes les plus brutales.
Mais ailleurs il s’est opéré plus lentement, mais tout aussi sûrement.
L’agriculture industrielle, qui réduit la terre à un matière inerte, modifiable
chimiquement à volonté, tout autant que l’élevage industriel qui fait des
poulets élevés en batterie du « minerai » sont aussi une manière sûre
de couper l’homme de la nature et de la priver d’une part importante de son
humanité.
Privé de son rapport à la nature, l’homme est également
privé de son rapport à lui-même. Le travail dans la société capitaliste
n’exprime plus la puissance de la praxis humaine, il est devenu un
simple moyen, un « facteur » de la production non pas des choses
nécessaires à la vie, mais du capital. Schématiquement on peut dire que privé
de la terre et des moyens de production que sont ses outils, le travailleur
devenu prolétaire est contraint de se priver de lui-même de se faire chose au
profit de celui qui possède le capital. Rien n’illustre mieux cette
transformation que le développement de la machinerie dont j’ai montré ailleurs[76]
qu’elle est le corps même du capital si l’argent en est l’âme. Inutile de
reprendre ici dans le détail, les analyses de Marx. Il suffira de noter que la
machine est l’expropriation du métier de l’ouvrier au profit du capital,
l’asservissement de l’ouvrier son moyen de travail. La machine qui devait
servir l’homme le transforme en son serviteur, c’est elle qui guide le
mouvement, qui imprime la cadence et transforme le corps de l’homme en organe
machinique de la machine.
Il serait erroné de s’en tenir au rapport entre l’ouvrier et
les machines dont il est le serviteur dans son usine. C’est l’ensemble du mode
de production capitaliste qui est devenu une immense machinerie, un
« procès sans sujet ni fin » (pour reprendre l’expression d’Althusser).
La tragédie humaine s’est transformée en une farce sinistre : les hommes
sont les pantins manipulés par cette machine qu’ils ont créée et dont ils sont
si fiers.
Destructivité et pulsion de mort
On peut supposer dans l’homme une pulsion de destructivité.
C’est la thèse défendue par Eric Fromm qui refuse le dualisme freudien de Éros
et Thanatos et propose une autre
explication de la « passion de détruire »[77].
La destructivité pourrait être la manifestation d’une sorte d’instinct, ce que
l’on pourrait imaginer en calquant la psychologie sur les résultats de
l’éthologie de quelqu’un comme Konrad. Fromm critique vigoureusement cet instinctivisme
qui s’intéresse au comportement en quelque sorte mécanique mais non à la
psyché.
Il faut distinguer chez l’homme deux sortes d’agressivité
radicalement différentes l’une de l’autre. L’une, qu’il partage avec tous les
animaux, est une pulsion phylogénétiquement programmée qui incité à attaquer
(ou à fuir) lorsque ses intérêts vitaux sont menacés. Cette agression défensive
bénigne est au service de l’individu et de l’espèce. Elle est biologiquement
adaptative et prend fin dès que la menace a cessé d’exister. L’autre type,
l’agressivité « maligne », autrement dit la cruauté et la
destructivité est spécifique à l’espèce humaine et pratiquement inexistante
chez l a plupart des mammifères. Elle
n’est pas phylogénétiquement programmée et n’est pas biologiquement adaptative.
Elle n’a pas de but et sa satisfaction est libidineuse.[78]
L’homme est un tueur, dit encore Fromm. Au même titre que
l’homme éprouve des passions comme le besoin d’amour, de tendresse ou de
liberté, il éprouve aussi des passions destructives, comme le sadisme, le
masochisme, le besoin de détruire. Ces passions découlent de son caractère et
elles sont non pas biologiques, mais existentielles.
Il n’est pas si facile de séparer ce qui correspond aux
besoins vitaux (« animaux ») et ce qui relève du caractère,
c’est-à-dire de ce complexe psychologique relativement stable qui forme
l’individu. Fromm remarque ainsi que « le besoin de stimulation et
d’excitation de l’organisme » qui est tout simplement lié à la vie en
général, est aussi « un des nombreux facteurs qui engendrent la
destructivité et la cruauté. »[79]
Le revers en est la dépression et l’ennui. C’est d’ailleurs dans cette
oscillation entre besoin de stimulation et dépression que prend place le
travail, comme rapport de l’homme avec la nature et, de ce point de vue, le
travail est essentiel à la nature humaine – on aura l’occasion d’y revenir.
La passion de détruire prend de multiples formes. Les
enfants qui détruisent ce château de sable qu’ils viennent tout juste de
construire, les adultes qui jouent aux quilles ou au bowling, au
« chamboule-tout » et tant d’autres jeux du même genre : tous
éprouvent la jouissance de la destruction, planifiée, tenue dans certaines
limites. Le travail aussi exploite cette jouissance de la destruction : creuser, casser, couper, autant de manières
de détruire si utiles pour la vie sociale. Le bruit peut être une source de
jouissance : écoutez le décollage des avions de combat sur une base
aérienne et l’impression de puissance que rien ne peut arrêter vous prend
« aux tripes ». C’est aussi la fascination devant l’orage ou la
tempête quand on est bien à l’abri, tout de même.
Mais la passion de détruire peut sortir des cadres, se
désintriquer des règles qui la contiennent dans des limites acceptables. Ainsi
celui qui ne se contente pas du « casse-pipes » sur la fête foraine
et s’exerce au fusil à répétition sur les enfants d’une école (Bowling for
Colombine). Plus que par d’innocents symboles en bois, la jouissance
procurée par la destruction d’autres humains, jouissance mauvaise, vicieuse au
possible, s’exerce difficilement contenue par les lois sociales. Les bêtes font
« la guerre » pour leur territoire, pour leurs proies, mais les
hommes font la guerre pour assurer leur puissance sur d’autres hommes, pour en
faire des bêtes ou pour les tuer. Jouir de la guerre : le ballet des
hélicoptères, sur fond de musique de Wagner dans le film de Coppola Apocalypse
Now nous le montre de manière saisissante.
Mais il n’est pas nécessaire de faire la guerre. Le sadisme
ordinaire donne à la destructivité des motifs de satisfaction. Sade est,
peut-être, le grand penseur de l’époque moderne. Il en a mis à jour les resrusorts
cachés. Tyranniser son semblable fait bander dit-il. Le mode de production
capitaliste s’est imposé parce qu’il promettait une puissance illimitée.
L’ordre féodal limitait la puissance : tout-puissant sur ses manants, il
devait obéissance à un suzerain. La pyramide des obligations féodales qui
remontait jusqu’à Dieu lui-même empêchait le déchaînement de la puissance. Il y
eut bien des monstres, des empereurs débauchés et cruels, des Gilles de Rais ou
des comtes Dracula. Mais ils restaient
des exceptions et, comparés aux tyrans modernes, ils jouent encore dans la cour
des petits. Personne dans les temps
anciens n’était capable d’arriver au niveau de puissance destructive d’un
Hitler, d’un Staline, d’un Mao ou d’un Pol Pot. Il y avait des massacres de
masse, qui n’avaient pas d’autre but que d’assurer la crainte des vaincus – on
gouverne par la crainte, dit Spinoza qui ajoute « et la superstition. Mais
Hitler ne cherchait à être craint de ses « sujets », il se moquait
que la crainte qu’éprouvaient les Juifs. Il voulait « seulement » les
anéantir ! Ivan le Terrible voulait anéantir ses ennemis, Staline
anéantissait ses amis.
Revenons à Sade. Jouir sans entraves, telle est la devise du
capital… et celle du « divin » marquis. Tous les humains peuvent être
des moyens de ma jouissance et aucune obligation morale ne peut venir entraver
cette volonté de puissance et de jouissance – il faudrait fabriquer un
mot-valise qui fusionne les deux. Avec l’acuité de son esprit, Pier Paolo
Pasolini, en mettant en scène les Cent vingt journées de Sodome, dans la
« république » fasciste et nazifiée de Salò perce mille fois mieux
Sade que les niaiseries de ceux qui en font un penseur subversif.
La souffrance des enfants de RDC qui travaillent à mains
nues dans les mines de cobalt est la source de la jouissance des maîtres du
monde « numérique », mais aussi de tous les riches, demi-riches,
quart de riches de tous pays. Comme sur les livres de Sade, les âmes sensibles
peuvent se détourner mais la réalité est là.
La puissance-jouissance est aussi celle du manager qui brise
la vie d’un salarié avec un tonitruant « Vous êtes viré ». Le
« management par la terreur », celui qui conduisait les cadres de
France-Télécom à se jeter par les fenêtres, n’est pas une perversion du
système, mais son accomplissement. La masse de documents, de récits, de
plaintes sur ces sujets suffirait à faire pâlir de jalousie un disciple du
marquis.
Fromm parle de la « nécrophilie » et en analyse
les formes les plus contemporaines. Freud invoquait Thanatos, la pulsion de
mort. Les deux approches ne sont pas fondamentalement opposées. La pulsion de
mort est plus vaste, plus « cosmique » et inéliminable alors que la
destructivité de Fromm, un psychanalyste optimiste, ce qui est rare, peut être
vaincue. On peut se dire que Freud à raison, mais ça n’empêche pas d’essayer
d’agir comme Fromm.
Propos d’étape
L’histoire de l’humanité apparaît donc comme une succession
de ruptures, non pas la réalisation d’une essence humaine, mais sa négation.
