Benedetto Croce écrit en 1942 un bref essai sous ce titre : « Perché non possiamo non dirci “cristiani” ». Croce dit que cette dénomination est la simple vérité et que la considération de l’histoire est suffisante pour s’en persuader. Qui est ce « nous » dont parle Croce ? Croce lui-même ? Les Italiens ? Les Européens et leurs prolongements sur d’autres continents ? Il écrit à son amie, la poétesse Maria Curtopassi : « … J’ai continué, et presque terminé, ces jours-ci le Nouveau Testament. […] Je suis profondément convaincu et persuadé que la pensée et la civilisation modernes sont chrétiennes, la continuation de l’impulsion donnée par Jésus et Paul. J’ai rédigé à ce sujet une brève note, de nature historique, que je publierai dès que j’aurai l’espace disponible. Pour le reste, ne sentez-vous pas que, dans cette terrible guerre mondiale, ce qui s’oppose, c’est une conception encore chrétienne de la vie avec une autre qui pourrait remonter à l’âge pré-chrétien, voire pré-hellénique et pré-oriental, et rattacher à cet avant de la civilisation, la violence barbare de la horde ? » On pourrait discuter une partie de l’affirmation de Croce : la barbarie moderne n’est pas un retour en arrière, mais une des figures possibles de la civilisation occidentale qui rompt avec l’impulsion de Jésus et de Paul. Mais c’est une autre affaire. Le court essai de Croce est à méditer aujourd’hui et cette méditation à partir de Croce nous emmènera sur d’autres chemins.
Pour Croce, le christianisme a été la plus grande révolution
qu’ait accomplie l’humanité, « si grande, si complète et profonde, si féconde
en conséquences, si inattendue et irrésistible dans sa mise en œuvre, qu’il n’est
pas étonnant qu’elle soit apparue ou peut apparaître comme un miracle, une
révélation d’en haut, une intervention directe de Dieu dans les affaires
humaines ». Il n’est pas question de la foi (ou non) de Croce. Disciple de
Hegel, Spaventa et Labriola, la foi ne devait pas être le principal souci de
Croce qui était athée ! Quelques qualités qu’il puisse trouver au christianisme
et à l’Église catholique, son immanentisme et son historicisme creusent avec la
doctrine catholique un fossé infranchissable, comme le notait d’ailleurs le
père jésuite Mandrone dans la Civiltà cattolica peu après la parution de
l’essai de Croce.
En bon néo-hégélien, défenseur de la méthode historiciste, Croce
cherche dans l’histoire le progrès de l’esprit humain et sur ce plan le
christianisme marque une rupture profonde, radicale. Toutes les révolutions
antérieures (Grèce, Rome) restent limitées et les grandes révolutions
intellectuelles de l’époque moderne n’ont été possibles que sur la base de
cette révolution qu’a introduite le christianisme. « La raison en est que la
révolution chrétienne a opéré dans le centre de l’âme, dans la conscience
morale, et, en lui donnant et, en mettant en avant l’intérieur et le propre de
cette conscience, il semble qu’elle ait acquis une nouvelle vertu, une nouvelle
qualité spirituelle, dont l’humanité était jusqu’alors dépourvue. »
Il me semble difficile de ne pas suivre Croce sur cette
appréciation. Le suivre pour aller un petit peu plus loin que lui. Croce
crédite le christianisme de l’invention de l’intériorité — Charles Taylor dans Les
sources du moi montre la place centrale qu’a Augustin avec ses Confessions,
dans la généalogie du moi. Mais Augustin est ici une des meilleures
expressions de « l’esprit du christianisme ». Et c’est bien l’énigme du moi qui
constitue le fil rouge de la pensée européenne, héritière de l’Empire romain
christianisé, alors laquelle il faut bien rattacher la deuxième et la troisième
Rome — et éviter de la réduire à l’église catholique d’Occident. Cette
recherche du moi, il n’est pas difficile de la retrouver dans la poésie, dans
la littérature classique — les romans français du XVIIe siècle en sont un
bon exemple — dans la peinture et dans la sculpture. Mais aussi évidemment dans
la philosophie. Quelle que soit la beauté architecturale des mosquées, elles
expriment toute la soumission de l’homme à Dieu et l’âme humaine n’y a pas sa
place. L’invention chrétienne du Dieu fait homme, invention qui met en pleine
lumière la vérité feuerbachienne de la religion — c’est l’homme qui fait Dieu —
a produit des œuvres qui nous touchent au plus profond de nous.
