lundi 24 mars 2025

Sur l'humanisme (I) Introduction

Introduction


Dans les années 1960 et 1970, on a entrepris de se débarrasser de l’homme, philosophiquement parlant. Michel Foucault, dans Les mots et choses, annonçait sa disparition, telle sur le rivage une image de sable. La mode était à «l’antihumanisme théorique» et Althusser, à l’époque gourou de la rue d’Ulm, reconstruisait un Marx de son invention, spécialiste des «procès sans sujet(s) ni fin(s)», un Marx créateur d’une nouvelle science, «la science de l’histoire», totalement opposé au «jeune Marx» humaniste. Dans un autre recoin d’une vie intellectuelle fertile en innovations baroques, Deleuze et son ami Guattari détruisaient notre petite cuisine familiale freudienne pour la remplacer par des branchements de «machines désirantes». Ce temps semble lointain, mais, pour une fois, la philosophie n’avait pas fait l’oiseau de Minerve qui ne s’envole qu’au crépuscule (Hegel), mais elle avait poussé le cri de la chouette quand le jour venait tout juste de se lever.

Tout juste? N’exagérons pas. Le XXe siècle nous avait habitués à faire peu de cas des humains existants réellement, même si on ne parlait que de la fabrication de l’homme nouveau, par la sélection biologique, pour le modèle hitlérien, et par la rééducation pour le modèle stalinien. Staline avait indiqué sa ligne : « l’homme est le capital le plus précieux », un maxime adéquate au nouveau capitalisme « soviétique ». Pour tester la résistance des vieux humains et montrer qu’ils n’étaient pas grand-chose, on en fit d’abord de la matière première dans ces usines de retraitement qui avaient nom Auschwitz, Birkenau, etc., puis on pulvérisa quelques dizaines de milliers d’humains en un temps record à Hiroshima et Nagasaki. Le XXe siècle avait ainsi révélé sa vérité. On n’en était encore qu’aux prémisses. Pendant quelques décennies on vécut dans la peur de la «bombe»[1], puis on s’habitua et on oublia. La technique avait fait des progrès considérables : plus besoin de Zyklon B ni de bombe (A ou H), on se mit à domestiquer l’homme grâce à la télévision et à l’intrusion du «système» dans la vie privée. On se mit en recherche des moyens de transformer réellement l’homme, de la transformer biologiquement, non pas l’incertaine et longue technique de la sélection des vaches et des chevaux, mais par le génie génétique et le branchement de toutes les «machines désirantes» sur le réseau universel. Les épousailles de la science, de la technique et de la bureaucratie furent célébrées en grande pompe et l’homme unidimensionnel, produit de ce système totalitaire, commença à croître et prospérer. Devenir des machines! Voilà ce qui s’imposa progressivement comme la nouvelle frontière de l’histoire humaine, en train de devenir l’histoire totalement inhumaine.

Mais, avec les hommes, rien n’arrive complètement comme on l’avait prévu. La guerre, qui n’était pas un jeu vidéo, a fait son grand retour, non seulement dans quelque contrée lointaine où les trusts peuvent se battre par «peuplades sauvages» interposées[2], mais sur le théâtre européen lui-même : de l’ex-Yougoslavie avec ses fameux «bombardements humanitaires» jusqu’aux plaines d’Ukraine. La «mondialisation heureuse» a dérapé et les peuples ne s’y plient pas tous avec enthousiasme. Au contraire : le capitalisme délié de tout ce qui le tenait par le passé, délié des valeurs d’un autre temps, s’accommode à toutes les sauces, y compris les plus barbares, et ça fait très mal. « Mal » ? Oui. Les Grecs tenaient la démesure pour le mal par excellence – connais ta propre mesure, recommandait Socrate – et cette démesure est l’essence même du capitalisme « absolu ». Nous voilà, du coup, reconduits à nos limites et à la nécessité de redonner leur place aux impératifs moraux qui, seuls, peuvent rendre la vie supportable.

Nietzsche écrivit Humain, trop humain, un livre pour regarder l’homme différemment, pour se défaire des illusions auxquelles nous sommes si souvent portés. En premier lieu, Nietzsche pointe « la faute originelle des philosophes » :

Tous les philosophes ont à leur actif cette faute commune, qu’ils partent de l’homme actuel et pensent en en faisant l’analyse, arriver au but. Involontairement « l’homme » leur apparaît comme un aeterna veritas, comme un élément fixe dans tous les remous, comme une mesure assurée des choses.[3]

Certes, notre expérience de l’homme est toujours historique et les valeurs qui conditionnent la conduite des individus sont toujours historiquement marquées. En ce sens la philosophie est toujours d’une époque et l’homme de Cicéron n’est pas celui de Kant. Mais au-delà de cette critique « nominaliste » (« je ne connais pas l’homme »[4]) se pose une question : le terme d’humanisme a-t-il un sens? Pour un nietzschéen ou du moins pour quelqu’un qui se dit nietzschéen, il va de soi qu’il n’en a pas. Le fil semble assez direct de Nietzsche à Foucault, sur ce plan[5]. Il est vrai que, si le mot est encore employé, on ne sait plus très bien quel sens il peut avoir. De Sartre, on a fait lire à des générations d’élèves L’existentialisme est un humanisme, mais c’était peut-être un bon moyen de passer à côte de la pensée de Sartre. L’humanisme a servi à vendre toutes sortes de marchandises frauduleuses, notamment en politique. Il porte aussi à dissoudre les individus singuliers dans la généralité creuse, dans l’Homme abstrait. On sait aussi combien l’amour de l’homme en général s’accommode du mépris ou de la haine des hommes en particulier. La philanthropie est souvent un marqueur de distinction sociale, une des formes de la charité ostentatoire dont se repaît la société du spectacle.

Les raisons ne manqueraient pas pour laisser l’humanisme à son triste sort, dans un magasin réservé aux vieilleries philosophiques devenues inutilisables, un magasin déjà bien rempli. Ce serait pourtant une double erreur, culturelle et morale. Culturelle, parce que tout ce dont nous, Européens, pouvons être fiers s’appelle humanisme, vient de l’humanisme de la Renaissance qui lui-même se replonge dans le meilleur de la culture gréco-romaine, transfigurée par les Lumières. Si l’homme s’efface aujourd’hui, selon la prédiction de Foucault, on voit aussi disparaître la culture humaniste, celle qui était enseignée autrefois dans les lycées où l’on était censé «faire ses humanités». Et du même disparaît cette nécessaire mise à distance temporelle, indispensable au développement de l’esprit critique. Si on a pris l’habitude de passer au tribunal des bonnes mœurs postmodernes les hommes du passé, c’est simplement parce que le temps a disparu et que toute la réalité humaine est écrasée sur l’instant présent. Mais si tout est écrasé sur l’instant présent, le futur lui-même est mis hors-jeu.

Mais c’est aussi et surtout une erreur morale : la dignité de l’homme, clé de voûte de cet humanisme défendu par exemple, par Pic de la Mirandole[6] est la clé de voûte de toute morale conséquente, ayant une valeur universelle. L’affirmation de cette dignité de la personne humaine est l’axiome sur lequel Kant bâtit sa métaphysique des mœurs. Mais la dignité de l’homme repose à son tour sur la liberté de cet homme créé à l’image et la ressemblance de Dieu, un homme donc qui n’est pas esclave de déterminismes naturels et peut donc trouver en lui-même la force de conduire sa propre émancipation.

Ce qui menace les sociétés d’aujourd’hui, c’est qu’elles sont trop peu humaines, trop sourdes aux appels à l’humanité dans son sens le plus profond. Ceux qui                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                     veulent abolir les frontières entre les hommes et les animaux et même entre les hommes et les machines sont les théoriciens d’une dégradation effrayante de l’humanité. Ceux qui transforment la naissance et la mort en un «process» industriel comme un autre ne sont pas très différents mentalement des nazis. Pour paraphraser Nietzsche, nous devons nous inquiéter : humain, trop peu humain! tel est le monde qui se construit sous nos yeux.

Mécanisation de la vie, brutalisation générale des rapports sociaux, contrôle de l’intimité et dévalorisation de la vie intérieure, dans toutes ses dimensions, c’est l’humanité de l’homme qui est menacée, parfois avec les meilleurs bons sentiments du monde. L’humanisme, comme terme général, trop général d’ailleurs, qui désigne l’éminente dignité et accroche avec lui un certain nombre de valeurs morales, et un certain nombre de connaissances historiques, philosophiques, philologiques aussi, et une certaine éthique[7], a-t-il un sens ? Peut-il encore avoir un sens ? L’humanisme n’est-il pas le masque qu’a emprunté une certaine légitimation, des Européens sur les autres peuples, des classes dominantes et cultivées sur les classes dominées, le plus souvent incultes ? Et peut-être l’homme, l’homme en général, c’est-à-dire l’homme abstrait, n’est-il pas une figue de l’idéologie, un travestissement d’une réalité bigarrée et composée de singularités irréductibles.

Je propose ici un certain nombre de parcours qui convergent autour de ces questions. L’humanisme a été posé de manière encore abstraite comme le fond de la culture européenne – on en peut certainement trouver des équivalents dans le confucianisme ou dans les traditions de l’Inde, mais je ne suis pas assez savant pour l’intégrer dans ma réflexion. Les temps modernes s’annoncent comme une mise en œuvre des principes de l’humanisme qui va constituer une partie importante de la philosophie des Lumières et pourtant, au moment même où l’on célèbre les droits de l’homme, le développement même du capital comme mode de production tant des choses que des idées, conduit à une véritable négation de cette dignité humaine défendue par les penseurs humanistes. Quel sens y a-t-il à parler d’humanisme quand tout conduit à l’obsolescence de l’homme ?

Les trajets que je propose ne sont pas des promenades dans la culture humaniste classique, ils recherchent plutôt un point de convergence : l’effort que nous devons faire pour rester humains et pour devenir même plus humains que nous ne le sommes. Des parcours donc, en vue de redorer le blason d’une morale humaniste tombée largement en déshérence. Bref, par delà l’humanisme abstrait et l’antihumanisme théorique et pratique, je propose de réexaminer ce que serait un humanisme réel.

Ce livre vient à la suite de Devenir des machines (Max Milo, 2025). Un lecteur me dit : « je vois dans votre livre la recherche d’un nouvel humanisme ». Rien de plus pertinent. On ne peut assister à la destruction de l’humanité sans réagir.

Première partie
Humanisme  et histoire
ou l’humanisme abstrait

I.           Antiquité de l’humanisme

La sagesse des Anciens n’est plus, au mieux, qu’un objet d’études pour érudits définitivement dépassés par le mouvement de l’histoire quand il ne s’agit pas d’horribles nostalgiques du patriarcat blanc dont tous les auteurs anciens seraient des archétypes. Le jeunisme est l’attitude la plus généralement défendue dans une époque où le progrès est incontesté et incontestable. Le progressiste est l’homme qui vous dit : avant ne vaut plus rien et ce sera bien mieux après. Selon une anecdote célèbre, Thalès, scrutant les étoiles ne regardait pas où il mettait les pieds et tomba dans un puits. Le progressiste, semblable à Thalès, ne regarde pas à ses pieds et tombe proprement dans un trou après avoir crié « on n’arrête pas le progrès ».

Anciens et modernes

Essayant de n’être point comme ces étourdis, on commencera par un premier changement de point de vue et on regardera derrière, bien qu’il soit tout aussi dangereux de se retourner. Toute une tradition nous dit que ce n’est pas bon. C’est parce qu’il se retourne qu’Orphée perd définitivement Eurydice. Fuyant Sodome détruite par le feu divin « La femme de Lot regarda en arrière, et elle devint une statue de sel. » (Gn, 19,26) Nous devons aller de l’avant, tourner nos regards vers le futur et laisser le passé à son triste sort, sous peine d’être changé en statue de sel… Héritiers d’Athènes et Jérusalem, les Européens sont devenus des progressistes pour regarder toujours vers l’avant.

Tourner son regard en arrière, c’est aller des Modernes vers les Anciens. Pendant longtemps le culte des Anciens fut de rigueur : la sagesse des Anciens étant évidemment supérieure à celle des nouveau-nés. Les Modernes prennent le contrepied de cette sagesse vénérable. Blaise Pascal, après d’autres, dont Giordano Bruno et Descartes, a fait remarquer que les Anciens étaient en réalité la jeunesse de l’humanité et les Modernes étaient donc nettement plus vieux que les Anciens, donc plus expérimentés et plus sages. Retourner aux Anciens, c’est donc retourner à la source de la nouveauté, à  la source de tout ce qui nous a faits. Mais l’humanité d’aujourd’hui est en aval et se nourrit de tout ce qui vient de sa source.

On peut aussi aborder le problème autrement. Si beaucoup de peuples considèrent que la parole des Anciens a plus de valeur que celle des blancs becs, ce n’est pas sans raison : l’expérience des Anciens est précieuse, et un homme âgé a vécu tellement plus de choses qu’un jeunot. De quelque manière que l’on prenne le problème, le retour au passé est absolument nécessaire et riche des plus grands enseignements. Ceux qui veulent faire table rase du passé empruntent une impasse. Individuellement nous sommes notre passé, nous sommes du passé fugitivement présentifié, et il en va de même des sociétés et des nations. Énée, fuyant Troie en flammes porte son père Anchise sur son dos et tient par la main son fils Ascagne (ou Iule) pour le guider. Telle est la condition humaine. Nous portons la charge de nos parents et nous avons à guider nos enfants. Malheureusement parce que le passé est souvent très lourd : lourd de crimes, de secrets de famille qui restent à dévoiler, d’échecs. Le bilan du passé est si souvent un bilan de faillite de nos espérances. L’épilogue d’Aragon est le constat amer de cette expérience.

Quand j’étais jeune on me racontait que bientôt viendrait la victoire des anges

Ah comme j’y ai cru comme j’y ai cru puis voilà que je suis devenu vieux

Le temps des jeunes gens leur est une mèche toujours retombant dans les yeux

Et ce qu’il en reste aux vieillards est trop lourd et trop court que pour eux le vent change

J’écrirai ces vers à bras grands ouverts qu’on sente mon cœur quatre fois y battre

Quitte à en mourir je dépasserai ma gorge et ma voix mon souffle et mon chant

Je suis le faucheur ivre de faucher qu’on voit dévaster sa vie et son champ

Et tout haletant du temps qu’il y perd qui bat et rebat sa faux comme plâtre

Je vois tout ce que vous avez devant vous de malheur de sang de lassitude

Vous n’aurez rien appris de nos illusions rien de nos faux pas compris

Nous ne vous aurons à rien servi vous devrez à votre tour payer le prix

Je vois se plier votre épaule A votre front je vois le pli des habitudes

Il ne faut pas demander au passé d’être enthousiaste. Il est plus souvent désespéré (ou désespérant) qu’à son tour, l’homme qui fait retour sur lui et sur son histoire. « Ah comme j’y ai cru et me voici devenu vieux » : tout est dit. La nostalgie fait place au regret.

Ne pas faire table rase du passé

Mais heureusement aussi, le poids du passé n’est que le poids des ans qui s’alourdit. Il est celui de la civilisation, des œuvres de l’esprit, qui ont créé et modelé notre milieu vital, aussi bien les œuvres dont nous jouissons que les paysages, tout ce qu’on appellera après Augustin Berque notre écoumène. Nous vivons dans et par le passé. Nous ne pouvons nous projeter qu’en prenant appui sur le passé. «Du passé, faisons table rase», dit la chanson, mais elle a tort. Il faut savoir balayer ce qui du passé est définitivement révolu, il faut laisser les morts enterrer leurs morts, comme le dit l’Évangile, mais garder scrupuleusement du passé tout ce qui pourra servir à l’édification des générations futures.

Le conservateur instruit du passé : c’est la fonction essentielle de l’école. Le moi se forme dans la relation à autrui, tous nous savons cela, si admirablement analysé d’abord par Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit. Mais en nous confrontant au passé de l’humanité, nous nous confrontons à une altérité radicale, à des humains si différents de nous et pourtant nos semblables, des humains qui ne peuvent répondre à nos interrogations et nous obligent à répondre à leur place, à nous mettre à leur place. Au fur et à mesure que la culture est devenue l’affaire de la bureaucratie d’État, elle a disparu de la formation des jeunes esprits : comment saisir le sens de ce qu’est être humain, si on ne perçoit rien de la chronologie de notre histoire, si on n’a plus de cette histoire que quelques courtes séquences entièrement dominées par les obsessions des contemporains et leur terrifiante volonté de juger, de traduire le passé devant les tribunaux de la bonne conscience moderne? Comment saisir cette profonde unité de l’humanité sans se perdre dans les textes des Anciens, sans lire Homère, sans les philosophes grecs et les historiens romains, sans Virgile et sans Sénèque? La progressive liquidation des études anciennes est un crime contre la culture humaine et donc, n’ayons pas peur des grands mots, un crime contre l’humanité. Déjà on voit poindre l’accusation d’ethnocentrisme : comment? Vous voulez lire Cicéron et pas Confucius? Accusation absurde : il n’est pas de voie plus évidente pour aller aux cultures si différentes qui forment l’humanité que de bien connaître celle dont on est issu directement. La thèse de Karl Jaspers sur «l’âge axial» ne peut être formulée et comprise que par celui qui s’intéresse aux cultures anciennes. Cette thèse est discutable, certes, mais elle met l’accent sur une donnée essentielle : des évolutions majeures de l’humanité se sont produites à peu près dans les mêmes temps, dans des groupes humains qui n’avaient aucune connaissance les uns des autres.

La marche «impétueuse» de la science (on use abondamment des formules pompeuses et de l’hyperbole, quand il s’agit de science) semblerait contredire ce point de vue. N’a-t-il pas fallu tourner le dos aux Anciens, à la culture classique, pour entrer dans la modernité? Oublier Aristote, se défaire de la vision enchantée de la nature qui prévalait jusqu’à notre époque, n’est-ce pas ainsi que la science (notez le singulier) a établi ses droits et conquis notre monde? Il y aurait beaucoup à dire sur cette vision de l’histoire de la science moderne, beaucoup à dire sur les métaphysiques dont elle fut porteuse et beaucoup à dire sur les tentatives d’évidement de tout contenu de pensée d’une science réduite à une consignation de données répétées — selon le modèle des «big data» triturées par des machines IA.[8]

Si on s’interroge sur l’histoire de la pensée scientifique, on doit constater la naissance de la science moderne prend appui sur un retour à Platon et notamment à la conception platonicienne d’une réalité sensible soutenue par configurations mathématiques (comme dans le Timée). Dans le même temps d’ailleurs, l’importance de l’expérimentalisme comme base de toute connaissance prend appui sur une prise en compte sérieuse non pas tant de l’Aristote scolastique que du véritable Aristote qui soutenait qu’il n’est rien dans l’esprit qui n’ait d’abord été dans les sens. La « grande révolution » de la science moderne est une suite de réformes qui incluent  quelques étonnants retours en arrière. Et pourtant aucun de ces grands penseurs n’a été changé en statue de sel.

Sans vouloir renoncer complètement à la thèse kantienne de la «révolution copernicienne» ni même au concept de «révolution scientifique» selon Thomas Kuhn, on ne doit pas sous-estimer la continuité et il faut n’accorder qu’avec parcimonie sa confiance aux récits de gestes fondateurs par lequel quelque héros de la pensée crée du radicalement nouveau. En science, comme ailleurs, l’origine est souvent mythique.

L’ancien accouche du nouveau

Comprendre comment l’ancien accouche du nouveau, voilà ce qui est bien plus instructif, bien plus formateur pour l’esprit, que toutes épopées présentant les bons porteurs du nouveau terrassant les monstres de l’obscurantisme.

On peut arguer de la distance énorme qui nous sépare des sociétés antiques, de l’étrangeté qui nous saisit quand, quittant les textes canoniques, nous nous intéressons à la vie quotidienne et nous sommes très différents des hommes de l’Antiquité gréco-romaine (pour ne parler que d’eux que nous connaissons encore un peu). Leur moralité pratique, effective, cette Sittlichkeit ou «éthicité» dont parle Hegel, est bien éloignée de la nôtre. Ils toléraient sans doute plus la cruauté que nous : comment pourrions-nous refaire les jeux du cirque où des gladiateurs esclaves doivent combattre des bêtes sauvages? Comment admettrions-nous que les politiciens engagent des guerres et des armées contre leurs adversaires ou s’occupent à conquérir des pays dans le seul but de pouvoir payer par le butin ainsi acquis les immenses dettes accumulées pour s’acheter des voix et des clients (voir l’histoire de Jules César). Nous n’allons pas crucifier des milliers d’esclaves sur la via Appia, pour les punir de s’être révoltés contre leur condition. Et ainsi de suite…  

Enfin, si loin de nous, est-ce si sûr? Sommes-nous capables d’ouvrir les yeux sur notre réalité, sur nos contemporains, sur la réalité effective des politiciens que nous croyons avoir élus «démocratiquement»? Encore que. Grattons sous la couche de bons sentiments, de « bonisme » comme disent les Italiens, et nous voyons que nous ne sommes pas telle éloignés de la Rome antique. Il faudrait donc sans doute procéder à une description plus nuancée, c’est bien le moins que l’on puisse dire, de l’opposition entre l’éthicité des Anciens et celle des Modernes. Le dernier siècle (pour ne pas remonter au-delà) nous a donné tant d’exemples de cruauté, perfectionnée par l’industrie et les sciences. Sans chimie moderne et sans le chemin de fer, comme faire disparaître si millions de Juifs ? Comment pulvériser une ville entière presque en un instant, sans l’arme atomique ? Nous ne faisons pas moins de mal, nous le faisons plus facilement et en essayant de garder les mains propres. Mais admettons-la provisoirement cette opposition entre la vie éthique ou les bonnes mœurs des Anciens et celles des Modernes.

Commençons par rappeler notre dette immense envers les penseurs de l’Antiquité, véritables inventeurs de ce que nous appelons humanisme. Nous ne pouvons pas nous dire plus élevés moralement que Socrate, car c’est Socrate qui met au premier plan le sens de la justice et l’importance du devoir envers les autres humains. Socrate n’est pas l’auteur d’une doctrine philosophique connue — on ne doit jamais oublier que Platon n’est pas Socrate et que le Socrate de Platon est seulement le Socrate de Platon, c’est-à-dire un personnage philosophique. Socrate représente l’extension de l’isegoria politique dans l’assemblée (ecclesia) à l’isegoria philosophique sur l’agora. «Athènes, soutient Costanzo Preve, était le lieu de la parrhesia, c’est-à-dire du parler libre et clair ouvert à tous (à tous, y compris les étrangers, les femmes et les esclaves)»[9]. Le logos sokratikòs est, plus qu’un contenu philosophique déterminé, une forme sociale. Il ne s’agit plus de transmettre à des initiés un savoir initiatique, comme les pythagoriciens, il ne s’agit plus former des jeunes aristocrates aptes au commandement — occupe-toi de ton âme, dit Socrate à Alcibiade, avant de vouloir commander les autres. Il s’agit de forger un homme nouveau dont la moralité  s’élève au plus haut. La vaillance au combat, l’aptitude au commandement, l’honneur et la gloire  passent maintenant au second plan devant la justice et la recherche de la vérité.

Nous ne connaissons guère la pensée authentique de Socrate — beaucoup d’auteurs estiment que le Socrate de Xénophon est sans doute plus «vrai» que le Socrate de Platon — mais nous pouvons être assurés que Socrate a inventé une nouvelle manière de philosopher, c’est-à-dire proprement ce qu’est devenue la philosophie. Ne rien tenir pour acquis définitivement, admettre que nombre de nos vérités des croyances sont loin d’être toujours des croyances raisonnables, tenir aussi loin que possible le démon du dogmatisme. De ce point de vue, on pourrait, à bon droit, rattacher Socrate aux sceptiques. Le scepticisme est un moment essentiel dans l’histoire de la philosophie. Pour Hegel, la vérité n’est pas un résultat qui se pose immuable, une fois atteint, mais le processus même de la connaissance, ce qu’il appelle «la vie de l’esprit». Chaque grande époque historique, chaque école de pensée présente sa propre vérité. Mais il ne s’agit pas de retomber dans le scepticisme qui, de cette pluralité, conclurait à l’impossibilité de la vérité. Il s’agit, au contraire, de concevoir chacune dès ces époques, chacune de ces doctrines comme un moment de l’histoire dans laquelle l’esprit se pense lui-même. Ainsi le scepticisme lui-même a sa vérité : «La conscience de soi sceptique fait donc dans le cours changeant de tout ce qui veut se fixer pour elle, l’expérience de sa propre liberté (…) c’est la conscience d’elle-même qui est l’absolue inquiétude dialectique.» Et donc : «Dans le scepticisme, la conscience fait en vérité l’expérience d’elle-même comme d’une conscience contradictoire».[10] C’est précisément parce que la vérité ne vient pas d’en haut, parce qu’elle n’est pas révélée par quelques prophètes — la vérité est ce que l’on révère, les deux mots sont de la même famille — la vérité est affaire humaine, aussi faillible que sont toutes que l’homme croit tenir entre ses mains, «mais son ombre est celle d’une croix», comme dit le poète.

Hegel n’est pas sans reproche : il nous fait voir le mouvement de la pensée, mais se propose de clore ce mouvement, de résoudre la dialectique de la négation et de la négation de la négation dans une totalité achevée, un monde où l’esprit  n’a plus rien d’autre à faire qu’à remâcher sa substance.[11] Mais on lui saura gré de penser l’historicité de la pensée et de redonner au scepticisme ses lettres de noblesse. Le scepticisme est la première libération de la pensée ! Mettre en doute, c’est un bon début. « Doute de tout » était la devise de Marx, devise qu’il a mise en œuvre jusqu’au bout, ce qui explique aussi pourquoi le Capital est un ouvrage inachevé.

La voie stoïcienne

Le stoïcisme tant grec que romain propose une voie pour sortie de l’absolue inquiétude et propose des certitudes qui lui semblent inébranlables. Le stoïcisme est né en Grèce au début du IIIe siècle avant Jésus-Christ. Nous pouvons distinguer trois époques : un premier stoïcisme grec dit ancien avec son fondateur Zénon de Cittium, Cléanthe et Chrysippe, un second stoïcisme plus modéré et latin au iie siècle av. J.-C. : le moyen stoïcisme avec des penseurs comme Panétius et Posidonius. C’est celui qui influencera particulièrement Cicéron. Enfin, on trouve le stoïcisme de l’époque romaine impériale du ie et iie siècle après Jésus-Christ avec les philosophes Sénèque, Épictète, Marc Aurèle. Sénèque nous a laissé des traités et ses lettres à Lucillius, nous avons les notes de cours d’Épictète grâce à son élève Arrien, elles constituent Les Entretiens et le Manuel. Nous pouvons aussi lire les Pensées pour moi-même de Marc Aurèle : un ensemble de courts textes et d’aphorismes qu’il écrivait pour s’encourager à vivre selon la sagesse stoïcienne. Mais il serait erroné de limiter le stoïcisme à l’Antiquité : il y aura un retour du stoïcisme à l’âge classique — aux xvie et xviisiècles (voir l’ouvrage dirigé par Pierre-François Moreau sur Le retour des philosophies antiques à l’âge classique, Albin Michel, 1999).

Il n’est pas question de fournir ici une étude exhaustive du stoïcisme, d’autant plus qu’il n’y a pas de certificat permettant de garantir le stoïcisme authentique d’un penseur : il y a de l’épicurisme dans le stoïcisme de Sénèque et que dire des rapports étranges de Diderot avec le stoïcisme? il s’agira seulement de montrer comment les principales idées stoïciennes ont infusé dans la formation de ce que l’on appellera humanisme.

Les philosophes stoïciens sont ainsi nommés parce qu’ils se rencontraient sous un portique, la stoa Poikilè (le portique peint). Ils appartiennent pleinement à l’époque de la décadence d’Athènes, à l’époque où la pensée hellénistique s’est répandue dans toute la Méditerranée, avec de nouveaux centres intellectuels comme Alexandrie. Le stoïcien n’est plus le philosophe de la cité, mais un philosophe cosmopolite. L’école stoïcienne est universaliste et elle est ouverte à tous les hommes, quelle que soit leur origine : Zénon, Chrysippe et Cléanthe sont nés en Asie Mineure avant d’enseigner à Athènes. Zénon fut le premier philosophe grec à apprendre le grec comme une langue étrangère. Il ne faisait pas payer ses leçons, méprisait la richesse et le pouvoir. Cléanthe aurait été porteur d’eau. À Rome, si Sénèque est le précepteur puis le conseiller de l’empereur Néron, Épictète est un esclave avant d’être affranchi, Marc Aurèle est empereur. Seule la recherche de la sagesse importe, quel que soit le lieu de naissance ou la position sociale, dans les chaînes ou sur le trône. L’homme n’est donc plus tel homme déterminé, mais l’homme en général, l’humain en tant que tel. Mais l’humain fait partie du monde vivant et c’est à l’intérieur de ce monde vivant que l’on doit le penser.

L’école stoïcienne exigeait l’étude de la logique, de la physique et de l’éthique comme constituant la philosophie : la logique est l’engagement dans le discours, la physique se pratique chaque fois que nous faisons des recherches sur le monde et sur ce qu’il contient et l’éthique est notre engagement dans la vie humaine. Selon les stoïciens, nous pouvons être heureux grâce à la philosophie. Ils partagent cette idée avec les autres grandes écoles de la philosophie hellénistique, épicuriens ou cyniques. Ce bonheur, comme les deux autres écoles qu’on vient de citer, réside dans la tranquillité de l’esprit. Il n’est pas la satisfaction de nos désirs illimités ni la chance d’être né dans des circonstances favorables. Ce bonheur ne dépend que de notre manière de penser : il faut être maître de sa pensée pour se conduire avec sagesse. il faut donc comprendre l’ordre du réel, s’y accorder, non pour en subir les maux, mais pour y trouver l’ordre bon et rationnel et suivre cet ordre naturel. Le bonheur est sagesse, mais les hommes ne peuvent l’atteindre dans sa perfection. La philosophie n’est pas seulement un travail intellectuel, elle est une manière de vivre. On trouve les deux sens du mot «sagesse» (sophia) : il s’agit tout à la fois de savoir et savoir y faire, mais aussi de devenir un sage au sens plus moderne. La philosophie est ainsi l’épreuve de la liberté.

Commençons par la logique : il faut vivre selon la raison et donc savoir raisonner droitement. Pour être sage, il faut suivre la raison, logos en grec. La logique est la capacité de raisonner correctement pour bien vivre. La logique expose les règles de la pensée — la logique stoïcienne est une logique des propositions — et, puisque toutes choses sont liées nécessairement entre elles, la logique nous conduit à expliquer et prédire les événements. La logique ne peut être séparée de la physique, car il n’y a pas d’idées séparables de la nature matérielle.

L’homme est un corps matériel recevant l’image sensible (phantasia) des autres corps matériels. Il doit être capable de juger (hypolepsis) si l’image représente la réalité ou le trompe en y mêlant des sentiments subjectifs ou des passions qui lui sont particulières. La raison doit le diriger et elle est nommée principe directeur de la pensée (hégémonikon). Le sage doit connaître la réalité dans son objectivité : ce que sont les choses en elles-mêmes et non seulement pour lui-même. Alors seulement il donne son assentiment (sunkatathesis) aux représentations et comprend. Nous avons donc la liberté de juger : que le soleil se couche à l’horizon, ce n’est pas un fait qui s’imprimerait dans mon cerveau, c’est un jugement, un acte de mon esprit.

La raison, capacité d’ordre et d’unité, nous apprend que ce qui constitue la réalité matérielle a une unité rationnelle. La raison accorde l’homme avec lui-même, c’est-à-dire dans la cohérence de ses pensées, selon sa nature raisonnable. La raison nous donne à comprendre l’unité de la nature, c’est-à-dire l’ensemble de la réalité. Elle nous permet d’accorder notre pensée avec la réalité dans une même unité. Être heureux, c’est régler ses pensées, car ce ne sont pas les choses elles-mêmes dans leur réalité qui nous rendent malheureux, ce sont nos jugements erronés sur ces choses. Nous n’avons pas à céder à la peur devant l’orage ni à le juger mauvais, mais à le comprendre comme une manifestation de la nature et à nous abriter si nous le pouvons. Comme l’écrit Épictète : «Ce ne sont pas les choses elles-mêmes qui troublent les hommes, mais les jugements quils portent sur ces choses». (Manuel, § 5) Être malheureux est la conséquence de la déraison. C’est ne pas comprendre par la raison l’ordre harmonieux de la nature. Apprendre à raisonner a donc pour but de nous rendre libres et heureux. Il nous faut donc vivre selon la raison, c’est-à-dire vivre selon la nature.

La physique : accepter son destin

La logique est inséparable de l’étude de la physique, c’est-à-dire la connaissance de la nature. La nature, en grec, phusis, signifie ce qui croît et se meut par soi-même, c’est un être vivant. Selon un éternel retour, elle suit des périodes de dilatation ou de rétraction comme un feu qui se propage puis s’éteint avant de s’enflammer de nouveau. La nature change et se conserve comme la naissance, la croissance, la reproduction et la mort d’un être vivant. C’est un principe d’ordre et d’unité, constituant avec intelligence un tout bien organisé : un cosmos. La nature est constituée de matière, mais en même temps divine. Tous les êtres sont liés les uns aux autres dans la nature qui se donne pour but le bien de l’ensemble. Ils sont en sympathie les uns avec les autres, ce que vit l’un est éprouvé par les autres. Il ne peut donc y avoir de hasard ou de désordre dans la nature. La nature ne peut s’expliquer mécaniquement par des relations de cause à effet dépourvues de finalité : des atomes s’entrechoquant par hasard. Elle poursuit un but qui seul peut en rendre raison. C’est la finalité intelligente de la nature qui conduit à sa compréhension.

     Le sage a un destin, c’est-à-dire qu’il accepte ce qui lui arrive comme une nécessité rationnelle et bonne, voulue par les dieux. Il interprète le destin comme une providence. La liberté n’est pas de refuser ce qui nous est donné à vivre, cela ne peut être autrement, mais de l’accepter en comprenant sa nécessité et son bien. Ainsi un acteur ne choisit pas son rôle, mais le joue le mieux possible. Vivre selon ma nature ou vivre selon la nature sont identiques. Ce qui est bon pour le tout est bon pour moi. Ce que nous jugeons mauvais est lié à un point de vue égocentrique ou anthropocentrique sur la nature.

     Vivre selon la nature et accepter son destin, c’est vivre dans la seule réalité qui me soit donnée : le présent. De même que je ne suis qu’une infime partie de l’univers qui ne peut se comprendre sans les autres parties et indépendamment du tout, de même je ne suis qu’un bref instant de l’écoulement du temps. La nature est vivante et elle est une incessante métamorphose de toutes choses. Ce qui me rend heureux, c’est vivre pleinement le présent et ne pas craindre l’avenir ni vivre dans le regret du passé. Le présent est la seule réalité sur laquelle je puisse agir. Pour se convaincre de vivre au présent, le sage doit comprendre que la nature est un éternel recommencement comme celui de tous les êtres vivants. Tel est le destin : chacun est pris dans l’éternel retour de toutes choses sans pouvoir attendre un avenir différent. C’est ce qui me conduit à vivre pleinement comme si chaque jour était le dernier et à saisir dans chaque instant, l’épaisseur de toute la réalité et non la fugacité de ce qui doit disparaître.   Adhérer à son destin et à l’éternel retour, c’est aimer la vie. Il est insensé de vouloir vivre longtemps puisque tout est donné à chaque instant, la mort n’est qu’un événement de l’incessante métamorphose de la nature. On ne doit cependant pas confondre l’attitude stoïcienne avec «l’argument paresseux» qui nous exonérerait de toute action volontaire, puisque «tout est déjà écrit.» Si je suis malade, c’est le destin, mais je dois pourtant chercher à me soigner.

La liberté de la conduite morale : l’éthique   

     Les stoïciens ne séparent pas l’étude de la logique et de la physique de celle de l’éthique. Selon Épictète, l’étude de la logique et de la physique n’ont d’intérêt que si elles conduisent à l’éthique, c’est-à-dire à une conduite morale. Il faut accomplir le bien, c’est-à-dire se donner pour but ce qui est bon pour toute la nature. Par conséquent, chaque homme ne vit pas que pour lui, mais pour l’humanité, il doit accomplir son devoir de membre de l’humanité et de partie de la nature. Il lui faut avoir une volonté bonne, c’est l’intention qui compte, une intention ferme d’agir, et il doit se détacher du résultat qui ne dépend pas toujours de lui. Selon Épictète, il doit distinguer ce qui dépend de lui, accomplir le bien, et ce qui n’en dépend pas : être riche ou pauvre, conquérir le pouvoir ou non, cela est indifférent. Il faut renoncer aux désirs qui ne peuvent être satisfaits. Le bien n’est pas le plaisir qui est indifférent, mais l’accomplissement du devoir moral selon la nature pour le bien de tous.   Il nous faut vivre dans la tempérance. La conduite morale est un effort incessant, la vertu. Elle est à elle-même sa propre récompense. Ce qui paraît mauvais est le moyen d’un bien ou il peut être évité par la bonne conduite des hommes. Le sage stoïcien ne se résigne pas, il agit autant qu’il le peut en participant à l’harmonie de la nature.

     Nous sommes libres parce qu’il dépend de nous en suivant la raison d’être vertueux ou pas, nous devons juger indifférent ce qui ne dépend pas de nous : être riches, puissants ou en bonne santé. Nous atteindrons ainsi librement notre but parce qu’il est à l’intérieur de nous : avoir accompli le bien, et non extérieur à nous, dépendant des circonstances. Si nous échouons en ayant fait notre devoir, nous restons libres, si nous réussissons sans avoir accompli notre devoir, nous sommes dépendants. La liberté est la maîtrise de soi et la suffisance à soi-même, ne dépendre que de la bonne volonté morale. Nous ne pouvons donc être vaincus par l’adversité ni la vivre dans la passivité souffrante d’une passion, rien ne peut vaincre notre volonté et nous ressemblons à une citadelle sur laquelle viennent se briser les flots sans pouvoir la détruire. Le sage est imperturbable, impassible, comme le signifie l’adjectif de la langue courante : rester stoïque.

     Les stoïciens savaient que la sagesse dans sa perfection est inaccessible pour la plupart des hommes. C’est pourquoi ils recommandaient à celui qui ne peut être parfaitement sage de suivre ce qu’ils nommaient des conduites convenables (kathèkonta). Cette conduite convenable cherche ce qui est préférable, dans la vie quotidienne. Il est préférable de chercher la santé plutôt que de se rendre malade, cela s’accorde avec la nature, mais si la santé est utile, elle n’est pas un bien lorsqu’il faut donner sa vie pour sauver quelqu’un. Il faut donc distinguer ce qui est utile et ce qui est absolument bien. Ainsi celui qui n’est pas parfaitement sage ne peut s’abandonner à la paresse ou au désespoir. Il doit agir selon ce qui lui paraît convenir à sa nature d’homme. Il est préférable de chercher la santé plutôt que ce qui cause la maladie même si pour la pure sagesse, cela est indifférent.