L’homme est-il esprit ? Oui, mais il est d’abord « l’esprit qui
toujours nie » et qui d’abord se nie lui-même. Voilà le point où nous
sommes arrivés, le point où l’humanisme abstrait, posé dans la tradition
culturelle dont nous héritons, se transforme en son contraire, un antihumanisme
radical, une négation de l’humanité dont on explorera plus tard les formes
contemporaines.
IX. Vers
l’anéantissement machinique de l’humain
Oui, le destin fatal de
l’Europe est là — ayant cessé de craindre l’homme, nous avons aussi cessé de l’aimer,
de le vénérer, d’espérer en lui, de vouloir avec lui. L’aspect de l’homme nous
lasse aujourd’hui. — Qu’est-ce que le nihilisme, si ce n’est cette lassitude-là ?…
Nous sommes fatigués de l’homme… (Nietzsche, Généalogie de la morale, 1ère
dissertation, §12)
Notre époque est celle du nihilisme triomphant. Sa ligne la
plus constante est celle des meilleurs moyens à employer pour en finir avec
l’humain. Elle est bien antihumaniste en son essence. Un des grands penseurs
auquel il nous faut toujours revenir est Günther Anders, un philosophe atypique
et un analyste convaincant que ce qu’il appelle « obsolescence de
l’homme ». Mais avant d’en venir à Günther Anders, un retour à Marx
s’impose.
La logique du travail mort
La logique très paradoxale du mode de production capitaliste
conduit à l’élimination de l’homme. Paradoxale, en effet, puisque seul le
travail vivant est créateur de valeur, si on envisage les choses du point de
vue capitaliste. Si en effet, les machines produisaient toutes seules, se réparaient
d’elles-mêmes et se reproduisaient sans
intervention humaine, les produits de l’industrie n’auraient pas plus de valeur
que l’air ou le sable des déserts. On pourrait imaginer que ces
« marchandises » (qui ne seraient plus à proprement parler des
marchandises) soient monopolisées par un pouvoir politique, usant de la
violence ou par bandes armées, ou tout ce que l’on veut, mais on ne serait plus
dans le mode de production capitaliste mais dans la variante du féodalisme et
de systèmes fondés sur le pillage. Le capital a toujours besoin, un besoin
incompressible de travail vivant. C’est pourquoi il doit toujours agrandir
son espace et envahir la planète entière sans omettre le plus petit recoin de
forêt vierge, la plus petite île. Mais comme le dit Marx, le capital est une
contradiction en procès. Il s’accumule et remplace le travail vivant par le
travail mort.
Le capital est lui-même une contradiction en
procès : il s’efforce de réduire le temps de travail à un minimum,
alors que d’autre part il établit le temps de travail comme la seule
mesure et la seule source de richesse. Il réduit donc le temps de travail
sous la forme du travail nécessaire pour l’augmenter sous la forme du
superflu ; il pose donc le superflu à un degré croissant comme
condition – question de vie et de mort – du nécessaire.
D’une part, il fait donc appel à tous les pouvoirs de la science et
de la nature, ainsi qu’à ceux de la combinaison sociale et des rapports
sociaux, afin de rendre la création de richesses indépendante (relativement)
du temps de travail qui lui est appliqué. D’autre part, il veut
mesurer ces gigantesques forces sociales ainsi créées au temps de travail et
les confiner dans les limites nécessaires à la conservation de la valeur déjà
créée en tant que valeur. Les forces productives et les relations sociales
– deux faces différentes du développement de l’individu social –
n’apparaissent au capital que comme des moyens et ne sont que des moyens pour
lui de produire à partir de sa base bornée. Mais en fait, ce sont les
conditions matérielles pour le faire exploser.
La nature ne construit pas de machines,
de locomotives, de chemins de fer, de télégraphes électriques,
de machines à tisser automatiques, etc. Ce sont des produits de
l’industrie humaine, des matériaux naturels transformés en organes de la
volonté humaine sur la nature ou de son activité dans la nature. Ce sont
des organes du cerveau humain créés par la main de l’homme, une faculté de
connaissance objectivée. Le développement du capital fixe indique à quel
point la connaissance sociale générale est devenue la force productive
immédiate et, par conséquent, les conditions du processus de la vie
sociale lui-même sont passées sous le contrôle du general intellect et
ont été transformées pour lui. Dans cette mesure, les forces
productives sociales sont produites, non seulement sous forme de
connaissances, mais en tant qu’organes immédiats de la pratique
sociale ; du processus de la vie réelle.[80]
Dans le système féodal, les choses se présentaient avec
une clarté aveuglante : le paysan travaillait trois jours pour lui et
trois jours pour le seigneur. Dans le mode de production capitaliste,
il en va de même, à cette différence que le surtravail est
masqué derrière le contrat de travail qui se présente comme un contrat entre
deux personnes libres.
Cette présentation est schématique, mais elle nous
permet de comprendre les ressorts du mode de production capitaliste.
Le surtravail extorqué au travailleur salarié est la source de la
survaleur qui permet le profit capitaliste. Qu’est-ce que le capitaliste fait
de ce profit ? Il le “réinvestit” afin de produire toujours plus de profit. Conformément à l’éthique
puritaine (lire les
conseils de Benjamin Franklin pour devenir riche), le capitaliste
ne s’enrichit pas pour
jouir de sa richesse, mais pour
accumuler. La loi
de l’accumulation – qui se présente dans le
grand public sous le nom de “croissance” – est la loi fondamentale du
mode de production capitaliste, loi dont le capitaliste individuel n’est
que l’exécutant. L’accumulation exige que la production capitaliste se fasse à
une échelle toujours plus [DC1] élargie
et mettant toujours plus de force de travail en œuvre, en aspirant à
toujours plus de surtravail. Comme la journée de travail est limitée
(elle ne fait pas plus de 24 heures !) et que les ouvriers
par leur lutte ont imposé progressivement des limitations légales de la journée
de travail (12 heures puis 10 heures), la seule solution est
l’augmentation de la productivité du travail. Ce processus semble presque
indépendant de la volonté des hommes. Le mode de production capitaliste,
dira Marx, est une sorte de grand automate.
Le système des machines s’impose dans les usines
(les fabriques) comme ce qui va permettre l’augmentation de cette
productivité et la rationalisation de la division du travail. L’usine devient
elle-même un automate dont les ouvriers sont les appendices conscients de la
machinerie inconsciente (voir le chapitre XIII du Capital).
Mais tout ce processus qui a fait la force et la richesse du mode de
production capitaliste est un processus contradictoire.
Une contradiction en procès
En effet, dit Marx, le capital est une
contradiction en procès (ou en acte). On trouvera dans toute
l’œuvre de Marx plusieurs manières d’exprimer cette contradiction « en
procès ». Mais toutes ces manières s’entre-expriment, elles sont
des modes différents de décrire la même réalité. Ici, la contradiction
apparaît ainsi : le capital « s’efforce de réduire le temps de
travail à un minimum, alors que d’autre part il établit le temps de
travail comme la seule mesure et la seule source de richesse ».
La course à la productivité n’est rien d’autre que la lutte incessante
pour réduire le temps de travail nécessaire à la production de telle ou telle
marchandise. On peut gloser sur le caractère « métaphysique »
de la théorie de la valeur, ainsi que le font les économistes
néoclassiques. En pratique, les industriels calculent en temps de
travail. Henry Ford, en s’inspirant des théories de Taylor, invente
une nouvelle méthode d’assemblage pour la construction de ses
véhicules, appliquée dès août 1913 : le temps d’assemblage
passe de 12 heures 30 à 1 heure 30. En 1914, plus de
200 000 Ford T sortent de Highland Park. L’augmentation de la
productivité dans l’agriculture va permettre de réduire le prix des denrées de base
nécessaires à la nourriture d’une famille (le fameux « panier de la
ménagère ») et du même coup la valeur de la force de travail.
Le capital « réduit donc le temps de travail sous la
forme du travail nécessaire pour l’augmenter sous la forme du superflu ; il pose donc le superflu à un degré
croissant comme condition – question
de vie et de mort –
du nécessaire. » Si le travail est ce qui est nécessaire à la vie, l’augmentation de la
productivité dans le
mode de production capitaliste ne rend pas la vie facile, elle ne donne pas à tous ce loisir (skholè)
qui caractérise l’homme libre pour les Anciens. Tout ce temps gagné
est consacré à produire du superflu. Qu’on comprenne bien :
Marx ne critique pas cette production abondante de marchandises
– l’homme civilisé, dit-il, est « l’homme riche en besoins ».
Il s’agit de mettre en lumière une contradiction fondamentale du mouvement
même du capital. Celui-ci a fait du temps de travail la mesure de la richesse
et dévalorise en permanence cette richesse.
Cette contradiction s’exprime encore autrement : « D’une
part, il fait donc appel à tous les pouvoirs de la science et de la
nature, ainsi qu’à ceux de la combinaison sociale et des rapports sociaux,
afin de rendre la création de richesses indépendante (relativement)
du temps de travail qui lui est appliqué. » Combiner les pouvoirs de
la science et de la nature : on pensera encore à Descartes :
“connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air,
des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous
environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers
de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les
usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et
possesseurs de la nature.” (op. cit.) En effet si la science
peut devenir comme une force productive directe, la production de ce qui
est nécessaire à la vie humaine ne dépendra plus du temps de travail !
Marx n’affirme pas que l’extension des applications
scientifiques va supprimer le travail. Dans Le Capital il
considère le travail comme une nécessité éternelle. Il se contente
ici de montrer que la dynamique du capital est de supprimer le travail ou au
moins de le réduire toujours plus, ce que l’on peut vérifier
empiriquement : il faut de moins en moins de travail humain pour
mettre en œuvre des moyens de travail de plus en plus puissants.