Suivons encore Croce : « bien que toute l'histoire
passée coule en nous et que nous soyons les enfants de toute l'histoire,
l'éthique et la religion anciennes ont été dépassées et résolues dans l'idée
chrétienne de conscience et d'inspiration morale, et dans l'idée nouvelle du
Dieu en qui nous sommes, vivons et bougeons, et qui ne peut être ni Zeus ni
Yahvé, ni même (malgré les adulations dont il a fait l'objet de nos jours) le
Wotan germanique ; et par conséquent, plus particulièrement dans la vie morale
et dans pensée, nous nous sentons directement enfants du christianisme. »
C’est pourquoi, pour Croce toute la pensée européenne moderne, qu’il s’agisse
de la science galiléenne ou de la philosophie de Vico, Kant et Hegel, est l’héritière
du christianisme.
Cette révolution opérant dans l’âme humaine a mis au premier
l’universalité de la vie humaine. Quelque chose nous unit à tout homme, en tant
qu’il est homme ! Non pas à l’homme en général, mais à l’individu avec qui je
parle ou à qui je pense. Penser l’humanité dans chaque homme singulier. Aime
ton prochain, même ton ennemi ! Incroyable commandement, presque impossible à
tenir, et pourtant le noyau même de la civilisation moderne. Même ton ennemi et
peut-être même d’abord ton ennemi, car aimer ses amis, il n’est rien de plus
facile !
Le christianisme n’a pas tout inventé. Les prémices de cette
conception de l’homme se trouvent chez les philosophes stoïciens, mais ceux-ci
acceptent finalement le monde tel qu’il est, puisque l’ordre du monde ne dépend
pas de nous, et cherchent seulement à se protéger à l’intérieur de ce monde, à
construire cette « citadelle intérieure » pour reprendre l’expression de Pierre
Hadot dans son introduction à la pensée de Marc-Aurèle. Le christianisme, au
contraire, est d’emblée une nouvelle organisation du monde. Des premières
communautés chrétiennes, celles auxquelles s’adresse Paul de Tarse jusqu’à
l’édifice de l’Église, corps du Christ, il s’agit de donner vie à cette
révolution de la conscience, de la rendre effective. C’est l’Église qui a
réussi à civiliser tous les « barbares » qui s’étaient emparés de l’Empire
romain, l’avaient dépecé et y avaient imposé leur propre législation. Le
baptême de Clovis n’est pas qu’une image d’Épinal, de ces images qui ornaient
nos livres d’histoire à l’école primaire, il est la marque de l’entrée des
Francs dans un ordre nouveau bâti pourtant depuis peu autour de l’Église. À
bien des égards, c’est à l’Église que l’on doit le sauvetage d’une bonne partie
de la culture antique. Dans les habits de la théologie chrétienne, la
philosophie grecque va survivre et produire un peu plus tard de nouveaux fruits.
Voilà quelque chose que l’on ne devrait jamais oublier. Certes, les moines
copistes ont parfois pris des libertés avec les textes qu’ils avaient sous les
yeux et ils n’ont pas toujours usé des méthodes d’établissement des textes qui
eussent convenu. Toutefois, on n’oubliera pas que ce qui, de la culture
antique, a survécu du côté arabo-musulman est dû aussi aux chrétiens qui ont
traduit le grec de Platon et Aristote en syriaque puis en arabe. Autrement dit,
ce qui nous est parfois présenté comme le grand apport de l’islam est d’origine
chrétienne ! Platon chez Avicenne, Aristote chez Averroès : le maillon
intermédiaire est chrétien.