Civisme et humanisme : le cosmopolitisme

     Le sage, qui n’est qu’une partie de la nature et de la divinité, ne vit pas que pour lui-même, mais pour le tout auquel il appartient, il se marie et élève ses enfants, se reconnaît membre de sa famille, et de sa cité, c’est-à-dire de l’état auquel il appartient, et autant que cela dépende de lui, tente de rendre meilleure la vie politique. Le Stoïcisme ne fuit pas la vie politique comme l’Épicurisme. Malgré la conduite déraisonnable des hommes, la vie politique est un devoir moral.

Le stoïcisme grec s’est développé dans des périodes de crise politique lorsque la cité d’Athènes a perdu son hégémonie et que l’empire d’Alexandre disparaît. Le stoïcisme romain se développe pendant la fin de la République, puis pendant le déclin de l’empire romain. Marc-Aurèle devient empereur par devoir et non par goût du pouvoir. Il règne dans une époque tourmentée par les tremblements de terre, les épidémies et les invasions barbares. Contraint de combattre, loin de Rome, Marc-Aurèle sait qu’il ne peut réaliser la cité idéale de la République de Platon. Il combat la tyrannie et respecte les lois, gouverne avec ses conseillers et le Sénat, rend la justice avec indulgence, nomme chacun à son poste selon ses mérites.

Le stoïcisme contient une doctrine du «droit naturel», prolongement de la physique et de l’éthique. Ce droit naturel est supérieur aux conventions que se donne telle ou telle communauté politique. Chez les stoïciens anciens, cette doctrine était une arme de critique sociale — ils sont les premiers à mettre en cause l’institution de l’esclavage.

     Pendant les périodes de troubles politiques, le stoïcisme soutient que tout homme est membre de l’humanité et pas seulement citoyen. Comme l’écrivait Sénèque : «Lhomme, chose sacrée pour lhomme». (Lettres à Lucillius, 95,33). Au-delà de la cité, nous sommes tous membres d’une même humanité, chaque homme exige le respect. Ainsi écrit-il : «Ma patrie et ma cité à moi, en tant que je suis Antonin (c’est-à-dire l’empereur), c’est Rome, ma cité et ma patrie à moi en tant que je suis homme, c’est le Monde. Tout ce qui est utile à ces deux cités, c’est pour moi le seul bien.» (IV, 44,6). Le stoïcisme est donc un cosmo-politisme, cest-à-dire la pensée dune cité mondiale dont tous les hommes sont les membres inséparables. Le bien de l’humanité, selon la loi naturelle ou divine, doit guider les lois politiques des hommes. À l’époque moderne, le stoïcisme exerce une influence, parfois ouverte, parfois seulement souterraine, chez de nombreux penseurs. Le philosophie et humaniste Juste Lipse, originaire des Pays-Bas espagnols (1547-1606) défend un stoïcisme chrétien de la constance. Le livre I des Essais de Montaigne (1533-1592) est fortement influencé par le stoïcisme. On trouve les marques de cette école chez Descartes ou chez Spinoza : ces deux auteurs défendent pourtant une physique qui est opposée fondamentalement à celle des Stoïciens…

Destin du stoïcisme

Le stoïcisme comme façon d’être s’est identifié à la philosophie. Prendre les choses «avec philosophie», c’est se comporter comme un stoïcisme, rester impassible, surmonter ses premiers élans et accepter le sort qui vous est fait, quel qu’il soit. Puisque le fatum décide de tout, comment ne pas être fataliste… «Ah! ce que tu peux être fatalitaire», dit Arletty dans un passage fameux de Hôtel du Nord. Mais ce fatalisme ne conduit-il pas à la passivité, à l’«aquoibonisme». Les stoïciens anciens étaient résolument opposés à cette attitude, eux qui insistaient sur nos devoirs et la nécessité pour chacun de faire son «métier d’homme», où que le sort vous ait placé, sur le trône comme Marc-Aurèle ou dans les chaînes comme l’esclave Épictète.

On retrouve le stoïcisme dans une bonne partie de la philosophie rationaliste classique. Que dit Descartes quand, énonçant les principes de sa morale provisoire, il soutient : «Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre du monde, et généralement de m’accoutumer à croire qu’il n’y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées, en sorte qu’après que nous avons fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous absolument impossible.» (Discours de la méthode, III). Et c’est le même Descartes qui, reconnaissant la force des impulsions qui peuvent venir de notre corps, soutient cependant que nous pouvons toujours, si nous le voulons rester les maîtres de nos passions, puisque nous n’éprouvons aucune limite à notre faculté de vouloir.

Il faudra que Spinoza, tout en prodiguant la maxime «ni rire, ni pleurer, ni détester, mais comprendre» comprenne la force de la vie affective qui constitue en vérité le fondement de notre être, même si «l’illustre Descartes» a pu penser que l’homme avait sur ses passions un empire absolu. Et comment donner tort à Spinoza, lui dont l’inspiration se retrouvera chez Nietzsche et chez Freud, ces deux grands maîtres de la psychologie des profondeurs?

Le stoïcisme est en effet un idéal sublime, mais presque impossible à atteindre, inhumain par certains aspects et Nietzsche n’avait pas tort d’y une manifestation évidente de la volonté de puissance, de la volonté de maîtrise. Être maître de soi, c’est vouloir se dominer et dominer tout court. Relisons Épictète : «La maladie est une contrariété pour le corps, mais non pour la volonté, si elle ne veut pas. Être boiteux est une contrariété pour la jambe, mais non pour la volonté. Dis-toi la même chose à chaque incident; tu trouveras que c’est une contrariété pour autre chose, mais non pour toi.» Vite dit! Comment puis-je séparer ma jambe de moi? Et mes poumons, et mon cœur? Et encore : «Ne demande pas que ce qui arrive arrive comme tu désires; mais désire que les choses arrivent comme elles arrivent, et tu seras heureux.» Autrement je suis parfaitement libre (et donc heureux) en décidant de vouloir qui arrive. J’ai le cancer : il me suffit de vouloir ce cancer pour être libre puisque le cancer ne contrarie pas ma volonté, mais l’exhausse dès lors que j’en ai compris la nécessité, par exemple, parce que j’ai étudié la biologie et que j’en comprends les mécanismes. Mais non, ça ne passe pas comme ça. Je peux fanfaronner, faire le malin, jouer au philosophe, mais la maladie me tourmente et me rappelle combien la vie est belle, combien j’éprouve de la joie dans cette première matinée de printemps qu’il ne faut jamais rater, et combien c’est triste, combien c’est affligeant de devoir se préparer à dire adieu à tout cela, combien il est difficile de s’accoutumer à l’idée qu’il y aura un temps qui ne sera plus le nôtre. Memento mori! souviens-toi que tu dois mourir! Mais cette pensée est bien, comme le dit Spinoza, une pensée inadéquate.

Stoïcisme et humanisme

Poussé dans ses derniers retranchements, le stoïcisme est une philosophie presque impraticable. Une philosophie pour des héros et non pour des hommes ordinaires. Cependant, il peut nous aider à vivre, à condition de le mixer avec une bonne dose d’épicurisme ou de retrouver l’inspiration résolument anticonformiste des premiers stoïciens grecs qui opposaient leur idée de la nature à toutes les conventions sociales. Chez Sénèque, il y a cette dose d’épicurisme qui permet d’avaler la potion magique des vieux stoïciens.

Que gardons-nous du stoïcisme? D’abord cette idée, qui sera reprise par le christianisme, de l’universalité de l’homme. L’homme aux coutumes les plus étranges, à la langue la plus absconse est un homme comme un autre. Il est humain et en tant que tel il a autant de valeur que mon prochain le plus proche. Et je dois en prendre soin du seul fait qu’il est homme. Cicéron, souvent stoïcien, dit les choses avec clarté dans le Traité des devoirs  (De Officiis)

On doit donc avoir en tout un seul but : identifier son intérêt particulier à l'intérêt général ; ramener tout à soi, c'est dissoudre complètement la communauté des hommes. Si la nature prescrit de prendre soin d'un homme pour cette seule raison qu'il est homme, il faut bien que, selon la nature aussi, il y ait un intérêt commun à tous ; s'il en est ainsi, nous sommes tous tenus par une seule et même loi naturelle, et, en conséquence, il est interdit par la loi naturelle d'attenter aux droits d'autrui : or le premier antécédent est vrai, donc le dernier conséquent l'est aussi ; car il est absurde de dire, comme certains, que l'on n'enlèvera rien à un père ou un frère dans son propre intérêt, mais que pour le reste des citoyens, c'est une autre affaire : les gens qui parlent ainsi décident qu'ils n'ont point de lien de droit avec leurs concitoyens, qu'ils ne forment avec eux aucune société en vue de l'utilité commune : pareille opinion rompt avec toute association civile.

Mais dire qu'il faut bien tenir compte de ses concitoyens, mais non des étrangers, c'est détruire la société du genre humain, et avec elle supprimer la bienfaisance, la libéralité, la bonté, la justice ; et pareille négation doit être jugée comme une impiété envers les dieux immortels ; car c'est eux qui ont institué entre les hommes cette société que l'on renverse ; car le lien le plus étroit de cette association, c'est la pensée qu'il est plus contraire à la nature, étant homme, de dérober le bien d'un homme pour son avantage personnel que de s'exposer à tous les contretemps qui peuvent atteindre notre corps, nos biens extérieurs et même notre âme, sans injustice de notre part : car cette seule vertu est la reine et la maîtresse de toutes les vertus. (Des devoirs, III, 6)

Comment peut-on encore admettre l’esclavage, la domination des hommes sur les femmes, le racisme, etc. quand on fait sienne cette idée fondamentale du stoïcisme ? Les stoïciens anciens admettaient la société dans laquelle ils vivaient (ils préféraient sans doute changer leurs désirs plutôt que l’ordre du monde !), mais ils ont dit ce qui conduit à changer l’ordre du monde, à construire un ordre juste, conforme à la loi naturelle telle qu’ils l’entendent.

Du stoïcisme, nous gardons également l’idée que l’homme est libre, que c’est sa liberté qui le définit. Lisons les Cahiers pour un morale de Jean-Paul Sartre et nous y retrouvons, en arrière-plan, le stoïcisme. Ce passage mérite d’être cité intégralement :

Ce que signifie : Nous sommes condamnés à être libres… on ne l’a jamais bien compris. C’est pourtant la base de la morale. Partons du fait que l’homme est‑dans‑le‑monde. C’est‑à‑dire en même temps une facticité investie et un projet‑dépassement. En tant que projet il assume pour la dépasser sa situation. […] Ma situation étant, pour un de ses aspects, un investissement par la totalité du monde, elle change comme le monde change, elle est changée par le monde et, dans la mesure où je suis passivité, je suis affecté dans ma facticité même par l’ordre du monde. Par exemple, en traversant une zone de contagion je suis affecté, c’est‑à‑dire contaminé. Me voilà tuberculeux par exemple. Ici apparaît la malédiction (et la grandeur). Cette maladie, qui m’infecte, m’affaiblit, me change, limite brusquement mes possibilités et mes horizons. J’étais acteur ou sportif; avec mes deux pneumos, je ne puis plus l’être. Ainsi négativement je suis déchargé de toute responsabilité touchant ces possibilités que le cours du monde vient de m’ôter. C’est ce que le langage populaire nomme être diminué. Et ce mot semble recouvrir une image correcte : j’étais un bouquet de possibilités, on ôte quelques fleurs, le bouquet reste dans le vase, diminué, réduit à quelques éléments. Mais en réalité il n’en est rien : cette image est mécanique. La situation nouvelle quoique venue du dehors doit être vécue, c’est-à-dire assumée, dans un dépassement. II est vrai de dire qu’on m’ôte ces possibilités, mais il est vrai aussi de dire que j’y renonce ou que je m’y cramponne ou que je me soumets à un régime systématique pour les reconquérir. En un mot ces possibilités sont non pas supprimées, mais remplacées par un choix d’attitudes possibles envers la disparition de ces possibilités. Et d’autre part surgissent avec mon état nouveau des possibilités nouvelles : possibilités à l’égard de ma maladie (être un bon ou un mauvais malade), possibilités vis-à-vis de ma condition (gagner tout de même ma vie, etc.), un malade ne possède ni plus ni moins de possibilités qu’un bien‑portant; il a son éventail de possibles comme l’autre et il a à décider sur sa situation, c’est‑à-­dire à assumer sa condition de malade pour la dépasser (vers la guérison ou vers une vie humaine de malade avec de nouveaux horizons). Autrement dit, la maladie est une condition à l’intérieur de laquelle l’homme est de nouveau libre et sans excuses. II a à prendre la responsabilité — de sa maladie. Sa maladie est une excuse pour ne pas réaliser ses possibilités de non-malade, mais elle n’en est pas une pour ses possibilités de malade qui sont aussi nombreuses. (Il y a par exemple un Mitsein [être ensemble] du malade avec son entourage qui réclame autant d’inventivité, de générosité et de tact de la part du malade que sa vie de bien-portant.) Reste qu’il n’a pas voulu cette maladie et qu’il doit à présent la vouloir. Ce qui n’est pas de lui, c’est la brusque suppression des possibilités. Ce qui est de !lui, c’est l’invention immédiate d’un projet nouveau à travers cette brusque suppression. Et comme il faut assumer nécessairement pour changer, le refus romantique de la maladie par le malade est totalement inefficace. Ainsi y a-t-il du vrai dans la morale qui met la grandeur de l’homme dans l’acceptation de l’inévitable et du destin. Mais elle est incomplète, car il ne faut l’assumer que pour la changer. II ne s’agit pas d’adopter sa maladie, de s’y installer, mais de la vivre selon les normes pour demeurer homme. Ainsi ma liberté est condamnation parce que je ne suis pas libre d’être ou de n’être pas malade et la maladie me vient du dehors : elle n’est pas de moi, elle ne me concerne pas, elle n’est pas ma faute. Mais comme je suis libre, je suis contraint par ma liberté de la faire mienne, de la faire mon horizon, ma perspective, ma moralité, etc. Je suis perpétuellement condamné à vouloir ce que je n’ai pas voulu, à ne plus vouloir ce que j’ai voulu, à me reconstruire dans l’unité d’une vie en présence des destructions que m’inflige l’extérieur. La maladie est bien une excuse, mais pour les possibilités qu’elle m’a ôtée simplement. Elle m’est une excuse pour ne plus jouer la comédie (si j’étais acteur), mais justement c’est pour des mortes-possibilités, pour des possibilités qui ne sont plus miennes. Mais pour ma vie vivante de malade, elle n’est plus une excuse, elle est seulement condition. (Cahiers pour une morale, écrits en 1947-48, non publiés, éd. posthume. Paris, Gallimard, 1983, p. 447 — E 48)

Ma liberté réside en ceci que je peux toujours décider de ma propre conduite, quelle que soit la situation. Même si cette décision consiste à accepter la mort, comme Jean Moulin qui refuse de parler jusqu’au bout. Héroïsme encore? Sans doute. Mais si je suis lâche, c’est aussi que j’ai accepté cette lâcheté comme la mienne.

Un peu facile tout cela, dira-t-on? Que fais-tu des déterminismes? Je tiens en haute estime les biologistes, les psychologues, les sociologues, les anthropologues et tous les «— logues» qui nous montrent pourquoi les enfants placés dans telle situation finissent souvent cadres supérieurs pendant que d’autres seront trafiquants de drogue ou épaves humaines. Mais les conditionnements sociaux ne sont précisément pas des déterminismes (Marx fait clairement la distinction entre bedingen et bestimmen). Aucun voyou ne peut se présenter devant un juge en disant : «j’ai été déterminé à être voyou». Sauf cas pathologiques avérés, tous les individus sont responsables. Même les pires et même les plus malheureux.

Plus : alléguer les déterminismes sociaux pour chercher des excuses à certains individus, c’est tout simplement leur refuser la reconnaissance d’une dignité égale. «Ce n’est pas bien, mais, le pauvre, il n’y est pour rien» : tel est le discours de l’homme supérieur envers l’homme inférieur, le discours du colonial qui plaint les pauvres indigènes incapables de se hisser à la hauteur de ses seigneurs et maîtres. On baisse les exigences scolaires pour permettre à des pauvres et des exclus d’entrer dans le système, parce que «c’est assez bien pour eux». Au niveau scolaire, le déterminisme social à la Bourdieu n’a pas fini de propager ses effets d’autant plus néfastes qu’il est porté par des gens «impeccablement de gauche», des belles âmes à la fibre sociale, tous bienveillants à souhait.

Nous sommes toujours libres de faire ce que nous devons et c’est cela qui nous fait homme. Rien d’autre. Et c’est aussi cela qui fait rien de ce qui est humain ne nous est étranger[12], le pire y compris. Et par conséquent, nous sommes responsables, c’est-à-dire que nous devons répondre de nos actes. C’est évidemment très difficile : c’est fixer la barre de l’humanité très haut et nous savons que l’homme se tient dans un espace mixte, entre l’homme de raison et l’homme soumis à ces affects. Nous savons qu’«à tout péché, miséricorde» et que cette pauvre créature que nous sommes peut être excusée quand elle n’est pas à la hauteur. Un éclair de pure bonté peut effacer beaucoup de vilenies. Agir avec humanité, c’est être capable de «faire la part des choses», de ne pas juger avec des critères absolus qui rejettent définitivement tel ou tel dans le «camp du mal». Être humain, c’est aussi pardonner les offenses, non en vue de quelque avantage — le pardon n’a rien à voir avec l’armistice ou le cessez-le-feu — mais par un acte gratuit, purement gratuit.

L’humanisme antique en général

Les stoïciens ont le plus durablement marqué la tradition philosophique. Mais l’humanisme antique va bien au-delà. À certains égards, on pourrait dire que toute la culture grecque est humaniste en un sens très large, puisqu’elle place l’homme au centre, le destin est le destin de l’homme, la statuaire a pour objet le corps humain, qui est aussi vénéré dans l’exercice physique, la palestre est un des temples du corps humain. Les Grecs ne vivent pas sous la coupe d’un dieu existant dans un autre monde, un Dieu terrible qui peut ravager la Terre, comme l’a fait le Dieu des Hébreux lors du déluge. Les dieux grecs sont terriblement humains, ils ont les défauts des humains et réalisent ce que l’on peut faire de mieux en matière d’humains.  « L’homme est la mesure de toute chose » soutenait Protagoras.

Mais c’est plus souvent du côté des Romains et singulièrement de Cicéron que l’on cherche les origines de l’humanisme. Plus haut, on a rattaché Cicéron au stoïcisme, avec qui il a de nombreux points communs et dont il donne un exposé rigoureux dans la deuxième partie du De natura deorum. Mais Cicéron n’est pas stoïcien.  Il se revendique de l’Académie et de Carnéade. Ces querelles d’école ne sont cependant qu’un détail. L’important est que Cicéron défend une « science » de l’humanité qui est d’abord fondée sur la connaissance de la culture, c’est-à-dire d’abord des discours et des œuvres littéraires. En effet, la manifestation évidente de l’âme est dans la parole, qui distingue l’homme des autres animaux et si l’homme est à la fois âme et corps, ce qui est proprement humain, ce qui définit donc l’humanitas, c’est la parole. La parole de l’orateur, évidemment, puisque l’art oratoire occupe une place centrale dans l’œuvre de Cicéron, mais aussi les autres arts qui usent de la parole.

Il y a une deuxième acception de l’humanitas, chez Cicéron : c’est la vertu d’humanité, celle qui fait preuve de bienveillance, d’un souci de compréhension des autres humains, la manifestation de la bonté, le refus de la cruauté, de la méchanceté ou même d’indifférence.

Ces deux acceptions ne sont pas séparées, cependant. L’exercice de la vertu d’humanité demande que l’on soit apte à comprendre l’humanité dans toutes ses manifestations et toute sa diversité. On voit se nouer ici un complexe d’idées que vont former la pensée humaniste proprement dit quand les penseurs italiens de la Renaissance, Pétrarque puis Boccace créeront le mot.

Propos d’étape

Ainsi défini à partir des Anciens et principalement des Stoïciens et de Cicéron, l’humanisme pourrait se confondre avec le champ de la morale, de cette morale simplement humaine. Cette morale qui reste une norme que tous devraient s’imposer, même s’il arrive trop souvent que les inclinations au mal triomphent.

 

 

II.        Christianisme et humanisme

Bien des aspects du christianisme évangélique semblent être la continuation du stoïcisme, en premier lieu la société universelle du genre humain. On parle ici du christianisme tel qu’il se présente dans les textes des évangiles qui remontent à la fin du premier et au début du second siècle. La question du catholicisme qui s’installe comme religion officielle de l’empire romain est autre chose, même si, évidemment elle ne peut être totalement dissociée des origines.

Une religion à visage humain

Les grandes religions traditionnelles, judaïsme inclus, se présentent comme des religions de chefs, de rois et de héros combattants : Moïse est un chef, et ses successeurs sont des chefs et des rois. Le christianisme commence par renverser ce point de vue. Les « héros » chrétiens, mais ce ne justement pas des héros sont des gens humbles, des « gens ordinaires ». Chacun peut s’y reconnaître. Certes Matthieu fait remonter la généalogie de Jésus à Abraham, mails quarante-deux générations se sont écoulées entre Abraham et Jésus. Luc se contente de dire que Marie était de la maison de David, mais Joseph est un charpentier. Marie accouchera dans une étable faute d’avoir pu trouver un logement. Toute cette histoire, du reste ne fait pas partie des évangiles canoniques, mais figure dans des apocryphes qui, bien qu’écartés de la liste des textes admis, donneront beaucoup de matière à l’enseignement catholique.

Les disciples de Jésus sont des hommes et des femmes du peuple : Simon (Pierre) était pécheur, tout comme André son frère ou les fils de Zébédée, Jaques et Jean…

Comme il passait le long de la mer de Galilée, il vit Simon et André, frère de Simon, qui jetaient un filet dans la mer ; car ils étaient pêcheurs. Jésus leur dit : Suivez-moi, et je vous ferai pêcheurs d’hommes. (Marc, 1, 16-17)

Marie-Madeleine exerçait le vieux métier de prostituée et certaines traditions en font l’épouse de Jésus. Jésus lui-même n’était pas un chef et ne voulait pas être roi : « Mon royaume n’est pas de ce monde ». Il meurt comme un misérable subissant le châtiment réservé aux esclaves  après avoir été fouetté et couvert de crachats.

La théologie affirme que Jésus est Christ, fils de Dieu et donc Dieu en même temps, mais nous ne devrions pas nous laisser trop prendre par le trinitarisme. Tout est fait pour présente Jésus comme un homme. Les évangiles désignent très souvent Jésus comme « le fils de l’homme ». Le royaume de Dieu n’est pas dans un ailleurs :

Les pharisiens demandèrent à Jésus quand viendrait le royaume de Dieu. Il leur répondit : Le royaume de Dieu ne vient pas de manière à frapper les regards. On ne dira point : Il est ici, ou : Il est là. Car voici, le royaume de Dieu est au milieu de vous. Et il dit aux disciples : Des jours viendront où vous désirerez voir l’un des jours du Fils de l’homme, et vous ne le verrez point. (Luc, 17 :20-21)

Si le royaume de Dieu est au milieu de nous, nous savons où le chercher. Il n’est pas ailleurs que dans la communauté des hommes. Et le visage de ce Jésus crucifié, ensanglanté par sa couronne d’épines est une image qui nous dit de quoi il s’agit : « Ecce homo », « Voici l’homme ».

Universalité

Il s’agit bien de tous les humains, quels qu’ils soient. La religion juive était la religion des Juifs – bien que l’on trouve aussi de l’universalisme chez certains prophètes. Mais c’est Paul de Tarse, l’organisateur du christianisme qui lui donne sa dimension universelle la plus incontestable. Pour tous ceux qui sont baptisés :

Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme ; car tous vous êtes un en Jésus-Christ. Et si vous êtes à Christ, vous êtes donc la postérité d’Abraham, héritiers selon la promesse. (Paul, Galates, 28-29)

C’est aussi dans l’évangile de Jean qu’on peut lire :

Mais l’heure vient, et elle est déjà venue, où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité ; car ce sont là les adorateurs que le Père demande. Dieu est Esprit, et il faut que ceux qui l’adorent l’adorent en esprit et en vérité. (Jean, 4 :23)

Tous les cultes particuliers sont appelés à s’effacer en tant que cultes particuliers pour que tous « adorent le Père en esprit et en vérité ». « En esprit et en vérité » : les formes spécifiques sont sans importance réelle, puisque ce qui importe c’est l’esprit. Paul a précisément cette mission de promouvoir l’unification des nations : « Alors il me dit : Va, je t’enverrai au loin vers les nations. » (Actes des apôtres, 22 :21)

Cette universalité du genre humain rappelle évidemment les stoïciens. L’universalisme ne s’est d’ailleurs pas imposé d’emblée. On peut considérer la prédication de Jésus comme une prédication dirigée d’abord et presque exclusivement en direction des Juifs et le christianisme se pose d’abord comme une secte juive – analogue à d’autres qui l’avaient précédé, ainsi les Esséniens. C’est avec Paul, dont dit parfois qu’il est le second fondateur du christianisme, que la dimension universaliste s’affirme sans ambiguïté.

Il y a une difficulté : une partie des chrétiens dans la lignée de Paul, Augustin ou Luther, soutient que les humains sont, dans leur majorité, damnés et que seuls les élus seront sauvés. Ce qui restreint singulièrement l’universalisme ! il existe cependant une autre interprétation plus large, celle qui annonce qu’« à tout péché, miséricorde » et que l’amour de Dieu est si grand que tous seront sauvés, au moins s’ils le méritent par leurs actes. Selon Origène, l’un des Pères de l’Église, les âmes peuvent, de leur propre décision se purifier et gagner ainsi leur salut. Selon lui, les peines de l’enfer ne sont pas éternelles et la parousie interviendra quand toutes les âmes pourront être réintégrées.

C’est une position orientée dans la même direction que soutient Pélage, le contemporain et adversaire d’Augustin. Pélage, originaire d’Irlande, établi à Rome puis réfugié en Afrique d’abord, en Palestine ensuite après l’invasion d’Alaric, soutient une doctrine de l’autonomie et de la liberté humaine qui laisse toujours à l’individu le choix de son salut. Inspirée en partie par le stoïcisme, la doctrine pélagienne est fondamentalement optimiste et on en trouvera des échos beaucoup plus tard, chez Abélard ou dans l’humanisme d’un Pic de la Mirandole. Pour les chrétiens « orthodoxes », Pélage place l’homme si haut qu’il rend la rédemption inutile.

Le thomisme à mi-chemin

Quand Thomas d’Aquin réhabilite la conception aristotélicienne du mérite, il s’engage dans une voie qui peut sembler proche de celle d’Origène. Thomas d’Aquin ne dévalorise ni la nature ni l’homme. En distinguant la loi éternelle, la loi naturelle et la loi humaine, il institue des champs spécifiques et relativement autonomes, mais qui peuvent se coordonner, dès lors que la raison guide les hommes. 

La loi humaine est promulguée par une multitude d’hommes qui, dans leur grande majorité, ne sont pas parfaits. Il s’ensuit que la loi humaine ne peut pas prohiber tous les vices mais seulement les plus graves. Ainsi Thomas d’Aquin établit une séparation entre le droit qui est essentiellement un système d’interdictions et de peines et ce que la foi chrétienne commande. La loi humaine ne prescrit que les actions qui concourent au « bien commun ». Cette notion de « bien commun » est essentielle dans la politique thomiste : si c’est la raison qui prescrit les lois faites en vue du bien commun, ces lois sont donc perfectibles et susceptibles de changer, ce qui ouvre un champ propre au politique distinct du religieux et permet d’envisager un progrès historique. La communauté politique a donc une place bien différente de celle que lui attribuait  Augustin. Paraphrasant Aristote, Thomas d’Aquin écrit:

...il est dans la nature de l’homme d’être un animal social et politique, vivant dans une multitude, à un degré beaucoup plus fort encore que tous les autres animaux, ce que montre la nécessité naturelle.[13]

Augustin ne niait point que l’homme fût un « animal social » : les Saints vivent en société. Mais où Thomas d’Aquin se sépare d’Augustin c’est sur le fait que cet animal est aussi politique. Pour Augustin, des hommes qui ne seraient pas entachés du péché originel vivraient dans une communauté naturelle sans État pour les tenir en laisse, et, par conséquent, l’existence du pouvoir politique n’est qu’une conséquence du péché. Pour Thomas d’Aquin, au contraire, la vie politique est un fait de nature. Où Thomas d’Aquin apporte sa touche propre, par rapport à la philosophie antique, c’est quand il s’agit de déterminer de quel genre de pouvoir politique il s’agit. En effet, et là notre docteur ne suit plus du tout Aristote mais Salomon (Proverbes, XI, 14), il affirme qu’il faut à cette communauté humaine une autorité supérieure poursuivant le bien commun.

Dans le monde des corps, en effet, un premier corps, le corps céleste, dirige les autres selon un certain ordre établi par la divine Providence, et tous les corps sont dirigés par la créature raisonnable.

De même, dans un homme, l’âme gouverne le corps, et entre les parties de l’âme, l’irascible et le concupiscible sont gouvernés par la raison. Pareillement, entre les membres du corps, l’un est le principal qui meut tout, tel le cœur ou la tête.

Il faut donc que dans toute multitude, il y ait un principe directeur.[14]

Une communauté où vivent de nombreux individus doit avoir une seule fin. Et « il est manifeste que ce qui par soi est un, peut mieux réaliser l’unité que ce qui est multiple. » Thomas d’Aquin admet qu’un gouvernement républicain pourrait être juste, mais le gouvernement d’un seul homme est mieux à même de garantir l’unité. Ce premier argument qui finalement n’argumente que dans les choses probables se double d’un deuxième argument qui prétend lui à la certitude du  syllogisme qu’on trouve dans la Somme théologique :

Il est nécessaire de dire que le monde est gouverné par un être unique. Car, puisque la fin de ce gouvernement est ce qui est essentiellement bon, ce qui est le bien le meilleur, il s'ensuit nécessairement que le gouvernement du monde est le meilleur. Or le meilleur gouvernement est celui d'un seul. La raison en est que le gouvernement n'est rien d'autre que la conduite des gouvernés vers une fin qui est un bien. Et l'unité appartient à l'idée de bonté: c'est ce que Boèce prouve par ce fait que toutes choses, en désirant le bien, désirent l'unité sans laquelle elles ne peuvent exister. Car aucune réalité ne possède l'être sinon autant qu’elle est une; et c'est pourquoi nous voyons les choses s'opposer de tout leur pouvoir à leur division; et leur dissolution provient toujours d'un défaut qui est en elles. De là vient que le but recherché par celui qui gouverne une multitude, c'est l'unité et la paix.

Or la cause propre de l'unité, c'est l'un par soi. Il est manifeste en effet que plusieurs individus ne peuvent réaliser l'unité et l'accord sur divers objets que s'ils sont déjà unis eux-mêmes de quelque manière. Mais ce qui est un par soi peut être cause d'unité d'une manière beaucoup plus étroite et aisée que ne le peuvent plusieurs individus unis ensemble. La multitude est donc mieux gouvernée par un seul que par plusieurs.[15]

Contradiction du thomisme : l’homme est un animal politique mais qui ne doit pas se mêler de politique et doit se rendre à l’autorité d’un roi incarnation du principe divin de l’unité.

Si l’autorité est une exigence de la nature, mais que comme, en vertu de la foi chrétienne, toutes les exigences de la nature viennent de Dieu, de la nature politique de l’homme découle que l’autorité procède de Dieu. « Tout pouvoir vient de Dieu par le peuple ». Formule ambiguë qui permet à la fois de justifier la monarchie et d’en poser les limites. Le prince, en effet, s’il dispose entièrement de la force de la loi, reste néanmoins soumis à la loi. C’est ce qui distingue la monarchie de la tyrannie. Mais face à la tyrannie, le peuple ne peut que s’en remettre à la volonté du « roi des rois », c’est-à-dire à Dieu. Au fond, la seule autorité habilitée à déposer un monarque devenu un tyran est ... le pape. Difficulté qu’éprouve en particulier Savonarole : sur le plan théorique, il est un thomiste de stricte obédience, mais en faisant de Florence – la république régénérée par ses prêches – le point d’appui de la régénération de l’Italie et de l’Église, il renverse la hiérarchie et se conduit bien comme un « hérétique » méritant l’excommunication et bientôt le bûcher ! Le républicanisme des communes, en posant en pratique le problème du pouvoir de la multitude s’oppose ainsi au thomisme orthodoxe.

La pensée politique de l’humanisme, au contraire, va chercher à sortir de ces contradictions. Elle va progressivement séparer l’ordre politique et l’ordre religieux, jusqu’au point, chez Machiavel, de ne plus traiter le pouvoir temporel de l’Église que comme un pouvoir politique comme les autres.

Le Christ et le salut des ignorants

Avec Spinoza s’ouvre un nouveau chemin qui conduit du christianisme à l’humanisme. Spinoza, on le sait, nie qu’il y ait un Dieu transcendant, créateur, ordonnateur du monde en vue de fins connues de lui seul. Pour cette raison, il est souvent tenu pour une sorte d’athée camouflé. Si on tient que l’athée est quelqu’un qui ne croit pas en un Dieu, Spinoza n’est pas un athée, car son rapport avec Dieu n’est pas de l’ordre de la croyance. Dieu existe nécessairement pour Spinoza, Dieu c’est-à-dire une substance éternelle et infinie ayant une infinité d’attributs eux-mêmes éternels et infinis. C’est pour Spinoza la seule idée adéquate de Dieu que l’on puisse former. On le voit, on est bien loin du « Dieu le Père » des chrétiens.

Mais si on laisse Dieu de côté, reste Jésus.  La véritable sagesse divine a été celle du Christ : « la sagesse de Dieu, j’entends une sagesse plus qu’humaine, s’est revêtue de notre nature dans la personne de Jésus-Christ et que Jésus-Christ a été la voie du salut. » Nous ne reprendrons pas ici le travail accompli par Alexandre Matheron dans Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza[16]. L’enseignement du Christ est, pour Spinoza, la vraie philosophie, celle qui importe avant, et qui parle au cœur des hommes, y compris les ignorants. « Or le Christ n’est point venu instituer des lois à titre de législateur, mais donner un enseignement moral à titre de docteur ; et ce qu’il voulait réformer, ce n’était point les actions extérieures, mais le fond des cœurs. Ajoutez à cela qu’il s’adressait à des hommes opprimés, qui vivaient dans un État corrompu, où la justice négligée faisait pressentir une dissolution prochaine. »[17] Parce qu’il a su parler à l’imagination des hommes, le Christ a enseigné à tous les hommes la voie du salut, qui n’est donc pas réservé à une petite minorité de savants.

On ne saurait trop insister sur l’importance du christianisme dans le développement non pas d’une culture humaniste, mais d’un sentiment humaniste, c’est-à-dire dans l’idée que mon frère n’est seulement le membre du même clan, de la même tribu ou de la même nation, mais tout homme quel qu'il soit du simple fait qu’il est homme.

III.      Renaissance

La Renaissance et l’humanisme semblent ne faire qu’un. Mais il faut se garder d’aller trop vite dans cette identification ; la Renaissance n’est pas toute humaniste et cet humanisme lui-même a des figures variées. L’humanisme italien et bientôt européen commencerait à l’aube de la Renaissance. Il est déjà désigné sous ce nom par Pétrarque et Boccace. Mais si on s’accorde pour y voir un ensemble de traits culturels et esthétiques relativement homogènes, on a beaucoup de difficultés à isoler un corps de doctrines morales, philosophiques et politiques ayant une consistance certaine. Les études sur l’humanisme renaissant ne manquent pas et on retiendra singulièrement les travaux d’Eugenio Garin. On connaît des approches de la philosophie de la Renaissance – par exemple celle de Maurice de Gandillac dans l’histoire de la philosophie de l’édition de la Pléiade ou celle d’Ernst Bloch[18].

La Renaissance est problématique parce qu’on ne sait pas dire quand elle commence ni quand elle se termine. On la délimite à peu près quand on fait de l’histoire de l’art – et encore ! Mais pour le reste les choses sont bien plus complexes. Après coup, on le conçoit dans un déroulement historique heureux : la Renaissance va préparer l’âge classique qui s’épanouit avec les Lumières. Heureuse téléologie ! Mais que faire du schisme chrétien majeur qui se déroule dans cette période et se présente d’abord comme un retour aux sources du christianisme. Luther est-il un personnage de la Renaissance et doit-on le rattacher à l’humanisme ? Le grand humaniste Érasme a pourtant polémiqué avec constance contre Luther. Montaigne, l’un des derniers écrivains renaissants de la langue française est-il un  humaniste ? Ce n’est pas certain du tout, lui, l’érudit, qui critique si souvent l’érudition, oppose les têtes bien faites aux têtes bien pleines. Pour les débuts, les choses sont tout aussi compliquées : on s’accorde pour faire de Pétrarque et Boccace les grands poètes de l’humanisme et les premiers grands écrivains de la Renaissance. Mais tous deux ont un maître qui nous reporte un siècle en arrière : Dante Alighieri, l’immortel auteur de la Commedia. Il est possible de sortir de ces difficultés en abordant quelques grands thèmes et quelques grandes lignes de force de cette période si riche en recherchant par la même occasion un nouvelle définition de l’humanisme, en ne nous enfermant pas dans une chronologie mécanique.

La politique à hauteur d’homme

La patrie de la Renaissance est l’Italie et elle est en son fond une affaire politique. De ce point de vue, on devrait commencer par Thomas d’Aquin. C’est lui qui, en adaptant l’aristotélisme au christianisme, donne à l’Église une pensée politique cohérente. À la différence de la conception traditionnelle issue de la philosophie d’Augustin, Thomas d’Aquin ne dévalorise ni la nature ni l’homme. En distinguant la loi éternelle, la loi naturelle et la loi humaine, il institue des champs spécifiques et relativement autonomes, mais qui peuvent se coordonner, dès lors que la raison guide les hommes. 