Mais cette tendance se heurte simultanément à une autre tendance : « ces
gigantesques forces sociales » restent mesurées par le temps de travail et
la loi de la valeur continue de s’imposer. Le capital reste prisonnier de
“sa base bornée”, ce qui fait que les progrès techniques conduisent
fatalement à de nouvelles crises qui font “exploser” le système.
L’abolition/surpassement du mode de production capitaliste découle ainsi non de
la volonté de tel ou tel groupe, mais du mouvement même du capital.
Ce que produit le système des machines
Les machines sont les produits de l’industrie, c’est-à-dire
de l’activité pratique par laquelle l’homme transforme la nature.
Elles sont les « organes
de la volonté humaine »,
ou encore « sont
des organes du cerveau humain créés par la main de l’homme, une faculté de
connaissance objectivée ».
Et ceci est vrai, quel que soit le mode de production.
La connaissance est donc bien pratique. Contre les matérialistes
vulgaires, Marx défend toujours la capacité de l’homme, parce qu’il
est un être conscient, d’agir et de diriger sa propre volonté. Dans un
passage fameux du Capital, il écrit : « ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais
architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la
cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche.
Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans
l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un
changement de forme dans les matières naturelles ;
il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience,
qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit
subordonner sa volonté. »
(Capital, livre I, section III) Sans trop forcer le
trait, on pourrait dire que les produits de l’activité humaine sont de la
pensée objectivée ou matérialisée. Les machines sont de la science en
acier, en cuivre, en plastique, etc., et non de simples
choses extérieures à la pensée humaine.
Dans le mode de production capitaliste, les machines
s’appellent “capital fixe” et son développement “indique à quel point la
connaissance sociale générale est devenue la force productive immédiate”.
L’extension considérable du machinisme indique l’importance croissante des
connaissances scientifiques dans la production. À l’ère de l’informatique,
cela nous semble une évidence qui n’a pas besoin de longs
éclaircissements. Cela signifie, nous dit Marx, que “les
conditions du processus de la vie sociale lui-même sont passées sous le contrôle
du general intellect [en anglais dans le texte] et ont
été transformées pour lui.” Ce n’est pas seulement la production qui
est touchée, mais le processus de la vie sociale tout entier (ce qui
inclut la distribution, les modes de consommation,
les loisirs, etc.). Tout ce processus est sous le contrôle du “general
intellect”. Comme il socialise la production, le mode de
production capitaliste socialise aussi la connaissance. Tous les
travailleurs d’une usine, du directeur aux simples ouvriers en passant par
les ingénieurs et les techniciens forment une intelligence collective globale,
et c’est ainsi que les connaissances sociales apparaissent immédiatement comme
forces productives. Mais ce sont les forces productives de l’homme,
au même titre que son habileté ou sa capacité à communiquer en vue de
coopérer. Il ne s’agit pas, comme certaines traductions ont pu
le laisser penser, de soutenir que désormais la science serait une “force
productive directe”. Ce sont les forces productives sociales qui sont
produites sous forme de “connaissances” qui deviennent des “organes
immédiats de la pratique sociale, du processus de la vie réelle”.
L’idée du “general intellect” a connu un destin
tourmenté. Un certain nombre de courants marxistes se sont emparés de
cette notion pour modifier les orientations traditionnelles des partis se
réclamant du marxisme. Elle a nourri également les théorisations sur la
transformation du capitalisme en “capitalisme cognitif” ou sur
l’extinction de la loi de la valeur. Il nous est possible d’entrer ici
dans ces débats. Remarquons seulement que cette intelligence sociale collective
est reprise sous une autre forme dans Le Capital. Dans le mode
de production capitaliste originaire, le capitaliste, c’est-à-dire le
possesseur de capital, avait une fonction d’organisation de la production
et de décision. Le développement du machinisme et le poids croissant de la
connaissance scientifique dans le processus de production marginalisent cette
fonction. Marx y voit l’esquisse d’un grand bouleversement social :
si le propriétaire du capital (par exemple l’actionnaire)
est marginalisé, la direction du procès de production peut passer
entre les mains des “producteurs associés” (de l’ouvrier au directeur
d’usine) qui ont les sujets de cette intelligence collective. Autrement
dit, cette révolution dans le mode de production qu’introduit le système
des machines est grosse d’une révolution plus générale, une révolution
sociale, qui s’effectue par le jeu des lois immanentes du mode de
production capitaliste.
Les potentialités du système des machines
Ce que permet cette révolution du système des machines,
c’est “la création d’une grande quantité de temps disponible en dehors du
temps de travail nécessaire à la société en général et à chacun de ses membres
(c’est-à-dire l’espace nécessaire au développement de toutes les facultés
productives de l’individu, et donc aussi de la société)”. Ce temps
libéré pourrait être la base d’un nouveau développement de l’humanité dans son
ensemble. S’il faut beaucoup moins de temps pour produire le strict
nécessaire, les hommes pourront disposer de plus de temps pour mener des
activités créatrices libres et développer toutes les potentialités qui sont
en eux. Dans un autre manuscrit publié par Engels comme conclusion du
Livre III du Capital, Marx écrit :
À la vérité le règne de la liberté commence seulement à
partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins
extérieures ; il se situe donc, par sa nature même, au-delà
de la sphère de la production matérielle proprement dite. Tout comme
l’homme primitif, l’homme civilisé est forcé de se mesurer avec la nature pour
satisfaire ses besoins, conserver et reproduire sa vie ;
cette contrainte existe pour l’homme dans toutes les formes de la société
et sous tous les types de modes de production. Avec son développement,
cet empire de la nécessité naturelle s’élargit parce que les besoins se
multiplient ; mais, en même temps, se développe le processus
productif pour les satisfaire. Dans ce domaine, la liberté ne peut
consister qu’en ceci : les producteurs associés – l’homme
socialisé – règlent de manière rationnelle leurs échanges
avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés
par la puissance aveugle de ces échanges ; et ils les accomplissent
en dépensant le moins d’énergie possible, dans les conditions les plus
dignes et les plus conformes à leur nature humaine.
Mais l’empire de la nécessité n’en subsiste pas moins.
C’est au-delà que commence l’épanouissement de la puissance humaine qui
est sa propre fin, le véritable règne de la liberté qui,
cependant, ne peut fleurir qu’en se fondant sur ce règne de la nécessité.
La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale de
cette libération.
Le temps libre volé
Cette possibilité qui naît du développement des forces
productives sociales ne peut pas se réaliser dans le cadre des rapports de
propriété capitaliste. Les progrès techniques jettent à la rue les
travailleurs “surnuméraires”, et la création de temps libre n’est du
temps libre que pour certains. En réalité, le capital “augmente le
surtravail des masses par tous les moyens de l’art et de la science”.
Le système des machines entraîne naturellement l’augmentation de la
rapidité et de l’intensité du travail et pousse à l’extension de la journée de
travail : la machine doit tourner jour et nuit. Elle pousse
aussi à l’emploi de toutes les forces de travail disponibles. Puisque la source
d’énergie n’est plus l’être humain, on peut employer sans mal femmes et
enfants. Comme le dit Marx, “C’est la machine qui fiche en l’air toutes
les limites morales et naturelles de la journée de travail.”
Si la durée de la journée de travail a diminué, l’intensité du
travail a augmenté – là encore les études empiriques confirmeraient
aisément les analyses de Marx.
Pourquoi en est-il ainsi ? Parce que, dans le
mode de production capitaliste, la richesse “consiste directement dans
l’appropriation du surtravail, parce que sa fin est directement la valeur,
et non la valeur d’usage.” Le travail a pour but de produire les
moyens de la vie humaine, mais dans le mode de production capitaliste, il
a pour but de produire de l’argent pour le possesseur de capital. L’argent qui
n’est “naturellement” qu’un moyen est devenu la fin : problème que
posait déjà Aristote en opposant économique (naturelle) et chrématistique
(contre nature). Cette inversion de la “téléologie vitale”,
pour reprendre une expression de Michel Henry [Karl Marx,
rééd. 2009], fait que le développement du système des machines est
foncièrement ambivalent. Pendant que se développe l’intelligence collective,
les travailleurs sont de plus en plus privés de toute qualification.
Ce qui compte, ce n’est plus la virtuosité de l’ouvrier, mais en
quelque sorte celle de la machine. Ce que théorisera bien plus tard
Taylor, puis Henry Ford, est déjà une évidence aux yeux de
Marx : la qualification professionnelle de l’ouvrier a perdu beaucoup
de son importance. Loin du long apprentissage des métiers, quelques heures
suffisent désormais. C’est pourquoi “la base technique sur laquelle repose
la division du travail dans l’usine est abolie”, dit-il dans le Capital.
Quand les métiers sont distincts, quand le bourrelier fait un travail
complètement différent du menuisier ou du forgeron, par exemple dans une
manufacture de carrosses, il y a bien une division technique du
travail parce que chacun des travaux singuliers est qualitativement
différent des autres. Mais dans l’usine, cette division est abolie
puisque chaque ouvrier peut occuper n’importe quel poste. Ce qui
appartenait en propre à l’ouvrier est maintenant passé dans la machine.
La machine transforme les ouvriers en appendices conscients d’un processus
inconscient. C’est ainsi que toujours plus de surtravail peut être arraché
au travailleur.
