Quelques réflexions introductives
On oppose fréquemment la fabrication technique à la nature comme ce qui est artificiel à ce qui est naturel. Ce qui est naturel est spontané, procède de son propre mouvement ; au contraire, ce qui est artificiel demande une action volontaire d’un agent extérieur. Les arbres poussent de leur propre mouvement. Mais les charpentes non ! Comme le dit Aristote :
« si l’art de la construction navale était dans le bois, il agirait de la même manière que la nature » (Physique, II, 8, 199-b).
Mais précisément la technique de la construction navale n’est pas dans le bois. Il y a donc d’un côté ce qui est engendré et engendre à son tour, tout ce qui est du côté de la nature et de l’autre ce qui est fabriqué et procède de l’activité orientée en vue de certaines fins dont le « fabriquant », l’ouvrier (celui qui œuvre) est conscient. D’où d’ailleurs cette définition de l’homme que l’on trouve chez Bergson, homo faber.
Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber. En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils et, d’en varier indéfiniment la fabrication.(Évolution créatrice, chapitre II, « Les grandes directions de l’évolution et de la vie »)
L’homo faber est pour Bergson l’expression d’une des deux grandes tendances de l’évolution, celle qui va vers l’intelligence et qu’il oppose à l’autre tendance, celle du perfectionnement de l’instinct qui atteint son niveau le plus important chez les insectes.
L’opposition entre ce qui est fabriqué par les hommes et ce qui est donné par la nature traverse la vie humaine, organise notre perception globale des choses. Elle est bien ontologique puisqu’elle permet de classer tout ce qui est selon deux modes d’être radicalement différents.
L’artisan ou l’artiste (on laissera de côté cette distinction, puisque pour les Anciens c’est un seul et même genre d’activité) peut créer quelque chose: un vase, une paire de chaussures, une statue. Mais l’homme ne crée pas ses enfants : il se contente de procréer, c’est-à-dire de laisser la nature agir en lui. La poiêsis et la phusis ne sont pas du tout du même ordre. Entre les deux, un gouffre qui définit la place subordonnée de l’homme, car jamais les produits de la fabrication humaine n’égaleront les êtres naturels. On mesure à quel point le rapport moderne à la nature s’oppose à celui des Anciens : l’industrie humaine est censée faire beaucoup mieux que processus naturels trop aléatoires.
Une remarque s’impose ici. Les techniques du vivant qui se développent prodigieusement aujourd’hui sont peut-être en train d’ébranler ce rapport essentiel et, par conséquent, il est impossible de limiter les questions angoissantes concernant les modifications du génome humain –par exemple – à des questions d’éthique médicale alors même qu’il s’agit de « métaphysique » si on définit la métaphysique comme cette science de l’être en tant qu’être dont parle Aristote. Prenons le cas de la procréation. L’homme, dans la mesure où il n’obéit pas à l’instinct, dans la mesure où la reproduction est normée socialement (prohibition de l’inceste, règles matrimoniales, conventions sociales) n’ a jamais tenu le fait d’avoir des enfants pour un processus seulement naturel. Mais depuis l’aube de l’humanité, la volonté humaine ne peut agir que négativement sur la reproduction : s’abstenir des rapports sexuels, mettre en œuvre les « procédés infâmes » de contrôle des naissances, pratiquer l’avortement, tuer les nouveau-nés indésirables, etc. Le processus lui-même par lequel un enfant vient au monde lui échappe. Je peux décider de labourer un champ ou de coudre un vêtement, mais pas de « faire un enfant » : en ce domaine la seule chose qui puisse être décidée, c’est avoir ou non des rapports sexuels et espérer que Dieu ou la nature comblera mes vœux.
Il est également possible de simuler la procréation, à travers une mise en scène très particulière. Ainsi chez les Nuers du Soudan, une femme stérile sera officiellement transformée en homme. Elle tiendra dans la société la fonction d’un homme et sera mariée à une femme, laquelle s’accouplera avec un homme du village qui servira uniquement « d’inséminateur ». L’enfant qui naîtra sera réputé le fils de cette femme-homme. Extraordinaire montage des normes : il s’agit d’imiter la nature, sous une forme très remarquable.
Il pourrait sembler que les biotechnologies modernes permettent d’abord de « piloter » plus finement le processus (dans le cas de la PMA) et elles n’entraînent pas encore un changement fondamental de statut de la naissance. Dans la FIVETE, on a encore affaire au processus aléatoire de la méiose et l’embryon fécondé sera réimplanté dans l’utérus maternel. Mais déjà s’y ajoute une possibilité technique nouvelle, celle qui est ouverte par la sélection des embryons – puisqu’on sait que certaines cliniques proposent la FIVETE non pour remédier aux problèmes d’infertilité d’un couple, mais pour permettre de choisir le sexe de l’enfant.
On peut aller plus loin et la technique est disponible ou en voie de l’être, si on intervient directement sur le génome humain, si on peut déterminer positivement les caractères essentiels de l’enfant à naître. Dans ce cas, nous aurons une transformation radicale, « ontologique » de l’être humain. Nous renvoyons à l’ouvrage de Jürgen Habermas, L’avenir de la nature humaine sur la signification profonde des évolutions en cours qui font de l’enfant à l’être le produit d’un « projet parental » appuyé sur l’ingénierie génétique.