La loi humaine est promulguée par une multitude d’hommes qui, dans leur grande majorité, ne sont pas parfaits. Il s’ensuit que la loi humaine ne peut pas prohiber tous les vices mais seulement les plus graves. Ainsi Thomas d’Aquin établit une séparation entre le droit qui est essentiellement un système d’interdictions et de peines et ce que la foi chrétienne commande. La loi humaine ne prescrit que les actions qui concourent au « bien commun ». Cette notion de « bien commun » est essentielle dans la politique thomiste : si c’est la raison qui prescrit les lois faites en vue du bien commun, ces lois sont donc perfectibles et susceptibles de changer, ce qui ouvre un champ propre au politique distinct du religieux et permet d’envisager un progrès historique. La communauté politique a donc une place bien différente de celle que lui attribuait Augustin. Paraphrasant Aristote, Thomas d’Aquin écrit:

...il est dans la nature de l’homme d’être un animal social et politique, vivant dans une multitude, à un degré beaucoup plus fort encore que tous les autres animaux, ce que montre la nécessité naturelle.[19]

Augustin ne niait point que l’homme fût un « animal social » : les Saints vivent en société. Mais où Thomas d’Aquin se sépare d’Augustin c’est sur le fait que cet animal est aussi politique. Pour Augustin, des hommes qui ne seraient pas entachés du péché originel vivraient dans une communauté naturelle sans État pour les tenir en laisse, et, par conséquent, l’existence du pouvoir politique n’est qu’une conséquence du péché. Pour Thomas d’Aquin, au contraire, la vie politique est un fait de nature. Où Thomas d’Aquin apporte sa touche propre, par rapport à la philosophie antique, c’est quand il s’agit de déterminer de quel genre de pouvoir politique il s’agit. En effet, et là notre docteur ne suit plus du tout Aristote mais Salomon (Proverbes, XI, 14), il affirme qu’il faut à cette communauté humaine une autorité supérieure poursuivant le bien commun. Et c’est pourquoi Thomas défend le principe monarchique, expression sur terre de la souveraine monarchie divine.

Il ne faut pas faire dire au Docteur angélique plus qu’il ne dit ! C’est seulement le signe annonciateur d’un mouvement qui va se déployer dans toute l’Italie, mais aussi dans toute l’Europe, revalorisant  cette idée que la vie civique ou la vie civile est une chose bonne, à défendre. Nous ne sommes pas condamnés au malheur en attendant la fin des temps.

Il faut aussi évoquer Dante, non pas seulement l’auteur de la Commedia, mais aussi celui du De Monarchia, un texte qui prendre la défense de l’empire terrestre et sous couvert  d’apologie de l’empire romain et de sa « destinée manifeste » réhabilite le sens proprement humain de la politique. Plusieurs auteurs, comme Thierry Ménissier, tout en s’interdisant « d’inutiles anachronismes »[20] voient dans la construction dantesque quelque chose qui se retrouvera dans les idées cosmopolitiques modernes. L’essentiel, ainsi que le souligne Thierry Ménissier tient en ceci :

« l’empire qu’il s’agit de promouvoir, parce qu’il délivre une promesse qui sauve et affermit la liberté, c’est celui de l’action politique dans les formes du droit, car une telle promotion revient à défendre dans le même mouvement la civitas et l’humanitas. »

En ce sens, c’est bien chez Dante qu’on trouve une des premières manifestations de cet humanisme civique qui est la marque propre de la pensée politique italienne en cette fin du Moyen Âge, lui qui cherche dans le De Monarchia la « société universelle du genre humain ».

Dante est un penseur politique, ce qu’a bien vu Hans Kelsen dont le premier grand ouvrage est Die Staatslehre des Dante Alighieri (La théorie de l’État de Dante) publié en 1905. Le point de départ de Dante est, d’une part, la culture thomiste et, d’autre part, la coexistence de ces deux pouvoirs concurrents qui devraient coopérer, celui de l’empereur et celui du pape. Dante apparaît d’abord comme un gibelin, c’est-à-dire un défenseur du pouvoir de l’empereur qui dispose de la potestas alors que le pouvoir du pape, strictement spirituel, n’est que celui de l’auctoritas, ainsi que l’expose le De Monarchia écrit vers 1310[21]. Livre subversif que le cardinal Bertrando del Poggetto fait brûler en place publique à Bologne en 1329.

Sur le plan politique, Dante n’est pourtant pas à proprement parler un gibelin. Citoyen florentin, et comme tel plus enclin à être guelfe, il appartient au parti des « blancs » ou des guelfes blancs, défenseurs de l’autonomie de Florence, qui s’opposent aux guelfes noirs partisans de la soumission à la papauté. Face à la proximité étouffante du pouvoir papal, l’Empire apparaît comme un contrepoids et un garant de la liberté de la ville, comme un moyen de préserver l’autonomie de Florence face aux entreprises pontificales. La défense de l’empire qui forme la thèse principale du De Monarchia s’inscrit ainsi dans une visée civique.

Sans entrer dans le détail des arguments du De Monarchia, essayons d’en résumer l’économie générale. L’ouvrage se déploie en trois temps :

1.     La réalisation complète de l’humanité, finalité de la Providence divine n’est possible que dans le cadre d’une monarchie universelle.

2.    L’empire romain est la réalisation terrestre de cette idée de monarchie universelle.

3.    Le pouvoir du Souverain Pontife et le pouvoir de l’Empereur sont de deux ordres différents et l’Empereur ne détient pas sa potestas du Pape.

Pour Dante, l’humanité forme une « société universelle du genre humain », expression dont l’inspiration est nettement stoïcienne et dont on retrouve des formulations chez Cicéron (cf. supra). À la différence de l’aristotélisme qui fait de la polis le cadre naturel dans lequel s’exprime l’essence humaine, pour Dante ce cadre, comme pour les stoïciens c’est l’espèce humaine tout entière. En effet,

Le fin la meilleure est celle pour laquelle le Dieu éternel, par son art qui est la nature, fait naître à l’existence le genre humain tout entier.[22]

Pour l’homme, la perfection réside dans le fait d’être « appréhensif par l’intellect possible ». Mais la perfection de l’homme ne peut pas s’actualiser dans l’individu :

Puisque cette puissance ne peut êt entièrement et simultanément actualisée ni à travers un seul homme, ni à travers une des communautés distinguées plus haut[23], il est nécessaire qu’il y ait dans le genre humain une multitude à travers laquelle soit actualisée cette puissance tout entière.[24]

C’est pourquoi l’actualisation des potentialités du genre humain ne peut s’effectuer que dans la « paix universelle ». Dante combine les raisonnements théologiques et les recours à Aristote. Puisque l’homme a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu,

Le genre humain se rend le plus parfaitement semblable à Dieu quand il est parfaitement un. En effet, la vrai raison de l’unité est en Dieu seul.[25]

Mais il s’appuie sur la tradition proprement romaine. Le grand inspirateur est Virgile dont on sait qu’il est aussi celui qui sert de guide à l’auteur dans l’Inferno. La tradition romaine est celle du « droit humain » et d’une certaine idée de la justice. Et puisque « le monde est ordonné au mieux quand la justice y règne sans partage », pour établir cette justice, il faut un pouvoir à l’autorité incontestée et que « plus le juste est puissant, plus sa justice s’étendra par son opération ».

Une telle organisation politique est, selon Dante, la seule qui puisse garantir la vie bonne pour les citoyens, puisque si le Monarque universel existe, par définition il ne peut pas avoir d’ennemis. Or, si les hommes sont heureux, ils sont libres par la même occasion puisque « le genre humain connaît sa condition la meilleure quand il est le plus libre. » [26] Il s’agit en effet de concevoir le monarque non pas comme le maître mais comme « le ministre de tous » :

Les citoyens en effet ne sont pas au service des consuls ni le peuple à celui du roi, mais à l’inverse les consuls sont au service des citoyens et le roi à celui du peuple.[27]

Sous cet angle, la monarchie universelle est donc une sorte de république universelle. Cette défense de la monarchie qui au premier abord semble d’inspiration thomiste mine en fait les bases politiques du thomisme, c’est-à-dire la subordination du pouvoir temporel au pouvoir spirituel.

La défense conceptuelle de la monarchie universelle s’appuie sur une véritable philosophie de l’histoire qui voit dans l’empire romain le modèle de l’organisation politique du genre humain. Dante argumente en montrant que

Le peuple romain s’est arrogé de droit et non en l’usurpant l’office de la Monarchie que nous appelons Empire, sur tous les mortels.[28]

Les victoires militaires romaines sont interprétées comme une manifestation de la volonté divine. Donc la victoire de la force est ici le signe que l’Empire romain est un empire de droit. Un des arguments théologiques les plus décisifs est celui de la naissance du Christ : le Christ venu pour sauver l’humanité est né dans le territoire de l’Empire romain et sa naissance coïncide avec le recensement universel des sujets de Rome – Marie et Joseph se sont rendus à Nazareth pour y être recensés (Luc, II,1-5). Et il s’agit du « recensement du genre humain ». Cette coïncidence n’est nullement fortuite, affirme Dante, mais au contraire exprime clairement que l’humanité ne peut être sauvée que dans l’empire universel. C’est d’ailleurs pour cette raison que « le peuple romain en soumettant la terre entière visa le bien public »[29]

La dernière partie du De Monarchia est beaucoup plus polémique puisqu’elle prend parti directement dans le conflit entre la papauté et l’empire germanique en soutenant la cause de l’empereur, c’est-à-dire de l’indépendance du pouvoir politique à l’égard de l’Église, même si, bien évidemment la religion chrétienne doit inspirer l’empereur. Le fait que le pape soit le successeur de Pierre n’en fait pas le tuteur du pouvoir politique. Dante réfute un à un comme autant de sophismes les raisonnements spécieux employés par la papauté. Si le fondement de l’Église est la parole divine, le fondement de l’Empire est le droit humain. L’Église n’est nullement habilitée à recevoir des biens temporels et Dante réfute comme une usurpation la soi-disant donation de Constantin. L’argumentation de Dante est à la fois logique et théologique et c’est sur cette seule base qu’il montre que cette donation est impossible – ne serait-ce que parce que l’Empereur est le gardien et le ministre de l’Empire et nullement son propriétaire qui en pourrait disposer comme d’un bien lui appartenant. Conclusion radicale :

Nous ne disons pas en effet : « l’Empereur et le Pape » ni l’inverse. Et l’on ne peut pas dire qu’ils communiquent au sein de l’espèce puisque autre est la définition du Pape, autre est la définition de l’Empereur en tant que tel ; »[30]

De la séparation du pouvoir politique (du droit humain) et du pouvoir spirituel (de la révélation religieuse) à la séparation de la philosophie et de la théologie, il n’y a plus qu’un petit pas qui sera bientôt franchi.

Plusieurs auteurs, comme Thierry Ménissier, tout en s’interdisant « d’inutiles anachronismes »[31] voient dans la construction dantesque quelque chose qui se retrouvera dans les idées cosmopolitiques modernes. L’essentiel, ainsi que le souligne Thierry Ménissier tient en ceci :

« l’empire qu’il s’agit de promouvoir, parce qu’il délivre une promesse qui sauve et affermit la liberté, c’est celui de l’action politique dans les formes du droit, car une telle promotion revient à défendre dans le même mouvement la civitas et l’humanitas. »

En ce sens, c’est bien chez Dante qu’on trouve une des premières manifestations de cet humanisme civique qui est la marque propre de la pensée politique italienne en cette fin du Moyen Âge. L’influence de Dante sur Machiavel est souvent sous-estimée, voire purement et simplement niée puisque Machiavel rompt avec la tradition humaniste qui glorifie la Rome impériale. En réalité, Machiavel, avare de citations (à l’exception des historiens antiques) cite assez souvent Dante, si souvent que Bernard Guillemain écrit: « pour Machiavel, Dante est l’autorité. »[32] Et au-delà de la divergence stratégique – mais à deux siècles d’écart comment pourrait-il en être autrement ? – l’un et l’autre partagent la même appréciation de la valeur de vie politique.

Je me suis un peu attardé sur le « cas Dante » parce qu’il souligne tout particulièrement la difficulté qu’il y a à établir des périodisations comme Moyen Âge, Renaissance, etc. Ainsi, on fait souvent remonter à Valla, voire à Nicolas de Cues la première mise en cause de l’authenticité de la donation de Constantin. Eh bien non ! C’est chez Dante qu’il faut la chercher, un siècle avant le Cusain et Lorenzo Valla.

À partir de là nous allons voir l’apparition de toute une série d’auteurs qui vont dans le même sens : la cité des hommes est l’affaire des hommes. Un Marsile de Padoue dans le Defensor Pacis en donne une illustration puissante. Repartant de la politique d’Aristote, il fait de la communauté politique le lieu même de la vie bonne. Marsile prend le contrepied du Docteur angélique en critiquant le gouvernement monarchique. Le gouvernement d’un seul homme convient quand tout le monde vit sous le même toit, ou encore quand on peut s’accorder dans un village pour conférer l’autorité à un chef de village. Autrement dit ce qui oblige à une forme de gouvernement proprement politique, ce n’est pas qu’il serait la fin suprême du développement humain, mais seulement qu’il résulterait de la poussée du nombre. Dans une communauté politique accomplie, ce sont des règles rationnelles qui gouvernent les hommes, c’est-à-dire des lois positives. Le système patriarcal, décalqué sur le modèle familial n’est pas encore celui de la véritable communauté politique. Un constat qui est loin d’être anodin puisqu’il prépare le terrain à une théorie purement républicaine du gouvernement fondé sur le peuple. La communauté politique achevée, la « cité », est instituée et elle est le produit de la raison et de l’expérience des hommes et c’est ainsi qu’elle rend possible une vie digne d’un être humain.

Il faudrait détailler le mouvement tel qu’il va se manifester un peu partout, de Gênes à Florence et à Sienne et surtout retenir qu’il aura des prolongements importants chez tous les penseurs de l’âge classique. Le républicanisme moderne est sorti principalement de là.[33] L’essentiel est que s’affirme ici sur un plan politique, c’est-à-dire bien au-delà du cercle des lettrés, une conception de la liberté, cette « liberté avant le libéralisme », pour parler comme Quentin Skinner. Et cette conception de la liberté fait de l’homme, non plus un pauvre pécheur condamné à souffrir pour expier le péché d’être un descendant d’Adam, c’est-à-dire le péché d’être homme, mais un être debout, capable de choisir son propre destin et de se gouverner lui-même. Ce que Pico della Mirandola exprime sous une forme philosophique dans De la dignité de l’homme trouve sa manifestation politique dans l’humanisme civique et dans le républicanisme d’un Machiavel et de ses disciples comme l’Anglais James Harrington.

L’humanisme en politique (l’humanisme civique) va avec la capacité à imaginer une société meilleure, un monde différent, ordonné selon les règles de la raison humaine et non selon la force des plus forts et les croyances aveugles d’autrefois. C’est donc aussi l’époque des grandes utopies, la Città del Sole de Tomaso Campanella ou l’Utopia de Thomas More.

La beauté du corps humain

La Renaissance, pour le grand public s’identifie à la floraison artistique qui va faire du voyage en Italie le pèlerinage obligé pour tous les artistes européens. De la même façon que la politique devient affaire humaine, la peinture et la sculpture mettent l’homme au centre de leur préoccupations. Les thèmes religieux restent les thèmes dominants, mais les peintres s’émancipent des codes dans lesquels la peinture byzantine reste emprisonnée. La madone à l’enfant n’est plus représentée  hiératique sur un fond doré, mais elle devient une mère, souriante,respirant la plénitude de la maternité. Les madones de Raphaël perdent leurs auréoles et gagnent en proximité humaine. Les thèmes religieux classiques sont mis à l’épreuve de cette exaltation du corps. On pense évidemment aux sculptures, au David, coup de force technique dans une morceau de marbre tout en longueur, mais plus peut-être au Christ ressuscité de l’église Santa Maria della Minervaà Rome, un Christ nu, athlétique, rayonnant et beau comme un Dieu grec.

Giorgio Vasari, le premier grand historien de l’art, note ainsi à propos de l’art de Michelangelo :

Il suffit de voir que l'intention de cet homme singulier n'a pas voulu entrer dans la peinture autrement que par la composition parfaite et très bien proportionnée du corps humain et dans des attitudes très différentes ; non seulement cela, mais ensemble les affections des passions et le contentement de l'âme, étant suffisants pour le satisfaire dans cette partie, dans laquelle il était supérieur à tous les artisans, et montre la voie de la grande manière et du nu, et combien il sait dans les difficultés du dessin, et enfin il a ouvert la voie à l'aisance de cet art dans son but principal, qui est le corps humain, et en ne s'occupant que de ce but, il a laissé de côté l'imprécision du coloris, la fantaisie et les fantaisies nouvelles de certaines minuties et délicatesses, que beaucoup d'autres peintres n'ont pas entièrement, et peut-être non sans quelque raison, négligées.[34]

La sculpture semble renouer, à bien des égards, avec l’idéal grec. Le David de Michel-Ange pourrait y faire penser. Mais à la différence des normes un peu figées de la sculpture grecque de l’époque classique, la vie entre dans la sculpture renaissante, comme elle était déjà entrée dans la sculpture grecque de l’époque hellénistique, ainsi que l’on peut l’admirer dans le groupe du Lacoon. La Pietà (Mater dolorosa de Saint-Pierre de Rome) sculptée par Michel Ange nous transporte loin de tout académisme, loin de tout idéal figé de la beauté. C’est le corps vivant, mais aussi souffrant, qui est admirable. La Pieta Bandini, poursuit cette recherche : œuvre inachevée, elle laisse peut-être encore plus de place à l’expression des sentiments. Cette capacité de donner vie à la pierre explosera avec le baroque et le maître que fut Le Bernin.

Des individus vivants : voilà le fond d cette révolution esthétique que fut la Renaissance. Vivantes, ces madones de Raphaël qui prennent l’exact contrepied des figures imposées héritées de l’iconographie byzantine. Ce sont des jeunes femmes dont les visages respirent la grâce et manifestent la tendresse pour leur enfant. Plus de visages hiératiques, plus d’auréoles ni d’étoiles, plus de fond doré, mais un paysage champêtre. L’iconographie religieuse ressemble à l’iconographie profane, puisque le monde de la religion et le monde de l’homme sont appelés à se confondre.

La religion des humanistes

Il n’est pas facile de suivre les évolutions des penseurs de la Renaissance sur le plan religieux. C’est que la Renaissance tout entière est scindée par la Réforme. Se débarrasser du joug pesant de l’Église catholique, pratiquer le libre examen des textes, cela semblait une bonne chose à tous ces érudits latinistes dont beaucoup lisaient aussi bien l’hébreu que le grec, voire l’arabe. Mais une rupture va s’opérer ! les fanatiques sont des deux bords et les protestants ne le sont pas moins que les catholiques, voire parfois pires. Dans Le problème de l’incroyance au 16e siècle, la religion de Rabelais, Lucien Febvre suit à la trace cette évolution au fur et à mesure de l’écriture des livres de Rabelais. Gargantua et Pantagruel manifestent une attitude bienveillante à l’égard de la Réforme, attitude qui ne sera plus de mise avec le Tiers livre et encore  moins avec le Quart livre qui présente un Rabelais gallican et nationaliste. D’autres philosophes sont violemment hostiles à la Réforme : ainsi Érasme, ainsi Giordano Bruno qui voue aux gémonies les luthériens dans L’expulsion de la bête triomphante.

Les humanistes, dans la suite de Dante, se font une spécialité d’examiner les textes fondamentaux de l’Église catholique et de leur faire subir une critique souvent sans concessions. C’est le cas de Lorenzo Valla qui montre que les Actes des Apôtres n’ont pas été écrits par les apôtres, que la lettre du Christ à Abgar d’Édesse est aussi un faux datant du IVe siècle. Le travail de Valla préfigure ainsi le traitement de choc que Spinoza fera subir au texte biblique lui-même dans le Traité théologico-politique. Ce qu’apporte l’humanisme renaissant, c’est d’abord une certaine liberté de ton à l’égard du dogme, mais aussi une confiance dans le pouvoir de la raison et de la culture. Ainsi l’opposition entre Érasme et Luther peut-elle se lire comme l’opposition entre un esprit tolérant et confiant dans l’homme et un partisan du retour à l’augustinisme le plus rigoureux qui n’a que peu confiance dans l’humanité. Si en effet on pense que majorité des hommes seront damnés, que Dieu seul sait par avance qui figurera parmi les élus, quel progrès de l’esprit humain est-il encore possible ?

Rabelais a fait l’objet d’un procès en antichristianisme et en athéisme. En 1533, Calvin, qui n’a pas encore rompu avec Rome, aurait envoyé une lettre qui dénonce le Pantagruel de Rabelais comme obscène et impie. Cette lettre, que l’on connaît par d’autres personnages de cette époque, ne dit pas exactement cela et on a des raisons de supposer qu’au début le jeune Calvin éprouvait une certaine sympathie pour le médecin Alfricobas ! Sans doute, on ne peut pas dire que Rabelais était un incroyant, mais on peut dire Rabelais « né Chrétien, engagé tout entier dans le christianisme, s’en dégage en esprit et secours le joug commun, le joug de la religion professée, sans hésitation ni restriction, par la presque unanimité de ses contemporains. »[35]

La lettre de Gargantua à son fils Pantagruel témoigne de cette confiance. Après avoir recommandé l’étude de toutes les sciences de la nature, il ajoute :

Puis, soigneusement revisite les livres des médecins grecs, arabes et latins, sans contemner les talmudistes et cabalistes, et par fréquentes anatomies acquiers-toi parfaite connaissance de l’autre monde qui est l’homme ! Et par lesquelles heures du jour commence à visiterles saintes lettres, premièrement en grec le Nouveau Testament et Épîtres des Apôtres, et puis en hébreu le Vieux Testament.[36]

Embrasser tout le savoir humain et toutes les cultures telle fut l’ambition de ceux qui firent de l’érudition une qualité à acquérir pour devenir pleinement homme. Il est impossible de parler de la religion des humanistes, mais l’humanisme implique une approche nouvelle de la religion.

L’homme à une place nouvelle

La Renaissance renoue avec les spéculations cosmologiques dont les Grecs étaient les spécialistes – c’est de ces spéculations qu’est née la philosophie, si on en croit Aristote. La révolution copernicienne, celle que Kant a identifiée comme telle, semble renverser la place centrale de l’homme, puisque la Terre n’est plus le centre du monde, mais en fait elle fait de l’homme celui qui a maintenant une vision totale de l’Univers, il peut contempler la Terre de loin et embrasser l’infinité des choses.

Ici, il faut suivre Cassirer et Gandillac et donner la première place à Nicolas de Cues(1401-, cardinal, légat du pape, et auteur de La Docte ignorance et de quelques autres ouvrages aussi importants. Mais le Cusain est à bien des égards un élève de Maître Eckart, celui qui montre l’identité de Dieu et de l’exister, et donc du créateur et de la créature et définit Dieu comme une sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part. là encore nous voyons combien la Renaissance et l’humanisme commencent avant la Renaissance et l’humanisme. Les thèses de Maître Eckart qui conduisent à une sorte de monisme se retrouveront chez Nicolas de Cues… et plus tard chez Bruno qui tire le fil jusqu’au bout, en l’occurrence jusqu’au bûcher qui consumera le philosophe en janvier 1600.

Sous couvert d’un retour au thème socratique de la docte ignorance – notre science est maximale quand elle est science de l’ignorance – Nicolas de Cues s’engage sur des chemins très escarpés. Il va montrer contre toute la tradition tant aristotélicienne que chrétienne que l’on peut penser l’univers infini. L’argument théologique était qu’il y a moins dans la création que dans le Créateur ; celui étant infini, le monde qu’il a créé ne peut donc pas être infini. Ce à quoi le Cusain répond que penser que Dieu ne peut pas créer un monde infini, c’est fixer une limite à la toute-puissance de Dieu, qui, du coup, ne serait plus tout-puissant. Conséquence ennuyeuse : si le monde est infini, il n’a donc plus limite et pas de centre. On peut donc admettre que la Terre se meut !  Tout cela avait été posé comme hypothèse par l’astronome grec Aristarque de Samos au iiie siècle av. J.-C., lequel n’était pas seulement un astronome spéculatif, mais aussi un virtuose de la trigonométrie, que lui avait permis de donner des estimations fort correctes de la dimension de la Lune ou de la distance entre la Terre et le Soleil. Ce qui était resté un cas isolé dans l’Antiquité reprend sa place dans la conception du monde que l’on se fait en Europe à la Renaissance et Nicolas de Cues et Copernic apparaissent rétrospectivement comme des figures révolutionnaires.

Giordano Bruno poursuit l’œuvre du Cusain, dont il dresse souvent les louanges. Il s’appuie aussi sur les travaux de Nicolas Copernic qui pose le premier des raisons géométriques pour accepter l’hypothèse héliocentrique. Mais là où ses illustres prédécesseurs avançaient prudemment et en s’adressant uniquement aux lettrés par des textes latins, Bruno écrit ses œuvres principales en « langue vulgaire », c’est-à-dire en italien, et ainsi il s’adresse au plus large public. Galilée en fera autant et c’est sans doute une dimension décisive des ennuis qu’on lui fera. Bruno est devenu un héros de la pensée libre : au cours d’un long et tortueux procès, il va finir par refuser toute concession.

Freud avait vu dans la révolution scientifique initiée par Copernic et Galilée une première « blessure narcissique » que la science moderne a infligée à l’humanité. L’homme n’est plus au centre du monde, quelle déchéance.  Nonobstant le respect dû au père fondateur de la psychanalyse, on pourrait inverser la proposition. C’est une promotion de l’homme qui s’opère. Dans la représentation chrétienne, la Terre n’est pas le centre, elle est le bas et l’homme sur cette Terre est l’homme d’après la chute. Et sous la Terre, il y a l’enfer, là où iront tous les damnés. En haut, il y a le monde pur réservé à Dieu et aux anges. De Cues, Copernic, Bruno et Galilée renverse tout cela. D’une part il n’y a plus ni bas ni haut et plus de hiérarchie naturelle. Et « en haut », c’est exactement comme « en bas ». La distinction aristotélicienne entre le monde sublunaire, monde imparfait de la généralisation et de la corruption, et le monde des astres parfaits n’existent plus. Avant que Galilée, à l’aide de ses instrument diaboliques, ait mis en évidence les trous et les bosses de la Lune et, pire que tout, les taches du Soleil, Bruno avait déjà semé la pagaille en imaginant un univers composé d’une infinité de mondes, formés au hasard, disparaissant sous l’effet de chocs aléatoires. En 1582, Bruno compose une comédie, Il Candelaio/Le chandelier, écrite en italien vulgaire, qui lui permet d’exprimer ses critiques morales et sociales sur la société de son époque, tout en développant à nouveau certains des thèmes fondamentaux de sa philosophie. Ainsi dans la dédicace « à la Signora Morgana B. », écrit-il :

Le temps enlève tout et donne tout ; toute chose se transforme et aucune ne s’annihile. Un seul ne peut se transformer, un seul est éternel et peut éternellement persévérer, un, semblable et même. Avec cette philosophie, l’âme s’agrandit en moi et en moi se magnifie l’intellect. Cependant, quel que soit le point de cette soirée que j’attends, si le changement est vrai, moi qui suis dans la nuit, j’attends le jour et ceux qui sont dans le jour attendent la nuit ; tout ce qui est, ou est ici ou là,  proche ou lointain, maintenant ou après, tout de suite ou plus tard. (Cand. ,7)

La vicissitude universelle de la lumière et de l’ombre, de l’ignorance et de la science affleure dans cette œuvre, tout comme la conception brunienne de l’être et de l’apparaître. Il n’y a plus de création, à proprement parler : l’univers infini est la cause unique et il s’engendre dans son mouvement propre. Le monde de Dieu et le monde de l’homme ne font plus qu’un. Il y a chez Bruno un immanentisme radical qui préfigure à bien des égards celui de Spinoza. Certes, dans cet univers infini, dans cette éternelle vicissitude des choses, l’homme n’est qu’un point, un presque rien. Pascal dira qu’il n’est qu’un roseau, mais un roseau pensant. Et Bruno, en même qu’il pense l’unité de l’être comme mouvement, comme temporalité et spatialité indissociables, presque comme les deux faces de la même médaille, affirme le droit absolu de la pensée, d’une pensée qui n’obéit à aucun dogme et Bruno sur le bûcher ne montre pas seulement le courage de l’homme qui défend les droits de l’esprit, il affirme aussi la grandeur de l’homme : « vous tremblez plus vous qui prononcez cette sentence que moi qui l’écoute » dit-il à ses juges. Et ainsi que le rapporte un observateur : « sur le point de mourir, alors qu’on lui présentait l’image du Sauveur, il la refusa avec un visage torve et méprisant. »

L’homme qui contemple cet univers infini, qui va en montrer les lois régulières a joyeusement succombé à la première des « concupiscences » dénoncées par Augustin, l’appétit de savoir, la curiosité, cette libido sciendi dont il faudrait se détourner pour s’abîmer dans l’amour de Dieu.

Propos d’étape

L’humanisme de la Renaissance ne forme pas un ensemble compact et cohérent, mais plutôt une attitude générale d’où sortiront les Lumières. Encore fois, il faut se garder des délimitations historiques trop tranchées. La Renaissance opère des déplacements dans les centres d’intérêts, mais pas une révolution radicale. Gramsci, par exemple, port un jugement très nuancé sur cet humanisme, puisqu’il oppose le progrès impulsé par le capitalisme puritain à l’humanisme :

Il est certain qu’ils ne se préoccupent pas de l’«humanité», de la «spiritualité» du travailleur, qui est immédiatement écrasée. Cette «humanité et cette spiritualité» ne peuvent se réaliser que dans le monde de la production et du travail, dans la «création» productive; elles étaient à leur apogée chez l’artisan, chez le «démiurge», lorsque la personnalité du travailleur se reflétait entièrement dans l’objet créé, lorsque le lien entre l’art et le travail était encore très fort. Mais c’est précisément contre cet «humanisme» que se bat le nouvel industrialisme. Les initiatives puritaines n’ont pour but que de préserver, en dehors du travail, un certain équilibre psycho-physique qui empêche l’effondrement physiologique du travailleur, pressé par la nouvelle méthode de production. Cet équilibre ne peut être que purement extérieur et mécanique, mais il peut devenir intérieur s’il est proposé par le travailleur lui-même et non imposé de l’extérieur, d’une nouvelle forme de société, par des moyens appropriés et originaux. L’industriel américain se préoccupe de maintenir la continuité de l’efficacité physique de l’ouvrier, de son efficacité musculo-nerveuse : il a intérêt à avoir une main-d’œuvre stable, un complexe soudé en permanence, car le complexe humain, lui aussi, a besoin d’une main-d’œuvre stable, d’un complexe soudé en permanence, car le complexe humain, lui aussi, a besoin d’une main-d’œuvre stable.[37]

Si on considère que le « progrès » historique est une loi que nous devons suivre parce qu’à la fin naîtra un monde meilleur, alors l’humanisme pourra apparaître comme une régression  intellectuelle, nonobstant tous les progrès scientifiques qui ont germé à ce moment-là. Historiquement, Luther aurait raison contre Érasme. Mais les choses sont loin d’être aussi bêtement linéaires que dans le marxisme standard. L’humanisme va reste comme la conscience malheureuse des nouvelles classes dominantes. Bien que, du point de vue du positivisme et de l’utilitarisme plat qui est le socle idéologique de la bourgeoisie,les humanités soient une pure perte de temps, les bourgeois s’évertueront pendant quelques siècles à transmettre ces « humanités » à leur progéniture qui, parfois, s’en est servi directement contre la classe bourgeoise. Renverser l’humanisme et la grande culture au nom de la nécessité historique, ce serait ainsi aider la bourgeoisie à déblayer le terrain qui bloque encore la transformation totale de la société en une société du capitalisme absolu. À l’inverse, Gramsci défend la nécessité d’un nouvel humanisme, d’une nouvelle culture nationale populaire qui atteigne même les couches les plus frustres de la société.

 

IV.      L’humanisme des Lumières

Je termine cette approche philosophico-historique de l’humanisme par la philosophie des Lumières, parce que, par-delà leurs différences, les philosophes de Lumières témoignent fondamentalement d’une confiance dans la raison humaine, d’une foi dans l’avenir et d’une croyance dans le progrès de l’esprit humain, que l’on peut certes trouver exagérées, mais qui ne manquent pas, chaque fois qu’on y retourne de susciter de l’admiration pour ces penseurs.

Honorer les Lumières

Husserl écrit ainsi, après avoir résumé la grande entreprise philosophique de cette époque :

Cela nous permet de comprendre l’élan qui anima toutes les entreprises scientifiques, aussi bien celles des simples sciences-de-faits du degré inférieur, au cours du xviiie siècle, ce siècle qui se nommait lui-même le siècle philosophique et qui atteignit des cercles toujours plus vastes, qui s’enthousiasmaient pour la philosophie et pour toutes les sciences particulières en tant que rameaux de celle-ci. De là, cette chaleur et cette bousculade vers la culture, ce zèle pour une réforme philosophique de l’éducation et de l’ensemble des formes sociales et politiques de l’humanité, qui font que l’époque de l’Aufklärung si souvent dépréciée une époque digne d’être honorée. Un témoignage impérissable de cet esprit, nous le possédons dans l’hymne magnifique « À la joie » que l’on doit à Schiller et à Beethoven. Nous ne pouvons plus entendre aujourd’hui cette hymne qu’avec douleur. On ne peut imaginer contraste plus grand que celui de la situation de ce temps avec notre situation présente.[38]

À notre époque, où l’on voit s’éteindre les Lumières, où les obscurantistes les pires  semblent envahir certaines régions du globe et commencent même à miner les sociétés occidentales qui avait voué un grand culte à la raison,  revenir à l’inspiration et aux leçons de ces aventuriers de la pensée qu’étaient Descartes, Spinoza, Leibniz, Diderot, Rousseau ou Kant, est une mesure de santé mentale indispensable. Mais il faudra bien aussi se demander ce qui s’est passé et pourquoi à l’époque du triomphe pratique des sciences issues des Lumières, la vie politique et historique de l’humanité est secouée par cette « dialectique de la raison » analysée par Adorno et Horkheimer[39] et même par la « destruction de la raison » dont parle Lukács[40] .

Continuités

On ne peut guère trouver de point de rupture entre la Renaissance et les Lumières. Le rejet de la culture des humanités peut être repéré chez Montaigne, mort en 1592, et chez Descartes, né en 1596, l’un s’en prend aux têtes bien pleines et leur préfère les têtes bien faites et l’autre affirme mettre en question tout ce qu’il a appris dans les écoles. La critique de l’enseignement scolastique et le retour à Platon et à l’importance des mathématiques datent des humanistes de la Renaissance. De Copernic à Galilée, en passant par Nicolas de Cues et Giordano Bruno, c’est bien une même ligne de développement qui va trouver son plein épanouissement chez Newton. Quand Galilée soutient que le grand livre du monde peut être compris à condition de considérer qu’il est écrit en langage mathématique, Galilée pose les fondements de ce qui sera la physique mathématique moderne, mais il est aussi ce faisant un héritier et en particulier un héritier de ce retour au platonisme que promeuvent les humanistes comme Marsile Ficin ou les peintres comme Piero della Francesca.

On peut certainement faire de Spinoza le premier grand penseur des Lumières,  de ces « lumières radicales » dont parle Jonathan Israël, mais Spinoza est, dans sa manière de traiter la tradition religieuse et ses textes un continuateur de Lorenzo Valla (cf. supra). Le goût de la liberté et la confiance dans l’instruction pour rendre les hommes meilleurs, c’est dans Rabelais ! Certains philosophes des Lumières refusent même de rompre avec la tradition : Leibniz, qui aura une si grand influence sur Diderot, maintient les catégories aristotéliciennes, même s’il leur fait subir un traitement de cheval. Hobbes, que Bloch classe dans les philosophes de la Renaissance, médité Machiavel. Hugo Grotius est à cheval sur les deux époques. Encore fois, foin des « frises historiques » avec leurs coupures bien marquées entre les époques.

Kant marque sans doute une étape dans la philosophie des Lumières. En définissant ce qu’est cette Aufklärung, il indique, sans le vouloir que cette période se termine : la philosophie, telle l’oiseau de Minerve, ne s’envole qu’au crépuscule et effectivement avec Kant va commencer à peindre du gris sur du gris, signe qu’une époque s’achève[41]. C’est pourtant dans cette volonté encyclopédique de la philosophie des Lumières que s’enracine l’œuvre de Hegel. Et on pourrait montrer aisément que Marx et Freud sont eux aussi des héritiers, critiques certes, de cette histoire.

Ce que l’homme peut

À tout seigneur, tout honneur et c’est à Descartes qu’il faut rendre honneur, lui qui établit la méthode et le programme des deux siècles qui suivent.

La méthode d’abord : délimiter soigneusement ce que l’on sait et ce que l’on ne fait que croire et pour opérer cette délimitation, suspendre radicalement son jugement. On connaît cette expérience extraordinaire qui est celle du cogito : si je suspens mon jugement sur tout ce qui pourrait être douteux, sur tout ce qui n’est que « créances » acquises par l’habitude ou par l’enseignement des écoles, il reste une proposition qu’il est impossible de même en question : je pense et donc je suis, j’existe. Descartes est un héros, dira Hegel, car il a découvert le « sol natal de la vérité », ce « grand jour de la présence » ! où est ce sol natal ? Dans le sujet, dans le sujet pensant, à chaque fois qu’il pense. Il ne peut y avoir de vérité objective que comme déploiement de la subjectivité. Descartes insiste : mes pensées peuvent être fausses en relation avec leur objet, mais formellement, en tant qu’elles sont mes pensées, elles sont vraies, d’une vérité incontestable. C’est très facile à comprendre : si nous n’étions pas assurés que nos pensées sont bien nos pensées actuelles, nous ne pourrions tout simplement rien affirmer, rien nier et même rien énoncer.  Nos propres sensations ne seraient peut-être pas les nôtres comme ces individus qui se voient hors d’eux-mêmes. L’alternative : Descartes ou la schizophrénie !

Si la vérité vient de moi, du « je » comme sujet pensant, elle ne vient pas de l’extérieur, elle n’est la vérité qu’on révère parce qu’elle vient de Dieu par la bouche des prophètes. Elle n’est pas non plus quelque chose qu’il faudrait aller chercher dans le « monde des idées, comme les enfants vont chercher les œufs dans le jardin le jour de Pâques. Que Descartes sauve ensuite l’existence de Dieu par des preuves qui ne peuvent convaincre que les convaincus, cela n’a absolument aucune importance. L’acte décisif, c’est cette reconnaissance du cogito : je me vois voyant, je me sens sentant, je me pense pensant, etc. Et tout cela, c’est le « je » en acte. Non pas une substance incorporelle, mais un esprit en acte, toujours en acte, dans l’immanence de la pensée. De cet acte décisif en découle un autre : je suis libre et chaque homme en tant qu’être pensant peut éprouver cette liberté sans limite qui est celle du penser. Évidemment, je ne suis pas libre des déterminismes naturels qui affectent mon corps, et comme le corps est étroitement uni à l’âme, mes pensées elles-mêmes sont influencées par ces déterminismes – les passions de l’âme naissent de cette union de l’âme et du corps. Mais je suis toujours libre de suspendre de mon jugement, de refuser les évidences et d’examiner avec soin tout ce qui peut tomber dans mon entendement.