La véritable richesse sociale
Le capital malgré lui sape les bases étriquées de sa
domination et ouvre la possibilité pour chaque homme d’avoir le temps libre
pour son propre développement. Mais ce temps libre est immédiatement
converti en surplus de travail. Mais à son tour, ce surplus de
travail se convertit en crise de surproduction !
Celle-ci se traduit par une destruction massive de marchandise et de capital et
par la “mise en jachère” de la force de travail, réduite au chômage. Ce mécanisme est exposé
en détail dans le Capital.
Disons qu’il se résume ainsi : la surproduction apparaît comme une
surproduction de marchandises – nos sociétés connaissent des crises inconnues
dans les sociétés anciennes, des crises nées non de la pénurie,
mais de l’abondance, et l’on voit des gens mourir de faim alors qu’il y a
trop de tout ! Mais cette surproduction de
marchandises n’est que
la manifestation phénoménale de la surproduction de
capital : les masses de capitaux
accumulés grâce à cette quantité
de surplus de travail ne trouvent plus à
s’investir à un taux de
profit suffisant et ils sont donc de fait dévalorisés brutalement.
Pour sortir de cette contradiction, il faut réconcilier
la socialisation croissante du processus de production et le mode
d’appropriation du surplus de travail : “la masse ouvrière elle-même doit
s’approprier son surtravail”, c’est-à-dire contrôler la richesse produite et
décider collectivement de son usage. Il n’est peut-être pas utile de
travailler toujours plus pour produire des choses inutiles ou qui sont
obsolètes trop rapidement !
Le temps ainsi économisé pourrait être employé à l’épanouissement
personnel de chacun, et pour Marx c’est la culture qui constitue le champ
privilégié de cet épanouissement. Mais ceci est impossible tant que la
finalité de la production est la valeur.
Il y a ici chez Marx tout un développement qui pourrait
sembler utopique. Quand la production reçoit le concours de ce formidable
démultiplicateur de la puissance humaine qu’est le système des machines,
alors “le développement de la puissance productive sociale croîtra si
rapidement que, bien que la production soit maintenant calculée sur la
richesse de tous, le temps disponible de tous augmentera.” Les hommes
pourraient donc travailler de moins en moins tout en devenant toujours plus
riches et aptes à satisfaire des besoins plus variés, développant toutes les
potentialités qui sont en eux. Il semblerait que Marx raisonne comme
si toutes les ressources de la Terre étaient illimitées, mais nous avons
appris que ce n’est pas le cas. Les machines consomment de l’énergie,
et l’énergie elle-même demande du travail et elle sera sans doute toujours plus
difficile à obtenir. Fabriquer des machines demande aussi de l’énergie
(et des matières premières) et tout cela rencontre des limites
objectives qui ne dépendent pas du mode de production, mais de la nature.
Il faudrait réinterpréter les notions d’abondance en déterminant ce qu’est
la véritable richesse et c’est justement ce que Marx dit immédiatement
après : “la vraie richesse est le pouvoir productif développé de tous les
individus. Dans ce cas, ce n’est plus du tout le temps de travail,
mais le temps disponible qui est la mesure de la richesse.” Ce que
permettrait le système des machines dans une société non-capitaliste, ce serait
de donner à tous un maximum de temps libre, temps pendant lequel chacun
pourrait exercer sa créativité, sa puissance productive, y compris en
retrouvant le goût de ce que l’on peut faire de ses mains, qu’il s’agisse
du bricolage ou de la création artistique ou toute autre production faite
uniquement pour le plaisir – ainsi ces informaticiens qui mettent à
disposition de chacun, librement, leurs inventions, dans le mouvement du
« logiciel libre ».
Machinisme et barbarie
À l’inverse de ces possibilités ouvertes par la dynamique du
mode de production capitaliste, tant que demeurent les rapports
capitalistes, le temps de travail reste la mesure de la richesse et donc
la richesse elle-même est fondée sur la pauvreté. C’est en effet
la rareté, le manque, qui fonde la prospérité du capital.
Si le système produit ce que chacun possède en abondance,
les marchandises ne trouveront pas acheteur et leur prix sera réduit à
zéro ! Si l’ouvrier peut produire lui-même ce dont il a besoin, il n’est plus nécessaire
qu’il aille vendre sa force de travail. C’est en ce sens que l’on peut
dire que la richesse mesurée par le temps de travail est fondée sur la
pauvreté. La croissance de la misère est consubstantielle au mode de production
capitaliste, et le développement technique non seulement n’y change rien,
mais accroît cette misère. La paupérisation relative d’une large
fraction de la population laborieuse des pays riches vient empiriquement
confirmer cette assertion.
Le temps disponible dans cette société n’existe que “par
l’opposition au temps de travail excédentaire”, cela signifie que le temps
disponible n’est disponible que pour qui ne peut pas fournir de travail
excédentaire, par exemple le chômeur, ou celui qui doit simplement
reconstituer sa force de travail, ou encore pour celui qui n’a besoin de
travailler, car il vit du surplus de travail des autres. Le mode de
production capitaliste s’est développé sous le signe de la haine du loisir.
Les pauvres sont régulièrement traités de paresseux et ainsi tout le temps
de l’individu est réduit au temps de travail, ce qui réduit l’individu au
travailleur, un individu subsumé sous le travail, c’est-à-dire dont
l’essence est de travailler, donc un individu dépouillé de tout ce qui en
fait un homme, un individu condamné à une existence mutilée.
Le paradoxe du machinisme est ainsi mis en lumière :
“Les machines les plus développées obligent donc l’ouvrier à travailler plus
longtemps que le sauvage ne le fait ou qu’il ne le faisait même avec les outils
les plus simples et les plus grossiers.” L’ouvrier est donc ramené en dessous
du sauvage dans l’échelle du progrès humain. Malgré l’immense accumulation de
richesses de nos sociétés, la contrainte au travail est plus forte que
jamais et d’une manière particulièrement angoissante puisqu’être privé de travail,
pour la grande majorité des humains, c’est être privé de tout,
non seulement des biens matériels indispensables à la vie, mais aussi
des relations sociales et de l’estime de soi qui s’y attache.
Ce paradoxe est repris et développé dans Le Capital :
“C’est pendant le procès même de travail que le moyen de travail du fait de sa
transformation en un automate se pose face au travailleur comme capital,
comme travail mort qui domine et aspire la force vivante du travail.
La scission entre le travail manuel et le potentiel spirituel du procès de
production, ainsi que la transformation de celui-ci en pouvoirs que
détient le capital sur le travail s’accomplissent […] dans la grande
industrie construite sur la base de la machinerie.”
(livre I, chap. XIII)
Conclusion provisoire sur les thèses de Marx
Pour Marx, le système des machines, l’usine moderne
utilisant des automates et des machines-outils animées par la vapeur puis
l’électricité est la forme adéquate du mode de production capitaliste.
Dans la manufacture, l’ouvrier n’est que formellement soumis au capital
(Marx parle de subsomption formelle) alors que dans l’usine
automatique, l’ouvrier est soumis réellement au capital puisque tous ses gestes
sont commandés par l’automate lui-même, automate qui, en tant que capital fixe,
est l’incarnation du capital, du capital “en chair et en os”.
Mais si le système machinique est la forme adéquate du mode
de production capitaliste, il est aussi le principe de sa dissolution.
Marx ne critique pas directement le machinisme en tant que tel.
Il considère par exemple que le mouvement des luddites, ces ouvriers
anglais qui brisèrent les machines qui leur faisaient concurrence, est le
témoin d’une phase primitive du mouvement ouvrier. Il aborde toujours la
machine du point de vue de l’ouvrier et du point de vue de ce qu’il serait
possible de faire avec les machines dans le cadre d’un autre mode de
production. Il reste à questionner le potentiel libérateur du machinisme.
Le machinisme, Marx le montre, n’est pas neutre et ses formes
sont liées aux modes de production. Jusqu’à quel point la machine automatique
moderne est-elle liée à une organisation sociale singulière, que la
propriété soit privée ou étatisée ? Les hymnes à la machine des
futuristes italiens, comme Marinetti qui soutint Mussolini, ressemblent
curieusement aux textes dithyrambiques des chantres staliniens de
l’industrialisation à marche forcée. À partir de Marx, au contraire,
il est possible de développer une critique plus radicale du machinisme qui
ne met pas seulement en cause les mauvais usages des machines mais leur
fonction même comme moyens de subordonner les individus.
Il y a dans le
travail de Marx, tel qu’il nous est parvenu, une ambiguïté : le machinisme
est vu à la fois comme la conséquence et le moyen de la croissance du mode de
production capitaliste, mais aussi comme ce qui le sape. Se glissant dans cette
« faille », le marxisme classique a considéré que le machinisme
devait être libéré de ses entraves capitalistes afin de servir la véritable
liberté humaine. Et par conséquent, il était absurde de s’opposer au
développement du machinisme. Il me semble que cette façon de voir prend le
problème à l’envers. Le développement du machinisme doit aussi être conçu comme
l’expansion illimitée du caractère mortifère du capital, comme l’anéantissement
de la puissance de l’homme.
Le fantasme de la maîtrise
Paradoxalement en apparence, le nihilisme naît du fantasme
de la maîtrise. L’enfant s’assure de sa propre puissance en détruisant ce qu’il
vient patiemment de construire, en brisant les jouets dont il avait rêvé. On
peut soutenir que c’est exactement ce qui est arrivé à l’idéal humaniste des
Lumières. Vouloir devenir « comme maître et possesseur de la nature »,
voilà qui rappelle le fantasme bien connu de toute-puissance infantile. La
logique du capital incarne adéquatement ce processus.
