mardi 11 mai 2021

Nous sommes encore trop chrétiens. Réponse de Jean-Marie Nicolle

Ce texte est une réponse à mon papier sur Benedetto Croce

Pour les Grecs comme pour les Romains, la religion est une affaire d’état, plus précisément de la Cité (la Polis). Les dieux n’ont pas créé le monde ; comme les hommes, ils sont nés du monde. Il n’y a donc pas de transcendance. Ils sont puissants et immortels, et entretiennent des rapports de protection avec les cités. Chaque cité a son dieu « poliade ». Le culte n’est pas un engagement personnel d’un individu cherchant à assurer son salut, mais est une activité collective à laquelle chacun doit participer par devoir civique. La religion a donc principalement une fonction politique.

Au contraire, le christianisme s’enracine dans la tradition biblique selon laquelle le monde a été créé et est orienté par un temps linéaire ; comme il a connu un commencement, il connaîtra une fin. Les événements sont dominés par une histoire orientée. A partir de l’alliance de Dieu avec les hommes, tout ce qui arrive peut être lu comme une étape dans l’accomplissement du programme divin. Dans cette histoire, la vie et la passion du Christ, sorte d’initiative imprévisible de Dieu pour le rachat des hommes, donnent une tonalité particulièrement dramatique : chaque homme est interpellé par le message chrétien ; il est entièrement libre d’acquiescer ou de refuser ; il devient le coauteur de son existence. Voilà une belle promotion de la liberté individuelle !

L’un des premiers critiques du christianisme (Celse), lui reproche de concevoir Dieu comme un être changeant, qui prend des initiatives et des décisions nouvelles, au lieu de se contenter de conserver l’ordre immuable du monde. Et, de fait, le christianisme introduit brutalement dans le monde méditerranéen une vision toute nouvelle de l’univers qui bouscule les valeurs établies. Par exemple, Paul de Tarse rejette l’inexistence du mal, alors que « la nature n’engendre rien de mal dans le cosmos », selon épictète. A ses origines, le christianisme est bien une subversion.

 

Or, si le christianisme a introduit des notions tout à fait positives comme une relative égalité entre les hommes (et entre les hommes et les femmes), comme l’idée qu’on peut changer et améliorer le monde (d’où, plus tard, l’idée de progrès), comme la valeur et la liberté de l’individu, il ne sépare jamais l’homme de Dieu (puisque le Christ est homme-Dieu) et s’adresse à chacun pour qu’il puisse  accomplir son salut. On ne peut pas dire « L’armature théologique du christianisme peut aisément être laissée de côté. »  L’homme chrétien se vit en passage ici-bas et son moi intérieur est habité par une conscience morale, examinée par Dieu le Père, d’où l’énorme puissance du sentiment de culpabilité. Les procès staliniens auraient-ils pu fonctionner sans cette culpabilité chrétienne instillée dans la conscience des communistes ? La foi dans la révolution communiste n’est-elle pas une forme de la vertu théologale appelée l’espérance ? L’idée que l’on puisse changer le monde, les sociétés, et par là, la nature des hommes, ne serait-elle pas une variante de l’idée de salut ?

 

L’ennui pour les communistes comme pour les chrétiens, c’est qu’ils commettent une grave erreur sur la psychologie humaine, erreur que Freud a bien montrée dans son Malaise dans la Culture (chap. V) : le précepte « aime ton prochain comme toi-même » est un commandement impossible à suivre et l’abolition de la propriété ne supprime qu’une petite partie de l’agressivité humaine dont les racines sont très profondes et liées à la composante animale de l’homme. Christianisme et communisme font le pari de la bonté des hommes. En cela, ils sont frères dans la famille des naïfs. Croce a bien raison de dire « nous ne pouvons pas ne pas nous dire « chrétiens » », mais ce n’est pas pour la raison qu’il croit.

 

Jean-Marie Nicolle, mai 2021.

 

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