Nous avons ici une affirmation radicale de la liberté que l’on retrouvera chez Kant ou encore chez Sartre et cette affirmation radicale de la liberté est bien la conséquence nécessaire de cette éminente dignité de l’homme posée par Pico della Mirandola.

L’affirmation de la liberté de l’esprit est la condition de la possibilité de la connaissance rationnelle du monde et c’est d’elle que procède cette science nouvelle dont Descartes jette les premiers fondements, lui qui a lu et approuvé Galilée. Cette science nouvelle rompt avec la science ancienne qui n’était que purement spéculative. Ce doit être une science pratique.

Or, ayant dessein d'employer toute ma vie à la recherche d'une science si nécessaire, et ayant rencontré un chemin qui me semble tel qu'on doit infailliblement la trouver en le suivant, si ce n'est qu'on en soit empêché ou par la brièveté de la vie ou par le défaut des expériences, je jugeais qu'il n'y avait point de meilleur remède contre ces deux empêchements que de communiquer fidèlement au public tout le peu que j’aurais trouvé, et de convier les bons esprits à tâcher de passer plus outre, en contribuant, chacun selon son inclination et son pouvoir, aux expériences qu'il faudrait faire, et communiquant aussi au public toutes les choses qu'ils apprendraient, afin que les derniers commençant où les précédents auraient achevé, et ainsi joignant les vies et les travaux de plusieurs, nous allassions tous ensemble beaucoup plus loin que chacun en particulier ne saurait faire.[42]

L’affirmation du principe de publicité contre tous les pseudosavoirs ésotériques et la nécessité de la libre de discussion entre les membres du public éclairé, appuyée sur l’expérimentation : voilà ce que va être cette « science nouvelle qui est encore la nôtre. Que peut-on attendre de cette science ? C’est ce que Descartes expose dans un passage fameux :

elles m'ont fait voir qu'il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie; et qu'au lieu de cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y [193] trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie; car même l'esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s'il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu'ils n'ont été jusques ici, je crois que c'est dans la médecine qu'on doit le chercher. Il est vrai que celle qui est maintenant en usage contient peu de choses dont l'utilité soit si remarquable : mais, sans que j'aie aucun dessein de la mépriser, je m'assure qu'il n'y a personne, même de ceux qui en font profession, qui n'avoue que tout ce qu'on y sait n'est presque rien à comparaison de ce qui reste à y savoir; et qu'on se pourrait exempter d'une infinité de maladies tant du corps que de l'esprit, et même aussi peut-être de l’affaiblissement de la vieillesse, si on avait assez de connaissance de leurs causes et de tous les remèdes dont la nature nous a pourvus.[43]

« Maîtres et possesseurs de la nature » : l’expression a fait couler beaucoup d’encre. Ne devrait-on pas y voir l’expression de cette démesure qui est celle du monde moderne en train de naître et donc notre philosophe, avec le génie qui lui est propre, a d’emblée saisi l’essence ? Et quand il ajoute que grâce à la médecine, on allait pouvoir « trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles », ne peut-on pas y voir les prémisses de la folie transhumaniste ? Certes, Descartes est précis : « comme maîtres… ». « Comme » cela veut bien dire qu’ils ne seront complètement « maîtres et possesseurs de la nature », sinon ils deviendraient Dieu, chose que Descartes ne peut penser. Mais quelque chose affleure ici qui affirme que l’homme se crée lui-même, décide lui-même de son destin. Pour le meilleur ou pour le pire ?  Il faudra que le xxe siècle viennent affirmer que ce peut être pour le pire et même pour l’anéantissement de l’humanité et alors le « programme » cartésien pourra être mis en question. Mais en attendant, il proclame à la face du monde la puissance de l’humanité.

Raison garder

Ce siècle aura lui-même sécrété les antidotes à ses excès. Spinoza est un disciple de Descartes, dont il expose les principes dans l’un de ses premiers ouvrages, encore que cette exposé des principes de la philosophie de Descartes nous en apprend plus sur la philosophie de Spinoza que sur celle de Descartes. Sur le plan métaphysique et religieux, Spinoza est plus radical que Descartes et, plus que lui, il peut être considéré comme le représentant classique des Lumières. Le Traité Théologico-politique a montré quel était le sens politique profane des grands textes sacrés conclut sur la nécessité de garantir la liberté de pensée et même la séparation des églises et de l’État. Continuateur de Machiavel, ce « très pénétrant Florentin », Spinoza soutient une conception de l’État qui est en son essence démocratique : la puissance de l’État n’est jamais que la puissance du nombre.

Dans le même temps, Spinoza s’élève contre l’affirmation selon laquelle l’homme posséderait un empire total sur son propre esprit. Spinoza constate que « le très illustre Descartes », en dépit de sa théorie de la libre volonté, a cherché à expliquer les passions de l’âme (les « sentiments humains ») par leurs premières causes et, en même temps, il a voulu montrer comment la volonté peut avoir un empire absolu sur les sentiments. Mais cette tentative a échoué. Il faut montrer comment les vices sont eux-mêmes des produits nécessaires de la Nature. Il faut donc traiter des vices et de la futilité des hommes « selon la méthode géométrique », « par le raisonnement rigoureux », comme s’il était question « de lignes, de plans ou de corps ». Plus que sur la puissance de l’homme, Spinoza semble mettre l’accent sur l’impuissance de l’homme soumis à la puissance des affects. Ces affects ne peuvent pas être supprimés par un acte de la volonté, mais pourtant l’Éthique de termine par une cinquième partie consacrée la liberté de l’homme. partie traite de la puissance de la Raison et de la liberté véritable, la liberté de l’esprit qui se nomme béatitude. La préface mène une polémique contre les Stoïciens et contre Descartes qui, à l’encontre tout ce qu’enseigne l’expérience, soutiennent que l’esprit peut avoir empire sur les sentiments. La critique de la « solution » cartésienne du problème de l’esprit et du corps mériterait à elle seule une longue analyse, tant elle constitue la matrice de toute réfutation sérieuse du dualisme. La préface se conclut de manière très attendue pour le lecteur qui arrive à ce stade de l’Éthique :

Donc, puisque la puissance de l’esprit, ainsi que je l’ai montré plus haut, se définit par la seule intelligence, les remèdes aux sentiments, dont tout le monde a en réalité l’expérience, mais qu’on ne paraît pas, il me semble, observer avec soin ni voir distinctement, la seule connaissance de l’esprit nous permettra de les déterminer, et d’en déduire tout ce qui concerne sa béatitude.

Bien que Spinoza constate – mais comment pourrait-on ne pas le constater ? – que l’homme est le plus souvent dominé par ses passions et même voyant le meilleur il fait le pire, il y a pourtant dans l’Éthique l’affirmation, pour qui s’efforce de mieux connaître l’esprit humain et de mieux se connaître lui-même, d’une véritable capacité non pas d’éliminer les passions, mais de les mieux gouverner. La visée de la béatitude spinoziste, qui réside dans « l’amour intellectuel de Dieu » n’est rien d’autre que l’effort que chacun peut faire pour embrasser la réalité, autant que cela est possible à dimension humaine et pour ne faire qu’un avec cette réalite que l’on peut connaître dans l’ordre des causes et des effets.

Dans la perspective humaniste, nous avons bien une nouvelle fois l’affirmation de la puissance humaine et le refus de se laisser enfermer dans une existence misérable, dans une vie mutilée. Si la liberté n’est pas donnée, elle est à conquérir et coïncide avec la plénitude de l’existence. À la différence de ce rationalisme qui réduit l’homme à la raison et rejette hors de l’homme tout ce qui appartient à l’affectivité, Spinoza promeut la figure de l’homme dans sa globalité, dans ses affects autant que dans sa raison.

L’avenir à portée de notre main

Le tableau de progrès de l’esprit humain que propose Nicolas de Condorcet ouvre la perspective future :

Il ne resterait enfin qu’un dernier tableau à tracer, celui de nos espérances, des progrès qui sont réservés aux générations futures, et que la constance des lois de la nature semble leur assurer. Il faudrait y montrer par quels degrés ce qui nous paraîtrait aujourd’hui un espoir chimérique doit successivement devenir possible et même facile ; pourquoi, malgré les succès passagers des préjugés, et l’appui qu’ils reçoivent de la corruption des gouvernements ou des peuples, la vérité seule doit obtenir un triomphe durable ; par quels liens la nature a indissolublement uni les progrès des lumières et ceux de la liberté, de la vertu, du respect pour les droits naturels de l’homme ; comment ces seuls biens réels, si souvent séparés qu’on les a crus même incompatibles, doivent, au contraire, devenir inséparables, dès l’instant où les lumières auront atteint un certain terme dans un plus grand nombre de nations à la fois ; et qu’elles auront pénétré la masse entière d’un grand peuple, dont la langue serait universellement répandue, dont les relations commerciales embrasseraient toute l’étendue du globe. Cette réunion s’étant déjà opérée dans la classe entière des hommes éclairés, on ne compterait plus dès lors parmi eux que des amis de l’humanité, occupés de concert d’en accélérer le perfectionnement et le bonheur.

Dans ce texte, il y a une sorte de foi naïve dans le progrès qui pourrait bien ne plus être de mise aujourd’hui. Cette croyance dans la puissance de la raison humaine lui fait espérer un avenir radieux pour l’humanité, lui qui combat l’esclavage et fonde une société des amis des Noirs, lui qui militera pour l’égalité complète des hommes et des femmes et notamment pour les droits politiques, incluant le droit de vote. Son esquisse du tableau des progrès de l’esprit humain est une philosophie de l’histoire dont le développement lui semble assuré. Il y a chez Condorcet un condensé de l’esprit des Lumières, dans son plein achèvement.

La liberté de penser

Penser sans dogme, laisser libre cours à l’interprétation, on l’a vu, ce fut l’un des traits essentiels de l’humanisme renaissant qui utiliser la culture classique grecque et latine comme un détour pour une pensée critique du présent. La liberté de penser est de la même façon le fil directeur des Lumières. On l’a dit à propos de Descartes, on rappellera combien ce thème est essentiel chez Spinoza – notamment dans le Traité théologico-politique : aucun pouvoir politique ne peut avoir prise sur les pensées des sujets ou des citoyens. On peut gouverner les langues mais non les cervelles ! Mais même chez le « méchant Hobbes » on retrouve cette liberté de la pensée. Hobbes admet que le Souverain impose une religion unique, car, pour lui, la liberté religieuse dégénère toujours en guerre civile. Mais le même Hobbes considérait qu’aucun pouvoir Souverain ne doit s’immiscer dans la recherche scientifique qui peut être complètement libre de par son objet et il ajoutait pour achever de convaincre les réticents que l’imposition d’une religion unique n’a aucun effet sur la liberté intérieure : que vous alliez à la messe selon le rituel du prince du moment, cela ne vous engage à rien en ce qui concerne vos croyances réelles. Hobbes qui semble avoir été une sorte d’athée matérialiste – quelqu’un qui affirme que la notion de substance incorporelle est une absurdité ne peut être croyant – savait bien de quoi il parlait.

La liberté de conscience est au programme de pratiquement tous les philosophes des xviie et xviiie siècles. Locke et Voltaire sont les plus connus,et c’est évidemment la position des plus proches de l’athéisme comme la « clique holbachique » que fréquentait Diderot. La liberté de conscience signifie que l’homme n’a à se soumettre à aucune autre autorité que celle de son propre jugement. D’un certain point de vue, c’est aussi ce qu’avaient rendu possible les protestants en détruisant l’autorité de l’Église et en laissant à chacun la tâche de lire les « écritures saintes » et de les méditer. En supprimer les intermédiaires entre les hommes et Dieu le protestantisme a contribué lui aussi à ce grand chambardement.

La politique à hauteur d’homme

Tout cela évidemment a des conséquences politiques considérables. Une grande partie des philosophes des Lumières adhère aux théories du contrat social, sous des formes très variées, certes, mais en reconnaissant ici que le pouvoir politique ne vient pas du ciel, ni de la nature, mais qu’il est une création humaine. Les fictions contractualistes amènent toutes à la même idée : en obéit au pouvoir politique, on n’obéit qu’à soi-même et donc on est libre. Rousseau le dit en toutes lettres, mais Hobbes le soutient aussi, bien que de manière différente : la loi n’est qu’une règle du jeu conventionnel qu’on a accepté et on ne peut donc jamais prétexter l’injustice d’un loi pour y désobéir. Au fond, en désobéissant à la loi, on se contredit – chez Hobbes la logique tient souvent lieu de morale – et on n’y trouvera aucune liberté réelle, sinon celle d’un homme isolé voué à une existence dégoûtante, misérable et brève.

Les droits naturels de l’homme, les américains comme les français, sont solidement ancrés dans cette philosophie politique. Comment sommes-nous passés de la proclamation de ces droits imprescriptibles à l’extermination de peuples entiers sous prétexte de faire progresser la civilisation, de purifier l’espèce humaine ou de faire advenir un homme nouveau ? C’est une question à laquelle on ne peut échapper. Comment donner tort à Marx quand il soutenait que ces droits de l’homme n’étaient au fond  que les droits du bourgeois égoïste ? Comment comprendre encore que ce pouvoir politique issu du consentement des citoyens se soit transformé en la domination impersonnelle de la grande machinerie capitaliste ? Autant de questions qu’il nous faudra aborder dans la deuxième partie de ce travail.

Propos d’étape

Il faut le reconnaître : les Lumières se sont éteintes.

Pourquoi l’esprit des Lumières ne s’est-il pas maintenu ? Husserl constate :

Or si cette nouvelle humanité, animée d’un esprit aussi haut, dans lequel elle trouvait son bonheur, ne s’est pas maintenue, cela n’a pu se produire que parce qu’elle a perdu ce qui lui donnait son élan : la foi dans la philosophie universelle de son idéal et dans la portée de la nouvelle méthode.[44]

Pourquoi cette foi s’est-elle perdue ? C’est, nous dit Husserl, un effondrement de la foi dans la « raison ». Il ajoute :

Que l’homme perde cette foi, cela veut dire ni plus ni moins qu’il perd la foi en « lui-même », en l’être véritable qui lui est propre, lequel n’est pas tojours déjà sa possession, quelque chose qu’il aurait déjà dans l’évidence du « Je suis », mais quelque chose qu’il n’a et ne peut avoir que sous la forme d’un combat pour la vérité, un combat pour se rendre lui-même vrai.[45]

Ce que Husserl énonce ici sous une forme philosophique peut être saisi si nous essayons de comprendre comment la modernité fut fondamentalement une mise en question et peut-être même une négation de cet être de l’homme. Ce que nous verrons dans la partie suivante. Extérieurement, nous avons affaire à une exaltation de la puissance de l’homme, mais cet homme qu’on exalte va être vidé de l’intérieur, non par les abus de la philosophie, mais par la pratique sociale d’une société qui n’accepte plus aucune limite.

V.         Un humanisme seulement abstrait

La culture européenne, celle qui est issue de la tradition grecque et latine et celle qui vient de Jérusalem via le christianisme peut être désignée dans son ensemble comme un culte voué à l’homme. Non à telle ou telle catégorie d’êtres humains, mais à l’homme en général, quel qu’il soit, selon l’enseignement stoïcien ou chrétien.

La dignité du conquérant

Parce qu’ils sont intimement persuadés de l’éminente dignité de l’homme et donc leur propre éminence, les Européens sont tout aussi persuadés que la Terre  leur appartient et qu’ils ont pour mission de faire régner leur humanité sur toute la surface du globe. Il y a eu beaucoup de conquérants, Alexandre, César, Mahomet, Gengis Khan, Tamerlan, mais tous concevaient leurs conquêtes comme une extension de leur territoire sur des terres qui n’étaient le plus souvent que des endroits où faire des razzias. L’Inde et la Chine furent (et restent !) de grandes puissances et de grandes civilisations. Au XIVe siècle, la Chine était en avance techniquement sur l’Europe. Elle était, de très loin, la nation la plus peuplée du monde et, théoriquement, elle aurait pu construire un gigantesque empire et peut-être annexer les royaumes d’Europe. On connaît l’histoire de l’amiral Zheng He, un eunuque musulman chinois qui commanda la flotte de l’Empire du Milieu, explora tout le pourtour de l’Océan indien. Certains auteurs suggèrent même qu’il aurait contourné le Cap de Bonne-Espérance et serait allé jusqu’aux Antilles. Même si hypothèses, il reste que l’empire chinois disposait de moyens techniques (comme la boussole, les cartes marines imprimées, etc.) que les Européens ont utilisés quelques décennies plus tard pour conquérir des empires au-delà des mers. Mais cette perspective ne tentait visiblement pas Chinois qui, après les expéditions de Zheng He décidèrent de rester chez eux !         

On peut croire que les Espagnols et les Portugais sont partis pour conquérir l’El Dorado et devenir immensément riches. Évidemment, cette motivation a joué un grand rôle, mais elle n’était que l’élément catalyseur de quelque chose de plus puissant et d !e plus profond, l’intime conviction que les peuples chrétiens étaient les véritables représentants de l’humanité universelle. C’est d’ailleurs l’Église catholique qui définit les lignes de partage du monde au traité de Tordesillas,à l’ouest du méridien de 46° 37’ de longitude ouest, les Espagnols avaient pour vocation de dominer toutes ces « terres inconnues » et à l’est, ce droit en incombait aux Portugais.

Tout est concentré ici, en ce moment que l’on définit traditionnellement comme celui de la naissance des temps modernes. Portée par une certain idée de l’humanité, s’affirme l’universalité de la communauté des hommes – celle-là même que Kant pense comme la finalité de l’histoire.

L’unité sans différence et la différence sans unité

Mais il s’agit d’une universalité abstraite. Abstraite de la grande majorité des hommes qui sont voués à passer au service de l’enrichissement des Européens riches et à fournir les bases de « l’accumulation primitive du capital ». Abstraite parce qu’elle est posée simplement comme idée, mais dépourvue presque entièrement de toute effectivité. La pensée de l’unité du genre humain s’accompagne de l’hypostase des différences à l’intérieur du genre humain qui aboutit à ce que les groupes humains ont une tendance permanente à rejeter les autres hors de l’humanité. « Nous sommes les hommes » dit le porte-parole et vous, vous ne faites pas vraiment partie du genre humain. Au mieux, vous êtes de grands enfants que nous allons éduquer, au pire des tarés qu’il faut éradiquer. Cette attitude est d’ailleurs parfaitement universelle. Tous les peuples, fiers de ce qu’ils sont, tiennent les autres peuples pour inférieurs. Freud a bien expliqué le mécanisme : la vie sociale exige des individus des sacrifices qui pourraient devenir insupportables si l’on n’offrait pas quelques compensations narcissiques. Sentir qu’on appartient à un groupe humain supérieur est l’une de ces compensations. Mais évidemment, cette supériorité est toujours relative à quelque dimension contingente de l’existence sociale, mais nullement une supériorité des individus. Les Européens étaient supérieurs aux Africains en matière de technique ou de science, mais ils ne leur étaient pas supérieurs en humanité ! Autrement dit, l’égalité de tous les hommes s’exprime dans la revendication de la différence et l’inégalité. Mais cette différence est elle aussi abstraite parce que non pensée comme un moment de l’égalité universelle des humains – leur égalité en dignité, en tant qu’ils sont des êtres raisonnables, pour parler le langage de Kant.

ineffectivité de l’humanisme abstrait

Si l’effectivité est bien, comme dit Hegel, « l’unité de l’essence et de l’existence », alors l’humanisme, tel qu’il s’est développé en Europe jusqu’au XIXe siècle est marqué au sceau de l’ineffectivité. Au mieux, il est le soupir de la belle âme, l’esprit d’un monde d’où l’esprit a été chassé… Le triomphe de la raison est cette phase de la révolution française où la liberté absolue se manifeste dans la Terreur[46] (« pas de liberté pour les ennemis de la liberté »).

La profession de foi humaniste et la glorification de la culture s’accompagne sans dommage de la privation de culture pour la grande masse et de restriction de la véritable humanité à une petite élite autodésignée comme l’élite.

Il est frappant de constater que le racisme n’est pas un résidu de l’ignorance, mais qu’il se développe au contraire avec le progrès de la science et la tentative de définir biologiquement l’humanité, ce qui conduit à l’eugénisme, étymologiquement la politique de la naissance heureuse. Le meilleur encore une fois au service du pire.

Ces difficultés sont l’objet des développements suivants qui montreront l’involution de l’humanisme au cours des temps modernes, culminant dans un antihumanisme théorique et pratique qui est la marque de notre temps.

Deuxième partie
L’homme contre l’homme
ou l’antihumanisme en théorie et en pratique

VI.      Qu’est-ce que l’homme ?
Première approche

L’humanisme contient en lui-même une définition et le développement d’un concept de l’homme, une anthropologie. En effet, comment peut-on être humaniste, louer l’éminente dignité de l’homme, faire l’éloge des langues et des cultures humaines si l’on ne sait ce qu’est l’homme. L’anthropologie est une « doctrine de la connaissance de l’homme » et Kant ajoute qu’elle peut être soit physiologique, soit thrpragmatique. La première vise à explorer ce que la nature a fait de l’homme l’autre « ce que l’homme, être libre de ses actes fait ou peut et doit faire de lui-même. »[47] Ce que la nature a fait de l’homme est le domaine de la paléontologie humaine et de « la transformation du singe en homme », pour reprendre une vieille image aussi fausse que parlante. On aura l’occasion d’y revenir. L’anthropologie proprement dite est l’affaire des sciences humaines.

L’humanisme comme problème

Mais cette anthropologie est problématique à tous égards, précisément parce que la délimitation de l’homme ne va pas de soi, ni du point de vue physiologique ni du point de vie pragmatique. Claude Lévi-Strauss faisait le reproche à l’humanisme d’avoir fixé à l’humain des frontières trop étroites, excluant ainsi une partie des hommes de l’humanité – ce qui permettrait de comprendre pourquoi les Européens ont eu tant de difficultés à reconnaître l’humain dans ces hommes étranges qu’ils ont rencontrés dans leurs expéditions, avant de les soumettre pour en faire des esclaves. Lévi-Strauss, à la suite de Jean-Jacques Rousseau à qui il se réfère, cherche ce qui est commun à tous les humains, ce qui les caractérise, en faisant abstraction de ce que l’évolution sociale et historique a pu imprimer en eux, c’est-à-dire en réinsérant l’homme dans la nature.

Dans un texte intitulé Les trois humanismes, daté de 1950[48], Lévi-Strauss soutient que l’ethnologie n’est pas une « science neuve », mais « la forme la plus ancienne et la plus générale de ce que nous désignons sous le nom d’humanisme ». Ainsi, la redécouverte de l’Antiquité par les humanistes de la Renaissance était-elle une première forme d’ethnologie.

Ceux qui critiquent l’enseignement classique auraient tort de s’y tromper : si l’apprentissage du grec et du latin se réduisait à l’acquisition éphémère de rudiments de langues mortes, ils ne serviraient pas à grand-chose. Mais – les professeurs de l’enseignement secondaire le savent bien – à travers la langue et les textes, l’élève s’initie à une méthode intellectuelle qui est celle même de l’ethnographie, et que j’appellerais volontiers la technique du dépaysement.[49]

Les siècles suivants n’ont fait qu’élargir le champ de l’humanisme. Montrant les limites de l’humanisme classique et de l’humanisme moderne, Lévi-Strauss souligne que l’ethnologie est toujours en-deçà et au-delà de l’humanisme traditionnel. L’avantage de l’ethnologie est celui-ci :

En cherchant son inspiration au sein des sociétés les plus humbles et les plus méprisées, elle proclame que rien d’humain ne saurait être étranger à l’homme, et fonde ainsi un humanisme démocratique qui s’oppose à tous ceux qui la précédèrent : créés pour des privilégiés à partir des civilisations  privilégiées. Et en mobilisant des méthodes et des techniques empruntées à toutes les sciences pour les faire servir à la connaissance de l’homme, elle appelle à la réconciliation de l’homme et de la nature, dans un humanisme généralisé.[50]

Cette enquête dans le temps et dans l’espace des sociétés humaines vise à découvrir ce qu’est l’homme en tant que tel. Mais un homme réconcilié avec la nature, un homme qui serait destitué de ce « privilège ontologique » que lui a donné l’humanisme classique.

Lévi-Strauss, cependant, ne s’en tient pas à cet humanisme généralisé pour dépasser les limites de l’humanisme. Dans une interview de 1972, reprise dans un film qui est consacré, il voit dans l’humanisme une des causes des entreprises d’exterminations menées par la civilisation occidentale qui a trouvé dans l’humanisme la glorification d’elle-même et donc toutes les justifications pour exclure de l’humanité ceux qui ne correspondaient pas au concept de l’homme qu’elle véhiculait. Il n’est pas difficile de donner raison à Lévi-Strauss : le colonialisme s’est toujours justifié de la supériorité de la civilisation occidentale et la science biologique elle-même a longtemps fourbi toutes les armes intellectuelles pour nourrir les pires folies racistes.[51] Dès lors n’est-ce pas l’humanisme lui-même qu’il faut mettre en question et donc toute tentative de connaissance de l’homme qui deviendrait un concept abstrait, potentiellement mortifère.

Concept et réalité

À un concept abstrait de l’homme, ne faut-il pas substituer la réalité des hommes, dans leur pluralité irréductible ? L’homme n’est-il qu’une abstraction ? Edmund Burke est connu pour avoir dit, critiquant la « Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen » qu’il ne connaissait pas les droits de l’homme, mais seulement les droits des Anglais, des Français, etc. et refusait ainsi la pensée « abstraite » des révolutionnaires de 1789. Joseph de Maistre, adversaire intraitable de la révolution française, affirmait : « Il n'y a point d'homme dans le monde. J'ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes ; je sais même, grâce à Montesquieu, qu'on peut être Persan ; mais quant à l'homme, je déclare ne l'avoir rencontré de ma vie; s'il existe c'est bien à mon insu. » L’argument est facile, le sophisme est aisé à démonter : il n’y a plus d’homme que de canard, de vache ou de rose. Il n’y a que des canards, des vaches et des roses singulières, mais il faut pourtant parler des canards, des vaches et des roses « en général ». Chez Maistre comme chez Burke l’argument n’est pas vraiment métaphysique, il ne porte pas sur la question de savoir de quoi le monde est fait, mais il a surtout une finalité politique et vise la possibilité même que l’on puisse parler des « droits de l’homme ».

Il faudrait s’entendre sur ce qu’on appelle « droit » et en quel sens on peut dire qu’il y a des droits de l’homme et de surcroit des droits naturels de l’homme pour entrer plus dans cette querelle. Mais s’il n’y a pas d’homme, les droits de l’homme sont une expression creuse. On pourrait au demeurant retourner à Burke et Maistre leurs critiques : s’il n’y a pas d’homme en général, si l’homme est une abstraction, y a-t-il un Anglais, et non pas seulement des londoniens ou des habitants de Stratford upon Avon ? Il y a un nominalisme à bon marché dont il faut se défier. Comment penser et parler sans employer des mots généraux, c’est-à-dire des abstractions ? On peut dire sans se tromper que l’homme est un animal bipède, appartenant à la famille des hominidés et la phrase « l’homme a une bonne vue binoculaire » est parfaitement sens et l’est tout autant la phrase : « l’homme possède un langage articulé et il est capable d’une pensée symbolique ».

Partons, pour éclairer un peu cette question, de la vieille querelle médiévale des nominaux et des réaux. Nous pouvons penser que les substantifs sont des substances, autrement dit que le nom commun désigne une substance, indépendamment de ses instanciations singulières. Si nous reconnaissons dans cet animal qui tombe actuellement sous nos sens un chien, c’est bien parce que nous possédons en nous l’idée de chien, sans quoi nous ne pourrions pas savoir que nous avons affaire à un chien. Ce qui existe substantiellement, c’est l’idée et ce que nous voyons n’en est qu’une apparence sensible et éphémère, comme le sont tous les êtres de notre monde. L’idée au contraire n’est pas éphémère : quand bien même, les chiens auraient-ils été tous exterminés, l’idée de chien demeurerait – comme nous avons l’idée de dinosaures et d’un grand nombre d’êtres disparus depuis longtemps. Puisque l’idée est considérée comme la réalité ultime, les partisans de cette thèse étaient désignés comme « réaux », tenants du réalisme des idées.

À quoi les nominalistes répondront que les noms ne sont pas des substances – en tout cas pas des « substances premières » – mais seulement des désignations conventionnelles pour parler des êtres individuels présentant un certain nombre de traits communs. On peut, en suivant Aristote et Guillaume d’Occam, admettre que les noms sont des « substances secondes » c’est-à-dire des classes "ou des ensembles au sens mathématique. Mais les seules entités que l’on peut appeler substances au sens strict sont les individus. Chaque individu se caractérise par son unicité et son indivisibilité. Être, c’est être un, disait Leibniz. Les êtres vivants correspondent exactement à cette définition. Ils sont tous différents, même si on les confond parfois quand on les regarde de loin. Les êtres vivants ont une identité, un « soi » qui permet que chacun demeure, autant qu’il est en lui, et se distingue de tous les autres. Les choses inertes n’ont ni « soi » ni identité. Les galets de la place n’ont pas d’identité et les pièces fabriquées dans une usine sont toutes identiques et ne se distinguent que par un numéro arbitraire, comme le numéro de série.

À certains égards, il est certainement préférable d’être nominaliste. En effet, seuls les individus sont des sujets (un sujet et une substance sont deux termes presque identiques quand on les décompose). Pour reprendre une formule fameuse, le chien aboie, mais le concept de chien n’aboie pas et l’idée de cercle n’est pas ronde. La difficulté tient à ceci que le langage n’est pas une description du monde, mais plutôt un moyen dont nous disposons pour en parler avec quelques chances que ces paroles soient comprises et permettent d’orienter l’action. Les ambiguïtés, les imperfections et malentendus qui naissent du langage sont en même temps sa puissance en tant que moyen dont nous disposons pour penser et vivre. Si je dis « le chien aboie », cela peut faire référence à mon chien, qui présentement aboie car quelqu’un rentre chez moi. Mais la même phrase peut énoncer une des propriétés du chien, car généralement les chiens aboient – encore que certains n’aboient pas. Pour énoncer ces deux idées différentes, une seule phrase suffit, le contexte d’énonciation, au sens large, suffisant largement pour éviter les confusions. La folie serait de vouloir une langue parfaite qui se proposerait d’éviter toutes les ambiguïtés et les confusions, une langue où les éléments linguistiques et les « faits » (au sens le plus large) seraient reliés par une bijection.

Les mots désignent des concepts et les concepts sont donc des moyens de saisir le réel (à peu près) et de s’y retrouver. « Concept » vient du latin cum-capere qui donne conceptus. Cum-capere, c’est strictement « saisir avec ». On retrouvera cela avec l’allemand Begriff qui renvoie à begreifen forgé à partir de greifen, attraper, saisir. Former un concept, c’est donc saisir avec soi, prendre avec soi (comprendre) une réalité. Le concept est une relation entre le sujet qui prend avec soi et l’objet qui est pris. Les mots ne valent que pour autant qu’ils signifient des concepts – bien que l’on sache que, du même mot, on peut désigner des concepts différents.

Mais l’objet saisi par le concept, n’est un objet qu’en tant qu’il se rapporte à un sujet. Mais délié de ce rapport au sujet, il reste un « quelque chose » existant, c’est-à-dire qui se tient hors de moi (ex-). Seules les entités individuelles sont réelles, c’est-à-dire sont des choses (res), toutes absolument singulières. Je peux parler de l’homme, en dire beaucoup de choses sur tous les plans. Mais Jean, Pierre, Paul ou Marie existent et ne peuvent être saisis dans le concept. Ainsi, le concept d’homme n’épuise jamais la réalité humaine.

Dans la définition du politique, le dialogue de Platon Le Politique (qu’il faut lire avec l’ironie nécessaire) on aboutit à cette définition formulée par l’étranger : « Eh bien, je dis que nous aurions dû diviser tout de suite les animaux marcheurs en opposant les bipèdes aux quadrupèdes, puis voyant l’homme rangé encore dans la même classe que les volatiles seuls, partager le troupeau bipède à son tour en bipèdes nus et en bipèdes emplumés ». L’anecdote qui veut que Diogène de Sinope ait plumé un poulet et, le montrant, ait dit « Voici un homme selon Platon », ne doit pas non plus être prise au pied de la lettre. Elle ne fait que montrer la difficulté des définitions. Si on dit que l’homme est un animal qui parle, faut-il dénier leur humanité aux muets ? L’homme est l’animal qui possède la raison, mais que fait-on des fous ? Les enfants qui viennent de naître ne sont des hommes qu’ « en puissance », dit-on, mais ils sont des hommes et comme tels titulaires et sujets de droit. Le droit du petit enfant n’est pas qu’un droit en puissance. Le mal qu’on lui fait n’est pas un mal en puissance ! Nous ne pouvons nous passer de concept, mais la vie excède toujours infiniment le concept. « Grise est la théorie, mais l’arbre de la vie est toujours vers », disait Goethe.

Un concept ne peut pas être une définition comme on définit les objets en mathématiques : « un point est ce qui n’a pas de parties ». Ces définitions formelles, si elles peuvent être utiles pour fixer l’usage des mots, ne nous apprennent rien. Le concept est un résultat : la logique de Hegel suit une route qui part de l’être pour aller à l’essence et se terminer par le concept. Le concept n’a rien d’immédiat. Pour répondre à la question « qu’est-ce que l’homme ? », Kant proposait de répondre d’abord à trois autres questions : « que puis-je savoir ? » (c’est l’objet de la Critique de la raison pure), « que dois-je faire ? » (c’est l’objet de la Critique de la raison pratique) et « que puis-je espérer ? ». À une époque où on donne souvent le dernier mot à « la SCIENCE »[52], nous allons commencer par un examen critique de la conception naturaliste de l’homme.

Ces discussions qui pourraient agacer ceux qui n’aiment pas les jeux de langage philosophique ont pourtant une portée plus vaste qu’il ne semble : si seuls sont sujets les individus, la société elle-même n’est qu’un être de raison et non une réalité existant par elle-même. Par conséquent, l’individu est ce qui vraiment de la valeur et c’est la société n’est qu’un prédicat de l’individu. Un tel point de départ nous entraîne à un examen critique de toutes les conceptions holistes de la vie sociale et donc de tout ce qui soumet l’individu au groupe. Du reste, nous pouvons remarquer que « la société » est une notion vague, qu’il existe une myriade de « sociétés », toutes différentes et que dire que « l’homme est un animal social », ce n’est pas dire grand-chose de très intéressant.

Nous verrons plus loin que le sens que nous pouvons donner à l’humanisme est d’abord celui qui confère à la liberté individuelle, au droit de l’individu la valeur suprême et qui tient les formes d’organisation sociale pour liens plus ou moins stables que les individus nouent dans les différentes dimensions de leur existence.

L’homme comme être naturel

Laissons provisoirement de côté la discussion sur l’individu et revenons à l’anthropologie physiologique pour reprendre la définition kantienne.

Comme nous ne croyons plus guère que l’homme ait été créé le sixième jour, à part des autres animaux, mais à l’image et à la ressemblance de son Créateur, nous devons essayer de situer l’homme dans la classification systématique des êtres vivants. À bon droit, considérons ici que l’homme existe d’abord dans ses relations avec l’ensemble du monde vivant, de sa biosphère, et qu’il existe parmi les autres vivants, et, à bien des égards, comme un animal, même si la protestation de celui qui refuse les conditions ignominieuses dans lesquelles on tient trop souvent les individus peut se résumer à : « nous ne sommes pas des bêtes » ou comme dans les paroles d’une chanson révolutionnaire, « Nous sommes des hommes et non des chiens ». Même si nous gardons nos distances avec les bêtes, les stoïciens n’ont pas totalement tort de considérer qu’il existe une sympathie naturelle entre tous les hommes mais, aussi entre tous les vivants, petits animaux composant le « gros animal » qu’est la nature tout entière. Certains stoïciens poussaient même le bouchon assez loin : ainsi Zénon affirmait que l’on pouvait manger de la chair humaine, exactement comme on mange la chair des animaux. Il soutenait que l’interdit de l’inceste est absurde puisque chez les animaux le fils peut coucher avec sa mère… et de la même façon plusieurs stoïciens ne voyaient aucun obstacle aux rapports sexuels entre humains et animaux.[53] Il n’est pas certain que Zénon prenait tout cela au sérieux, mais cela devait faire partie d’une stratégie venue des Cyniques consistant à choquer pour obliger à s’interroger. Mais au-delà des provocations cyniques, il y a quelque chose de profondément juste. Nous ne reconnaissons pas qu’un être vivant en énumérant la liste des propriétés d’un être vivant, quel qu’il soit, pour la simple raison que ces énumérations ne permettra jamais de reconnaître qu’un être vivant est vivant. Nous reconnaissons l’être vivant parce que nous partageons avec lui cette vie qui le fait vivant, cette vie invisible. Certes je reconnais que cet animal est un chat ou un chien parce qu’il a des propriétés qui le définissent comme tel, dans la taxinomie officielle. Mais en fait, je savais qu’il s’agissait de quelque chose comme un chat ou un chien bien avant d’avoir pu le localiser dans le grand livre de Linné ! Certes, il faut se méfier de l’anthropomorphisme et ne pas projeter notre propre naturel sur les autres vivants – c’est la source de nombreuses méprises, mais nous sentons et expérimentons qu’il y a quelque chose de commun entre les bêtes et nous. C’est évident pour ces animaux qui nous sont proches, comme les grands singes ou les animaux domestiques comme les chiens et les chats. Mais les vaches qui vous regardent et en perdent presque le ruminer quand vous approchez, vous les sentez « curieuses ». Est-ce une illusion anthropomorphique ou sont-elles vraiment curieuses, non pas curieuses à la façon mais curieuses à la façon des vaches ? Spinoza dit qu’il est évident que les animaux sentent et désirent, mais leurs sentiments et leurs désirent différent en nature des nôtres. Un désir d’homme n’est pas la même chose qu’un désir de cheval ! Voilà tout. Quand nous voyons une chienne allaitant ses chiots et prenant soin d’eux, nous y reconnaissons bien un sentiment que nous partageons.