En premier lieu, la machine n’est pas l’instrument de la
domination de l’homme, mais l’instrument de la domination du capital. Elle
n’est pas le moyen par lequel l’homme devient « comme maître et possesseur
de la nature », mais le moyen lequel la masse des humains est asservie à
la toute-puissance du capital, c’est-à-dire à la puissance aveugle de leurs
échanges. La grande machinerie capitaliste est d’abord un système à faire suer
de la plus-value. C’est elle qui révolutionne le mode de production et permet
de passer de la subsomption formelle à la subsomption réelle du travail au
capital. Pourrait-elle servir à autre chose, dans d’autres rapports de
production ? C’est possible, mais cela demanderait des conditions
générales qui sont, pour l’heure, inconnues ou inatteignables.
Si on admet avec Marx que la division du travail est ce qui
produit l’aliénation du travail, il s’ensuit que la désaliénation va de pair
avec l’abolition de la division du travail. Les marxistes avaient trouvé une
parade remarquable : dans la mesure où tout travail se modèle sur les
processus de l’industrie, la division du travail est vaincue ! Tous
ouvriers d’usine, voilà l’avenir radieux promis par les marxistes. Plus question d’être chasseur le matin,
pêcheur l’après-midi et « critique critique » le soir ! C’est
ainsi que le marxisme « réel » a produit les plus sinistres
contre-utopies.
Dans le mode de production capitaliste, c’est la machine qui
organise la division du travail, chacun prenant place parmi les rouages de la
machinerie, comme l’expose avec brio une scène célèbre des Temps Modernes
de Charlie Chaplin. Même quand l’individu semble diriger une machine, la
machine elle-même est le produit d’une vaste division du travail : pour
conduire une pelleteuse mécanique, il a fallu produire la pelleteuse mécanique
selon les méthodes du machinisme le plus sophistiqué. Les instruments par
lesquels l’homme moderne affirme sa liberté sont fabriqués dans des grandes
usines soumises aux principes du taylorisme et, de surcroit, souvent très
polluantes. Les minerais qui permettent de produire les principaux éléments
chimiques nécessaires aux circuits électroniques demandent l’emploi de machines
énormes pour concasser des minerais qui contiennent parfois 1 g de métal
par tonne.
S’en tenir à la représentation de la machine que je peux
contrôler, c’est oublier que la machine particulière que j’ai sous la main,
comme je pourrais avoir un outil, est insérée dans une machinerie de production
considérable dont ma machine singulière n’est qu’un des produits finis
possibles. Le développement du mode de production capitaliste a construit cet
ensemble de machines et le travail vivant des individus est écrasé par le poids
de cette machinerie qui n’est que du travail mort.
En second lieu, la machinerie expulse progressivement
l’homme de la production. C’est un aspect assez connu. Les
« optimistes » soutiennent que le travail peu qualifié supprimé par
les machines était seulement déplacé vers le travail qualifié de fabrication
des machines. Mais, en réalité, la fabrication des machines est elle aussi
mécanisée et automatisée et le travail intellectuel lui-même est mécanisé avec
le développement de l’informatique. Le processus d’ensemble est complexe et
crée incontestablement des activités nouvelles, demandent des études et de
l’intelligence humaine, mais la tendance à long terme est claire : le
travail mort étouffe progressivement le travail vivant.
Comme Marx l’avait noté, le travailleur est progressivement
mis de côté. Le processus de production semble se dérouler seul. D’où le
fantasme d’un procès de production autonome, dont nous n’aurions plus qu’à
cueillir les fruits. Les impératifs techniques et l’intégration des systèmes
imposent leur loi à l’activité humaine. Les normes deviennent forcément
universelles pour permettre cette intégration des systèmes.
La machine n’est pas l’outil de la maitrise, mais l’outil
qui nous maîtrise. Elle nous oblige à suivre ses procédures jusqu’au point où
nous sommes entièrement conditionnés à ces procédures. Nous croyons être
devenus tout-puissants, mais nous sommes impuissants, puisque nous perdons
progressivement toute maîtrise de notre propre vie, dès lors que nous avons été
branchés sur la machinerie universelle (plug and play).
La honte prométhéenne
L’inversion du rapport entre l’homme et la machine et la
soumission de l’homme à sa propre créature est déjà montrée par Marx[81].
On en trouve aussi une analyse fouillée et souvent subtile chez Günther Anders.
L’obsolescence de l’homme signifie que l’homme est dépassé. Il est
techniquement hors jeu et son imperfection ontologique est insurmontable.
L’expérience de cette imperfection de l’homme face à la machine est celle
qu’Anders nomme « honte prométhéenne ». Prométhée a donné à l’homme
l’intelligence technique, mais la technique nous dépasse immanquablement. Les
machines sont bien plus puissantes que nous, les robots bien plus précis, le
rendement énergétique des êtres vivants est totalement catastrophique…
Il y a plus de trente ans, lors du lancement de la
« Picasso Xsara », Citroën nous avait gratifiés d’un clip
publicitaire remarquable : les robots sur la chaîne de montage peignent la
carrosserie à la manière de Pablo Picasso. La supériorité des robots sur le
peintre célèbre est établie. Les produits de l’industrie ont plus de valeur que
les œuvres de l’art. Le développement des machines IA démultiplie les exemples
de cette honte prométhéenne. Les machines IA font des diagnostics bien plus
rapides que les meilleurs oncologues. Les IA génératives produisent en quelques
minutes des textes qu’un humain aurait mis des semaines à produire. On vend des mémoires de
master, des thèses de doctorat fabriqués
par IA. Le scénario du film Matrix se met en place : les machines
sont prêtes à se débarrasser de l’homme, à moins qu’elles ne laisse survivre
que comme producteur d’énergie – mais le calcul est mauvais !
La « honte prométhéenne » promeut un idéal humain
et social : devenir aussi parfait qu’une machine. Chacun doit apprendre à
« gérer son corps » comme on gère son entreprise, en veillant à une
utilisation optimale, en prenant soin de faire les révisions nécessaires et en
changeant « juste à temps » les pièces qui doivent être changées. Le
« biopouvoir », cette prise de pouvoir des politiques de santé sur
les corps, est bien une réalité… que nous acceptons parce que, comme le disait déjà Descartes,
« la santé est le plus grand de tous les biens ». Cette phrase paraît
le bon sens même : lors des vœux de nouvelle année, on n’omet jamais de
dire « et surtout la santé ». Si la santé est le plus grand de tous
les biens, tous les autres biens doivent lui être subordonnés et s’effacer, le
cas échéant devant les impératifs du bon état de fonctionnement de la machine
humaine. Quiconque réfléchit un peu sait que la santé, si précieuse soit-elle,
est moins importante que l’amour, la justice ou la dignité…
Il faut un corps-machine en bonne santé et apte à
fonctionner au mieux, avec le meilleur rendement. C’est la raison pour laquelle
le sport a pris une telle ampleur dans la société capitaliste. Le sport promeut
les « valeurs » du capital : compétition, efficacité, rendement.
Toujours se dépasser : c’est ce que le patron demande à ses employés.
Toujours plus ! toujours plus haut ! Toujours plus vite ! Tous les impératifs du sport sont exactement
ceux de l’entreprise capitaliste. Le sport présente aussi l’avantage insigne de
fournir un terrain d’expérience pour la production de l’homme amélioré. Le
dopage n’est pas un regrettable effet pervers de la compétition sportive, mais
son essence même. La très vaste industrie des « compléments
alimentaires » a ses laboratoires dans le monde sportif.
En développant le culte de la jeunesse, en faisant
« honte » aux vieux qui se laissent aller, dont les muscles
s’avachissent et les rides se creusent et qui, ô horreur ! ne suivent par
les bons régimes alimentaires, le sport joue son rôle dans l’entreprise
d’élimination des ancêtres propre au mode de production capitaliste. Le sportif
est un « self made man », il ne doit rien à ses parents, mais
tout à son entraîneur (qu’on appelle maintenant un coach[82])
et à ses pilules. Comment dans un tel monde, les anciens auraient-ils encore
quelque chose à léguer, quelque sagesse à transmettre ? Pierre Legendre défendait
l’idée que le nazisme fut fondamentalement le meurtre des ancêtres. C’est très
exactement ce que montre ce sympathique miroir du nazisme qu’est le sport[83].
La honte prométhéenne exige que l’on ne laisse plus la
naissance des humains au hasard des rencontres et aux aléas de la méiose. Les
machines sont fabriquées selon un plan et il doit en être de même pour les
êtres humains. Les techniques de la PMA, développées d’abord pour « bonnes
raisons » (vaincre l’infécondité
d’un couple), permettent de mettre en œuvre un « process » de
fabrication des humains : production in vitro d’embryons, sélection des
embryons (préalablement classés selon des normes de qualité), suivi technique
de l’ensemble du processus. Ce « process » peut sans trop de
difficulté être adapté à la fabrication d’embryons génétiquement modifiés selon
des critères eugéniques. Watson et Crick, les découvreurs de la structure en
double hélice de l’ADN, n’ont jamais caché ni leur racisme invétéré ni leur
volonté de promouvoir l’eugénisme – en instituant par exemple une autorisation
de procréer… Quand ils s’y mettent, les savants font très fort.
