Ce texte est une réponse à mon papier sur Benedetto Croce
Pour les Grecs comme pour les Romains, la religion est une affaire d’état, plus précisément de la Cité (la Polis). Les dieux n’ont pas créé le monde ; comme les hommes, ils sont nés du monde. Il n’y a donc pas de transcendance. Ils sont puissants et immortels, et entretiennent des rapports de protection avec les cités. Chaque cité a son dieu « poliade ». Le culte n’est pas un engagement personnel d’un individu cherchant à assurer son salut, mais est une activité collective à laquelle chacun doit participer par devoir civique. La religion a donc principalement une fonction politique.
Au
contraire, le christianisme s’enracine dans la tradition biblique selon
laquelle le monde a été créé et est orienté par un temps linéaire ; comme
il a connu un commencement, il connaîtra une fin. Les événements sont dominés
par une histoire orientée. A partir de l’alliance de Dieu avec les hommes, tout
ce qui arrive peut être lu comme une étape dans l’accomplissement du programme
divin. Dans cette histoire, la vie et la passion du Christ, sorte d’initiative
imprévisible de Dieu pour le rachat des hommes, donnent une tonalité
particulièrement dramatique : chaque homme est interpellé par le message
chrétien ; il est entièrement libre d’acquiescer ou de refuser ; il
devient le coauteur de son existence. Voilà une belle promotion de la liberté
individuelle !
L’un
des premiers critiques du christianisme (Celse), lui reproche de concevoir Dieu
comme un être changeant, qui prend des initiatives et des décisions nouvelles,
au lieu de se contenter de conserver l’ordre immuable du monde. Et, de fait, le
christianisme introduit brutalement dans le monde méditerranéen une vision
toute nouvelle de l’univers qui bouscule les valeurs établies. Par exemple, Paul
de Tarse rejette l’inexistence du mal, alors que « la nature n’engendre rien de mal dans le cosmos », selon épictète. A ses origines, le
christianisme est bien une subversion.
Or,
si le christianisme a introduit des notions tout à fait positives comme une
relative égalité entre les hommes (et entre les hommes et les femmes), comme
l’idée qu’on peut changer et améliorer le monde (d’où, plus tard, l’idée de
progrès), comme la valeur et la liberté de l’individu, il ne sépare jamais
l’homme de Dieu (puisque le Christ est homme-Dieu) et s’adresse à chacun pour
qu’il puisse accomplir son salut. On ne
peut pas dire « L’armature théologique du christianisme peut aisément être
laissée de côté. » L’homme chrétien se vit en passage ici-bas et son moi
intérieur est habité par une conscience morale, examinée par Dieu le Père, d’où
l’énorme puissance du sentiment de culpabilité. Les procès staliniens auraient-ils
pu fonctionner sans cette culpabilité chrétienne instillée dans la conscience
des communistes ? La foi dans la révolution communiste n’est-elle pas une
forme de la vertu théologale appelée l’espérance ? L’idée que l’on puisse
changer le monde, les sociétés, et par là, la nature des hommes, ne serait-elle
pas une variante de l’idée de salut ?
L’ennui
pour les communistes comme pour les chrétiens, c’est qu’ils commettent une
grave erreur sur la psychologie humaine, erreur que Freud a bien montrée dans
son Malaise dans la Culture (chap.
V) : le précepte « aime ton prochain comme toi-même » est un
commandement impossible à suivre et l’abolition de la propriété ne supprime
qu’une petite partie de l’agressivité humaine dont les racines sont très
profondes et liées à la composante animale de l’homme. Christianisme et communisme
font le pari de la bonté des hommes. En cela, ils sont frères dans la famille
des naïfs. Croce a bien raison de dire « nous ne pouvons pas ne pas nous
dire « chrétiens » », mais ce n’est pas pour la raison qu’il
croit.
Jean-Marie Nicolle, mai 2021.
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