Il ne s’agit pas de dire que les hommes et les bêtes sont frères ou sœurs. Les bêtes elles-mêmes vivent séparément, le plus souvent et ne s’entendent pas très bien. Les lions aiment les gazelles, mais d’un amour dévorant ! Il reste que l’éthologie animale nous dit quelque chose de nous – dans Mon oncle d’Amérique, Resnais, utilise les interventions d’Henri Laborit pour organiser ce parallèle entre ce qu’enseigne l’éthologie animale et la vie des humains. Mais ni les animaux ni nous n’obéissons à d’inflexibles lois régulières mathématisables. On peut faire des statistiques descriptives, mais celles-ci sont peu opératoires pour prédire le comportement des êtres vivants, qui n’en font « qu’à leur tête » : même la mouche avec laquelle nous n’avons qu’assez peu de sympathie se pose « où elle veut », « quand elle veut », revient à la charge si on la chasse, dût-elle mourir sous les coups de la tapette à mouches ! Le sentiment que nous avons de nous-mêmes s’enracine dans cette imprédictibilité du vivant.

Le genre humain   

Pour parler des hommes en général, nous employons fréquemment l’expression « genre humain ». Du point de vue scientifique, les hommes, vivant sur Terre, depuis quelques dizaines de milliers d’années, appartiennent non seulement au genre humain, mais à une espèce particulière baptisée Homo sapiens par Carl Linné. Il y a aujourd’hui pas mal d’autres espèces du genre homo découvertes par les paléontologues : homo habilis, homo erectus, homo neandertalensis, etc. Tous ces spécimens du genre  homo seraient des espèces distinctes. Selon les critères de classification biologique, le genre humain est vaste !

Premier problème : qu’est-ce qu’une espèce ? Les partisans de la théorie synthétique de l’évolution comme Ernst Mayr tiennent les espèces pour les réalités fondamentales. Les espèces sont les classes définies par l’interfécondité des individus qui les composent. Leur patrimoine génétique permettrait de les distinguer nettement les unes des autres. contrairement au dogme aristotélicien et darwinien, selon lequel « la nature ne fait pas de saut », il y aurait bien discontinuité entre les espèces. Cette idée est battue en brèche par de nombreux biologistes et paléontologues contemporains qui considèrent que les classifications des espèces, à la manière de Linné ou suivant les méthodes du cladisme, ne renvoient à aucune réalité substantielle, mais ne sont que des étiquettes utiles éventuellement. À l’intérieur d’une espèce, on distingue, par commodité, des « variétés » qui se caractérisent par certains traits phénotypiques, mais sont interfécondes – ainsi les « races » chez les animaux d’élevage.  On connaît aussi de nombreux phénomènes d’hybridation, à quoi on rétorque que les produits de ces hybridations (mules, mulets, bardots, par exemple) sont stériles, enfin en général, mais pas toujours – on estime à 10% les cas de fertilité des mules et mulets. Inversement, il existe des cas où l’on a considéré comme deux espèces différentes des animaux appartenant en réalité à une seule espèce. Des systématiciens comme Guillaume Lecointre ou des biologistes comme Pierre-Henri Gouyon, défendent une position nominaliste. Il n’y a pas de réalité substantielle des espèces. Seuls existent substantiellement les individus.

Si on ajoute à ces débats, les révisions auxquelles est soumise la théorie génétique classique, où, au contraire du déterminisme génétique en vogue il y a quelques décennies, on soutient de plus en plus fréquemment un indéterminisme génétique qui fait une large place aux conditions du développement des individus après la fusion des gamètes, on est obligé d’admettre que la balance, là aussi, penche fortement du côté du nominalisme. L’épigénétique serait la grande révolution qui viendrait bouleverser la théorie génétique standard.

Conséquence de tout cela : la définition biologique de l’homme risque fort d’être sujette à caution. Où ça commence et où ça finit ? Le mystère s’est épaissi.

Le genre humain et l’espèce humaine

L’homme est bien un être biologique, naturel en ce sens, et ce sont ses propriétés naturelles qui lui ont permis d’entamer cette prodigieuse marche en avant depuis un à deux millions d’années. En ce sens on peut dire qu’il y a une « nature humaine » comme il y a une nature du chien, du chat ou du poisson rouge. Mais, dès qu’on rentre dans les détails, les choses se compliquent. Tout d’abord, on a des difficultés à délimiter la catégorie « homme ». Il y a eu toutes sortes d’hommes. On fait parfois du Sahelanthropus tchadensis (surnommé Toumaï) un ancêtre de la lignée humaine, puisqu’il semble qu’il était bipède, à la différence des autres primates, parfois plus récents, comme les chimpanzés et les bonobos. Mais on n’est pas très sûr qu’il soit à mettre dans la lignée humaine. Son découvreur, Michel Brunet, en a fait un « anthropus » mais non un homo. Lucy, que l’on a longtemps présentée comme une ancêtre de l’homme, n'en est pas une. Elle est un australopithèque, et un « pithèque » est plus près des « singes »[54] que des hommes. Comme nous n’avons qu’assez peu de fossile et que parfois leur interprétation est une affaire très complexe, la reconstitution de la lignée humaine est beaucoup moins certaine aujourd’hui encore qu’elle pouvait l’être il y un demi-siècle. Il n’y a pas une ligne évolutive directe, mais un buissonnement avec toutes sortes d’espèces humaines ayant souvent cohabité et la question de savoir pourquoi « nous », les hommes modernes, sommes la seule espèce survivante, reste une des énigmes les plus excitantes.

Commençons-nous avec homo habilis, homo erectus ou un autre encore inconnu ? Jadis, on croyait qu’il s’agissait d’espèces différentes, nées de la sélection naturelle darwinienne. Mais on n’en est plus très sûr. Ne fait-on pas des espèces à partir de la simple variation de quelques fossiles ?

L’homo sapiens, d’origine africaine, s’est progressivement répandu sur la surface de la Terre, croisant sur sa route des autres espèces d’homo, comme l’homme de Neandertal ou l’homme de Denisova, avec lesquelles Sapiens a entretenu des « relations intimes » pendant une certaine période. Mais on trouve aussi des hybridations entre denisoviens et néandertaliens. Ces trois espèces humaines (sapiens, Denisova et Neandertal) auraient un ancêtre commun à 65000 ans de nous… D’où la question : où commence l’humanité ? La biologie ne nous donne aucune réponse ! L’hypothèse n’est pas absurde que le processus de spéciation chez les humains (le genre homo) n’ait jamais été complet et que, par conséquent, on ne puisse parler de différentes espèces humaines, mais de variations autour d’un même thème, si l’on ose dire, qui permettraient de rendre compte des hybridations et des rencontres attestées entre des humains appartenant, selon la classification traditionnelle, à des espèces différentes. On peut faire des expériences de pensée pour essayer de démêler ces questions. À la manière de Philip K. Dick, imaginons que nous rencontrions, grâce à un trou dans l’espace-temps, des homo habilis vivant sur une « Terre-jumelle », comment devrions-nous les considérer ? Seraient-ils titulaires des « droits universels de l’homme » ? Les homo habilis ayant un cerveau de petite taille devaient être bien moins « intelligents » que les Sapiens. Et pourtant, il semble bien que nous n’aurions pas le droit de les tuer, et que nous devrions les traiter avec respect comme des membres de la famille humaine. A fortiori, cette attitude serait prescrite à l’égard de Denisoviens ou de Néandertaliens égarés dans notre époque. Sans oublier que les progrès de la paléontologie ont modifié considérablement l’image que l’on pouvait se faire des « cousins » de sapiens. Neandertal, jadis dépeint comme une grosse brute à moitié simiesque, est devenu beaucoup plus présentable et, convenablement rasé et habillé, il pourrait presque passer incognito dans le métro[55]. Nous sentons bien qu’il y a derrière ces questions de classification un problème moral sérieux : un idiot congénital est un humain qui bénéficie de tous les droits humains, même si on doit lui désigner un tuteur chargé de le protéger. Notre homo erectus vieux de 800000 ans aurait du mal à passer les tests de QI, mais il est un  humain. Si nous refusons cette position, alors la boîte de Pandora est ouverte : on exterminera les malades mentaux, les individus congénitalement handicapés, etc. Ce qui nous rappelle quelque chose !

Les défenseurs du Big Apes Project prétendent que cette attitude morale devrait s’étendre aux grands singes, comme les gorilles, les chimpanzés, les orangs-outangs et les bonobos, que nous devrions aussi considérer comme des « membres de la famille ». La taxinomie les regroupe avec homo dans le groupe des hominidés. Mais, si la question de la protection des grands singes est une question sérieuse, les considérer comme des membres de la famille pourrait sembler très exagéré et ouvrirait la voie à toutes sortes de niaiseries animalistes, car de proche en proche, nous devrions accorder la même attention morale aux rats et aux punaises de lits qu’à nos frères humains. Il n’en demeure pas moins que nous devrions protéger les grands singes, les traiter convenablement, sans qu’ils deviennent nos compagnons – et d’ailleurs ils sont mieux dans leurs forêts qu’avec nous.[56]

La caractéristique première des humains est la capacité de fabriquer des outils, de penser dans le temps cette fabrication, d’améliorer ces outils et les procédés de fabrication et de transmettre tout cela aux générations suivantes. Et cette capacité remonte à bien plus de 1 million d’années, c’est-à-dire bien longtemps avant l’apparition de Sapiens ! Cette aptitude à être homo faber, comme le dit Bergson, est liée, presque sans aucun doute, à l’apparition de capacités communicationnelles exceptionnelles et qu’on ne trouve nulle part ailleurs dans le monde animal. L’asymétrie du cerveau et l’existence d’une de Broca est attestée sur des fossiles de crânes de spécimens de l’homo habilis. Outils et communication : voilà quelque chose qui sort nos ancêtres de la vie animale, soumise simplement à la sélection naturelle. Va commencer un processus de « coévolution » : l’évolution technique et l’évolution biologique vont se renforcer mutuellement. Par exemple, la maîtrise du feu et la cuisson de la viande vont permettre d’en augmenter la consommation et ainsi le cerveau va pouvoir se développer. On pourrait presque dire qu’à certains égards l’homme s’est fait lui-même. Il aurait pu disparaître à plusieurs occasions.          Selon certaines hypothèses, entre 800000 et 900000 ans, la population du genre homo aurait été réduite à guère plus d’un millier d’individus, pour des raisons certainement climatiques (grand froid et sécheresse). Ce « goulot d’étranglement » n’a pu être surmonté que par l’intelligence de nos très lointains ancêtres. On peut invoquer les mutations génétiques, mais celles-ci ne se cumulent qu’à long terme : il a d’abord fallu survivre et ce sont ces capacités intellectuelles qui furent mobilisées.

Autrement dit, l’homme n’est pas défini biologiquement, par son ADN ou ses caractéristiques morphologiques, rien qui puisse renvoyer à ce qui fut la matrice du racisme exterminateur des deux derniers siècles. L’homme se définit lui-même par son interaction avec la nature, ce que Marx nommera son métabolisme, cet échange permanent dans lequel il se confronte à la nature et l’utilise à ses propres fins. Il faudrait ici reprendre les pages de L’Idéologie Allemande de Marx tant elles sont précises et pertinentes, surtout si on tient de l’état encore embryonnaire de la paléontologie humaine à ce moment-là.

On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion et par tout ce que l'on voudra. Eux-mêmes commencent à se distinguer des animaux dès qu'ils commencent à produire leurs moyens d'existences, pas en avant qui est la conséquence même de leur organisation corporelle. En produisant leurs moyens d'existence, les hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle-même.

La façon dont les hommes produisent leurs moyens d'existence, dépend d'abord de la nature des moyens d'existence déjà donnés et qu'il leur faut reproduire. Il ne faut pas considérer ce mode de production de ce seul point de vue, à savoir qu'il est la reproduction de l'existence physique des individus. Il représente au contraire déjà un mode déterminé de l'activité de ces individus, une façon déterminée de manifester leur vie, un mode de vie déterminé. La façon dont les individus manifestent leur vie reflète très exactement ce qu'ils sont. Ce qu'ils sont coïncide donc avec leur production, aussi bien avec ce qu'ils produisent qu'avec la façon dont ils le produisent. Ce que sont les individus dépend donc des conditions matérielles de leur production.

Cette production n'apparaît qu'avec l'accroissement de la population. Elle-même présuppose pour sa part des relations [57] des individus entre eux. La forme de ces relations est à son tour conditionnée par la production.

Les rapports des différentes nations entre elles dépendent du stade de développement où se trouve chacune d'elles en ce qui concerne les forces productives, la division du travail et les relations intérieures. Ce principe est universellement reconnu. Cependant, non seulement les rapports d'une nation avec les autres nations, mais aussi toute la structure interne de cette nation elle-même, dépendent du niveau de développement de sa production et de ses relations intérieures et extérieures. L'on reconnaît de la façon la plus manifeste le degré de développement qu'ont atteint les forces productives d'une nation au degré de développement qu'a atteint la division du travail. Dans la mesure où elle n'est pas une simple extension quantitative des forces productives déjà connues jusqu'alors (défrichement de terres par exemple), toute force de production nouvelle a pour conséquence un nouveau perfectionnement de la division du travail.[58]

Comprendre ce qu’est l’homme, s’en faire un concept, c’est d’abord le considérer du point de vue de la pratique (praxis) sensible humaine subjectivement[59], et non pas comme objet des sciences de la nature.

Évidemment, il y a ici, à la base, des processus purement naturels, ceux qui produisent les mutations favorables à l’apparition du genre humain (station verticale, nudité, excellente vue binoculaire, dégagement des possibilités d’accroissement de la capacité de la boîte crânienne, etc.). Mais il y a un « saut dialectique », c’est-à-dire une évolution qui, sous un certain rapport, sort l’homme de la domination de la nature extérieure et le conduit à faire de sa propre nature le facteur actif d’une humanisation de la nature.

Avec André Leroi-Gourhan

On doit à André Leroi-Gourhan, le grand paléontologue, d’avoir dégagé les principales étapes de cette révolution qui produit le genre humain.

L’hominisation est le premier processus, celui des modifications biologiques à partir des singes hominidés. La station verticale est le facteur décisif : l’histoire de l’homme ne commence pas par le cerveau, mais par les pieds, dût notre amour-propre en souffrir ! Cette évolution biologique est souvent attribuée, selon les dogmes en vigueur, à la pression sélective. Mais il n’est certain du tout que l’évolution des espèces ait pour seul facteur la pression sélective, comme l’affirme la théorie synthétique de l’évolution. Il y a une part de hasard considérable et beaucoup de mutations seraient neutres du point de vue sélectif, comme l’affirment les « neutralistes »[60]. On peut aussi imaginer des tendances à la complexité et une ligne évolutive de l’intelligence, en reprenant les thèses de Bergson qui sont injustement passées sous silence aujourd’hui[61]. Quoi qu’il en soit, il y a bien une évolution naturelle qui conduit au genre humain.

La deuxième évolution qui va prendre le relai et rétroagir sur l’évolution naturelle est ce que Leroi-Gourhan nomme anthropisation. C’est l’apparition et l’évolution de la technique. Les paléontologues classifient les âges de la préhistoire humaine par les techniques employées qui, sur des temps très longs, marquent un perfectionnement des outils. Encore faut-il prendre garde à un fait majeur : ne subsistent que les outils en pierre et nous n’avons pas la moindre idée des éventuels outils en bois, par exemple, ni de la manière dont ces premiers humains s’habillaient. Nos classifications reflètent aussi notre manque irrémédiable de connaissance au sujet de ces aurores du genre humain. Nous en savons encore moins sur la façon dont ces lointains ancêtres communiquaient. Ils communiquaient puisqu’ils pouvaient transmettre leurs inventions à leurs enfants ; ils communiquaient parce qu’ils vivaient dans des groupes sociaux – à l’instar des « grands singes ». Mais comment communiquaient-ils ? Disposaient-ils d’un langage articulé ? L’asymétrie cérébrale et l’existence d’un aire de Broca permet de penser que les homo erectus avaient de quoi se parler ! Mais le faisaient-ils ou faut-il attendre les sapiens les plus évolués pour que cette faculté du langage soit développée. Nous n’en savons rigoureusement rien. Nous n’avons aucune raison de choisir une hypothèse plutôt que l’autre.

La technique ouvre la voie à une troisième évolution, celle de la symbolisation, c’est-à-dire de la capacité à produire des sons ou des objets pour désigner des choses non présentes. Là encore, nous raisonnons à partir des traces laissées par les humains. Mais le langage est à coup sûr bien plus ancien que les vestiges de statues, d’instruments de musique ou de fresques de l’art pariétal. Leroi-Gourhan montra très précisément comment le développement de la main et celui du cerveau vont de pair. Ce qui apparaît avec Sapiens, et qui, pour l’heure, nous semble sa principale caractéristique, c’est l’aptitude à fixer des pensées sur des supports matériels. Mais une telle aptitude est aussi apparue chez notre « cousin », l’homme de Neandertal, dont on a découvert qu’il était lui aussi un être de culture.

Concluons avec Leroi-Gourhan :

Les faits montrent que l’homme n’est pas, comme on s’était accoutumé à le penser, une sorte de singe qui s’améliore, couronnement majestueux de l’édifice paléontologique, mais, dès qu’on le saisit, autre chose qu’un singe. Au moment où il nous apparaît, il lui reste encore un chemin très long à parcourir, mais ce chemin, il l’aura moins à faire dans le sens de l’évolution biologique que vers la libération du cadre zoologique, dans une organisation où la société va progressivement se substituer au courant phylogénétique.[62]

Cette vision d’ensemble du développement de l’histoire humaine exclut, évidemment toute forme de racisme, toute idée de supériorité d’une « race » sur une autre. Les différences entre les humains ne sont pas des différences biologiques (bien que celles-ci existent) mais des différences liées précisément au fait que la société s’est substituée au courant phylogénétique.

Propos d’étape

Ce qu’est l’homme, nous pouvons partiellement l’apprendre la paléontologie humaine qui se trouve au carrefour des sciences de la nature et des « sciences humaines », au carrefour des sciences qui expliquent les phénomènes par les lois naturelles et des sciences de l’esprit ou des sciences historiques qui doivent comprendre, en quelque sorte de l’intérieur les faits produits par l’esprit humain. L’homme est un être naturel social, biologique et  culturel, il est une partie de la nature dont il suit le cours, comme dirait Spinoza, mais il est aussi l’être qui comprend la nature, en fait des représentations et travaille à lui ôter son caractère « farouchement étranger » (Hegel) en la transformant ou en l’apprivoisant. Il forme sa conscience dans ce rapport avec les autres et avec la nature – c’est pourquoi chercher dans le cerveau le site de la conscience est une idée tout à fait stupide : la conscience est dans cet entre-deux, dans ce milieu, entre les humains qui chassent en commun[63], dans ce rapport entre la main qui tient le percuteur et la pierre qui va devenir un chopper ou un biface. La conscience est cette transformation de l’individu qui, cessant d’être un spécimen d’une espèce devient membre d’une ethnie, d’un clan, d’une tribu ou d’une nation, un être social et non social en même temps, social par le fait qu’il vit en société, mais non social au sens où cette société n’est pas naturelle chez lui, mais résulte de ce que Castoriadis nomme son « imaginaire radical ».

Cependant, cette conscience, loin de donner à chaque homme l’idée qu’il appartient au genre, qu’il est un « être générique » (Gattungswesen) se manifeste d’abord par le rejet de l’autre, ainsi que le souligne Hegel dans son fameux modèle du rapport entre le maître et de l’esclave. Ce rejet de l’autre est aussi, simultanément une reconnaissance, reconnaissance de l’autre homme comme un rival et donc comme un semblable. Le conflit est donc la manifestation première de l’unité de l’espèce, conflit qui peut atteindre une violence destructrice et même autodestructrice sans limite comme le montrent non pas les guerres préhistoriques, mais les guerres ultramodernes que nous avons connues depuis 1914. La paix et la concorde sont conformes à notre commune nature, mais c’est aussi naturellement que nous nous retrouvons hostiles les uns aux autres.

VII.    Le barbare et l’inhumain

Du haut de notre orgueil historique, nous jugeons les temps anciens comme des temps barbares.  Nous nommons barbares les conduites les plus cruelles, les plus violentes, le refus du droit, l’incapacité à suivre la loi morale. Barbares, les razzias, les destructions de villes, la mise à mort des enfants, l’éventrement des femmes enceintes, la torture, les viols et tant d’autres crimes contre l’humanité. Nous nommons barbare ce que nous pensons inhumain, indigne d’un humain, contraire à l’humanité. Mais comment se fait-il que les hommes sont si souvent « inhumains » ?

Les barbares et nous

Le mot « barbare » est souvent employé comme une injure grave. Le « gang des barbares »  désignait des voyous dont la violence semblait sans limite. Mais cette utilisation du mot « barbare » pourrait être un abus de langage.

Le mot « barbare » est grec. Les Grecs appelaient βάρβαρος celui dont la parole était incompréhensible comme le sont les borborygmes, le « babababa » des petits enfants, les sons indistincts de ceux qui ne parlent pas le grec. Le barbare est donc l’étranger, celui dont les coutumes paraissent bizarres. D’un certain point de vue, le barbare est hors l’humanité, puisqu’il semble hors de notre propre façon d’être humains et que, spontanément, nous pensons qu’être humain, c’est partager nos coutumes. Montaigne le disait : « nous nommons barbare ce qui n’est point dans nos coutumes », Montaigne qui montrait que les cannibales ne sont pas nécessairement plus barbares que nous. Comparant la manière dont certains peuples traitent leurs prisonniers avant de les manger et les procédés dont usent les Portugais contre leurs ennemis, Montaigne écrit : « Je ne suis pas marry que nous remerquons l’horreur barbaresque qu’il y a en une telle action, mais ouy bien dequoy, jugeans bien de leurs fautes, nous soyons si aveuglez aux nostres. Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort, à deschirer, par tourmens et par geénes. » (Essais, livre I, ch. 31)

Cet essai est un classique non pas du relativisme moral, comme on le dit trop vite, mais bien plutôt du jugement lucide sur nos propres mœurs. Voici un extrait de Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss, qui va dans le même sens :

Des sociétés qui nous paraissent féroces à certains égards, savent être humaines et bienveillantes quand on les envisage sous un autre aspect. Considérons les Indiens des plaines d’Amérique du Nord qui sont ici doublement significatifs, parce qu’ils ont pratiqué certaines formes modérées d’anthropophagie, et qu’ils offrent un des rares exemples de peuple primitif doté d’une police organisée. Cette police (qui était aussi un corps de justice) n’aurait jamais conçu que le châtiment du coupable dût se traduire par une rupture des liens sociaux. Si un indigène avait contrevenu aux lois de la tribu, il était puni par la destruction de tous ses biens : tente et chevaux. Mais du même coup, la police contractait une dette à son égard ; il lui incombait d’organiser la réparation collective du dommage dont le coupable avait été, pour son châtiment, la victime. Cette réparation faisait de ce dernier l’obligé du groupe, auquel il devait marquer sa reconnaissance par des cadeaux que la collectivité entière – et la police elle-même – l’aidait à rassembler, ce qui inversait de nouveau les rapports ; et ainsi de suite, jusqu’à ce que, au terme de toute une série de cadeaux et de contre-cadeaux, le désordre antérieur fût progressivement amorti et que l’ordre initial eût été restauré. Non seulement de tels usages sont plus humains que les nôtres, mais ils sont aussi cohérents, même en formulant le problème dans les termes de notre moderne psychologie : en bonne logique, l’ « infantilisation » du coupable impliquée par la notion de punition exige qu’on lui reconnaisse un droit corrélatif à une gratification, sans laquelle la démarche première perd son efficacité, si même elle n’entraîne pas des résultats inverses de ceux qu’on espérait. Le comble de l’absurdité étant, à notre manière, de traiter simultanément le coupable comme un enfant pour nous autoriser à le punir, et comme un adulte afin de lui refuser la consolation ; et de croire que nous avons accompli un grand progrès spirituel parce que, plutôt que de consommer quelques-uns de nos semblables, nous préférons les mutiler physiquement et moralement.

De telles analyses, conduites sincèrement et méthodiquement, aboutissent à deux résultats : elles instillent un élément de mesure et de bonne foi dans l’appréciation des coutumes et des genres de vie les plus éloignés des nôtres, sans pour autant leur conférer les vertus absolues qu’aucune société ne détient. Et elles dépouillent nos usages de cette évidence que le fait de n’en point connaître d’autres – ou d’en avoir une connaissance partielle et tendancieuse – suffit à leur prêter.[64]

Après ceux de Montaigne, voici donc des cannibales qui seraient plutôt moins barbares que nous, si on accepte de changer l’angle sous lequel on regarde ces barbares ou prétendus tels.

Il ne s’agit pas de dire que tout se vaut et que n’importe quelle coutume si étrange et si cruelle soit-elle est parfaitement légitime. Il s’agit seulement de mettre en question nos propres croyances dans la valeur éminente de nos mœurs.

On peut dire que le barbare s’oppose au civilisé. La barbarie serait un état antérieur de l’humanité qui doit être dépassé. Il est pourtant vrai qu’il n’existe pas de société qui ne soit une société civile. Les animaux ne vivent pas dans des sociétés au sens propre du terme. Ils vivent dans des meutes ou dans des troupeaux, dans lesquels règne un certain ordre, mais qui ne procède jamais d’une organisation consciente, résultat d’un certain nombre d’actions volontaires. Projeter sur les animaux grégaires les catégories politiques des sociétés humaines est proprement absurde. La « reine des abeilles » ne règne pas ! Dès qu’ils sont humains, les groupes humains sont déjà autre chose que les groupes d’animaux grégaires.

De ce point de vue, toutes les civilisations peuvent être dites égales. L’art des coiffures en plumes des Bororos n’a rien à envier à nos défilés de mode. La cosmogonie des Dogons vaut bien celle des Grecs. Nous nous croyons souvent supérieurs dans la mesure où nous sommes supérieurement ignorants. C’est l’un des aspects intéressants du livre de Greaber et Wengrow, Au commencement était…[65] qui rapporte comment les colons européens ont été confrontés à la critique des Amérindiens qui se présentent comme les défenseurs d’une société égalitaire d’hommes libres face à des Européens soumis au pouvoir de l’argent.

Il faut peut-être admettre, avec beaucoup de précautions sans doute, une progression du processus de civilisation. Il y a une part d’arbitraire dans les critères que nous employons pour établir des progressions, nous avons toujours tendance à valoriser ce en quoi notre propre civilisation semble manifestement supérieure. Voyons quelques exemples.

S’il ne faut pas mépriser les connaissances médicales des sociétés archaïques et, en particulier, les connaissances des vertus médicinales d’un grand nombre de plantes[66], il faut bien admettre que la médecine née en Europe aux temps modernes est incommensurablement plus efficace que les médecines des Bororos ou des Nambikwaras. L’amélioration de la santé globale de la population, la chute de la mortalité infantile, la réduction drastique du nombre de femmes qui meurent en couches, l’augmentation de l’espérance de vie et de l’espérance de vie en bonne santé sont manifestes. Il vaut mieux être en bonne santé que malade. Mais d’un autre côté, l’augmentation de l’espérance entraine un vieillissement global des populations qui pourrait modifier en profondeur notre civilisation. Ce processus est d’ailleurs déjà engagé… Et quels que soient les progrès faits dans la technique médicale, nous restons des mortels. L’angoisse de la mort croit peut-être parallèlement à notre maîtrise : nous devons quand même mourir ! La presse annonce que tel fléau (le tabac, l’alcool, la drogue, la pollution de l’air) cause tant de dizaines ou de centaines de milliers de morts par an : soit ! Mais si on éliminait ces fléaux, ces humains-là finiraient tout de même par mourir, quoi que l’on fasse. Plus tard sans doute : encore un instant, monsieur le bourreau ! Mais avec une aussi grande certitude que celle des chasseurs-cueilleurs d’il y a 30000 ans ! Nous nous plaignons de la brièveté de la vie, mais Sénèque a déjà dit ce qu’il en fallait penser :

Non : la nature ne nous donne pas trop peu : c'est nous qui perdons beaucoup trop. Notre existence est assez longue et largement suffisante pour l'achèvement des œuvres les plus vastes, si toutes ses heures étaient bien réparties. Mais quand elle s'est perdue dans les plaisirs ou la nonchalance, quand nul acte louable n'en signale l'emploi, dès lors, au moment suprême et inévitable, cette vie que nous n'avions pas vue marcher, nous la sentons passée sans retour. Encore une fois, l'existence est courte, non telle qu'on nous l'a mesurée, mais telle que nous l'avons faite ; nous ne sommes pas pauvres de jours, mais prodigues. De même qu'une ample et royale fortune, si elle échoit à un mauvais maître, est dissipée en un moment, au lieu qu'un avoir médiocre, livré à un sage économe, s'accroît par l'usage qu'il en fait ; ainsi s'agrandit le champ de la vie par une distribution bien entendue. (De la brièveté de la vie)

Ajoutons que le gain d’espérance de vie maintient à l’état de survie nombre de vieillards qui attendent la mort comme une délivrance et nous en sommes arrivés au point de vouloir légiférer sur l’aide médicale à mourir (AMM). Le dernier cri du progrès médical ne servirait donc qu’à préparer l’usage de cette AMM, un usage qui se répand dans tous les pays riches, ainsi au Canada où l’AMM est la cinquième cause de décès.

Il y a bien d’autres exemples. Le progrès scientifique, celui qui devait « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » s’est révélé comme le moyen de la déshumanisation la plus radicale. Il suffit de rappeler comment l’industrie moderne a été mobilisée en vue de l’anéantissement total au cours des deux dernières guerres mondiales. Il suffit de rappeler comment la puissante chimie allemande fut mise au service de la plus gigantesque entreprise criminelle qui ait été conçue par les hommes : l’extermination d’un peuple entier, au nom de la purification de la race – au pseudo-concept aiguisé et rendu meurtrier au plus haut point par la science biologique du xixe siècle.

On pourrait laisser sur ce point le dernier mot à Claude Lévi-Strauss :

On sait, en effet, que la notion d’humanité, englobant, sans distinction de race ou de civilisation, toutes les formes de l’espèce humaine, est d’apparition fort tardive et d’expansion limitée. Là même où elle semble avoir atteint son plus haut développement, il n’est nullement certain — l’histoire récente le prouve — qu’elle soit établie à l’abri des équivoques ou des régressions. Mais, pour de vastes fractions de l’espèce humaine et pendant des dizaines de millénaires, cette notion apparaît totalement absente. L’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village; à tel point qu’un grand nombre de populations dites primitives se désignent d’un nom qui signifie les «hommes» (ou parfois — dirons — nous avec plus de discrétion «les bons», «les excellents», «les complets), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus — ou même de la nature humaine, mais sont tout au plus composés de «mauvais», de «méchants», de «singes de terre» ou «d’œufs de pou» [....]. Dans les Grandes Antilles, après la découverte de l’Amérique, pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d’enquête pour rechercher si les indigènes possédaient ou non une âme, ces derniers s’employaient à immerger des blancs prisonniers afin de vérifier par une surveillance prolongée si leur cadavre était ou non, sujet à la putréfaction.

Cette anecdote à la fois baroque et tragique illustre bien le paradoxe du relativisme culturel (que nous retrouverons ailleurs sous d’autres formes) : c’est dans la mesure même où l’on prétend établir une discrimination entre les cultures et les coutumes que l’on s’identifie le plus complètement avec celles qu’on essaye de nier. En refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus «sauvages» ou les plus «barbares» de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare c’est celui qui croit à la barbarie. (Race et histoire, 1961)

Barbare et sauvage

Le barbare est souvent proche du sauvage. La différence tient en ceci : nous admettons qu’il puisse y avoir de « bons sauvages » alors que les bons barbares sont beaucoup plus rares ! Le sauvage est, selon l’étymologie, l’homme des bois. Les ethnologues du siècle passé et certains plus anciens nous ont familiarisés avec toutes sortes de bons sauvages. Lévi-Strauss vient à la suite d’une longue lignée d’auteurs. Lewis Morgan, dans son Ancient society[67], nous avait appris que les « sauvages des Amériques » étaient porteurs de hautes valeurs humaines, que les femmes chez les Sioux étaient nettement mieux considérées je ne dis seulement qu’à Athènes mais que dans les sociétés bourgeoises modernes. Bronislaw Malinovski a montré la relative liberté des mœurs des Mélanésiens, s’inscrivant en partie dans la lignée historique du Supplément au voyage de Bougainville de Diderot.

Le « bon sauvage » vit à cet « âge des cabanes » qui semblait à Rousseau l’âge le plus heureux de l’histoire de l’humanité, déjà sortie de l’état de nature, mais pas encore entrée dans le monde des rivalités, de la guerre de chacun contre chacun, de la lutte pour domination et de tous les maux qui nous affectent depuis qu’ont été construites les premières grandes cités et que c’est plutôt la domestication des hommes qui a été à l’ordre du jour après celle des animaux et des plantes.[68] Marshall Sahlins avec Âge de pierre, âge d’abondance, s’inscrit dans cette lignée rousseauiste où nous avons déjà trouvé Lévi-Strauss. Il montre en particulier que l’égoïsme qui est à la base des conceptions occidentales de la vie commune – qu’il s’agisse de l’état de nature chez Hobbes ou de la conception de la main invisible d’Adam Smith – n’est pas naturel mais apparaît plutôt comme le produit d’une histoire particulière de l’Occident moderne :

L’égoïsme serait-il naturel ? Pour la majeure partie de l’humanité, l’égoïsme que nous connaissons bien n’est pas naturel au sens normatif du terme : il est considéré comme une forme de folie ou d’ensorcellement, comme un motif d’ostracisme, de mise à mort, du moins est-il le signe d’un mal qu’il faut guérir. La cupidité exprime moins une nature humaine présociale qu’un défaut d’humanité. Elle creuse un abîme dans les relationsmutuelles qui définissent l’existence humaine. Si le moi, le corps, l’expérience, le plaisir, la peine, l’agentivité et l’intentionnalité, et peut-être même la mort, sont des relations interpersonnelles pour tant de sociétés, et selon toute vraisemblance dans la totalité de l’histoire humaine, alors, la notion occidentale de la nature animale et égoïste de l’homme est sans doute la plus grande illusion qu’on ait jamais connue en anthropologie.[69]

Bref, si nous avons de bonnes raisons d’être « universalistes » et de penser qu’il existe une unité profonde de la nature humaine, nous n’avons en revanche aucune raison de croire que les traits qui sont propres à notre civilisation occidentale (pour aller vite) sont des traits naturels propres à toute l’humanité. Nous sommes souvent plus sauvages que les sauvages !

Des auteurs comme James C. Scott ont bien montré que la processus de civilisation ne remplace pas les sauvages par des gens civilisés, mais commence par produire « le plus froid de monstres froids », l’État, chargé de domestiquer les humains au profit d’une caste toute-puissante. La construction des villes – c’est étymologiquement cela, la civilisation – est la mise en coupe réglée de ceux qui produisent la nourriture par les hommes en armes. On peut donc dire que la civilisation commence avec la perte de la liberté et la transformation du travail de libre activité en esclavage. « L’homme est né libre et partout il est dans les fers » : le constat que Rousseau place en tête du Contrat Social trouve une confirmation historique. On pourrait y voir une nouvelle version de la fameuse « dialectique du maître et de l’esclave » de Hegel : c’est de la servitude que peut naître la vie intérieure, la conscience que la liberté du maître est pur caprice, la liberté intérieure de l’esclave produisant le scepticisme et finalement l’exigence de la liberté pour tous, ordonnée par le droit. Chez Hegel, tout est bien qui finit bien. Le pire finit par trouver sa légitimation historique. Friedrich Engels, lui aussi, souvent plus hégélien que Hegel, s’écrie : « sans esclavage antique, pas de socialisme moderne ! » Et c’est Freud qui remarque que toute civilisation s’édifie sur la contrainte et que, si les hommes doivent travailler pour vivre, encore faut-il les y obliger. Nous, nous les « civilisés », nous sommes très forts pour trouver des justifications impeccables à nos pires exactions. L’esclavage est conforme à la « raison dans l’histoire ». Que dire de mieux ?

Inhumanité

Tous ces constats, faits sur un ton désolé et même compatissant, mènent tous à la même conclusion, si on prend un peu de recul : l’opposition du civilisé au sauvage peut être l’arme de destruction massive qui permet de justifier le pire, c’est-à-dire la destruction de l’humanité de toute une partie des humains.La civilisation égyptienne mérite encore notre admiration, mais elle est le revers de ce que l’on a appelé « le despotisme oriental », reposant sur le « mode de production asiatique »[70]. Les Romains sont les inventeurs de la civilisation européenne, et nous avons même repris de vastes pans de leur droit, et pourtant quand nous sommes confrontés à leurs mœurs, nous sommes vite pris d’effroi. L’humanisme cicéronien pouvait coexister avec un monde où les enfants esclaves étaient donnés comme repas à ses murènes, par un de ces empereurs fous ou dégénérés dont l’histoire romaine donne tant d’exemples.

Faut-il rappeler les invraisemblables atrocités qui scandent l’histoire humaine, des entreprises de Gengis Khan et Tamerlan à la colonisation du monde par les puissances européennes – qui se trouvaient de bonnes excuses à la vue les régimes sanguinaires des Aztèques ou des Incas.