Il y a une dimension sociale à la honte prométhéenne :
la société humaine devrait fonctionner comme une machine bien huilée. Les
organisations humaines doivent être rationalisées pour que tout puisse être
planifié. Si, par exemple, l’informatique s’est infiltrée dans les moindres
recoins des organisations sociales, ce n’est pas pour des raisons d’efficacité
ou de productivité, car il n’est pas certain du tout que l’informatique de
gestion procure des gains de productivité notables. Mais c’est parce que l’informatique
est structurante et qu’elle ne laisse pas de place à l’à-peu-près, à l’indécis,
ou à l’ambiguïté. Il faut que l’homme devienne un être prédictible. Cette
transformation en profondeur de la vie sociale s’accompagne de l’essor des
sciences sociales, qui ont de moins en moins un objectif cognitif et de plus en
plus un objectif normatif. On n’analysera pas comment les hommes communiquent,
on dira comment ils doivent communiquer. La pensée opérationnelle qui domine
tous les champs universitaires vise à remplacer les questions traditionnelles,
« pourquoi », « qu’est-ce », par un simple
« comment », un « comment » qui désigne ce qui doit être
fait. Tout ce qui tourne non seulement autour du management, de la
communication, mais aussi du « développement personnel » développe un
système de conformation des individus. Un système d’autant plus pernicieux
qu’il fonctionne au consensus, sans contrainte apparente. Comme dans le monde
d’Orwell, la contrainte est baptisée liberté. En faisant ce que demande le
système, j’affirme faire ce que je veux ! L’aliénation idéale en somme.
Vers l’élimination des humains
Si l’homme est obsolète, la logique du système est celle de
l’élimination des humains. Le nazisme, sur ce plan, a révélé la vérité du mode
de production capitaliste, devenu capitalisme absolu : produire un
« surhomme », celui qui devait émerger des ateliers d’élevage
d’ariens des Lebensborn et éliminer les autres hommes transformées en
déchets humains. Ce que les nazis ont fait avec la cruauté et le sadisme qui
les caractérisaient est en train de s’opérer sous nos yeux selon les lois
immanentes du mode de production capitaliste. Herbert Marcuse dans L’homme
unidimensionnel définissait le capitalisme à l’âge de la domination de la
technique comme un système totalitaire. Totalitaire en ce qu’il embrasse tous
les aspects et toutes les dimensions de la vie et transforme chaque être humain
en un rouage de cette machine, soit en tant que producteur (c’est-à-dire en
tant que travailleur) soit en tant que consommateur. Les capitalistes,
confrontés à la lutte des ouvriers et à des raisons venant de calculs à plus
long terme, ont été contraints d’admettre la limitation du temps de travail,
mais pour les ouvriers ce « temps libre » n’a pas été longtemps
libre. Il a été quadrillé par les agents de conformation des ouvriers au
conformisme et encadré dans la « société de consommation ». En
rendant, les salariés dépendant de cette société de consommation, les
capitalistes les ont « assagis » : il fallait bien payer les
traites de la bagnole, de la télé, etc., et donc éviter de trop se mettre en
grève. Progressivement, la jouissance individuelle des miettes tombées de la
table du capital a pris le pas sur les formes d’organisation collective. La
deuxième phase a été celle du « branchement ». Anders a bien analysé
le rôle de la télévision dans ce processus. Les réseaux informatiques ont
parachevé l’opération : d’une part tous doivent être « connectés »
puisque l’on a organisé la disparition des guichets avec humains, le téléphone
portable, invention proprement diabolique, ayant rendu possible la manœuvre. Progressivement,
toutes les relations entre individus se font par l’intermédiaire du réseau
internet. Le commerce est « plateformisé », quelques grands groupes
contrôlant l’essentiel des transactions. Dans ce réseau, les individus qui
croient être des individus consommant librement
ce dont ils ont besoin, sont en fait des travailleurs bénévoles au
service des plateformes. Chaque connexion fournit à la mégamachine de nouvelles
informations qui la rendent plus efficace. Si on cesse de se prendre pour le
centre du monde et que l’on regarde l’ensemble de suffisamment loin, nous
sommes très proches des humains qui nourrissent la « Matrice » et se repaissent d’images produites par elle.
La vie est remplacée par le spectacle de la vie, les humains
par leur avatar. Il y a encore des humains (sur le plan biologique) mais leur
humanité est progressivement éviscérée. La grande opération du Covid, avec la
mise en quarantaine d’une bonne partie de la société, a été un entrainement à
grande échelle pour voir jusqu’où il était possible d’aller sans provoquer des
réactions vitales. La préparation à la guerre (au moment où ces lignes sont
écrites) s’inscrit dans le même projet conduit par des classes dominantes auto-lobotomisées.
Que l’humain soit de trop, nous avons déjà eu l’occasion de
souligner que c’était la logique même du capital. Dans l’échange marchant, les
individus vivants, travaillants, se présentent les uns en face des autres comme
marchandises, les rapports entre les hommes prennent ainsi la forme de rapports
entre les choses. Dans la production capitaliste, le travailleur convertit sa
puissance personnelle, subjective en puissance du capital et n’existe que pour
autant que le capital trouve à l’employer à un taux de profit suffisant. Le
capitaliste lui-même n’est que le « fonctionnaire du capital »,
pour reprendre une expression de Marx. À
certains égards, il est autant aliéné que le travailleur, la différence étant
que son aliénation est la source de sa jouissance. Dans le mode de production
capitaliste, les choses deviennent vivantes et les humains sont à leur service.
L’élimination des humains est donc bien la logique propre au mode de production
capitaliste.
Propos d’étape
Dans une société dominée par le mode de production
capitaliste, l’humanisme est une vieillerie à mettre au rebut. La valeur de
l’homme n’est rien d’autre que son prix sur le marché. Il peut se trafiquer, se
modifier à volonté, se jeter aux rebuts. « Ressource humaine », il
n’est intéressant qu’en que ressource. Les vieux sont des charges qu’on
s’apprête à aider à mourir au plus vite. Et les enfants des calamités – sauf
qui seront dûment programmés dans les usines à bébés du « meilleur des
mondes ».
X.
L’oiseau de Minerve ou l’antihumanisme théorique
L’involution du mouvement commencé sous l’égide de
l’humanisme et qui se termine par la destitution de l’humain trouve son
expression théorique dans la revendication théorique de l’antihumanisme. Elle
est souvent liée au « structuralisme » sous ses divers avatars, mais
on la retrouve dans les diverses déconstructions.
Troisième partie
Vers l’humanisme réel
XI. Puissance
et impuissance de la morale
La force de la morale[84]
pourrait sembler le meilleur garant de rapports entre humains fondés sur le
respect de l’autre. Mais l’expérience montre qu’il peut ne pas en aller ainsi.
On sait combien la morale peut être hypocrite et combien nous sommes prompts à
dénoncer les travers des autres en oubliant les nôtres. Dans Matthieu (5), on
peut lire ce passage fameux :
Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l’œil de ton
frère, et n’aperçois-tu pas la poutre qui est dans ton œil?
Ou comment peux-tu dire à ton frère: Laisse-moi
ôter une paille de ton œil, toi qui as une poutre dans le tien?
Hypocrite, ôte premièrement la poutre de ton œil, et
alors tu verras comment ôter la paille de l’œil de ton frère
Les raisons sont fort nombreuses qui rendent impuissant
l’enseignement moral. Il faut également prendre en compte le fait souvent
attesté que la morale se retourne aisément contre elle-même et devient un outil
de domination.
Morale et moraline
Avant d’aller plus loin, il convient de distinguer une
authentique attitude de morale de cette camelote que Nietzsche appelait
« moraline ». Notre monde produit de la moraline en quantité
phénoménale. Le mot « valeur » est mis à toutes les sauces. Les
« valeurs de la République » se vendent sur tous les marchés. Mais
les seules valeurs qui aient encore de l’importance sont les valeurs
mobilières.
Être humain, c’est aujourd’hui être
« bienveillant ». La bienveillance, certes, peut sembler une vertu
utile contre la dureté des rapports humains, la morgue que manifestent ceux qui
commandent à l’égard de ceux qui sont commandés, ceux qui croient détenir le
savoir à l’égard de ceux qu’ils tiennent pour des ignorants. En vérité, la
bienveillance n’a pas d’autre fonction que de mettre un peu d’huile dans les
rouages, de faire en sorte que les rouages de la machine ne grincent pas trop.
Mais que l’objet de bienveillance soit cantonné dans son rôle de rouage de la
machine, il n’est pas question d’y toucher.
Une morale sans contrainte ni sanction est-elle
possible ?
La morale est présentée généralement comme une contrainte.
Pourquoi parlons-nous de devoirs moraux ?
XII. Humanisme
réel
Je ne dis pas cela pour démoraliser Il faut regarder
le néant
En face pour savoir en triompher Le chant n’est pas
moins beau quand il décline
Il faut savoir ailleurs l'entendre qui renaît comme
l'écho dans les collines
(Aragon, Épilogue)
Oui, il faut regarder le néant en face pour savoir en
triompher. Dans l’absolu, le mal n’existe pas. Le mal n’est toujours d’une
absence, une limitation de la connaissance et sur ce point Spinoza a toujours
raison. Mais il y a un bien mal pour, un mal relatif qu’il faut bien
contenir : on étrangle bien un homme qui a la rage, dit Spinoza.
Peut-être, après Pasteur, ne serons-nous pas obligé d’en arriver à ces extrémités.