La révolution au cœur même de l’âme dont parle Croce est la
matrice de la liberté de conscience. Je connais d’avance les objections :
et l’inquisition ? Et les « chasses aux sorcières » ? Et Bruno ? Et Galilée ?
Tous ces cas doivent cependant être envisagés comme des réactions du corps de
l’Église aux effets indésirables du christianisme. Il y a en effet au cœur du
christianisme deux idées profondément dérangeantes : on ne naît pas
chrétien, mais on le devient, pourrait-on dire pour paraphraser une devise
célèbre, et ce qui est vraiment sacré, c’est l’homme. Ces deux idées mettent
régulièrement en porte-à-faux l’Église comme appareil de pouvoir. On ne naît
pas chrétien, en effet, il faut être baptisé, mais comme on baptise les
petits-enfants pour éviter qu’ils n’aillent errer éternellement dans les limbes,
mais ce baptême doit être confirmé quand l’enfant va entrer dans l’adolescence
et va entrer de plain-pied dans la communauté des chrétiens. Il faut dire « oui »
de sa propre voix pour devenir chrétien ! Un deuxième exemple est celui du
mariage. Dans toutes les sociétés et y compris dans les sociétés dominées par
le christianisme, les mariages sont des affaires de famille et ils sont peu ou
prou arrangés. Pourtant les sociétés chrétiennes ont été les premières à
commencer à sortir de cette servitude millénaire : le mariage étant un
sacrement, les mariés doivent consentir, comme ils ont consenti lors de leur
communion solennelle, mais ici ils doivent consentir à ce mariage — et c’est d’ailleurs
ce consentement qui le rend indéfectible. Si par exemple la fiancée ne consent
pas, alors l’Église doit la protéger. Le culte marial va également jouer un
grand rôle dans l’évolution des mentalités chrétiennes, et les communautés
chrétiennes féminines deviendront parois de véritables foyers de subversion de
l’ordre patriarcal — pensons, par exemple, aux béguinages. On cite beaucoup
Paul et ses maximes reconduisant l’infériorité des femmes, mais c’est le même Paul
qui affirme que, désormais, avec la proclamation de la bonne nouvelle, il n’y a
plus ni homme ni femme, comme il n’y a plus ni maître ni esclave, ni Juif ni
gentil…
Ce n’est pas un hasard si ce sont des nations chrétiennes
qui ont, les premières, énoncé les droits naturels de l’homme. Hegel énonce que
le christianisme énonça que l’homme en tant que tel est libre, alors que les
despotismes antiques proclamaient que seul un homme est libre (le tyran) et que
républiques antiques comme en Grèce affirmaient que seuls quelques-uns sont
libres. L’homme est libre, mais comment peut-il l’être, puisqu’il est une
créature de Dieu ? C’est très exactement ce que dit l’incarnation : Jésus
est Dieu fait homme, il est le fils de Dieu et le fils de l’homme, à la fois,
et on en doit conclure que Dieu et l’homme sont la même chose et que, donc, c’est
l’homme qui est sacré dans le christianisme. Dans le christianisme, on ne se
soumet pas à la puissance de Dieu, on assume sa liberté en se conduisant selon
les préceptes énoncés par le Christ.
Il n’est donc pas nécessaire de croire en un Dieu personnel
et transcendant (une chose logiquement très bizarre) pour se dire chrétien. L’armature
théologique du christianisme peut aisément être laissée de côté. C’est la voie
que propose Spinoza : retrouver les enseignements éthiques du christianisme
par la voie de la droite raison — c’est ce qui fait dire à Spinoza que Jésus
est le plus grand des philosophes [Sur cette question, voir Le Christ et le
salut des ignorants chez Spinoza, d’Alexandre Matheron]. On peut donc être
chrétien et « athée » (un athée qui pense que l’homme est un Dieu pour l’homme)
et retrouver ainsi le sens profond du grand livre d’Ernst Bloch, Athéisme
dans le christianisme. C’est aussi à juste titre qu’on a pu dire que le
communisme était la dernière grande hérésie chrétienne, la figure du
prolétariat dépositaire de la mission historique d’abolir les classes et l’aliénation
pouvant facilement se superposer à celle du Christ rédempteur.