Nous croyons que le XXe siècle a battu les records en matière de cruauté, de meurtres de masse et de destructions – deux guerres mondiales et des dizaines d’autres – mais c’est peut-être une erreur de perspective. En matière de cruauté  et d’inhumanité, les siècles antérieurs avaient à leur actif des palmarès impressionnants, d’autant plus impressionnants qu’ils ne disposaient pas des moyens techniques modernes. Une bombe à Hiroshima, c’est tout de même plus efficace que d’essayer de passer la population de toute une ville au fil de l’épée. Les guerres préhistoriques, dont nous n’avons que des traces semblent avoir été singulièrement meurtrières — voir Les guerres préhistoriques de Lawrence Keeley — et faisaient un considérable nombre de victimes (entre 40 et 50 % des vaincus) et, évidemment, on n’épargnait personne. À la bataille de Trasimène qui en 217 av. J.-C. oppose Carthaginois et Romains, en trois heures périssent 15000 soldats romains contre environ 1500 soldats d’Hannibal. Les Romains, de leur côté, ne faisaient pas dans la dentelle avec les rebelles à leur «pax romana». Entre 600.000 et 1 million de morts gaulois selon les sources (soit jusqu’à 1/8ème de la population, estimation haute), plusieurs dizaines de milliers de captifs acheminés comme esclaves vers l’Italie ainsi que près de 800 agglomérations (villages, bourgs, etc.) rayées de la carte ; c’est le bilan vertigineux de la « Guerre des Gaules » que Jules César nous a narrée, à sa manière et dans laquelle nous apprîmes un peu de latin. Les barbares l’étaient vraiment et de Gengis Khan à Tamerlan et Ivan le Terrible, les figures de monstres abondent. Sans oublier la croisade des Albigeois («tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens»), qui a fait un demi-million de victimes, les guerres de religion (le massacre de la Saint-Barthélemy reste dans les mémoires), la guerre de Trente Ans qui a décimé la population allemande (réduite de moitié), l’invasion française de la Hollande, commandée par Louis XIV, etc. N’oublions pas la campagne de Russie menée par Napoléon, avec sa « grande armée » qui part avec plus de 500000 hommes et se termine avec moins de 50000 dans une déroute totale. Nos guerres se sont peut-être civilisées au xixe, enfin quand il s’agissait des guerres intra-européennes, mais en matière d’horreurs coloniales, on ne sait à qui délivrer la palme, peut-être au traitement que le roi des Belges a fait subir au Congo, qui n’était pas une colonie belge, mais un domaine privé : de 1885 à 1908, l’administration de Léopold II est coupable d’environ 10 millions de morts. On coupait les mains des Congolais tués pour justifier l’usage de balles. On n’omettra pas le génocide des Héréros et des Namas, en Namibie, perpétré par l’armée allemande à partir de 1904 et qui a fait mourir 80% de la population, conformément à un véritable plan d’extermination – pour les exterminations, les Allemands sont les rois de la planification. Les Amérindiens apprirent à leurs dépens ce que valent les beaux principes écrits sur la déclaration des droits adoptée par les « insurgeants » qui se découvrent une âme libérale et humaniste quand leur puissance suzeraine, l’empire britannique, décide de taxer le thé. Ces mêmes États-Unis menèrent pour l’abolition de l’esclavage (noble cause s’il en est) une cruelle guerre civile qui fit officiellement 618000 morts/

La France a sa part dans ces atrocités. La conquête de l’Algérie fut cruelle à souhait. Tocqueville, pourtant partisan fervent de la colonisation de l’Algérie, écrit : « nous faisons la guerre de façon beaucoup plus barbare que les Arabes eux-mêmes […] c'est quant à présent de leur côté que se situe la civilisation. » L’indépendance de l’Algérie ne fut pas moins meurtrière. La répression des manifestations de Sétif, Guelma et Kerrata en 1945 aurait causé 30000 morts et la guerre qui commence 1954 fut aussi très meurtrière, même si les chiffres officiels côté algérien n’ont guère de rapport avec la réalité. Loin des un ou deux millions avancés dans le discours des gouvernements d’Alger, on serait autour de 400000 tués… en incluant 150000 Algériens massacrés pour avoir soutenu la France. Ailleurs les choses ne sont pas meilleures : l’insurrection malgache de 1947 fit 89000 morts… C’est la patrie de Leibniz, Kant, Hegel, Marx, Goethe et tant d’autres qui planifia la destruction industrielle des Juifs d’Europe qui reste sans aucun doute le mal absolu, le mal dans absolution possible.

Michel Terestchenko, dans Un si fragile vernis d’humanité, un livre à recommander chaudement, s’interroge sur les conduites de destructivité et montre que ce n’est ni par abjection que l’on massacre ni par altruisme que l’on s’y oppose… On massacre si souvent « pour la bonne cause » !

La pulsion de destruction qui saisit les humains semble indéracinable. La société du genre humain dont rêvaient les vieux Stoïciens apparaît comme une folle espérance défendue par des idéalistes invétérés. L’humanité semble inhumaine par nature. Certains auteurs invoquent la génétique et la théorie de l’évolution : nous, les homo sapiens serions le résultat d’une sélection impitoyable des individus les plus agressifs, les plus rusés, les plus retors qui seuls purent assurer leur survie dans les conditions effroyables des premiers temps de l’histoire humaine. L’avantage adaptatif qui a permis la survie de l’espèce est aussi ce qui la menace en permanence. L’explication vaut ce qu’elle vaut, mais elle paraît éclairer singulièrement ces poussées régulières des violences les plus extrêmes, entre les grands groupes humains, mais aussi à l’intérieur de ces groupes.

Le pire peut-être est de constater la vanité de tous les efforts accomplis en vue de pacifier et d’unir l’humanité. On a beau jurer que la guerre effroyable qui vient de se terminer sera « la der des der », vingt ans plus tard on remet et pour pire encore. On passe de Verdun à Stalingrad. La paix perpétuelle fut le grand rêve de certains des meilleurs esprits du siècle des Lumières, l’abbé de Saint-Pierre, Jean-Jacques Rousseau et Emmanuel Kant, mais de cette grande espérance ne sont nées que des organisations brinquebalantes, vite emportées dans les conflits entre les grandes puissances. De quoi désespérer de la construction d’un droit international, d’un droit de la paix et de la guerre dont Grotius a donné les premiers linéaments.

À l’intérieur de chaque nation, on a souvent connu des mouvements révolutionnaires qui promettaient de créer un monde meilleur, plus juste et plus humain, mais toutes les révolutions, sans exception, ont été des révolutions trahies quand elles n’ont pas été écrasées par leurs adversaires. La révolution française se termine en réaction thermidorienne et en un empire napoléonien qui fera tout son possible pour mettre l’Europe à feu et à sang. La Commune de Paris monta à l’assaut du ciel, mais les bons républicains, les artistes petits-bourgeois, anticonformistes tant que ça ne contrevient pas trop à l’ordre social établi, tous apportèrent leur soutien à la soldatesque de Monsieur Thiers, cet homme abominable dont le nom souille encore tant de rues et de places de France. La révolution en Russie a donné naissance à l’un des régimes les plus abominables que l’on ait connus, un régime dont on n’a pas fini de compter les victimes. Toutes les révolutions des pays coloniaux ont mis en place des régimes tyranniques et corrompus. Que dire du maoïsme qui fut célébré par toute une partie de l’intelligentsia occidentale, sans omettre les Khmers Rouges ? à qui donner la palme. Hitler, Staline, Mao ou Pol Pot ? On aura du mal à les départager.

De quoi vous dégoûter à jamais de défendre l’humanité.

Le bois tordu de l’humanité

Il faut prendre acte de ce que les hommes sont ainsi. Capables du meilleur et bien trop souvent du pire. Kant se demande comment faire des solives droites avec le bois si noueux dont est faite l’humanité et doute que l’on puisse arriver à une solution.  Nous sommes condamnés à de l’à-peu-près.

Un poème de Nazim Hikmet le dit sur un ton des plus désespérés.

La plus étrange des créatures

Scorpion, mon frère,

Tu es comme le scorpion

Dans une nuit d’épouvante.

Comme le moineau, mon frère,

Tu es comme le moineau,

Dans ses menues inquiétudes.

Comme la moule, mon frère,

Tu es comme la moule

Enfermée et tranquille.

Tu es terrifiant, mon frère,

Comme la bouche d’un volcan éteint.

Et tu n’es pas un, hélas,

Tu n’es pas cinq,

Tu es des millions.

Tu es comme le mouton, mon frère,

Quand le bourreau habillé de ta peau

Quand l’équarrisseur lève son bâton

Tu te hâtes de rentrer dans le troupeau

Et tu vas à l’abattoir en courant, presque fier.

Tu es la plus étrange des créatures, en somme,

Plus drôle que le poisson

Qui vit dans la mer sans savoir la mer.

Et s’il y a tant de misère sur terre

C’est grâce à toi, mon frère,

Si nous sommes affamés, épuisés,

Si nous sommes écorchés jusqu’au sang,

Pressés comme la grappe pour donner notre vin,

Irai-je jusqu’à dire que c’est de ta faute, non,

Mais tu y es pour beaucoup, mon frère.

Si les loups mangent les agneaux, ils ne peuvent en être tenus pour responsables. Leur nature de loups est ainsi faite et le berger est fondé à tuer le loup qui décime son troupeau. Mais les loups ne se mangent pas entre eux. Les hommes si. Longtemps au sens propre et plutôt au sens figuré aujourd’hui. On pourrait donc conclure de tout cela qu’il y a en l’homme un mal radical, découverte qui nourrirait la misanthropie, le dégoût de l’humanité que l’on peut si facilement professer.

Il y a bien chez Kant une analyse de ce mal radical. On la trouve dans La religion dans les limites de la simple raison, mais l’étonnant est que cette analyse conduit à estimer que ce mal radical n’est pas si radical que ça et que toute misanthropie est mal venue. Voyons un peu ce que nous dit ce grand philosophe que Nietzsche avait surnommé « le Chinois de Königsberg ».

Le monde va de mal en pis : telle est la plainte qui s'élève de toute part, aussi vieille que l'histoire, aussi vieille même que la poésie antérieure à l'histoire, aussi vieille enfin que la plus vieille de toutes les légendes poétiques, la religion des prêtres. Toutes ces légendes pourtant font commencer le monde par le bien : elles parlent d'un âge d'or, de la vie dans le paradis, ou d'une vie encore plus heureuse dans la société des êtres célestes. Mais ce bonheur, elles le font bientôt évanouir comme un songe et ont hâte de nous dépeindre la chute dans le mal (le mal moral, avec lequel marche toujours de pair le mal physique) où le monde s'enfonce, à notre grand dépit, d'un mouvement accéléré ; si bien que maintenant (et c'est un maintenant aussi vieux que l'histoire) nous vivons dans les temps suprêmes, le dernier jour et la fin du monde sont à nos portes […]

Kant se moque de ceux qui, tels de nombreux Grecs anciens, peignaient la marche de l’histoire comme une décadence, qui nous a fait quitter l’âge d’or pour parvenir à l’âge de fer. Bref, Kant se moque de tous ceux qui trouvent que « c’était mieux avant ». Mais, ajoute-t-il, l’opinion opposée ne vaut guère mieux. Sans doute est-ce une bonne façon d’encourager les hommes à s’améliorer et ouvrant la perspective d’un progrès moral indéfini, en cultivant cette prédisposition au bien que l’on trouve dans l’être humain.

 Mais cet optimisme typique des Lumières, un optimisme auquel Kant rattache ce grand pessimiste qu’est Rousseau, est certainement très exagéré et il est peut-être mieux de supposer que l’homme n’est ni bon ni méchant, ou, peut-être, les deux à la fois.

Le problème vient de ce qu’on essaie de déterminer si l’homme est bon ou mauvais par nature. Mais c’est cette idée de nature qui est la plus problématique :

Mais le terme nature pourrait être, dès le début, une pierre à achoppement, car, entendu (dans le sens qu'il a d'ordinaire) comme désignant le contraire du principe des actes ayant la liberté pour origine, il serait en contradiction formelle avec les prédicats de moralement bon ou de moralement mauvais ; pour éviter cela, il faut donc remarquer qu'ici, par ces mots « nature de l'homme », on doit entendre uniquement, d'une manière générale, le principe subjectif de l'usage humain de la liberté (sous des lois morales objectives), principe qui est antérieur à tout fait tombant sous les sens ; peu importe d'ailleurs la demeure de ce principe. (Op. Cit.)

Essayons d’éclaircir ce point. Si l’homme est mauvais par nature ou bon par nature, alors il s’en déduit que ses actes ne sont pas des actes dont la liberté est la cause. La petite histoire du scorpion qui demande à la grenouille de lui faire traverser la rivière en lui promettant de ne pas le piquer, mais qui la pique pourtant et se noie, dit bien cela : le scorpion n’y peut rien, il pique la grenouille, dût-il périr, car la causalité par liberté lui est inconnue ! On ne peut donc parler de bon et de mauvais que si on suppose que l’homme ne l’est pas « par nature », mais par liberté ! Comme le dit encore Kant, avec sa précision coutumière :

[…] le principe du mal ne peut pas se trouver dans un objet déterminant le libre arbitre par inclination, ni dans un instinct naturel, mais seulement dans une règle que le libre arbitre se fait à lui-même pour l'usage de sa liberté, c'est-à-dire dans une maxime.

Être bon moralement, c’est prendre la loi morale pour maxime, rien de plus et rien de moins ! Inversement, être mauvais, c’est donc refuser de prendre la loi morale pour maxime. Si Kant à raison, et on peut admettre qu’il a raison, on peut en tirer de nombreuses conclusions pratiques, effectives qui montreront qu’on peut rejeter comme injuste la critique que Péguy adresse à Kant : Kant à les mains pures, mais il n’a pas de mains.

Universalité du genre humain : nouvelle approche

Si nous admettons la thèse kantienne, tous les hommes sont libres et c’est même cela qui les fait hommes. Rousseau le dit aussi :

Tout animal a des idées puisqu'il a des sens, il combine même ses idées jusqu'à un certain point, et l'homme ne diffère à cet égard de la bête que du plus au moins. Quelques philosophes ont même avancé qu'il y a plus de différence de tel homme à tel homme que de tel homme à telle bête; ce n'est donc pas tant l'entendement qui fait parmi les animaux la distinction spécifique de l'homme que sa qualité d'agent libre. La nature commande à tout animal, et la bête obéit. L'homme éprouve la même impression, mais il se reconnaît libre d'acquiescer, ou de résister; et c'est surtout dans la conscience de cette liberté que se montre la spiritualité de son âme: car la physique explique en quelque manière le mécanisme des sens et la formation des idées; mais dans la puissance de vouloir ou plutôt de choisir, et dans le sentiment de cette puissance on ne trouve que des actes purement spirituels, dont on n'explique rien par les lois de la mécanique. (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes)

À l’aune de ce principe de liberté, tous les hommes sont responsables de ce qu’ils suivent ou ne suivent pas la loi morale. Et tous la connaissent, quel que soit le stade atteint par la civilisation. Cela peut paraître un peu étrange, les mœurs ayant considérablement changé au cours de l’histoire humaine et restant profondément différentes d’une contrée à l’autre. Ce qui peut différer et et diffère effectivement, c’est l’étendue d’application de cette loi morale. Rousseau fait ainsi remarquer :

Au-dehors le Spartiate était ambitieux, avare, inique; mais le désintéressement, l’équité, la concorde régnaient dans ses murs. 

Que Rousseau dépeigne les Spartiates sous un jour trop flatteur, c’est à peu près évident, mais l’essentiel n’est pas là : il admet que nous n’avons pas les mêmes devoirs à l’égard des étrangers qu’à l’égard des membres de notre communauté. C’est bien un inconvénient, mais il est inévitable. L’essentiel est qu’on soit bons avec ses compatriotes ! Dans la première version du Contrat social, il s’exprime avec la plus grande clarté :

Il est certain que le mot de genre humain n’offre à l’esprit qu’une idée purement collective, qui ne suppose aucune union réelle entre les individus qui le constituent. Ajoutons-y, si l’on veut, cette supposition: concevons le genre humain comme une personne morale ayant, avec un sentiment d’existence commune qui lui donne l’individualité et la constitue une, un mobile universel qui fasse agir chaque partie pour une fin générale et relative au tout. Concevons que ce sentiment commun soit celui de l’humanité, et que la loi naturelle soit le principe actif de toute la machine. Observons ensuite ce qui résulte de la constitution de l’homme dans ses rapports avec ses semblables: et, tout au contraire de ce que nous avons supposé, nous trouverons que le progrès de la société étouffe l’humanité dans les cœurs, en éveillant l’intérêt personnel, et que les notions de la loi naturelle, qu’il faudrait plutôt appeler la loi de raison, ne commencent à se développer que quand le développement antérieur des passions rend impuissants tous ses préceptes. Par où l’on voit que ce prétendu traité social, dicté par la nature, est une véritable chimère; puisque les conditions en sont toujours inconnues ou impraticables, et qu’il faut nécessairement les ignorer ou les enfreindre.

Si la société générale existait ailleurs que dans les systèmes des philosophes, elle serait, comme je l’ai dit, un être moral qui aurait des qualités propres, et distinctes de celles des êtres particuliers qui la constituent; à peu près comme les composés chimiques ont des propriétés qu’ils ne tiennent d’aucun des mixtes qui les composent. Il y aurait une langue universelle que la nature apprendrait à tous les hommes, et qui serait le premier instrument de leur mutuelle communication. Il y aurait une sorte de sensorium commun qui servirait à la correspondance de toutes les parties. Le bien ou le mal public ne serait pas seulement la somme des biens ou des maux particuliers, comme dans une simple agrégation, mais il résiderait dans la liaison qui les unit; il serait plus grand que cette somme; et, loin que la félicité publique ft établie sur le bonheur des particuliers, c’est elle qui en serait la source.]

Conclusion : il ne peut y avoir de société du genre humain. C’est regrettable, mais c’est ainsi ! Rousseau n’est pas un utopiste (contrairement à ce qu’on dit trop souvent) et cherche à partir de l’homme tel qu’il est pour aller vers ce qu’il peut être. Mais, pour autant, cela ne change rien à l’universalité de la nature humaine. Rousseau refuse les sophismes de ceux qui prennent prétexte de la diversité des mœurs pour refuser toute morale naturelle qui pourrait être commune à tout le genre humain.

La diversité du genre humain n’est nullement affaire de nature ou de génétique, mais elle est plutôt le produit de la liberté humaine, universellement partagée. Cornelius Castoriadis, critiquant le déterminisme généralement défendu par les marxistes, fait sa place à l’imaginaire radical. On peut, après coup, expliquer les institutions, la religion, les mœurs d’un peuple à partir de sa situation socio-économique. Mais de la situation socio-économique, il est impossible de déduire à l’avance les institutions, la religion ou les mœurs d’un peuple. Pourquoi les Hébreux inventent-ils cette religion monothéiste ? Elle convient à leur société, mais une autre religion aurait pu convenir aussi bien. Dans son ouvrage passionnant, De l’égalité parmi les sociétés, Jared Diamond montre que la diversité des sociétés humaines correspond aux solutions que chaque communauté apporte aux questions qu’elle a à régler en fonction des conditions naturelles, des ressources à sa disposition, etc.

Autrement dit, c’est parce qu’ils sont tous semblables que les humains se différencient, exerçant dans chaque cas leur liberté. Une nouvelle confirmation de la loi de la dialectique qui veut que l’existence effective de l’universel se trouve dans le particulier. Mais si cette différenciation est le produit de la liberté, il n’en reste pas moins que l’on doit trouver un noyau commun universel. La thèse de Karl Jaspers sur « l’âge axial », si elle donne du baume au cœur de celui qui se met en recherche d’une morale universelle, peut cependant être prise au sérieux. En Chine, en Inde et en Grèce, pratiquement au même moment s’élaborent des pensées qui rompent avec les éthiques guerrières. Ainsi, au roi qui demande au sage Meng-Tseu pourquoi il a parcouru cent lieues, quel gain il attend d’un tel voyage, « Meng-Tseu répondit avec respect: Roi ! qu'est-il besoin de parler de gains ou de profits ? j'apporte avec moi l'humanité, la justice; et voilà tout. » La sagesse confucéenne est tellement proche de ce que les philosophes grecs vont bientôt développer de leur côté, si proche aussi de l’enseignement du Bouddha, que l’on peut y voir la manifestation de quelque chose qui appartient en propre à l’esprit humain à un certain stade de son développement.

On en pourrait conclure sans trop se tromper que l’universalisme abstrait est sans doute à rejeter, mais qu’un universalisme concrétisé dans la connaissance de l’effectivité des mœurs et des pensées des diverses communautés humaines pourrait fort bien être défendu et que, par conséquent, on n’a aucune raison de laisser triompher le relativisme moral, puisque l’on pourrait éventuellement trouver assez aisément des règles morales universelles. Dans le livre de David Graeber et David Wengrow, Au commencement était…, est assez longuement rapporté le premier contact intellectuel entre les Européens et les « Indiens ». Les entretiens avec Kondiaronk, chef de la nation indienne Wandat (Huron), montrent un homme sage qui donne aux Européens des leçons de liberté et de moralité.

Propos d’étape

Comment penser l’un et le multiple en même temps ? Cette question qui est cœur de la réflexion de Platon continue de nous hanter. Nous sommes persuadés, pour la plupart d’entre nous, que les discours encore courants il y a moins d’un siècle, faisant des peuples non européens, des sauvages infra-humains ou des grands enfants qu’il faut éduquer, doivent être rejetés sans le moindre compromis. Nous avons mille raisons de ne jamais oublier que le barbare est notre frère, notre double, que le sauvage a des choses à nous apprendre, et que nous devrions être bien conscients que nous n’avons qu’un « si fragile vernis d’humanité »[71]. Et, pour autant, nous ne pouvons renvoyer tout jugement moral à la relativité des communautés humaines. Pour reprendre l’inusable métaphore des cannibales, il est vrai, d’une vérité incontestable, qu’il est mieux de ne pas manger son ennemi que de le manger. Si on admet cela, il faudra bien admettre une échelle des valeurs et des mœurs. Il est mieux de ne pas lapider les femmes adultères que de les lapider… et ainsi de suite. Tous les hommes sont égaux, mais toutes les sociétés ne le sont pas. Mais nous savons, en même temps, que la supériorité morale que s’arrogent certaines sociétés leur fournit en abondance des justifications pour les guerres, les massacres et l’asservissement des autres. Il semble presque impossible de sortir de ces contradictions. Pensez donc : une des dernières inventions du XXe siècle fut le « bombardement humanitaire »[72].

 

 

 

 

VIII. La négation de l’humain

Si nous voulons comprendre comment les humains, capables d’entendre le message de Confucius, de Bouddha, d’Aristote ou du Christ, sont aussi capables du pire, au point de faire douter de cette espèce humaine si fière d’elle-même, alors nous devons rentrer dans les méandres de la tragédie humaine et restituer, à grands traits, le processus qui conduit à la perte de l’humanité de l’homme.

La tragédie humaine

Balzac avait regroupé son titanesque effort de penser son époque sous le titre générique de La Comédie humaine. Mais c’est plutôt par la tragédie humaine qu’il faut commencer. Les grands mythes grecs, ceux qui sont parvenus par Les travaux et les jours d’Hésiode, ceux qui ont été mis en scène par Sophocle, ceux que nous relatent les légendes homériques, n’ont rien de distrayant ! Ils sont tous des tragédies terrifiantes : l’homme est confronté à son destin et doit l’accomplir quoi qu’il veuille. Tous les mythes sont vrais, disait Giambattista Vico, vrais parce qu’ils disent quelque chose de profondément vrai sur la condition humaine et c’est pourquoi ils jouent un si grand rôle dans la psychanalyse freudienne et pas parce que Freud était aussi un amateur éclairé d’antiquités.

Ainsi le mythe de Prométhée, repris par Platon dans le dialogue du Protagoras, résume-t-il l’effort colossal que l’homme doit accomplir pour affronter la nature. L’étourdi Épiméthée ayant oublié l’homme dans la distribution des atouts naturels, il ne restait plus à Prométhée (celui qui voit en avant) qu’à donner à l’homme des moyens de vivre non naturels : l’art du feu et les autres arts humains manifestent la non-naturalité de l’homme. Mais le prix à payer est lourd : Prométhée est enchaîné à un rocher et chaque jour recommence le même supplice, avoir le foie dévoré par un aigle. C’est là le supplice de l’homme : il est chaque jour recommencé, car chaque jour, il lui faut encore travailler pour vaincre la faim et le froid qui ne cessent de le tenailler, de l’enchainer à sa condition comme Prométhée est enchaîné à son rocher.

On dit que le mot travail trouve son étymologie dans le tripallium, un instrument qui servant pour punir les esclaves qui avaient cherché à s’enfuir, d’où l’on a conclu que le travail est une torture. Et d’ailleurs ne condamne-t-on pas ceux que l’on a reconnu coupables de quelque méfait aux travaux forcés ou aux galères. Pour cette même raison, les puissants se libèrent d’abord du travail. L’oisiveté est peut-être la mère de tous les vices, mais les riches doivent aimer le vice. Il fut même un temps où l’oisiveté était une marque de noblesse. Mais les travailleurs, ceux qui pourvoient aux besoins de la vie, n’aiment les oisifs. « L’oisif ira loger ailleurs », disent les paroles de L’Internationale. Les travailleurs ne réclament pas l’oisiveté qu’ils dénoncent sans relâche. Ils veulent bien avoir le droit de paresser de temps en temps, mais le « droit à la paresse » leur est un mot creux.

Cependant, la tragédie humaine ne se limite pas à la nécessité de travailler. Oedipe doit se crever les yeux parce qu’il a tué son père et couché avec sa mère. Il réalise son destin parce qu’il avait cherché à l’éviter.  Pour Freud, l’Œdipe est la structure fondamentale dans laquelle se constitue le psychisme humain. On a envie de dire : ça commence mal. Dans l’Introduction à la psychanalyse, Freud écrit :

Cette tragédie est au fond une pièce immorale, parce qu’elle supprime la responsabilité de l’homme, attribue aux puissances divines l’initia­tive du crime et révèle l’impuissance des tendances morales de l’homme à résister aux penchants criminels. (3e partie, 21)

Freud en fait un des facteurs essentiels des troubles névrotiques :

Il est tout à fait certain qu’on doit voir dans le complexe d’Oedipe une des principales sources de ce sentiment de remords qui tourmente si souvent les névrosés.

On trouve dans la littérature suffisamment de variantes sur la trame de cette histoire pour accorder le plus grand crédit aux développements de Freud. Hamlet est confronté lui aussi à une sombre affaire oedipienne.

La tragédie pourrait se résumer à ces vers de la Médée d’Ovide : « je vois le meilleur, je l’approuve et je fais le pire ». Les humains ressemblent à Jason qui se laisse si facilement détourner du droit chemin et succombe aux charmes de Médée, la magicienne. Médée sait très bien que tout cela finira mal. Mais elle le fait malgré tout. Et ça se finit très mal. Médée tue les enfants qu’elle a eus de Jason quand celui-ci la délaisse pour une autre. Suivant les versions, cette histoire est remplie d’épisodes plus atroces les uns que les autres. On parle parfois de complexe de Médée pour désigner ce parent qui se venge sur les enfants de la trahison de son conjoint. La rubrique des faits divers est régulièrement alimentée par de tels drames.

La tragédie (celle d’Œdipe et toutes les autres grandes tragédies grecques) concentre dans une histoire plus ou moins développée, tout un pan de la condition humaine et, en même temps, elle met à distance nos propres passions – Aristote voyait dans la représentation de ces tragédies au théâtre un moyen de la purgation des âmes (catharsis).

La tragédie humaine se retrouve dans toutes les cultures, toutes les traditions : elle est la marque de ce qui attend les humains, tous, quelle que soit leur histoire particulière. C’est dans ce sens de la tragédie que sont ancrées les religions. Il n’y a pas de religion comique ! La violence propre à l’organisation sociale doit être conjurée et il faut des sacrifices pour fabriquer du sacré. Les esprits forts n’y échappent pas : le culte de la raison a servi de soubassement au culte du progrès, et ce culte, comme tous les autres, a besoin de son lot de sacrifices. On y revient.

La domestication des animaux humains

On l’a dit plus haut, Rousseau est l’inventeur de « l’âge des cabanes » qu’il tient pour le moment le plus heureux de l’histoire humaine. Il n’est pas certain que cet âge des cabanes ait été aussi idyllique que Rousseau le suppose, mais on a de bonnes raisons de croire qu’entre le premiers pas du néolithique et l’érection des grandes cités et donc des premiers États, les hommes vivaient dans une relative indépendance, changeant de lieu d’habitation à chaque fois que c’était nécessaire, ayant des techniques de chasse sophistiquée et une culture qui commençait aussi d’être sophistiquée. Cet âge devait être un âge d’abondance dans l’interprétation de Marshall Sahlins. La pression exercée par les groupes de chasseurs-cueilleurs sur leur environnement était faible, compte tenu de la dispersion des populations humaines et les chasseurs-cueilleurs devaient trouver en abondance ce dont ils avaient besoin et comme il n’avaient pas d’habitat fixe, ils n’avaient pas la tentation d’accumuler des richesses dont ils n’avaient pas besoin et qu’ils n’auraient pu transporter avec eux. Chacun pouvait donc avoir selon ses besoins et chaque unité familiale était autant que possible autarcique. Marshall Sahlins parle de « mode de production domestique » (MPD).

On le voit : la description que donne Marshall Sahlins des sociétés de l’âge de pierre est très proche de cet âge idyllique dont parle Rousseau. On trouve une approche semblable chez Marx et Engels qui supposent que l’humanité a commencé par une phase de « communisme primitif ». Engels développe tout cela dans L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État. Il n’ouvre pas une page vierge. Il s’appuie sur les grands progrès que l’ethnologie est en train de faire. Il y a d’abord les travaux Lewis H. Morgan dont le livre Ancient Society fournit à Engels des matériaux abondants. Lewis Henry Morgan (1818-1883) est d’abord conseiller d’une compagnie de chemin de fer avant d’être élu représentant puis sénateur républicain et c’est dans ces fonctions politiques qu’il fait la connaissance d’un Indien appartenant à l’une des tribus de la confédération iroquoise. Morgan ira vivre chez les Iroquois puis s’intéressera à d’autres tribus indiennes et fera de l’étude des systèmes de parenté le point de départ de son anthropologie. Engels s’appuie aussi sur Johann Bachofen (1815-1887) qui met en avant le rôle du droit maternel dans les sociétés archaïques. Sans doute les sociétés primitives n’étaient-elles pas aussi enviables que nous le disent Rousseau, Morgan et leurs successeurs. Les divers groupes pouvaient se livrer à des guerres particulièrement impitoyables. On sait maintenant que les guerres préhistoriques furent à la fois nombreuses et particulièrement violentes. Ces guerres, menées avec des moyens très rudimentaires pouvaient se traduire par l’extermination d’une moitié d’un peuple et parfois plus (voir Keeley, L. H., Les guerres préhistoriques). En comparaison, le pays de loin le plus touché pendant la Seconde Guerre mondiale, l’Union soviétique, a perdu 13,6 % de sa population…

Les premières cités-États, nées, semble-t-il, au Moyen-Orient, dans le « croissant fertile » (entre la Mésopotamie et l’Égypte) marquent cependant une rupture nette avec cette première phase du néolithique. On date approximativement ce tournant vers 3500 av. J.-C. Les premières formes étatiques en Chine et en Inde naîtraient 1500 ans plus tard. James C. Scott, dans Homo Domesticus, retrace ce processus de domestication qui est non seulement la domestication des plantes et des animaux, mais aussi l’autodomestication de l’homme. Comment est-on passé d’agglomérations de cultivateurs à un État ?

Une explication convaincante de la transformation de cette population de cultivateurs en sujet d’un État est le changement climatique. Nissen montre que la période allant en gros de 3500 à 2500 av. J.-C. a été marquée par une forte baisse du niveau de la mer et une diminution du volume aquatique de l’Euphrate. Du fait d’un climat de plus en plus aride, le débit des cours d’eau s’est trouvé réduit à l’étiage et les habitants ont dû se contenter du peu d’eau qui restait, tandis que la salinisation des sols non irrigués réduisait fortement la quantité de terres arables. Ce faisant, la population fut obligée de se concentrer de plus en plus, acquérant un caractère plus « urbain ». Le système d’irrigation crût en importance tout en exigeant un travail de plus en plus intensif – il fallait maintenant parfois transporter l’eau – et l’accès aux canaux artificiels devint vital. Les cités-États (comme Umma et Lagash) se disputaient les terres arables et l’accès aux ressources d’irrigation. [73]

Les conséquences de ces transformations sont multiples. Va naître le fisc, qui est l’essence même de l’État, le prélèvement d’impôts en nature, bien plus facile à opérer si on cultive surtout des céréales, faciles à mesurer  et à stocker.  Des magasins pour entreposer ces produits du prélèvement de l’État sur le travail des cultivateurs, l’écriture pour gérer les stocks, la police pour éloigner les voleurs, et ainsi de suite. L’homme des bois, libre, a cédé la place à au sujet des cités, étymologiquement le sauvage (silva), le rustre (rus) devient l’habitant de la cité, il se « civilise ». Mais une conclusion saute aux yeux : la civilisation commence avec la contrainte et le sujet naît avec l’assujettissement.

Que la civilisation repose sur la contrainte, Freud le dit avec force. La grande majorité des hommes travaille sous la contrainte de la nécessité ! Mais maintenant, c’est la contrainte de l’organisation sociale qui s’impose à la grande majorité. Les sociétés les plus archaïques se prémunissaient contre l’accumulation par la dissipation de toutes les richesses accumulées dans des rituels festifs, comme le potlatch. Désormais, le potlatch laisse la place à l’enrichissement de ceux qui détiennent les leviers du pouvoir d’État, des grands prêtres qui détiennent les ressources immatérielles permettant d’inciter les travailleurs à supporter leur condition, des maîtres des grandes maisonnées, de toute cette classe qui se considère comme la classe des meilleurs (aristocrates et optimates), tient la cité-État pour sa domus collective et transforme la classe des travailleurs en étrangers « invités », des hôtes qui sont aussi potentiellement des ennemis – le mot latin hostis recouvre les deux significations.

La contrainte est d’abord la contrainte au travail : elle va créer deux types d’hommes, ceux qui sont voués au travail de leurs mains et de leur corps et ceux qui commandent. Les premières grandes civilisations reposent sur l’asservissement des paysans contraints de fournir du blé, de l’huile et d’autres biens de base qui vont aller remplir les greniers des princes ou des prêtres. C’est la raison pour laquelle l’agriculture va privilégier les denrées qui se stockent facilement et dont on peut faire des parts aussi petites qu’on le veut dans les échanges et la comptabilité. Il est facile de mesure 2,5 kg de blé, mais 2,5 mangues, c’est une autre affaire !

L’expropriation du cultivateur est la première aliénation générale de l’homme. La vie humaine, l’activité de l’homme produisant ses conditions matérielles d’existence est d’abord le métabolisme de l’homme et de la nature. L’instauration de la propriété privée de la terre est donc la première grande aliénation : l’homme est séparé de la nature (dont Marx dit qu’elle est le corps non organique de l’homme) et il n’y a plus accès que pour autant qu’il devienne un moyen de l’enrichissement d’un autre.

La domestication de l’homme et la transformation de la nature en simple matière à exploitation s’engagent du même pas, et sans doute en même temps la subordination des femmes aux hommes, ce que Engels appelle « la grande défaite du sexe féminin ». Bien qu’il soit très contesté, ce dernier point est une hypothèse plausible. Engels a été largement conforté par la révolutionnaire féministe américaine Evelyn Reed qui fait paraître en 1975 Women’s Evolution : From Matriarchal Clan to Patriarchal Family[74]. Evelyn Reed s’appuie sur les données ethnologiques que nous possédons à partir de l’étude des dernières sociétés de chasseurs-cueilleurs avec lesquelles les sociétés ont été mises en contact, mais aussi à partir d’une interprétation des mythes comme témoignages d’une époque archaïque de l’humanité. Elle reprend à son compte l’idée que le matriarcat est premier.

Sociétés de classes

Toutes les sociétés historiques, celles qui se développent à partir de la grande transformation intervenue au cours du néolithique, sont marquées par des antagonismes de classes. Dans le Manifeste du parti communiste, Marx et Engels écrivent :

L'histoire de toute société jusqu'à nos jours  n'a été que l'histoire des luttes de classes.

Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte.

Dans les premières époques historiques, nous constatons presque partout une organisation complète de la société en classes distinctes, une échelle graduée de conditions sociales. Dans la Rome antique, nous trouvons des patriciens, des chevaliers, des plébéiens, des esclaves; au moyen âge, des seigneurs, des vassaux, des maîtres de corporation, des compagnons, des serfs et, de plus, dans chacune de ces classes, une hiérarchie particulière.

Mais l’affaire est sans doute bien plus complexe. La société féodale est marquée par un inextricable enchevêtrement de luttes sociales.  Où placer les ecclésiastiques dans ce système des classes. Les castes qui dominent la vie sociale de l’Inde sont-elles l’équivalent des classes sociales ? La société bourgeoise était censée être simplifiée, si on en croit encore Marx, mais l’expérience enseigne que ce n’est pas le cas. Entre les bourgeois et les prolétaires prennent place toutes sortes de couches intermédiaires, toutes sortes de fractions dominées des classes dominantes et aussi toutes sortes de fractions dominantes des classes dominées – chef syndical ou un élu « révolutionnaire » pourraient bien être des exemples de ces fractions dominantes des classes dominées.

Notre propos n’est pas de fournir ici une théorie des classes sociales – chez Marx, cette théorie était virtuellement l’objet de l’un des livres du Capital qui n’a jamais vu le jour… Chose fort ennuyeuse : l’histoire, « jusqu’à nos jours » est l’histoire de la lutte des classes, mais on n’a pas de théorie des classes et donc, à proprement parler, on ne peut guère savoir ce qu’est cette lutte des classes. Mais, si on ne sait pas ce qu’est une classe sociale, les antagonismes de classes sont bien connus et ils ponctuent toute l’histoire des sociétés que nous connaissons.

En suivant les pistes ouvertes pour Axel Honneth, on considérera que toutes ces luttes et ces conflits entre classes, ces « tumultes » qui agitent régulièrement les républiques tumultuaires sont, au fond des luttes pour la reconnaissance. Les « gens ordinaires » qui obligent l’aristocratie athénienne à abolir l’esclavage pour dettes et à permettre la participation de tous à l’exercice de la décision politique – à partir des lois de Solon – n’ont pas seulement des revendications « économiques », ils veulent être reconnus comme des citoyens égaux à ces « grands » qui siègent sur l’aréopage. C’est leur qualité d’hommes qu’ils revendiquent. Quand la plèbe romaine, le « petit peuple » ou popolo minuto comme dira Machiavel, se retire sur l’Aventin et fait véritablement grève du service civique, elle réclame des patriciens qu’ils respectent sa dignité. L’institution du tribun de la plèbe qui va jouer un rôle central dans l’histoire de la république romaine, la publicité des lois, l’admission du peuple au titre de co-législateur (les lois sont signées par un senatus populusque romanus, SPQR) sont autant de marques de cette reconnaissance de la dignité du peuple.

Aucune lutte populaire n’échappe à cette dimension de la reconnaissance. Même ces bourgeois qui sont souvent plus riches que les aristocrates décadents du xviiie siècle, qui ont leurs propres institutions et influencent les décisions royales, ne veulent plus être considérés comme des hommes de qualités inférieures – ils ne peuvent pas accéder aux grades les plus importants de l’armée, ils payent des impôts dont sont dispensés les nobles et le clergé, etc. – et la revendication d’égalité de la part d’individus qui s’accommodent fort bien des plus grandes inégalités de richesses est simplement cette volonté d’abolir les différences d’humanité entre eux et les nobles. Ces bourgeois trouvent par ailleurs très normales des différences qui existent entre eux, le popolo grasso, et le petit peuple. Et l’égalité ne sera que le drapeau sous lequel se joueront les nouveaux conflits sociaux.