Résister au mal
Il est très difficile de résister au mal. D’abord, parce que
le mal est attirant, il a souvent couleurs chatoyantes, il promet sans
barguigner, tout ce que l’on veut. Tout d’abord, le mal en lui-même peut être
désirable (cf. supra sur le rôle de la destructivité). Comme le disait Médée,
« je vois le meilleur, je l’approuve et je fais le pire ». Les
passions funestes obéissent toutes à cette logique. La volonté du sujet est
anéantie et pourtant il se croit le plus libre quand il cède à cette passion.
L’ivrogne croit vouloir librement s’enivrer, faisait remarquer Spinoza :
il se croit le plus libre au moment même où il est totalement assujetti à
l’objet de son désir.
Mais on peut aussi céder au mal pour de bonnes raisons. L’homme
bionique, le cyborg et toutes les autres folies promises par la technoscience
déchainée sont toujours des promesses devant lesquelles on a beaucoup de peine
à résister. Pourquoi donc refuserions-nous ces progrès ? Les paraplégiques
pourrons se servir de leurs membres grâce aux prothèses greffées sur leur
système nerveux. Les biotechnologies permettront de réparer les corps, d’en
changer les pièces usagées comme on le fait des pièces d’une machine… ou comme
les Athéniens le faisaient, dit-on, avec le bateau de Thésée.
Nous craignons la mort, nous faisons tout pour vivre et
prenons soin de nous à cette fin, et nous condamnons (généralement) ceux qui
donnent la mort. Il pourrait donc sembler logique de vouloir repousser le plus
loin possible des frontières de la vie et, pourquoi pas, aller vers
l’immortalité. On pourrait laisser
mourir ceux qui le veulent vraiment, mais tous les autres seraient conviés au
banquet des immortels. Si cette fin est bonne, il sera facile de montrer que
tous les moyens qui permettent de l’atteindre sont bons et que nous ne devons
pas nous laisser arrêter par des tabous d’un autre âge. Le transhumanisme,
voilà l’avenir.
Il y a encore une autre manière d’accepter le mal : il
faut souvent un peu de mal pour un bien, une opération pour sauver le malade,
un bon mensonge et même de la violence pour renverser un tyran et rétablir la
justice. Comme le dit Jankélévitch, il faut savoir être méchant avec les
méchants ! En politique, Machiavel faisait remarquer qu’on n’a pas
vraiment le choix entre le bien et le mal, mais entre un plus grand mal et un
moindre mal. C’est ainsi que le mal passe pour un bien, et qu’on oublie que le
moindre mal est encore un mal.
Et puis il y a encore plus simple que tout cela. Résister au
mal demande de la force ou plus exactement du courage. Mais on peut ne pas
avoir la force ou le courage de résister. La force est celle d’entreprendre une
tâche rude, épuisante ou encore de résister à la souffrance et à la douleur. La
force est physique et c’est la raison pour laquelle elle est limitée. On
pourrait penser que le courage, vertu morale s’il en est, peut se cultiver et
qu’au fond tous les hommes peuvent, s’ils le veulent, être courageux. Si, comme
le dit Aristote, la vertu morale est une qualité acquis par habitude, il suffit
de s’entraîner à être courageux pour l’être. Mais on sait aussi que le courage
est une vertu ambivalente : on peut être courageux au service d’une
mauvaise cause. Et si l’homme courageux peut résister au mal mieux que celui
qui manque de courage, ce courage peut aussi facilement se mettre au service du
mal. S’il en allait autrement, les guerres ne seraient faites que par les
lâches et les courageux auraient imposé la paix.
Si l’on entend pas courage le sens étymologique, la force du
cœur, la vaillance, la capacité à affronter le danger, ce que l’on pourrait
rapprocher de ce que Platon dans sa tripartition de l’âme appelait thumos. Mais
l’on traduit souvent par courage la fortitudo latine qui est la force
d’âme, laquelle suppose la sagesse et la capacité à ne pas se laisser emporter
par les passions.
Ainsi pour résister au mal, il ne suffirait pas d’être vaillant.
Il faudrait aussi posséder cette force d’âme qui se semble pas être également
répartie chez tous les humains.
On se trouve face à une nouvelle difficulté : pour
résister au mal, il faut des hommes ayant la force d’âme adéquate, mais pour
avoir formé et instruit des hommes ayant cette force d’âme, il ne faudrait pas
que le mal ait gangréné la société. Bref, pour résoudre le problème, il faut le
supposer déjà résolu. Or, les sociétés contemporaines, dominées par le mode de
production capitaliste, produisent massivement des caractères et des
comportements antisociaux, générateurs du mal. Il ne s’agit pas de
« comportement déviants » ni « d’effets pervers », mais
bien de comportements adaptés à la logique de la société capitaliste.
Remettre les choses sur leurs pieds
XIII. Table des
matières
Première partie
Humanisme et histoire ou l’humanisme
abstrait
Ne pas faire table rase
du passé
La physique :
accepter son destin
La liberté de la conduite
morale : l’éthique
Civisme et
humanisme : le cosmopolitisme
L’humanisme antique en
général
II. Christianisme et humanisme
Le Christ et le salut des
ignorants
La politique à hauteur
d’homme
L’avenir à portée de
notre main
La politique à hauteur
d’homme
V. Un humanisme seulement abstrait
L’unité sans différence
et la différence sans unité
ineffectivité de
l’humanisme abstrait
Deuxième partie L’homme
contre l’homme ou l’antihumanisme en théorie et en pratique
VI. Qu’est-ce que l’homme ? Première approche
Le genre humain et
l’espèce humaine
Universalité du genre
humain : nouvelle approche
La domestication des
animaux humains
L’aliénation complète de
l’humanité
Destructivité et pulsion
de mort
IX. Vers l’anéantissement machinique de l’humain
Ce que produit le système
des machines
Les potentialités du
système des machines
Conclusion provisoire sur
les thèses de Marx
X. L’oiseau de Minerve ou l’antihumanisme théorique
Troisième partie Vers
l’humanisme réel
XI. Puissance et impuissance de la morale
Une morale sans
contrainte ni sanction est-elle possible ?
Remettre les choses sur
leurs pieds
[1]
Le film de Peter Watkins, La bombe (1966), reste emblématique de cette
période.
[2]
John le Carré dans La constance du jardinier a mis en scène ce monde
impitoyable. Entre Congo, Rwanda et Ouganda, on compte plusieurs millions de
morts, non pour rester des vaccins, comme dans le roman de Le Carré, mais pour
les terres rares utiles à la construction des gadgets à téléphoner et des
batteries des automobiles électriques.
[3]
Nietzsche, F., Humain, trop humain, I, §2
[4]
Joseph de Maistre et Edmund Burke tiennent à peu près le même langage face à la
proclamation des « droits de l’homme » qu’ils tiennent pour une
abstraction insensée.
[5]
Le nietzschéisme de Foucault a fait l’objet d’une vigoureuse mise au point dans
le livre de Jacques Bouveresse, Nietzsche contre Foucault, éditions
Agone, 2016.
[6]
Pico della Mirandola, De la dignité de l’homme [Oratio de humanis
dignitate, 1487], éditions Lyber-L’éclat, texte latin et traduction
française de Yves Hersant. Moins connu, sur le même sujet, De dignitate et
excellentia hominis libri IV (Sur la dignité et l'excellence de
l'homme dans quatre livres), de Giannozzo Manetti, 1452.
[7]
Bien qu’elle soit très discutable, je reprends ici la distinction entre morale
et éthique, entre la détermination des règles générales auxquelles nous devons
tous nous soumettre et l’éthique comme un certain style de vie commune que nous
pouvons choisir comme forme de la vie bonne.
[8]
J’ai abordé ces questions dans À dire vrai, Armand Colin, 2013 et dans Malaise
dans la science, Nouvelle Librairie, 2022.
[9] Preve, C.
Una nuova storia alternativa della filosofia, éditions “Petite
Plaisance”, 2013, p.87
[10]
Voir Hegel, Phénoménologie de l’esprit,
[11]Lire
Dialectique négative de T.W. Adorno,
une des plus stimulantes lectures critiques de Hegel.
[12]
La maxime est tirée du Héautontimorumenos (« je suis le bourreau de
moi-même » de Térence : « Je suis homme et rien de
ce qui est humain ne m'est étranger. »
[13]
Thomas d’Aquin, De regimine principum,
I, 1
[14]
Ibid.
[15]
Thomas d’Aquin, Somme théologique,
Question 103, art.3
[16]
Matheron, A., Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza, éditions
Aubier, 1971
[17][17] Spinoza, Traité
théologico-politique, chapitre VII
[18]
Bloch, E., La philosophie de la Renaissance, 1972, traduction française
« Petite Bibliothèque Payot », 1974.
[19]
Thomas d’Aquin, De regimine principum,
I, 1
[20]
Ménissier, op. cit. p.96
[21]
Sur le De Monarchia, on lira l’article de Thierry Ménissier, « Monarchia de Dante : de l’idée médiévale d’empire à la
citoyenneté universelle, éditions L’Harmattan, e-article, 2006.
[22]
Dante, De
Monarchia, Livre I, III, traduction Michèle Gally, p.83
[23]
Famille, village … Dante suit pas à
pas la Politique d’Aristote.