Prenons un autre exemple. Pour l’instant, une large partie de nos apports en protéines se fait directement par la consommation de protéines animales – que l’animal ait été chassé ou provienne d’un élevage domestique, cela ne change rien à l’affaire. On sait aujourd’hui, à partir de composants carbonés fabriquer quelque chose qui s’appelle « steak de synthèse ». Les militants de la « cause animale » y voient un progrès majeur qui permettrait d’en finir avec la « souffrance animale ». Mais on ne s’arrêtera pas en si bon chemin. Si on ne mange plus les vaches, il faudra aussi arrêter la production laitière et respecter ce poulet en puissance qu’est l’œuf … On commence aussi à fabriquer de la peau synthétique par des procédés assez semblables. On sait faire des cœurs artificiels. Il y a là toute une série de recherches qui ne sont pas sans évoquer les fantasmes et les mythes des siècles précédents, mais qui sortent maintenant du mythe pour annoncer ce qui pourrait être la réalité de demain. L’homme aurait ainsi effectué sa migration vers le « posthumain », l’homme produit intégral de la fabrication humaine. Quand on voit le nombre de grandes firmes qui investissent massivement dans ces secteurs de recherche (Google), on peut craindre le pire.
Remplacer la nature par l’artifice, il semble pourtant que cela a toujours été la ligne directrice de l’activité humaine. Chaque société historique a établi ses propres limites, ses propres frontières entre le naturel et l’artificiel, entre l’artificiel permis et l’artificiel interdit. Franchir la limite, sombrer dans l’hubris, c’était précisément ce dont il fallait à tout prix se garder. Or nous vivons précisément dans une société qui a fait de la démesure, de la transgression de toutes les limites son mode d’être.
Nous savons, presque intuitivement, que le franchissement des limites entre naturel et artificiel conduit à une vie que nous n’aimerions pas, non pas au paradis technologique, mais à l’enfer technologique. Mais en même temps nous ne disposons d’aucune règle qui nous permettrait de déterminer « objectivement » cette limite. Voilà le dilemme tragique devant lequel nous sommes.
Pour en sortir, peut-être pourrions encore nous inspirer d’Aristote. Aristote tente de définir indirectement l’art ou la tekhnê :
« l’art, dans certains cas parachève ce que la nature n’a pas la puissance d’accomplir, dans d’autres cas il imite la nature » (Physique, II, 8, 199-a).
Prenons la première partie de cette citation. La nature n’est pas une déesse toute puissante ! Mais, les dieux grecs non plus n’étaient pas des dieux tout-puissants. L’homme peut lui échapper et précipiter à nouveau ce qui est dans le néant par sa démesure, par la perte du metron. Il peut aussi venir en aide à une nature trop faible, par sa propre activité. Par exemple, la cité est naturelle en ce qu’elle est composée de communautés naturelles et a pour finalité l’épanouissement de la nature humaine, mais elle est aussi, à certains égards, artificielle car elle a besoin pour exister de l’action volontaire des hommes. Le législateur, par exemple, est la cause des plus grands biens, dit Aristote (Politique, I, 2), parce qu’il est l’agent qui accomplit ce que la nature demande, mais qu’elle ne peut faire seule. L’art du médecin consiste à apporter des soins, mais ceux-ci ne guérissent pas ; ils ne peuvent que suppléer à la nature qui, seule, guérit. Le pansement aide à la cicatrisation de la blessure, mais c’est le mécanisme du corps qui opère cette cicatrisation. Chez les humaines, la naissance ne fait pas souvent naturellement. Un petit trop gros qui doit passer par des hanches trop étroites – la nature n’est pas bien faite ... Les animaux mettent bas leur progéniture, mais les femmes doivent accoucher, « dans la douleur » leur rappelle la Bible, et le plus souvent avec l’aide de la sage-femme, d’une femme (car c’était la spécialité des femmes) qui est sage en matière de femmes.
En vérité, il en va peut-être ainsi dans toutes les productions : c’est seulement en suivant la nature que l’homme peut en modifier les effets – « obéir à la nature pour lui commander », disait Francis Bacon. Il n’est pas au pouvoir de l’homme de passer par-dessus la nécessité inflexible des lois de la nature. Mais il faut noter la grande différence. Bacon est un Moderne : obéir à la nature pour lui commander ou, comme le dira Descartes « devenir comme maîtres et possesseurs de la nature », voilà des propos qui eussent semblé proprement fous pour un esprit grec.
Si nous demandons quelles limites on doit apporter à l’activité technique humaine, peut-être Aristote nous donne-t-il une règle. La PMA est simplement une technique qui aide la nature à accomplir ce qu’elle ne parvient pas à faire seule. Elle s’applique donc à aider les couples stériles à avoir un enfant ... à condition qu’il s’agisse de couples virtuellement susceptibles d’avoir un enfant, c’est-à-dire de couples hétérosexuels. D’où l’importance des discussions autour de l’application de la PMA aux couples homosexuels (féminins).
Dans un tout autre domaine, la sélection des plantes et des animaux n’est rien d’autre qu’une manière de diriger un processus naturel. Le paysan qui préparait ses semences pour la récolte suivante les sélectionnait – très empiriquement d’ailleurs. Il procédait de même pour son troupeau de vaches. Avec les OGM, c’est une autre voie qui s’ouvre : remplacent le développement organique par la chimie, les processus naturels par des processus industriels. Ce n’est pas du tout la même chose. Les défenseurs des OGM emploient l’argument selon lequel la technique des OGM permet seulement de court-circuiter le long processus de la sélection, en tenant le développement organique et le temps qu’il suppose pour rien. Mais précisément, c’est le temps qui est l’essentiel et cette tentative d’éliminer le temps est le caractère le plus saillant de notre époque – voir aussi sur ce dernier point Accélération de Hartmunt Rosa.
Gardons-nous de trancher trop vite. Ce qui s’annonce sous le terme de questions éthiques ou sociétales en tout cas met en jeu une dimension ontologique, c’est-à-dire les assises mêmes de la vie humaine. Et c’est encore le recours à la tradition philosophique qui permet d’y voir plus clair.
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