On a proclamé les « droits de l’homme », mais ces droits de l’homme ne seront bientôt que les « droits du bourgeois égoïste », comme dira Marx. Et l’humanisme philanthropique apparaîtra bien pour ce qu’il est, un discours mielleux à destination des classes subalternes en vue d’obtenir d’elles une soumission volontaire. Les formes ouvertes d’oppression et d’exploitation sont masquées sous les apparences du contrat entre personnes libres qui négocient le prix de leur force de travail. Mais la domination et l’exploitation restent impitoyables. Les classes dominantes ne font des concessions que lorsqu’elles ont peur de tout perdre ou lorsqu’elles y trouvent des avantages, pour réguler la marche des affaires et garantir la paix sociale. La transformation des salariés en « ressources humaines » indique on ne peut plus clairement que les hommes sont considérés comme des moyens, seulement comme des moyens et jamais comme des fins en soi. La maxime du manager est exactement l’inverse de la maxime kantienne. Il est vrai que Staline avait anticipé la révolution managériale en déclarant que « l’homme est le capital le plus précieux », une manière de dire clairement que le système soviétique n’était pas substantiellement différent du capitalisme. Évidemment les staliniens obtus ont lu dans cette proclamation du « petit père des peuples » l’expression de son « humanisme ».

L’aliénation complète de l’humanité

Si toutes les sociétés historiques jusqu’à nos jours reposent sur le rapport social opposant dominants et dominés, exploiteurs et exploités, il s’en déduit que l’idée d’humanité que portaient les penseurs classiques était largement aveugle à la réalité humaine. On pouvait rédiger des textes sublimes sur les droits de l’homme et en même temps devenir actionnaire d’une compagnie de marchands d’esclaves… Mais il restait un certain idéal de l’homme, que ce soit l’idéal aristocratique de l’honneur, du courage et des obligations de la noblesse (« noblesse oblige ») ou l’idéal des hommes de culture à qui rien d’humain n’est étranger.

L’instauration et le triomphe absolu du mode de production capitaliste renverse cette situation radicalement. Dans un premier temps, le mode de production capitaliste s’installe aux marges de la société, dans certains secteurs particuliers, comme le commerce lointain ou dans des industries encore très limitées comme la draperie ou les aciéries tournées vers la fabrication des armes et bien évidemment dans le secteur bancaire. Dans un deuxième le mode de production capitaliste devient le mode dominant, expulsant progressivement tous les anciens modes de production, parfois par la simple loi de la concurrence et des avantages dont bénéficie la production industrielle, mais aussi, très souvent, par la violence pure, celle par laquelle fut installée la colonisation ou celle de l’expropriation des paysans dans l’Angleterre du xve et xviiie siècle. Marx dans Le Capital rapporte minutieusement le processus d’expropriation de la paysannerie indépendante (yeomanry).

La propriété communale - qui est tout à fait autre chose que la propriété d'État dont nous venons de parler – était une vieille institution germanique qui subsistait sous le couvert de la féodalité. Nous avons vu que cette usurpation violente de la propriété communale, qui le plus souvent s'accompagne de la transformation des terres de labour en pâturages, commence à la fin du xve siècle et se poursuit au xvie siècle. Mais à cette époque ce processus se réalisait par l'intermédiaire d'actes de violence individuels, que la législation combattit en vain pendant 150 ans. Le xviiie siècle introduit en l'espèce un progrès en ceci que c'est la loi elle-même qui devient désormais l'instrument du pillage des terres du peuple, bien que les grands fermiers n'hésitassent pas non plus à pratiquer, subsidiairement, leurs petites méthodes privées et indépendantes.[75]

Les paysans sont chassés de leurs terres, leurs maisons sont détruites. Ils vont bientôt constituer la masse des mendiants et des petits voleurs qui peuplent les romans de Dickens. Les pauvres récalcitrants seront mis au travail dans les « workhouses » qui sont ni plus ni moins que des camps de travail à la mode britannique. C’est en Irlande que la politique de destruction de la paysannerie eut les effets les plus catastrophiques culminant avec la grande famine de 1847 à 1852 qui provoqua environ 1 million de morts. Si on se reporte maintenant la vaste opération de collectivisation de l’agriculture russe et de « liquidation des koulaks en tant que classe » (1931-1934), on y verra aisément une répétition à l’échelle russe de ce qui avait mis plusieurs siècles à s’accomplir en Grande Bretagne.

Dans les deux cas évoqués ici, l’arrachement, de déracinement de l’homme s’est accompli avec les méthodes les plus brutales. Mais ailleurs il s’est opéré plus lentement, mais tout aussi sûrement. L’agriculture industrielle, qui réduit la terre à un matière inerte, modifiable chimiquement à volonté, tout autant que l’élevage industriel qui fait des poulets élevés en batterie du « minerai » sont aussi une manière sûre de couper l’homme de la nature et de la priver d’une part importante de son humanité.

Privé de son rapport à la nature, l’homme est également privé de son rapport à lui-même. Le travail dans la société capitaliste n’exprime plus la puissance de la praxis humaine, il est devenu un simple moyen, un « facteur » de la production non pas des choses nécessaires à la vie, mais du capital. Schématiquement on peut dire que privé de la terre et des moyens de production que sont ses outils, le travailleur devenu prolétaire est contraint de se priver de lui-même de se faire chose au profit de celui qui possède le capital. Rien n’illustre mieux cette transformation que le développement de la machinerie dont j’ai montré ailleurs[76] qu’elle est le corps même du capital si l’argent en est l’âme. Inutile de reprendre ici dans le détail, les analyses de Marx. Il suffira de noter que la machine est l’expropriation du métier de l’ouvrier au profit du capital, l’asservissement de l’ouvrier son moyen de travail. La machine qui devait servir l’homme le transforme en son serviteur, c’est elle qui guide le mouvement, qui imprime la cadence et transforme le corps de l’homme en organe machinique de la machine.

Il serait erroné de s’en tenir au rapport entre l’ouvrier et les machines dont il est le serviteur dans son usine. C’est l’ensemble du mode de production capitaliste qui est devenu une immense machinerie, un « procès sans sujet ni fin » (pour reprendre l’expression d’Althusser). La tragédie humaine s’est transformée en une farce sinistre : les hommes sont les pantins manipulés par cette machine qu’ils ont créée et dont ils sont si fiers.

Destructivité et pulsion de mort

On peut supposer dans l’homme une pulsion de destructivité. C’est la thèse défendue par Eric Fromm qui refuse le dualisme freudien de Éros et Thanatos et  propose une autre explication de la « passion de détruire »[77]. La destructivité pourrait être la manifestation d’une sorte d’instinct, ce que l’on pourrait imaginer en calquant la psychologie sur les résultats de l’éthologie de quelqu’un comme Konrad.  Fromm critique vigoureusement cet instinctivisme qui s’intéresse au comportement en quelque sorte mécanique mais non à la psyché.

Il faut distinguer chez l’homme deux sortes d’agressivité radicalement différentes l’une de l’autre. L’une, qu’il partage avec tous les animaux, est une pulsion phylogénétiquement programmée qui incité à attaquer (ou à fuir) lorsque ses intérêts vitaux sont menacés. Cette agression défensive bénigne est au service de l’individu et de l’espèce. Elle est biologiquement adaptative et prend fin dès que la menace a cessé d’exister. L’autre type, l’agressivité « maligne », autrement dit la cruauté et la destructivité est spécifique à l’espèce humaine et pratiquement inexistante chez l     a plupart des mammifères. Elle n’est pas phylogénétiquement programmée et n’est pas biologiquement adaptative. Elle n’a pas de but et sa satisfaction est libidineuse.[78]

L’homme est un tueur, dit encore Fromm. Au même titre que l’homme éprouve des passions comme le besoin d’amour, de tendresse ou de liberté, il éprouve aussi des passions destructives, comme le sadisme, le masochisme, le besoin de détruire. Ces passions découlent de son caractère et elles sont non pas biologiques, mais existentielles.

Il n’est pas si facile de séparer ce qui correspond aux besoins vitaux (« animaux ») et ce qui relève du caractère, c’est-à-dire de ce complexe psychologique relativement stable qui forme l’individu. Fromm remarque ainsi que « le besoin de stimulation et d’excitation de l’organisme » qui est tout simplement lié à la vie en général, est aussi « un des nombreux facteurs qui engendrent la destructivité et la cruauté. »[79] Le revers en est la dépression et l’ennui. C’est d’ailleurs dans cette oscillation entre besoin de stimulation et dépression que prend place le travail, comme rapport de l’homme avec la nature et, de ce point de vue, le travail est essentiel à la nature humaine – on aura l’occasion d’y revenir.

La passion de détruire prend de multiples formes. Les enfants qui détruisent ce château de sable qu’ils viennent tout juste de construire, les adultes qui jouent aux quilles ou au bowling, au « chamboule-tout » et tant d’autres jeux du même genre : tous éprouvent la jouissance de la destruction, planifiée, tenue dans certaines limites. Le travail aussi exploite cette jouissance de la destruction :  creuser, casser, couper, autant de manières de détruire si utiles pour la vie sociale. Le bruit peut être une source de jouissance : écoutez le décollage des avions de combat sur une base aérienne et l’impression de puissance que rien ne peut arrêter vous prend « aux tripes ». C’est aussi la fascination devant l’orage ou la tempête quand on est bien à l’abri, tout de même.

Mais la passion de détruire peut sortir des cadres, se désintriquer des règles qui la contiennent dans des limites acceptables. Ainsi celui qui ne se contente pas du « casse-pipes » sur la fête foraine et s’exerce au fusil à répétition sur les enfants d’une école (Bowling for Colombine). Plus que par d’innocents symboles en bois, la jouissance procurée par la destruction d’autres humains, jouissance mauvaise, vicieuse au possible, s’exerce difficilement contenue par les lois sociales. Les bêtes font « la guerre » pour leur territoire, pour leurs proies, mais les hommes font la guerre pour assurer leur puissance sur d’autres hommes, pour en faire des bêtes ou pour les tuer. Jouir de la guerre : le ballet des hélicoptères, sur fond de musique de Wagner dans le film de Coppola Apocalypse Now nous le montre de manière saisissante.

Mais il n’est pas nécessaire de faire la guerre. Le sadisme ordinaire donne à la destructivité des motifs de satisfaction. Sade est, peut-être, le grand penseur de l’époque moderne. Il en a mis à jour les resrusorts cachés. Tyranniser son semblable fait bander dit-il. Le mode de production capitaliste s’est imposé parce qu’il promettait une puissance illimitée. L’ordre féodal limitait la puissance : tout-puissant sur ses manants, il devait obéissance à un suzerain. La pyramide des obligations féodales qui remontait jusqu’à Dieu lui-même empêchait le déchaînement de la puissance. Il y eut bien des monstres, des empereurs débauchés et cruels, des Gilles de Rais ou des comtes Dracula.  Mais ils restaient des exceptions et, comparés aux tyrans modernes, ils jouent encore dans la cour des petits. Personne  dans les temps anciens n’était capable d’arriver au niveau de puissance destructive d’un Hitler, d’un Staline, d’un Mao ou d’un Pol Pot. Il y avait des massacres de masse, qui n’avaient pas d’autre but que d’assurer la crainte des vaincus – on gouverne par la crainte, dit Spinoza qui ajoute « et la superstition. Mais Hitler ne cherchait à être craint de ses « sujets », il se moquait que la crainte qu’éprouvaient les Juifs. Il voulait « seulement » les anéantir ! Ivan le Terrible voulait anéantir ses ennemis, Staline anéantissait ses amis.

Revenons à Sade. Jouir sans entraves, telle est la devise du capital… et celle du « divin » marquis. Tous les humains peuvent être des moyens de ma jouissance et aucune obligation morale ne peut venir entraver cette volonté de puissance et de jouissance – il faudrait fabriquer un mot-valise qui fusionne les deux. Avec l’acuité de son esprit, Pier Paolo Pasolini, en mettant en scène les Cent vingt journées de Sodome, dans la « république » fasciste et nazifiée de Salò perce mille fois mieux Sade que les niaiseries de ceux qui en font un penseur subversif.

La souffrance des enfants de RDC qui travaillent à mains nues dans les mines de cobalt est la source de la jouissance des maîtres du monde « numérique », mais aussi de tous les riches, demi-riches, quart de riches de tous pays. Comme sur les livres de Sade, les âmes sensibles peuvent se détourner mais la réalité est là.

La puissance-jouissance est aussi celle du manager qui brise la vie d’un salarié avec un tonitruant « Vous êtes viré ». Le « management par la terreur », celui qui conduisait les cadres de France-Télécom à se jeter par les fenêtres, n’est pas une perversion du système, mais son accomplissement. La masse de documents, de récits, de plaintes sur ces sujets suffirait à faire pâlir de jalousie un disciple du marquis.

Fromm parle de la « nécrophilie » et en analyse les formes les plus contemporaines. Freud invoquait Thanatos, la pulsion de mort. Les deux approches ne sont pas fondamentalement opposées. La pulsion de mort est plus vaste, plus « cosmique » et inéliminable alors que la destructivité de Fromm, un psychanalyste optimiste, ce qui est rare, peut être vaincue. On peut se dire que Freud à raison, mais ça n’empêche pas d’essayer d’agir comme Fromm.

Propos d’étape

L’histoire de l’humanité apparaît donc comme une succession de ruptures, non pas la réalisation d’une essence humaine, mais sa négation. L’homme est-il esprit ? Oui, mais il est d’abord « l’esprit qui toujours nie » et qui d’abord se nie lui-même. Voilà le point où nous sommes arrivés, le point où l’humanisme abstrait, posé dans la tradition culturelle dont nous héritons, se transforme en son contraire, un antihumanisme radical, une négation de l’humanité dont on explorera plus tard les formes contemporaines.      

IX.      Vers l’anéantissement machinique de l’humain

Oui, le destin fatal de l’Europe est là — ayant cessé de craindre l’homme, nous avons aussi cessé de l’aimer, de le vénérer, d’espérer en lui, de vouloir avec lui. L’aspect de l’homme nous lasse aujourd’hui. — Qu’est-ce que le nihilisme, si ce n’est cette lassitude-là ?… Nous sommes fatigués de l’homme… (Nietzsche, Généalogie de la morale, 1ère dissertation, §12)

Notre époque est celle du nihilisme triomphant. Sa ligne la plus constante est celle des meilleurs moyens à employer pour en finir avec l’humain. Elle est bien antihumaniste en son essence. Un des grands penseurs auquel il nous faut toujours revenir est Günther Anders, un philosophe atypique et un analyste convaincant que ce qu’il appelle « obsolescence de l’homme ». Mais avant d’en venir à Günther Anders, un retour à Marx s’impose.

La logique du travail mort

La logique très paradoxale du mode de production capitaliste conduit à l’élimination de l’homme. Paradoxale, en effet, puisque seul le travail vivant est créateur de valeur, si on envisage les choses du point de vue capitaliste. Si en effet, les machines produisaient toutes seules, se réparaient d’elles-mêmes et se  reproduisaient sans intervention humaine, les produits de l’industrie n’auraient pas plus de valeur que l’air ou le sable des déserts. On pourrait imaginer que ces « marchandises » (qui ne seraient plus à proprement parler des marchandises) soient monopolisées par un pouvoir politique, usant de la violence ou par bandes armées, ou tout ce que l’on veut, mais on ne serait plus dans le mode de production capitaliste mais dans la variante du féodalisme et de systèmes fondés sur le pillage. Le capital a toujours besoin, un besoin incompressible de travail vivant. C’est pourquoi il doit toujours agrandir son espace et envahir la planète entière sans omettre le plus petit recoin de forêt vierge, la plus petite île. Mais comme le dit Marx, le capital est une contradiction en procès. Il s’accumule et remplace le travail vivant par le travail mort.

Le capital est lui-même une contradiction en procès : il s’efforce de réduire le temps de travail à un minimum, alors que d’autre part il établit le temps de travail comme la seule mesure et la seule source de richesse. Il réduit donc le temps de travail sous la forme du travail nécessaire pour l’augmenter sous la forme du superflu ; il pose donc le superflu à un degré croissant comme condition – question de vie et de mort – du nécessaire. D’une part, il fait donc appel à tous les pouvoirs de la science et de la nature, ainsi qu’à ceux de la combinaison sociale et des rapports sociaux, afin de rendre la création de richesses indépendante (relativement) du temps de travail qui lui est appliqué. D’autre part, il veut mesurer ces gigantesques forces sociales ainsi créées au temps de travail et les confiner dans les limites nécessaires à la conservation de la valeur déjà créée en tant que valeur. Les forces productives et les relations sociales – deux faces différentes du développement de l’individu social – n’apparaissent au capital que comme des moyens et ne sont que des moyens pour lui de produire à partir de sa base bornée. Mais en fait, ce sont les conditions matérielles pour le faire exploser.

La nature ne construit pas de machines, de locomotives, de chemins de fer, de télégraphes électriques, de machines à tisser automatiques, etc. Ce sont des produits de l’industrie humaine, des matériaux naturels transformés en organes de la volonté humaine sur la nature ou de son activité dans la nature. Ce sont des organes du cerveau humain créés par la main de l’homme, une faculté de connaissance objectivée. Le développement du capital fixe indique à quel point la connaissance sociale générale est devenue la force productive immédiate et, par conséquent, les conditions du processus de la vie sociale lui-même sont passées sous le contrôle du general intellect et ont été transformées pour lui. Dans cette mesure, les forces productives sociales sont produites, non seulement sous forme de connaissances, mais en tant qu’organes immédiats de la pratique sociale ; du processus de la vie réelle.[80]

Dans le système féodal, les choses se présentaient avec une clarté aveuglante : le paysan travaillait trois jours pour lui et trois jours pour le seigneur. Dans le mode de production capitaliste, il en va de même, à cette différence que le surtravail est masqué derrière le contrat de travail qui se présente comme un contrat entre deux personnes libres.

Cette présentation est schématique, mais elle nous permet de comprendre les ressorts du mode de production capitaliste. Le surtravail extorqué au travailleur salarié est la source de la survaleur qui permet le profit capitaliste. Qu’est-ce que le capitaliste fait de ce profit? Il le “réinvestit afin de produire toujours plus de profit. Conformément à l’éthique puritaine (lire les conseils de Benjamin Franklin pour devenir riche), le capitaliste ne senrichit pas pour jouir de sa richesse, mais pour accumuler. La loi de laccumulation – qui se présente dans le grand public sous le nom de “croissance” – est la loi fondamentale du mode de production capitaliste, loi dont le capitaliste individuel n’est que l’exécutant. L’accumulation exige que la production capitaliste se fasse à une échelle toujours plus [DC1] élargie et mettant toujours plus de force de travail en œuvre, en aspirant à toujours plus de surtravail. Comme la journée de travail est limitée (elle ne fait pas plus de 24 heures !) et que les ouvriers par leur lutte ont imposé progressivement des limitations légales de la journée de travail (12 heures puis 10 heures), la seule solution est l’augmentation de la productivité du travail. Ce processus semble presque indépendant de la volonté des hommes. Le mode de production capitaliste, dira Marx, est une sorte de grand automate.

Le système des machines s’impose dans les usines (les fabriques) comme ce qui va permettre l’augmentation de cette productivité et la rationalisation de la division du travail. L’usine devient elle-même un automate dont les ouvriers sont les appendices conscients de la machinerie inconsciente (voir le chapitre XIII du Capital). Mais tout ce processus qui a fait la force et la richesse du mode de production capitaliste est un processus contradictoire.

Une contradiction en procès

En effet, dit Marx, le capital est une contradiction en procès (ou en acte). On trouvera dans toute l’œuvre de Marx plusieurs manières d’exprimer cette contradiction « en procès ». Mais toutes ces manières s’entre-expriment, elles sont des modes différents de décrire la même réalité. Ici, la contradiction apparaît ainsi : le capital « s’efforce de réduire le temps de travail à un minimum, alors que d’autre part il établit le temps de travail comme la seule mesure et la seule source de richesse ». La course à la productivité n’est rien d’autre que la lutte incessante pour réduire le temps de travail nécessaire à la production de telle ou telle marchandise. On peut gloser sur le caractère « métaphysique » de la théorie de la valeur, ainsi que le font les économistes néoclassiques. En pratique, les industriels calculent en temps de travail. Henry Ford, en s’inspirant des théories de Taylor, invente une nouvelle méthode d’assemblage pour la construction de ses véhicules, appliquée dès août 1913 : le temps d’assemblage passe de 12 heures 30 à 1 heure 30. En 1914, plus de 200 000 Ford T sortent de Highland Park. L’augmentation de la productivité dans l’agriculture va permettre de réduire le prix des denrées de base nécessaires à la nourriture d’une famille (le fameux « panier de la ménagère ») et du même coup la valeur de la force de travail.

Le capital « réduit donc le temps de travail sous la forme du travail nécessaire pour l’augmenter sous la forme du superflu; il pose donc le superflu à un degré croissant comme condition – question de vie et de mort – du nécessaire. » Si le travail est ce qui est nécessaire à la vie, laugmentation de la productivité dans le mode de production capitaliste ne rend pas la vie facile, elle ne donne pas à tous ce loisir (skholè) qui caractérise l’homme libre pour les Anciens. Tout ce temps gagné est consacré à produire du superflu. Qu’on comprenne bien : Marx ne critique pas cette production abondante de marchandises – l’homme civilisé, dit-il, est « l’homme riche en besoins ». Il s’agit de mettre en lumière une contradiction fondamentale du mouvement même du capital. Celui-ci a fait du temps de travail la mesure de la richesse et dévalorise en permanence cette richesse.

Cette contradiction s’exprime encore autrement : « D’une part, il fait donc appel à tous les pouvoirs de la science et de la nature, ainsi qu’à ceux de la combinaison sociale et des rapports sociaux, afin de rendre la création de richesses indépendante (relativement) du temps de travail qui lui est appliqué. » Combiner les pouvoirs de la science et de la nature : on pensera encore à Descartes : “connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature.” (op. cit.) En effet si la science peut devenir comme une force productive directe, la production de ce qui est nécessaire à la vie humaine ne dépendra plus du temps de travail!

Marx n’affirme pas que l’extension des applications scientifiques va supprimer le travail. Dans Le Capital il considère le travail comme une nécessité éternelle. Il se contente ici de montrer que la dynamique du capital est de supprimer le travail ou au moins de le réduire toujours plus, ce que l’on peut vérifier empiriquement : il faut de moins en moins de travail humain pour mettre en œuvre des moyens de travail de plus en plus puissants. Mais cette tendance se heurte simultanément à une autre tendance : « ces gigantesques forces sociales » restent mesurées par le temps de travail et la loi de la valeur continue de s’imposer. Le capital reste prisonnier de “sa base bornée”, ce qui fait que les progrès techniques conduisent fatalement à de nouvelles crises qui font “exploser” le système. L’abolition/surpassement du mode de production capitaliste découle ainsi non de la volonté de tel ou tel groupe, mais du mouvement même du capital.

Ce que produit le système des machines

Les machines sont les produits de l’industrie, c’est-à-dire de l’activité pratique par laquelle l’homme transforme la nature. Elles sont les «organes de la volonté humaine», ou encore «sont des organes du cerveau humain créés par la main de l’homme, une faculté de connaissance objectivée». Et ceci est vrai, quel que soit le mode de production. La connaissance est donc bien pratique. Contre les matérialistes vulgaires, Marx défend toujours la capacité de l’homme, parce qu’il est un être conscient, d’agir et de diriger sa propre volonté. Dans un passage fameux du Capital, il écrit : «ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté.» (Capital, livre I, section III) Sans trop forcer le trait, on pourrait dire que les produits de l’activité humaine sont de la pensée objectivée ou matérialisée. Les machines sont de la science en acier, en cuivre, en plastique, etc., et non de simples choses extérieures à la pensée humaine.

Dans le mode de production capitaliste, les machines s’appellent “capital fixe” et son développement “indique à quel point la connaissance sociale générale est devenue la force productive immédiate”. L’extension considérable du machinisme indique l’importance croissante des connaissances scientifiques dans la production. À l’ère de l’informatique, cela nous semble une évidence qui n’a pas besoin de longs éclaircissements. Cela signifie, nous dit Marx, que “les conditions du processus de la vie sociale lui-même sont passées sous le contrôle du general intellect [en anglais dans le texte] et ont été transformées pour lui.” Ce n’est pas seulement la production qui est touchée, mais le processus de la vie sociale tout entier (ce qui inclut la distribution, les modes de consommation, les loisirs, etc.). Tout ce processus est sous le contrôle du “general intellect”. Comme il socialise la production, le mode de production capitaliste socialise aussi la connaissance. Tous les travailleurs d’une usine, du directeur aux simples ouvriers en passant par les ingénieurs et les techniciens forment une intelligence collective globale, et c’est ainsi que les connaissances sociales apparaissent immédiatement comme forces productives. Mais ce sont les forces productives de l’homme, au même titre que son habileté ou sa capacité à communiquer en vue de coopérer. Il ne s’agit pas, comme certaines traductions ont pu le laisser penser, de soutenir que désormais la science serait une “force productive directe”. Ce sont les forces productives sociales qui sont produites sous forme de “connaissances” qui deviennent des “organes immédiats de la pratique sociale, du processus de la vie réelle”.

L’idée du “general intellect” a connu un destin tourmenté. Un certain nombre de courants marxistes se sont emparés de cette notion pour modifier les orientations traditionnelles des partis se réclamant du marxisme. Elle a nourri également les théorisations sur la transformation du capitalisme en “capitalisme cognitif” ou sur l’extinction de la loi de la valeur. Il nous est possible d’entrer ici dans ces débats. Remarquons seulement que cette intelligence sociale collective est reprise sous une autre forme dans Le Capital. Dans le mode de production capitaliste originaire, le capitaliste, c’est-à-dire le possesseur de capital, avait une fonction d’organisation de la production et de décision. Le développement du machinisme et le poids croissant de la connaissance scientifique dans le processus de production marginalisent cette fonction. Marx y voit l’esquisse d’un grand bouleversement social : si le propriétaire du capital (par exemple l’actionnaire) est marginalisé, la direction du procès de production peut passer entre les mains des “producteurs associés” (de l’ouvrier au directeur d’usine) qui ont les sujets de cette intelligence collective. Autrement dit, cette révolution dans le mode de production qu’introduit le système des machines est grosse d’une révolution plus générale, une révolution sociale, qui s’effectue par le jeu des lois immanentes du mode de production capitaliste.

Les potentialités du système des machines

Ce que permet cette révolution du système des machines, c’est “la création d’une grande quantité de temps disponible en dehors du temps de travail nécessaire à la société en général et à chacun de ses membres (c’est-à-dire l’espace nécessaire au développement de toutes les facultés productives de l’individu, et donc aussi de la société)”. Ce temps libéré pourrait être la base d’un nouveau développement de l’humanité dans son ensemble. S’il faut beaucoup moins de temps pour produire le strict nécessaire, les hommes pourront disposer de plus de temps pour mener des activités créatrices libres et développer toutes les potentialités qui sont en eux. Dans un autre manuscrit publié par Engels comme conclusion du Livre III du Capital, Marx écrit :

À la vérité le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures ; il se situe donc, par sa nature même, au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite. Tout comme l’homme primitif, l’homme civilisé est forcé de se mesurer avec la nature pour satisfaire ses besoins, conserver et reproduire sa vie ; cette contrainte existe pour l’homme dans toutes les formes de la société et sous tous les types de modes de production. Avec son développement, cet empire de la nécessité naturelle s’élargit parce que les besoins se multiplient ; mais, en même temps, se développe le processus productif pour les satisfaire. Dans ce domaine, la liberté ne peut consister qu’en ceci : les producteurs associés – l’homme socialisé – règlent de manière rationnelle leurs échanges avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échanges ; et ils les accomplissent en dépensant le moins d’énergie possible, dans les conditions les plus dignes et les plus conformes à leur nature humaine. Mais l’empire de la nécessité n’en subsiste pas moins. C’est au-delà que commence l’épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté qui, cependant, ne peut fleurir qu’en se fondant sur ce règne de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale de cette libération.

Le temps libre volé

Cette possibilité qui naît du développement des forces productives sociales ne peut pas se réaliser dans le cadre des rapports de propriété capitaliste. Les progrès techniques jettent à la rue les travailleurs “surnuméraires”, et la création de temps libre n’est du temps libre que pour certains. En réalité, le capital “augmente le surtravail des masses par tous les moyens de l’art et de la science”. Le système des machines entraîne naturellement l’augmentation de la rapidité et de l’intensité du travail et pousse à l’extension de la journée de travail : la machine doit tourner jour et nuit. Elle pousse aussi à l’emploi de toutes les forces de travail disponibles. Puisque la source d’énergie n’est plus l’être humain, on peut employer sans mal femmes et enfants. Comme le dit Marx, “C’est la machine qui fiche en l’air toutes les limites morales et naturelles de la journée de travail.” Si la durée de la journée de travail a diminué, l’intensité du travail a augmenté – là encore les études empiriques confirmeraient aisément les analyses de Marx.

Pourquoi en est-il ainsi ? Parce que, dans le mode de production capitaliste, la richesse “consiste directement dans l’appropriation du surtravail, parce que sa fin est directement la valeur, et non la valeur d’usage.” Le travail a pour but de produire les moyens de la vie humaine, mais dans le mode de production capitaliste, il a pour but de produire de l’argent pour le possesseur de capital. L’argent qui n’est “naturellement” qu’un moyen est devenu la fin : problème que posait déjà Aristote en opposant économique (naturelle) et chrématistique (contre nature). Cette inversion de la “téléologie vitale”, pour reprendre une expression de Michel Henry [Karl Marx, rééd. 2009], fait que le développement du système des machines est foncièrement ambivalent. Pendant que se développe l’intelligence collective, les travailleurs sont de plus en plus privés de toute qualification. Ce qui compte, ce n’est plus la virtuosité de l’ouvrier, mais en quelque sorte celle de la machine. Ce que théorisera bien plus tard Taylor, puis Henry Ford, est déjà une évidence aux yeux de Marx : la qualification professionnelle de l’ouvrier a perdu beaucoup de son importance. Loin du long apprentissage des métiers, quelques heures suffisent désormais. C’est pourquoi “la base technique sur laquelle repose la division du travail dans l’usine est abolie”, dit-il dans le Capital. Quand les métiers sont distincts, quand le bourrelier fait un travail complètement différent du menuisier ou du forgeron, par exemple dans une manufacture de carrosses, il y a bien une division technique du travail parce que chacun des travaux singuliers est qualitativement différent des autres. Mais dans l’usine, cette division est abolie puisque chaque ouvrier peut occuper n’importe quel poste. Ce qui appartenait en propre à l’ouvrier est maintenant passé dans la machine. La machine transforme les ouvriers en appendices conscients d’un processus inconscient. C’est ainsi que toujours plus de surtravail peut être arraché au travailleur.

La véritable richesse sociale

Le capital malgré lui sape les bases étriquées de sa domination et ouvre la possibilité pour chaque homme d’avoir le temps libre pour son propre développement. Mais ce temps libre est immédiatement converti en surplus de travail. Mais à son tour, ce surplus de travail se convertit en crise de surproduction! Celle-ci se traduit par une destruction massive de marchandise et de capital et par la mise en jachère de la force de travail, réduite au chômage. Ce mécanisme est exposé en détail dans le Capital. Disons qu’il se résume ainsi : la surproduction apparaît comme une surproduction de marchandises – nos sociétés connaissent des crises inconnues dans les sociétés anciennes, des crises nées non de la pénurie, mais de l’abondance, et l’on voit des gens mourir de faim alors qu’il y a trop de tout! Mais cette surproduction de marchandises nest que la manifestation phénoménale de la surproduction de capital : les masses de capitaux accumulés grâce à cette quantité de surplus de travail ne trouvent plus à sinvestir à un taux de profit suffisant et ils sont donc de fait dévalorisés brutalement.

Pour sortir de cette contradiction, il faut réconcilier la socialisation croissante du processus de production et le mode d’appropriation du surplus de travail : “la masse ouvrière elle-même doit s’approprier son surtravail”, c’est-à-dire contrôler la richesse produite et décider collectivement de son usage. Il n’est peut-être pas utile de travailler toujours plus pour produire des choses inutiles ou qui sont obsolètes trop rapidement! Le temps ainsi économisé pourrait être employé à l’épanouissement personnel de chacun, et pour Marx c’est la culture qui constitue le champ privilégié de cet épanouissement. Mais ceci est impossible tant que la finalité de la production est la valeur.

Il y a ici chez Marx tout un développement qui pourrait sembler utopique. Quand la production reçoit le concours de ce formidable démultiplicateur de la puissance humaine qu’est le système des machines, alors “le développement de la puissance productive sociale croîtra si rapidement que, bien que la production soit maintenant calculée sur la richesse de tous, le temps disponible de tous augmentera.” Les hommes pourraient donc travailler de moins en moins tout en devenant toujours plus riches et aptes à satisfaire des besoins plus variés, développant toutes les potentialités qui sont en eux. Il semblerait que Marx raisonne comme si toutes les ressources de la Terre étaient illimitées, mais nous avons appris que ce n’est pas le cas. Les machines consomment de l’énergie, et l’énergie elle-même demande du travail et elle sera sans doute toujours plus difficile à obtenir. Fabriquer des machines demande aussi de l’énergie (et des matières premières) et tout cela rencontre des limites objectives qui ne dépendent pas du mode de production, mais de la nature. Il faudrait réinterpréter les notions d’abondance en déterminant ce qu’est la véritable richesse et c’est justement ce que Marx dit immédiatement après : “la vraie richesse est le pouvoir productif développé de tous les individus. Dans ce cas, ce n’est plus du tout le temps de travail, mais le temps disponible qui est la mesure de la richesse.” Ce que permettrait le système des machines dans une société non-capitaliste, ce serait de donner à tous un maximum de temps libre, temps pendant lequel chacun pourrait exercer sa créativité, sa puissance productive, y compris en retrouvant le goût de ce que l’on peut faire de ses mains, qu’il s’agisse du bricolage ou de la création artistique ou toute autre production faite uniquement pour le plaisir – ainsi ces informaticiens qui mettent à disposition de chacun, librement, leurs inventions, dans le mouvement du « logiciel libre ».

Machinisme et barbarie

À l’inverse de ces possibilités ouvertes par la dynamique du mode de production capitaliste, tant que demeurent les rapports capitalistes, le temps de travail reste la mesure de la richesse et donc la richesse elle-même est fondée sur la pauvreté. C’est en effet la rareté, le manque, qui fonde la prospérité du capital. Si le système produit ce que chacun possède en abondance, les marchandises ne trouveront pas acheteur et leur prix sera réduit à zéro! Si louvrier peut produire lui-même ce dont il a besoin, il n’est plus nécessaire qu’il aille vendre sa force de travail. C’est en ce sens que l’on peut dire que la richesse mesurée par le temps de travail est fondée sur la pauvreté. La croissance de la misère est consubstantielle au mode de production capitaliste, et le développement technique non seulement n’y change rien, mais accroît cette misère. La paupérisation relative d’une large fraction de la population laborieuse des pays riches vient empiriquement confirmer cette assertion.

Le temps disponible dans cette société n’existe que “par l’opposition au temps de travail excédentaire”, cela signifie que le temps disponible n’est disponible que pour qui ne peut pas fournir de travail excédentaire, par exemple le chômeur, ou celui qui doit simplement reconstituer sa force de travail, ou encore pour celui qui n’a besoin de travailler, car il vit du surplus de travail des autres. Le mode de production capitaliste s’est développé sous le signe de la haine du loisir. Les pauvres sont régulièrement traités de paresseux et ainsi tout le temps de l’individu est réduit au temps de travail, ce qui réduit l’individu au travailleur, un individu subsumé sous le travail, c’est-à-dire dont l’essence est de travailler, donc un individu dépouillé de tout ce qui en fait un homme, un individu condamné à une existence mutilée.

Le paradoxe du machinisme est ainsi mis en lumière : “Les machines les plus développées obligent donc l’ouvrier à travailler plus longtemps que le sauvage ne le fait ou qu’il ne le faisait même avec les outils les plus simples et les plus grossiers.” L’ouvrier est donc ramené en dessous du sauvage dans l’échelle du progrès humain. Malgré l’immense accumulation de richesses de nos sociétés, la contrainte au travail est plus forte que jamais et d’une manière particulièrement angoissante puisqu’être privé de travail, pour la grande majorité des humains, c’est être privé de tout, non seulement des biens matériels indispensables à la vie, mais aussi des relations sociales et de l’estime de soi qui s’y attache.

Ce paradoxe est repris et développé dans Le Capital : “C’est pendant le procès même de travail que le moyen de travail du fait de sa transformation en un automate se pose face au travailleur comme capital, comme travail mort qui domine et aspire la force vivante du travail. La scission entre le travail manuel et le potentiel spirituel du procès de production, ainsi que la transformation de celui-ci en pouvoirs que détient le capital sur le travail s’accomplissent […] dans la grande industrie construite sur la base de la machinerie.” (livre I, chap. XIII)

Conclusion provisoire sur les thèses de Marx

Pour Marx, le système des machines, l’usine moderne utilisant des automates et des machines-outils animées par la vapeur puis l’électricité est la forme adéquate du mode de production capitaliste. Dans la manufacture, l’ouvrier n’est que formellement soumis au capital (Marx parle de subsomption formelle) alors que dans l’usine automatique, l’ouvrier est soumis réellement au capital puisque tous ses gestes sont commandés par l’automate lui-même, automate qui, en tant que capital fixe, est l’incarnation du capital, du capital “en chair et en os”.

Mais si le système machinique est la forme adéquate du mode de production capitaliste, il est aussi le principe de sa dissolution. Marx ne critique pas directement le machinisme en tant que tel. Il considère par exemple que le mouvement des luddites, ces ouvriers anglais qui brisèrent les machines qui leur faisaient concurrence, est le témoin d’une phase primitive du mouvement ouvrier. Il aborde toujours la machine du point de vue de l’ouvrier et du point de vue de ce qu’il serait possible de faire avec les machines dans le cadre d’un autre mode de production. Il reste à questionner le potentiel libérateur du machinisme. Le machinisme, Marx le montre, n’est pas neutre et ses formes sont liées aux modes de production. Jusqu’à quel point la machine automatique moderne est-elle liée à une organisation sociale singulière, que la propriété soit privée ou étatisée ? Les hymnes à la machine des futuristes italiens, comme Marinetti qui soutint Mussolini, ressemblent curieusement aux textes dithyrambiques des chantres staliniens de l’industrialisation à marche forcée. À partir de Marx, au contraire, il est possible de développer une critique plus radicale du machinisme qui ne met pas seulement en cause les mauvais usages des machines mais leur fonction même comme moyens de subordonner les individus.