[24]
Op. cit. p. 85
[25]
Op. cit. p. 95
[26]
Dante, op. cit. p.105
[27]
Op. cit. p. 109
[28]
Dante, op. cit., II, p.131
[29]
Op. cit. p.149
[30] Dante, op. cit., III, p.225
[31]
Ménissier, op. cit. p.96
[32]
B. Guillemain, Machiavel. L’anthropologie politique. Libraire Droz,
Genève, 1977, 1977, p.52
[33]
Je ne peux ici que renvoyer à mon Comprendre Machiavel (Armand Colin,
2006)
[34] Vasari, G., Vita di Michelagnolo
Buonarruoti fiorentino pittore, scultore et architetto
[35]
Febvre, L., Le problème de l’incroyance au 16e siècle. La
religion de Rabelais, Albin Michel, « L’évolution de
l’humanité », 1942-1968
[36] Rabelais, F., Pantagruel,
ch. VII
[37] Gramsci, A., Quaderni del Carcere,
1998, Q.22
[38]
Husserl, E., La crise des sciences européennes et la phénoménologie
transcendantale, Gallimard,1976, p. 15
[39]
Adorno, T.W., & Horkheimer, M., La dialectique de la raison, 1944,
Gallimard, 1983
[40]
Lukács, G., Die Zerstörung der Vernunft, Berlin, 1954, La
destruction de la raison, traduction partielle en trois volumes chez Delga.
Il s’agit d’un ouvrage très contestable et très contesté, qui cherche cependant
à rendre intelligible l’histoire de la philosophie de la Révolution française à
la barbarie nazie.
[41]
Cf. Hegel, G.W.F., préface aux Lignes fondamentales de la philosophie du
droit.
[42]
Descartes, R., Discours de la méthode, Sixième partie.
[43]
Op. cit.
[44]
Husserl, E., La crise des sciences…, Op. Cit. p 15
[45] Op. Cit. p. 18
[46]
Lire et méditer le passage de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel sur
la liberté absolue et la terreur, chapitre VI, B, III.
[47]
Kant, E., Anthropologie du point de vue pragmatique, AK, VII, 110, cité
ici dans la traduction de Pierre Jalabert pour l’édition des œuvres dans la
Pléiade. Par la suite, c’est dans cette édition que seront faites les
références à Kant.
[48][48] Voir
Lévi-Strauss, C., Anthropologie structurale deux, Plon, 1973-1996.
[49]
Op. Cit. p. 320
[50]
Op. Cit. p. 322
[51]
À ce sujet, on lira avec intérêt le livre de Christian Ingrao, Croire et
détruire: Les intellectuels dans la machine de guerre SS, Fayard, Pluriel,
2011. En partant de la biographie de quatre-vingt cadres de la SS et de l’élite
de la SS qu’était la SD, l’auteur montre que ces hommes jeunes – ils ont la trentaine
au moment de l’accession d’Hitler au pouvoir, sont des universitaires promis à
des carrières et qui mettent leur culture et leur science au service de
l’entreprise de destruction nazie. Rappelons aussi que de toutes les
professions, ce sont les médecins qui ont le plus massivement rejoint la SS…
[52]
Voir Collin, D., Malaise dans la science, édition de la Nouvelle
librairie
[53]
Voir sur ces questions Una nuova storia alternativa della filosofia, par
Costanzo Preve, édition Petite Plaisance. Zénon fut d’abord un disciple de
Crates le Cynique qui, à la suite Diogène, prônait un refus radical de toutes
les normes sociales (anaideia, impudeur). Certains philosophes
contemporains, comme Donna Haraway défendent le « trans-spécisme », à
condition que l’animal soit consentant. Zénon est l’auteur d’une Politeia (La
République) d’inspiration nettement cynique.
[54]
À proprement parler, le terme « singe » n’a pas beaucoup de sens. Les
« grands singes » sont beaucoup plus proches des humains,
génétiquement, que des autres singes comme les babouins ou les atèles.
[55]
Voir Condemi, S. et Savatier, F., Neandertal, mon frère. 300000 ans
d’histoire de l’homme, Flammarion, Champs sciences.
[56]
Une question plus générale est celle des rapports que nous devrions entretenir
avec les autres vivants. C’est une loi naturelle qui nous pousse à nous
protéger d’eux quand ils nous menacent, c’est une loi naturelle qui nous permet
de manger les poulets et les agneaux que nous élevons comme les loups et les
lions mangent d’autres animaux. Mais
nous ne devons exercer ce droit naturel que lorsqu’il est strictement
nécessaire. Nous n’avons pas besoin de nous nourrir de baleines et nous n’avons
aucune raison valable de détruire l’habitat des orangs-outangs. Sur ces
questions, il y a à trouver un équilibre réfléchi.
[57]
Marx emploie ici le mot Verkehr, qu'il traduit lui‑même par commerce (au
sens large du mot) dans sa lettre à Annenkov. Plus loin, reviendront les termes
de Verkehrsform, Verkehrsverhältnisse par lesquels Marx entend ce qu'il
désignera plus tard par “rapports de production” (Produktionsverhältnsse).
[58]
Idéologie Allemande, I. Feuerbach
[59]
Voir Marx, Thèses sur Feuerbach.
[60]
Dans What Darwin got wrong, Jerry Fodor et Massimo Piatelli-Palmarini
mettent en cause les dogmes de la théorie standard de l’évolution. Ils
expliquent : « La théorie de la sélection naturelle affirme que le
fait qu'une caractéristique ait été sélectionnée pour provoquer un succès
reproductif explique pourquoi une créature la possède. Mais elle ne peut pas
non plus affirmer que « dans un sens qui compte », « un trait a été sélectionné
pour » signifie qu'il est une cause du succès reproductif. Car si cela
signifiait cela, la théorie de la sélection naturelle se réduirait à ce que le
fait qu'un trait soit une cause de succès reproductif explique qu'il soit une
cause de succès reproductif, ce qui n'explique rien (et n'est pas vrai)....Les
psychologues qui espéraient défendre la « loi de l'effet » en disant qu'elle
est vraie par définition, que le renforcement modifie la force de la réponse, ont
fait à peu près la même erreur que Godfrey-Smith[42]. »
[61]
Bergson fut longtemps ostracisé par toute une pensée de gauche qui, après
Georges Politzer, en fit un représentant du « spiritualisme
français » le plus ringard, une sorte de nouveau Victor Cousin. Mais il
mérite un sort bien meilleur. Il fut le maître de Jankélévitch et l’inspirateur
de Deleuze et sa philosophie de la vie pourrait bien nous aider grandement dans
la crise philosophique et scientifique que nous traversons.
[62]
Leroi-Gourhan, A., Le geste et la parole. Technique et langage, Albin
Michel, 1964, p. 166
[63]
Voir Mandel, G., La chasse structurale, Payot
[64]Lévi-Strauss,
C., Tristes tropiques in Œuvres, la Pléiade, Gallimard, pp. 416-417
[65]
Graeber, D. & Wengrow, D., Au commencement était… Une nouvelle histoire
de l’humanité, édition « Les liens qui libèrent », 2021.
[66]
Des sociétés pharmaceutiques ont parcouru les groupes sociaux traditionnels en
Amérique Latine pour faire la collection des plantes médicinales qui y sont
utilisées… et déposer des brevets sur ces plantes.
[67]
Morgan, L., Ancient Sociéty, 1877, traduction française La société
archaïque, éditions Anthropos, 1971
[68]
Voir à ce sujet Homo Domesticus de James C. Scott, traduction française
aux éditions La Découverte.
[69]
Sahlins, M., La nature humaine, une illusion occidentale
[70]
Wittvogel, K., Le despotisme oriental, 1957 pour l’édition américaine, édition
française aux éditions de Minuit, 1964.
[71]
Voir Terestchenko, M., Un si fragile vernis d’humanité, Le Découverte,
[72]
Du 23 mars au 10 juin 1999, les avions de l’OTAN bombardent la Yougoslavie,
notamment avec des bombes à l’uranium appauvri, afin de faire céder le pouvoir
en place à Belgrade et d’obtenir la partition de la Serbie et la création d’un
nouvel État prétendument indépendant, le Kosovo. Le régime de Belgrade ayant
subi la célèbre reductio ad Hitlerum,
tous les moyens étaient « humanitaires » qui permettaient de
l’abattre.
[73] Scott, J.C., Homo
domesticus. Une histoire profonde des premiers États.
La Découverte, 2019, p. 130
[74]
Ce livre a été traduit en français sous le titre Féminisme et anthropologie,
éditions Gonthier/Denoël, 1979.
[75][75] Marx, K.¸ Le
Capital, Livre I, p. 815, PUF, 1993
[76]
Voir Collin, D., Devenir des machines, éditions Max Milo, 2025
[77]
Fromm, E., La passion de détruire. Anatomie de la destructivité
humaine. Robert Laffont, 1975
[78]
Fromm, E., op. cit. p.25
[79]
Op. Cit. p.256
[80]
Marx, K., Grundrisse, M.E.W., Band 23.
[81]
Encore une fois, je ne peux qu.e renvoyer à mon livre Devenir des machines
(Max Milo, 2025).
[82]
Un manager est un homme qui fait le ménage. Un coach est un cocher. Dans le
monde des affaires comme dans celui du sport, on est clairement placé dans la
domesticité. Il est devenu héroïque, enviable, ou honorable d’être un laquais.
Voilà qui en dit long.
[83]
On a parfois remarqué la fascination du fascisme et du nazisme pour les idéaux
de puissance physique et d’endurance promus par le sport.
[84]
Voir Collin, D. et Frondziak, M.-P., La force de la morale, éditions
R&N, 2019
[DC1]"plus
élargie" est un pléonasme… élargie veut dire "plus large"
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