Le 8 mai 2021 — Denis COLLIN
Bibliographie
Croce, B. : Pourquoi nous ne pouvons pas ne pas nous
dire « chrétiens », Payot, Rivages. En version italienne sur
internet : https://www.centropannunzio.it/obj/files/Benedetto%20Croce-%20Perch%C3%A8%20non%20possiamo%20non%20dirci%20cristiani.pdf
Matheron, A. : Le Christ et le salut des ignorants
chez Spinoza,
Bloch, E., Athéisme dans le christianisme¸ NRF, Gallimard
Je ne partage pas cette opinion.
RépondreSupprimerChrétien veut dire croire au Dieu des Chrétiens celui de ceux qui se reconnaissent dans le message de Jésus-Christ mort et ressuscité. Cela doit le rester. Il n'y a pas de sens ni de légitimité à en élargir la définition.
Cela ne veut pas dire que la culture occidentale n'est pas fortement empreinte de christianisme et singulièrement de catholicisme.
Mais ça ne veut pas dire non plus que ça exclu d'autres influences dont celle, énorme, de l'apport islamique à la renaissance occidental.
Qu'on le veuille ou pas, toute culture est métissée de nombreux apports. Et dans une société aussi ouverte depuis au moins 2000 ans que les cultures Européennes la culture est quasi métissée par toutes les autres cultures (dont les croyances et religions) historiques et contemporaines.
Toute culture est multiple, métissée, instable, changeante et en mutation continue. Il n'y a pas de culture pure partagée par tous même sur un territoire donné et encore moins une culture universelle. Il n'y a que des communautés qui se reconnaissances dans des valeurs relativement communes quoi que jamais totalement identiques.
On peut définir des grands groupe culturels mais on ne peut définir précisément le contenu d'une culture.
Cette idée de culture commune est née au XIXe siècle comme les concept de frontière et de nation. Elle est très contestable d'autant qu'elle a été mise en place pour faciliter le contrôle, la domination, social des populations.
Ces concepts de culture unifiée, de nation (ou patrie) et de frontière sont des inventions du libéralisme (par nature idéologie de domination) et institués pour assurer la permanence des dominations de classe. Ils sont aussi la cause première de toutes les guerre depuis Napoléon qui voulait unifier les cultures européennes. Le Jacobinisme centralisateur français est aussi le fait de ces concepts. Les guerre "humanitaires" ou "pour instaurer la démocratie" en sont d'autres parfaits exemples. Il en est de même pour la globalisation.
Cet universalisme qui s'impose aux autres ou plutôt qui doit être imposé à tous est un héritage criant du monothéisme judaïque (et donc chrétien et musulman aussi). Dès lors qu'il y a un seul dieu unique les autres dieux n'ont plus droit d'être. C'est le fondement de l'universalisme. L’universalisme est totalitaire et destructeur.
Tout le monde à droit à défendre (en parole et en exemplarité mais en aucun cas en actes de violence ou de domination) ses valeurs. Mais Personne n'a droit à prétendre que ses valeurs (les valeurs dans lesquels il se reconnait) soient intrinsèquement meilleures que celles de tout tiers. Il n'y pas de classement possible entre cultures. On s'y reconnait plus où moins mais ça ne donne pas plus ou moins de pertinence à quelque culture que ce soit car les cultures sont des faits. Et le multiculturalisme est lui même un fait parfaitement naturel et spontané.
Les occidentaux ont une propension à l'impérialisme colonisateur et au narcissisme qui s'expriment par leur universalisme impérialiste. Il est urgent qu'ils le remettent en cause.