Il y  a dans le travail de Marx, tel qu’il nous est parvenu, une ambiguïté : le machinisme est vu à la fois comme la conséquence et le moyen de la croissance du mode de production capitaliste, mais aussi comme ce qui le sape. Se glissant dans cette « faille », le marxisme classique a considéré que le machinisme devait être libéré de ses entraves capitalistes afin de servir la véritable liberté humaine. Et par conséquent, il était absurde de s’opposer au développement du machinisme. Il me semble que cette façon de voir prend le problème à l’envers. Le développement du machinisme doit aussi être conçu comme l’expansion illimitée du caractère mortifère du capital, comme l’anéantissement de la puissance de l’homme.

Le fantasme de la maîtrise

Paradoxalement en apparence, le nihilisme naît du fantasme de la maîtrise. L’enfant s’assure de sa propre puissance en détruisant ce qu’il vient patiemment de construire, en brisant les jouets dont il avait rêvé. On peut soutenir que c’est exactement ce qui est arrivé à l’idéal humaniste des Lumières. Vouloir devenir « comme maître et possesseur de la nature », voilà qui rappelle le fantasme bien connu de toute-puissance infantile. La logique du capital incarne adéquatement ce processus.

En premier lieu, la machine n’est pas l’instrument de la domination de l’homme, mais l’instrument de la domination du capital. Elle n’est pas le moyen par lequel l’homme devient « comme maître et possesseur de la nature », mais le moyen lequel la masse des humains est asservie à la toute-puissance du capital, c’est-à-dire à la puissance aveugle de leurs échanges. La grande machinerie capitaliste est d’abord un système à faire suer de la plus-value. C’est elle qui révolutionne le mode de production et permet de passer de la subsomption formelle à la subsomption réelle du travail au capital. Pourrait-elle servir à autre chose, dans d’autres rapports de production ? C’est possible, mais cela demanderait des conditions générales qui sont, pour l’heure, inconnues ou inatteignables.

Si on admet avec Marx que la division du travail est ce qui produit l’aliénation du travail, il s’ensuit que la désaliénation va de pair avec l’abolition de la division du travail. Les marxistes avaient trouvé une parade remarquable : dans la mesure où tout travail se modèle sur les processus de l’industrie, la division du travail est vaincue ! Tous ouvriers d’usine, voilà l’avenir radieux promis par les marxistes.  Plus question d’être chasseur le matin, pêcheur l’après-midi et « critique critique » le soir ! C’est ainsi que le marxisme « réel » a produit les plus sinistres contre-utopies.

Dans le mode de production capitaliste, c’est la machine qui organise la division du travail, chacun prenant place parmi les rouages de la machinerie, comme l’expose avec brio une scène célèbre des Temps Modernes de Charlie Chaplin. Même quand l’individu semble diriger une machine, la machine elle-même est le produit d’une vaste division du travail : pour conduire une pelleteuse mécanique, il a fallu produire la pelleteuse mécanique selon les méthodes du machinisme le plus sophistiqué. Les instruments par lesquels l’homme moderne affirme sa liberté sont fabriqués dans des grandes usines soumises aux principes du taylorisme et, de surcroit, souvent très polluantes. Les minerais qui permettent de produire les principaux éléments chimiques nécessaires aux circuits électroniques demandent l’emploi de machines énormes pour concasser des minerais qui contiennent parfois 1 g de métal par tonne.

S’en tenir à la représentation de la machine que je peux contrôler, c’est oublier que la machine particulière que j’ai sous la main, comme je pourrais avoir un outil, est insérée dans une machinerie de production considérable dont ma machine singulière n’est qu’un des produits finis possibles. Le développement du mode de production capitaliste a construit cet ensemble de machines et le travail vivant des individus est écrasé par le poids de cette machinerie qui n’est que du travail mort.

En second lieu, la machinerie expulse progressivement l’homme de la production. C’est un aspect assez connu. Les « optimistes » soutiennent que le travail peu qualifié supprimé par les machines était seulement déplacé vers le travail qualifié de fabrication des machines. Mais, en réalité, la fabrication des machines est elle aussi mécanisée et automatisée et le travail intellectuel lui-même est mécanisé avec le développement de l’informatique. Le processus d’ensemble est complexe et crée incontestablement des activités nouvelles, demandent des études et de l’intelligence humaine, mais la tendance à long terme est claire : le travail mort étouffe progressivement le travail vivant.

Comme Marx l’avait noté, le travailleur est progressivement mis de côté. Le processus de production semble se dérouler seul. D’où le fantasme d’un procès de production autonome, dont nous n’aurions plus qu’à cueillir les fruits. Les impératifs techniques et l’intégration des systèmes imposent leur loi à l’activité humaine. Les normes deviennent forcément universelles pour permettre cette intégration des systèmes.

La machine n’est pas l’outil de la maitrise, mais l’outil qui nous maîtrise. Elle nous oblige à suivre ses procédures jusqu’au point où nous sommes entièrement conditionnés à ces procédures. Nous croyons être devenus tout-puissants, mais nous sommes impuissants, puisque nous perdons progressivement toute maîtrise de notre propre vie, dès lors que nous avons été branchés sur la machinerie universelle (plug and play).

La honte prométhéenne

L’inversion du rapport entre l’homme et la machine et la soumission de l’homme à sa propre créature est déjà montrée par Marx[81]. On en trouve aussi une analyse fouillée et souvent subtile chez Günther Anders. L’obsolescence de l’homme signifie que l’homme est dépassé. Il est techniquement hors jeu et son imperfection ontologique est insurmontable. L’expérience de cette imperfection de l’homme face à la machine est celle qu’Anders nomme « honte prométhéenne ». Prométhée a donné à l’homme l’intelligence technique, mais la technique nous dépasse immanquablement. Les machines sont bien plus puissantes que nous, les robots bien plus précis, le rendement énergétique des êtres vivants est totalement catastrophique…

Il y a plus de trente ans, lors du lancement de la « Picasso Xsara », Citroën nous avait gratifiés d’un clip publicitaire remarquable : les robots sur la chaîne de montage peignent la carrosserie à la manière de Pablo Picasso. La supériorité des robots sur le peintre célèbre est établie. Les produits de l’industrie ont plus de valeur que les œuvres de l’art. Le développement des machines IA démultiplie les exemples de cette honte prométhéenne. Les machines IA font des diagnostics bien plus rapides que les meilleurs oncologues. Les IA génératives produisent en quelques minutes des textes qu’un humain aurait mis des  semaines à produire. On vend des mémoires de master, des  thèses de doctorat fabriqués par IA. Le scénario du film Matrix se met en place : les machines sont prêtes à se débarrasser de l’homme, à moins qu’elles ne laisse survivre que comme producteur d’énergie – mais le calcul est mauvais !

La « honte prométhéenne » promeut un idéal humain et social : devenir aussi parfait qu’une machine. Chacun doit apprendre à « gérer son corps » comme on gère son entreprise, en veillant à une utilisation optimale, en prenant soin de faire les révisions nécessaires et en changeant « juste à temps » les pièces qui doivent être changées. Le « biopouvoir », cette prise de pouvoir des politiques de santé sur les corps, est  bien une réalité…  que nous acceptons parce  que, comme le disait déjà Descartes, « la santé est le plus grand de tous les biens ». Cette phrase paraît le bon sens même : lors des vœux de nouvelle année, on n’omet jamais de dire « et surtout la santé ». Si la santé est le plus grand de tous les biens, tous les autres biens doivent lui être subordonnés et s’effacer, le cas échéant devant les impératifs du bon état de fonctionnement de la machine humaine. Quiconque réfléchit un peu sait que la santé, si précieuse soit-elle, est moins importante que l’amour, la justice ou la dignité…

Il faut un corps-machine en bonne santé et apte à fonctionner au mieux, avec le meilleur rendement. C’est la raison pour laquelle le sport a pris une telle ampleur dans la société capitaliste. Le sport promeut les « valeurs » du capital : compétition, efficacité, rendement. Toujours se dépasser : c’est ce que le patron demande à ses employés. Toujours plus ! toujours plus haut ! Toujours plus vite !  Tous les impératifs du sport sont exactement ceux de l’entreprise capitaliste. Le sport présente aussi l’avantage insigne de fournir un terrain d’expérience pour la production de l’homme amélioré. Le dopage n’est pas un regrettable effet pervers de la compétition sportive, mais son essence même. La très vaste industrie des « compléments alimentaires » a ses laboratoires dans le monde sportif.

En développant le culte de la jeunesse, en faisant « honte » aux vieux qui se laissent aller, dont les muscles s’avachissent et les rides se creusent et qui, ô horreur ! ne suivent par les bons régimes alimentaires, le sport joue son rôle dans l’entreprise d’élimination des ancêtres propre au mode de production capitaliste. Le sportif est un « self made man », il ne doit rien à ses parents, mais tout à son entraîneur (qu’on appelle maintenant un coach[82]) et à ses pilules. Comment dans un tel monde, les anciens auraient-ils encore quelque chose à léguer, quelque sagesse à transmettre ? Pierre Legendre défendait l’idée que le nazisme fut fondamentalement le meurtre des ancêtres. C’est très exactement ce que montre ce sympathique miroir du nazisme qu’est le sport[83].

La honte prométhéenne exige que l’on ne laisse plus la naissance des humains au hasard des rencontres et aux aléas de la méiose. Les machines sont fabriquées selon un plan et il doit en être de même pour les êtres humains. Les techniques de la PMA, développées d’abord pour « bonnes raisons »  (vaincre l’infécondité d’un couple), permettent de mettre en œuvre un « process » de fabrication des humains : production in vitro d’embryons, sélection des embryons (préalablement classés selon des normes de qualité), suivi technique de l’ensemble du processus. Ce « process » peut sans trop de difficulté être adapté à la fabrication d’embryons génétiquement modifiés selon des critères eugéniques. Watson et Crick, les découvreurs de la structure en double hélice de l’ADN, n’ont jamais caché ni leur racisme invétéré ni leur volonté de promouvoir l’eugénisme – en instituant par exemple une autorisation de procréer… Quand ils s’y mettent, les savants font très fort.

Il y a une dimension sociale à la honte prométhéenne : la société humaine devrait fonctionner comme une machine bien huilée. Les organisations humaines doivent être rationalisées pour que tout puisse être planifié. Si, par exemple, l’informatique s’est infiltrée dans les moindres recoins des organisations sociales, ce n’est pas pour des raisons d’efficacité ou de productivité, car il n’est pas certain du tout que l’informatique de gestion procure des gains de productivité notables. Mais c’est parce que l’informatique est structurante et qu’elle ne laisse pas de place à l’à-peu-près, à l’indécis, ou à l’ambiguïté. Il faut que l’homme devienne un être prédictible. Cette transformation en profondeur de la vie sociale s’accompagne de l’essor des sciences sociales, qui ont de moins en moins un objectif cognitif et de plus en plus un objectif normatif. On n’analysera pas comment les hommes communiquent, on dira comment ils doivent communiquer. La pensée opérationnelle qui domine tous les champs universitaires vise à remplacer les questions traditionnelles, « pourquoi », « qu’est-ce », par un simple « comment », un « comment » qui désigne ce qui doit être fait. Tout ce qui tourne non seulement autour du management, de la communication, mais aussi du « développement personnel » développe un système de conformation des individus. Un système d’autant plus pernicieux qu’il fonctionne au consensus, sans contrainte apparente. Comme dans le monde d’Orwell, la contrainte est baptisée liberté. En faisant ce que demande le système, j’affirme faire ce que je veux ! L’aliénation idéale en somme.

Vers l’élimination des humains

Si l’homme est obsolète, la logique du système est celle de l’élimination des humains. Le nazisme, sur ce plan, a révélé la vérité du mode de production capitaliste, devenu capitalisme absolu : produire un « surhomme », celui qui devait émerger des ateliers d’élevage d’ariens des Lebensborn et éliminer les autres hommes transformées en déchets humains. Ce que les nazis ont fait avec la cruauté et le sadisme qui les caractérisaient est en train de s’opérer sous nos yeux selon les lois immanentes du mode de production capitaliste. Herbert Marcuse dans L’homme unidimensionnel définissait le capitalisme à l’âge de la domination de la technique comme un système totalitaire. Totalitaire en ce qu’il embrasse tous les aspects et toutes les dimensions de la vie et transforme chaque être humain en un rouage de cette machine, soit en tant que producteur (c’est-à-dire en tant que travailleur) soit en tant que consommateur. Les capitalistes, confrontés à la lutte des ouvriers et à des raisons venant de calculs à plus long terme, ont été contraints d’admettre la limitation du temps de travail, mais pour les ouvriers ce « temps libre » n’a pas été longtemps libre. Il a été quadrillé par les agents de conformation des ouvriers au conformisme et encadré dans la « société de consommation ». En rendant, les salariés dépendant de cette société de consommation, les capitalistes les ont « assagis » : il fallait bien payer les traites de la bagnole, de la télé, etc., et donc éviter de trop se mettre en grève. Progressivement, la jouissance individuelle des miettes tombées de la table du capital a pris le pas sur les formes d’organisation collective. La deuxième phase a été celle du « branchement ». Anders a bien analysé le rôle de la télévision dans ce processus. Les réseaux informatiques ont parachevé l’opération : d’une part tous doivent être « connectés » puisque l’on a organisé la disparition des guichets avec humains, le téléphone portable, invention proprement diabolique, ayant rendu possible la manœuvre. Progressivement, toutes les relations entre individus se font par l’intermédiaire du réseau internet. Le commerce est « plateformisé », quelques grands groupes contrôlant l’essentiel des transactions. Dans ce réseau, les individus qui croient être des individus consommant librement  ce dont ils ont besoin, sont en fait des travailleurs bénévoles au service des plateformes. Chaque connexion fournit à la mégamachine de nouvelles informations qui la rendent plus efficace. Si on cesse de se prendre pour le centre du monde et que l’on regarde l’ensemble de suffisamment loin, nous sommes très proches des humains qui nourrissent la « Matrice »  et se repaissent d’images produites par elle.

La vie est remplacée par le spectacle de la vie, les humains par leur avatar. Il y a encore des humains (sur le plan biologique) mais leur humanité est progressivement éviscérée. La grande opération du Covid, avec la mise en quarantaine d’une bonne partie de la société, a été un entrainement à grande échelle pour voir jusqu’où il était possible d’aller sans provoquer des réactions vitales. La préparation à la guerre (au moment où ces lignes sont écrites) s’inscrit dans le même projet conduit par des classes dominantes auto-lobotomisées.

Que l’humain soit de trop, nous avons déjà eu l’occasion de souligner que c’était la logique même du capital. Dans l’échange marchant, les individus vivants, travaillants, se présentent les uns en face des autres comme marchandises, les rapports entre les hommes prennent ainsi la forme de rapports entre les choses. Dans la production capitaliste, le travailleur convertit sa puissance personnelle, subjective en puissance du capital et n’existe que pour autant que le capital trouve à l’employer à un taux de profit suffisant. Le capitaliste lui-même n’est que le « fonctionnaire du capital », pour reprendre une expression de Marx.  À certains égards, il est autant aliéné que le travailleur, la différence étant que son aliénation est la source de sa jouissance. Dans le mode de production capitaliste, les choses deviennent vivantes et les humains sont à leur service. L’élimination des humains est donc bien la logique propre au mode de production capitaliste.

Propos d’étape

Dans une société dominée par le mode de production capitaliste, l’humanisme est une vieillerie à mettre au rebut. La valeur de l’homme n’est rien d’autre que son prix sur le marché. Il peut se trafiquer, se modifier à volonté, se jeter aux rebuts. « Ressource humaine », il n’est intéressant qu’en que ressource. Les vieux sont des charges qu’on s’apprête à aider à mourir au plus vite. Et les enfants des calamités – sauf qui seront dûment programmés dans les usines à bébés du « meilleur des mondes ».

X.         L’oiseau de Minerve ou l’antihumanisme théorique

L’involution du mouvement commencé sous l’égide de l’humanisme et qui se termine par la destitution de l’humain trouve son expression théorique dans la revendication théorique de l’antihumanisme. Elle est souvent liée au « structuralisme » sous ses divers avatars, mais on la retrouve dans les diverses déconstructions.

Troisième partie
Vers l’humanisme réel

XI.      Puissance et impuissance de la morale

La force de la morale[84] pourrait sembler le meilleur garant de rapports entre humains fondés sur le respect de l’autre. Mais l’expérience montre qu’il peut ne pas en aller ainsi. On sait combien la morale peut être hypocrite et combien nous sommes prompts à dénoncer les travers des autres en oubliant les nôtres. Dans Matthieu (5), on peut lire ce passage fameux :

Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l’œil de ton frère, et n’aperçois-tu pas la poutre qui est dans ton œil? 

Ou comment peux-tu dire à ton frère: Laisse-moi ôter une paille de ton œil, toi qui as une poutre dans le tien? 

Hypocrite, ôte premièrement la poutre de ton œil, et alors tu verras comment ôter la paille de l’œil de ton frère

Les raisons sont fort nombreuses qui rendent impuissant l’enseignement moral. Il faut également prendre en compte le fait souvent attesté que la morale se retourne aisément contre elle-même et devient un outil de domination.

Morale et moraline

Avant d’aller plus loin, il convient de distinguer une authentique attitude de morale de cette camelote que Nietzsche appelait « moraline ». Notre monde produit de la moraline en quantité phénoménale. Le mot « valeur » est mis à toutes les sauces. Les « valeurs de la République » se vendent sur tous les marchés. Mais les seules valeurs qui aient encore de l’importance sont les valeurs mobilières.

Être humain, c’est aujourd’hui être « bienveillant ». La bienveillance, certes, peut sembler une vertu utile contre la dureté des rapports humains, la morgue que manifestent ceux qui commandent à l’égard de ceux qui sont commandés, ceux qui croient détenir le savoir à l’égard de ceux qu’ils tiennent pour des ignorants. En vérité, la bienveillance n’a pas d’autre fonction que de mettre un peu d’huile dans les rouages, de faire en sorte que les rouages de la machine ne grincent pas trop. Mais que l’objet de bienveillance soit cantonné dans son rôle de rouage de la machine, il n’est pas question d’y toucher.

Une morale sans contrainte ni sanction est-elle possible ?

La morale est présentée généralement comme une contrainte. Pourquoi parlons-nous de devoirs moraux ?

 

 

 

 

 

 

 

 

XII.    Humanisme réel

Je ne dis pas cela pour démoraliser Il faut regarder le néant

En face pour savoir en triompher Le chant n’est pas moins beau quand il décline

Il faut savoir ailleurs l'entendre qui renaît comme l'écho dans les collines

(Aragon, Épilogue)

Oui, il faut regarder le néant en face pour savoir en triompher. Dans l’absolu, le mal n’existe pas. Le mal n’est toujours d’une absence, une limitation de la connaissance et sur ce point Spinoza a toujours raison. Mais il y a un bien mal pour, un mal relatif qu’il faut bien contenir : on étrangle bien un homme qui a la rage, dit Spinoza. Peut-être, après Pasteur, ne serons-nous pas obligé d’en arriver  à ces extrémités.

Résister au mal

Il est très difficile de résister au mal. D’abord, parce que le mal est attirant, il a souvent couleurs chatoyantes, il promet sans barguigner, tout ce que l’on veut. Tout d’abord, le mal en lui-même peut être désirable (cf. supra sur le rôle de la destructivité). Comme le disait Médée, « je vois le meilleur, je l’approuve et je fais le pire ». Les passions funestes obéissent toutes à cette logique. La volonté du sujet est anéantie et pourtant il se croit le plus libre quand il cède à cette passion. L’ivrogne croit vouloir librement s’enivrer, faisait remarquer Spinoza : il se croit le plus libre au moment même où il est totalement assujetti à l’objet de son désir.

Mais on peut aussi céder au mal pour de bonnes raisons. L’homme bionique, le cyborg et toutes les autres folies promises par la technoscience déchainée sont toujours des promesses devant lesquelles on a beaucoup de peine à résister. Pourquoi donc refuserions-nous ces progrès ? Les paraplégiques pourrons se servir de leurs membres grâce aux prothèses greffées sur leur système nerveux. Les biotechnologies permettront de réparer les corps, d’en changer les pièces usagées comme on le fait des pièces d’une machine… ou comme les Athéniens le faisaient, dit-on, avec le bateau de Thésée.

Nous craignons la mort, nous faisons tout pour vivre et prenons soin de nous à cette fin, et nous condamnons (généralement) ceux qui donnent la mort. Il pourrait donc sembler logique de vouloir repousser le plus loin possible des frontières de la vie et, pourquoi pas, aller vers l’immortalité. On pourrait  laisser mourir ceux qui le veulent vraiment, mais tous les autres seraient conviés au banquet des immortels. Si cette fin est bonne, il sera facile de montrer que tous les moyens qui permettent de l’atteindre sont bons et que nous ne devons pas nous laisser arrêter par des tabous d’un autre âge. Le transhumanisme, voilà l’avenir.

Il y a encore une autre manière d’accepter le mal : il faut souvent un peu de mal pour un bien, une opération pour sauver le malade, un bon mensonge et même de la violence pour renverser un tyran et rétablir la justice. Comme le dit Jankélévitch, il faut savoir être méchant avec les méchants ! En politique, Machiavel faisait remarquer qu’on n’a pas vraiment le choix entre le bien et le mal, mais entre un plus grand mal et un moindre mal. C’est ainsi que le mal passe pour un bien, et qu’on oublie que le moindre mal est encore un mal.

Et puis il y a encore plus simple que tout cela. Résister au mal demande de la force ou plus exactement du courage. Mais on peut ne pas avoir la force ou le courage de résister. La force est celle d’entreprendre une tâche rude, épuisante ou encore de résister à la souffrance et à la douleur. La force est physique et c’est la raison pour laquelle elle est limitée. On pourrait penser que le courage, vertu morale s’il en est, peut se cultiver et qu’au fond tous les hommes peuvent, s’ils le veulent, être courageux. Si, comme le dit Aristote, la vertu morale est une qualité acquis par habitude, il suffit de s’entraîner à être courageux pour l’être. Mais on sait aussi que le courage est une vertu ambivalente : on peut être courageux au service d’une mauvaise cause. Et si l’homme courageux peut résister au mal mieux que celui qui manque de courage, ce courage peut aussi facilement se mettre au service du mal. S’il en allait autrement, les guerres ne seraient faites que par les lâches et les courageux auraient imposé la paix.

Si l’on entend pas courage le sens étymologique, la force du cœur, la vaillance, la capacité à affronter le danger, ce que l’on pourrait rapprocher de ce que Platon dans sa tripartition de l’âme appelait thumos. Mais l’on traduit souvent par courage la fortitudo latine qui est la force d’âme, laquelle suppose la sagesse et la capacité à ne pas se laisser emporter par les passions.

Ainsi pour résister au mal, il ne suffirait pas d’être vaillant. Il faudrait aussi posséder cette force d’âme qui se semble pas être également répartie chez tous les humains.

On se trouve face à une nouvelle difficulté : pour résister au mal, il faut des hommes ayant la force d’âme adéquate, mais pour avoir formé et instruit des hommes ayant cette force d’âme, il ne faudrait pas que le mal ait gangréné la société. Bref, pour résoudre le problème, il faut le supposer déjà résolu. Or, les sociétés contemporaines, dominées par le mode de production capitaliste, produisent massivement des caractères et des comportements antisociaux, générateurs du mal. Il ne s’agit pas de « comportement déviants » ni « d’effets pervers », mais bien de comportements adaptés à la logique de la société capitaliste.

Remettre les choses sur leurs pieds

 

 

 

XIII. Table des matières

Introduction. 2

Première partie Humanisme  et histoire ou l’humanisme abstrait 8

I.      Antiquité de l’humanisme. 9

Anciens et modernes. 9

Ne pas faire table rase du passé. 11

L’ancien accouche du nouveau. 13

La voie stoïcienne. 16

La physique : accepter son destin. 19

La liberté de la conduite morale : l’éthique. 20

Civisme et humanisme : le cosmopolitisme. 22

Destin du stoïcisme. 23

Stoïcisme et humanisme. 25

L’humanisme antique en général 29

Propos d’étape. 30

II.    Christianisme et humanisme. 31

Une religion à visage humain. 31

Universalité. 32

Le thomisme à mi-chemin. 34

Le Christ et le salut des ignorants. 37

III.       Renaissance. 39

La politique à hauteur d’homme. 40

La beauté du corps humain. 48

La religion des humanistes. 49

L’homme à une place nouvelle. 51

Propos d’étape. 54

IV.       L’humanisme des Lumières. 57

Honorer les Lumières. 57

Continuités. 58

Ce que l’homme peut. 59

Raison garder. 62

L’avenir à portée de notre main. 64

La liberté de penser. 65

La politique à hauteur d’homme. 66

Propos d’étape. 67

V.     Un humanisme seulement abstrait. 69

La dignité du conquérant. 69

L’unité sans différence et la différence sans unité. 70

ineffectivité de l’humanisme abstrait 71

Deuxième partie L’homme contre l’homme ou l’antihumanisme en théorie et en pratique  72

VI.       Qu’est-ce que l’homme ?  Première approche. 73

L’humanisme comme problème. 73

Concept et réalité. 75

L’homme comme être naturel 80

Le genre humain. 82

Le genre humain et l’espèce humaine. 83

Avec André Leroi-Gourhan. 88

Propos d’étape. 91

VII.      Le barbare et l’inhumain. 93

Les barbares et nous. 93

Barbare et sauvage. 98

Inhumanité. 101

Le bois tordu de l’humanité. 104

Universalité du genre humain : nouvelle approche. 107

Propos d’étape. 111

VIII.    La négation de l’humain. 113

La tragédie humaine. 113

La domestication des animaux humains. 115

Sociétés de classes. 119

L’aliénation complète de l’humanité. 122

Destructivité et pulsion de mort. 124

Propos d’étape. 127

IX.       Vers l’anéantissement machinique de l’humain. 128

La logique du travail mort. 128

Une contradiction en procès. 130

Ce que produit le système des machines. 132

Les potentialités du système des machines. 134

Le temps libre volé. 135

La véritable richesse sociale. 136

Machinisme et barbarie. 138

Conclusion provisoire sur les thèses de Marx. 139

Le fantasme de la maîtrise. 141

La honte prométhéenne. 143

X.     L’oiseau de Minerve ou l’antihumanisme théorique. 147

Troisième partie Vers l’humanisme réel 148

XI.       Puissance et impuissance de la morale. 149

Morale et moraline. 149

Une morale sans contrainte ni sanction est-elle possible ?. 150

XII.      Humanisme réel 151

Résister au mal 151

Remettre les choses sur leurs pieds. 153

XIII.    Table des matières. 154

 

 



[1] Le film de Peter Watkins, La bombe (­­1966), reste emblématique de cette période.

[2] John le Carré dans La constance du jardinier a mis en scène ce monde impitoyable. Entre Congo, Rwanda et Ouganda, on compte plusieurs millions de morts, non pour rester des vaccins, comme dans le roman de Le Carré, mais pour les terres rares utiles à la construction des gadgets à téléphoner et des batteries des automobiles électriques.

[3] Nietzsche, F., Humain, trop humain, I, §2

[4] Joseph de Maistre et Edmund Burke tiennent à peu près le même langage face à la proclamation des « droits de l’homme » qu’ils tiennent pour une abstraction insensée.

[5] Le nietzschéisme de Foucault a fait l’objet d’une vigoureuse mise au point dans le livre de Jacques Bouveresse, Nietzsche contre Foucault, éditions Agone, 2016.

[6] Pico della Mirandola, De la dignité de l’homme [Oratio de humanis dignitate, 1487], éditions Lyber-L’éclat, texte latin et traduction française de Yves Hersant. Moins connu, sur le même sujet, De dignitate et excellentia hominis libri IV (Sur la dignité et l'excellence de l'homme dans quatre livres), de Giannozzo Manetti, 1452.

[7] Bien qu’elle soit très discutable, je reprends ici la distinction entre morale et éthique, entre la détermination des règles générales auxquelles nous devons tous nous soumettre et l’éthique comme un certain style de vie commune que nous pouvons choisir comme forme de la vie bonne.

[8] J’ai abordé ces questions dans À dire vrai, Armand Colin, 2013 et dans Malaise dans la science, Nouvelle Librairie, 2022.

[9] Preve, C.  Una nuova storia alternativa della filosofia, éditions “Petite Plaisance”, 2013, p.87

[10] Voir Hegel, Phénoménologie de l’esprit,

[11]Lire Dialectique négative de T.W. Adorno, une des plus stimulantes lectures critiques de Hegel.

[12] La maxime est tirée du Héautontimorumenos (« je suis le bourreau de moi-même » de Térence : « Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m'est étranger. »

[13] Thomas d’Aquin, De regimine principum, I, 1

[14] Ibid.

[15] Thomas d’Aquin, Somme théologique, Question 103, art.3

[16] Matheron, A., Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza, éditions Aubier, 1971

[17][17] Spinoza, Traité théologico-politique, chapitre VII

[18] Bloch, E., La philosophie de la Renaissance, 1972, traduction française « Petite Bibliothèque Payot », 1974.

[19] Thomas d’Aquin, De regimine principum, I, 1

[20] Ménissier, op. cit. p.96

[21] Sur le De Monarchia, on lira l’article de Thierry Ménissier, « Monarchia de Dante : de l’idée médiévale d’empire à la citoyenneté universelle, éditions L’Harmattan, e-article, 2006.

[22] Dante, De Monarchia, Livre I, III, traduction Michèle Gally, p.83

[23] Famille, village … Dante suit pas à pas la Politique d’Aristote.

[24] Op. cit. p. 85

[25] Op. cit. p. 95

[26] Dante, op. cit. p.105

[27] Op. cit. p. 109

[28] Dante, op. cit., II, p.131

[29] Op. cit. p.149

[30] Dante, op. cit., III, p.225

[31] Ménissier, op. cit. p.96

[32] B. Guillemain, Machiavel. L’anthropologie politique. Libraire Droz, Genève, 1977, 1977, p.52

[33] Je ne peux ici que renvoyer à mon Comprendre Machiavel (Armand Colin, 2006)

[34] Vasari, G., Vita di Michelagnolo Buonarruoti fiorentino pittore, scultore et architetto

 

[35] Febvre, L., Le problème de l’incroyance au 16e siècle. La religion de Rabelais, Albin Michel, « L’évolution de l’humanité », 1942-1968

[36] Rabelais, F., Pantagruel, ch. VII

[37] Gramsci, A., Quaderni del Carcere, 1998, Q.22

[38] Husserl, E., La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Gallimard,1976, p. 15

[39] Adorno, T.W., & Horkheimer, M., La dialectique de la raison, 1944, Gallimard, 1983

[40] Lukács, G.,  Die Zerstörung der Vernunft, Berlin, 1954, La destruction de la raison, traduction partielle en trois volumes chez Delga. Il s’agit d’un ouvrage très contestable et très contesté, qui cherche cependant à rendre intelligible l’histoire de la philosophie de la Révolution française à la barbarie nazie.

[41] Cf. Hegel, G.W.F., préface aux Lignes fondamentales de la philosophie du droit.

[42] Descartes, R., Discours de la méthode, Sixième partie.

[43] Op. cit.

[44] Husserl, E., La crise des sciences…, Op. Cit. p 15

[45] Op. Cit. p. 18

[46] Lire et méditer le passage de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel sur la liberté absolue et la terreur, chapitre VI, B, III.

[47] Kant, E., Anthropologie du point de vue pragmatique, AK, VII, 110, cité ici dans la traduction de Pierre Jalabert pour l’édition des œuvres dans la Pléiade. Par la suite, c’est dans cette édition que seront faites les références à Kant.

[48][48] Voir Lévi-Strauss, C., Anthropologie structurale deux, Plon, 1973-1996.

[49] Op. Cit. p. 320

[50] Op. Cit. p. 322

[51] À ce sujet, on lira avec intérêt le livre de Christian Ingrao, Croire et détruire: Les intellectuels dans la machine de guerre SS, Fayard, Pluriel, 2011. En partant de la biographie de quatre-vingt cadres de la SS et de l’élite de la SS qu’était la SD, l’auteur montre que ces hommes jeunes – ils ont la trentaine au moment de l’accession d’Hitler au pouvoir, sont des universitaires promis à des carrières et qui mettent leur culture et leur science au service de l’entreprise de destruction nazie. Rappelons aussi que de toutes les professions, ce sont les médecins qui ont le plus massivement rejoint la SS…

[52] Voir Collin, D., Malaise dans la science, édition de la Nouvelle librairie

[53] Voir sur ces questions Una nuova storia alternativa della filosofia, par Costanzo Preve, édition Petite Plaisance. Zénon fut d’abord un disciple de Crates le Cynique qui, à la suite Diogène, prônait un refus radical de toutes les normes sociales (anaideia, impudeur). Certains philosophes contemporains, comme Donna Haraway défendent le « trans-spécisme », à condition que l’animal soit consentant. Zénon est l’auteur d’une Politeia (La République) d’inspiration nettement cynique.

[54] À proprement parler, le terme « singe » n’a pas beaucoup de sens. Les « grands singes » sont beaucoup plus proches des humains, génétiquement, que des autres singes comme les babouins ou les atèles.

[55] Voir Condemi, S. et Savatier, F., Neandertal, mon frère. 300000 ans d’histoire de l’homme, Flammarion, Champs sciences.

[56] Une question plus générale est celle des rapports que nous devrions entretenir avec les autres vivants. C’est une loi naturelle qui nous pousse à nous protéger d’eux quand ils nous menacent, c’est une loi naturelle qui nous permet de manger les poulets et les agneaux que nous élevons comme les loups et les lions mangent d’autres animaux.  Mais nous ne devons exercer ce droit naturel que lorsqu’il est strictement nécessaire. Nous n’avons pas besoin de nous nourrir de baleines et nous n’avons aucune raison valable de détruire l’habitat des orangs-outangs. Sur ces questions, il y a à trouver un équilibre réfléchi.

[57] Marx emploie ici le mot Verkehr, qu'il traduit lui‑même par commerce (au sens large du mot) dans sa lettre à Annenkov. Plus loin, reviendront les termes de Verkehrsform, Verkehrsverhältnisse par lesquels Marx entend ce qu'il désignera plus tard par “rapports de production” (Produktionsverhältnsse).

[58] Idéologie Allemande, I. Feuerbach

[59] Voir Marx, Thèses sur Feuerbach.

[60] Dans What Darwin got wrong, Jerry Fodor et Massimo Piatelli-Palmarini mettent en cause les dogmes de la théorie standard de l’évolution. Ils expliquent : « La théorie de la sélection naturelle affirme que le fait qu'une caractéristique ait été sélectionnée pour provoquer un succès reproductif explique pourquoi une créature la possède. Mais elle ne peut pas non plus affirmer que « dans un sens qui compte », « un trait a été sélectionné pour » signifie qu'il est une cause du succès reproductif. Car si cela signifiait cela, la théorie de la sélection naturelle se réduirait à ce que le fait qu'un trait soit une cause de succès reproductif explique qu'il soit une cause de succès reproductif, ce qui n'explique rien (et n'est pas vrai)....Les psychologues qui espéraient défendre la « loi de l'effet » en disant qu'elle est vraie par définition, que le renforcement modifie la force de la réponse, ont fait à peu près la même erreur que Godfrey-Smith[42]. »

[61] Bergson fut longtemps ostracisé par toute une pensée de gauche qui, après Georges Politzer, en fit un représentant du « spiritualisme français » le plus ringard, une sorte de nouveau Victor Cousin. Mais il mérite un sort bien meilleur. Il fut le maître de Jankélévitch et l’inspirateur de Deleuze et sa philosophie de la vie pourrait bien nous aider grandement dans la crise philosophique et scientifique que nous traversons.

[62] Leroi-Gourhan, A., Le geste et la parole. Technique et langage, Albin Michel, 1964, p. 166

[63] Voir Mandel, G., La chasse structurale, Payot

[64]Lévi-Strauss, C., Tristes tropiques in Œuvres, la Pléiade, Gallimard, pp. 416-417

[65] Graeber, D. & Wengrow, D., Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité, édition « Les liens qui libèrent », 2021.

[66] Des sociétés pharmaceutiques ont parcouru les groupes sociaux traditionnels en Amérique Latine pour faire la collection des plantes médicinales qui y sont utilisées… et déposer des brevets sur ces plantes.

[67] Morgan, L., Ancient Sociéty, 1877, traduction française La société archaïque, éditions Anthropos, 1971

[68] Voir à ce sujet Homo Domesticus de James C. Scott, traduction française aux éditions La Découverte.

[69] Sahlins, M., La nature humaine, une illusion occidentale

[70] Wittvogel, K., Le despotisme oriental, 1957 pour l’édition américaine, édition française aux éditions de Minuit, 1964.

[71] Voir Terestchenko, M., Un si fragile vernis d’humanité, Le Découverte,

[72] Du 23 mars au 10 juin 1999, les avions de l’OTAN bombardent la Yougoslavie, notamment avec des bombes à l’uranium appauvri, afin de faire céder le pouvoir en place à Belgrade et d’obtenir la partition de la Serbie et la création d’un nouvel État prétendument indépendant, le Kosovo. Le régime de Belgrade ayant subi la célèbre  reductio ad Hitlerum, tous les moyens étaient « humanitaires » qui permettaient de l’abattre.

[73] Scott, J.C., Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers États. La Découverte, 2019, p. 130

[74] Ce livre a été traduit en français sous le titre Féminisme et anthropologie, éditions Gonthier/Denoël, 1979.

[75][75] Marx, K.¸ Le Capital, Livre I, p. 815, PUF, 1993

[76] Voir Collin, D., Devenir des machines, éditions Max Milo, 2025

[77] Fromm, E., La passion de détruire. Anatomie de la destructivité humaine. Robert Laffont, 1975

[78] Fromm, E., op. cit. p.25

[79] Op. Cit.  p.256

[80] Marx, K., Grundrisse, M.E.W., Band 23.

[81] Encore une fois, je ne peux qu.e renvoyer à mon livre Devenir des machines (Max Milo, 2025).

[82] Un manager est un homme qui fait le ménage. Un coach est un cocher. Dans le monde des affaires comme dans celui du sport, on est clairement placé dans la domesticité. Il est devenu héroïque, enviable, ou honorable d’être un laquais. Voilà qui en dit long.

[83] On a parfois remarqué la fascination du fascisme et du nazisme pour les idéaux de puissance physique et d’endurance promus par le sport.

[84] Voir Collin, D. et Frondziak, M.-P., La force de la morale, éditions R&N, 2019


 [DC1]"plus élargie" est un pléonasme… élargie veut dire "plus large"

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Devenir des machines. Recension

Dans la revue Eléments, avri-mai 2025 n°213 : La technique, espoir ou danger ? On a déjà beaucoup écrit sur ce thème, et ce n'est pas fi...