samedi 19 septembre 2015

Le communisme de Marx, une théorie du bien commun

Le mot « communisme » a été si galvaudé qu’on ne sait plus exactement ce qu’il pourrait recouvrir. Les partis communistes membres de l’Internationale Communiste se réclamaient du communisme tel que Marx l’avait défini dans le Manifeste du Parti Communiste (1848). Cependant, aucun des gouvernements des pays du « socialisme réel » n’a jamais considéré que l’un de ces pays ait pu être communiste. D’un autre côté, le communisme n’est pas l’invention de Marx et Engels. Le communisme de Babeuf, celui des « partageux », ce communisme grossier que Marx brocarde très tôt, n’est pas celui des auteurs du Manifeste du Parti Communiste.
Préhistoire du communisme de Marx. Après être devenus communistes – c’est Engels qui fait le pas le premier – Marx et Engels adhèrent à la « Ligue des Justes » qu’ils vont transformer en « Ligue des Communistes ». Cette transformation est capitale. Il ne s’agit plus de faire régner la justice dans le monde mais de reconstruire une société fondée sur le bien commun entendu dans un sens radical. En effet, les premières sociétés révolutionnaires, comme la Ligue des Justes liée originairement au blanquisme français, sont unies sur la base de mots d’ordre de nature , dans lesquels d’ailleurs les réminiscences des mouvements chrétiens dissidents sont fort nombreuses. L’égalité, la fraternité, la justice, le triomphe de l’humanité, ce sont ces grands mots qui servent d’étendard à ces mouvements. Avec la création de la Ligue des Communistes en 1847 qui confie à Marx et Engels le soin de rédiger un Manifeste, on change de point de vue. Il s’agit maintenant de comprendre le « mouvement réel » et non plus de s’orienter à partir d’idées utopiques. Et c’est pourquoi il faut partir de l’étude de la dynamique des rapports sociaux de production, et de leur expression politique, la lutte des classes et, quant à l’action, en finir avec les traditions des sociétés secrètes.
Le mouvement réel. Ainsi le communisme n’est-il plus un « projet » ni un idéal, mais le processus historique lui-même. Dans le Manifeste on lit : « Frissons sacrés et pieuses ferveurs, enthousiasme chevaleresque, mélancolie béotienne, elle [la bourgeoisie] a noyé tout cela dans l’eau glacée du calcul égoïste. » La domination bourgeoise a impitoyablement brisé toutes les formes anciennes de communautés, ne laissant plus que des individus isolés, les « atomes » égoïstes des modèles de l’économie politique bourgeoise. Mais la destruction des communautés anciennes n’est pas à regretter. Il s’agissait de communautés fermées, empêchant le développement de toutes les potentialités de l’individu. Le mode de production capitaliste, en brisant les anciennes relations de dépendance des individus a posé comme une exigence la véritable émancipation humaine, celle de l’homme comme être social. En même temps, en développant la division du travail, en multipliant les relations d’interdépendance des individus dans le processus même de la production qui brise toutes barrières anciennes, le mode de production capitaliste crée les conditions de la construction d’une véritable  des hommes libres. Si le communisme est le mouvement réel, c’est parce que le capital lui-même abat les barrières à son propre développement. Et c’est pourquoi, comme le dit encore le Manifeste : « les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne font qu’exprimer, en termes généraux, les conditions réelles d’une lutte de classes qui existe, d’un mouvement historique qui se déroule sous nos yeux. »
Ainsi, la destruction de la propriété capitaliste qui est souvent citée comme le point nodal du « programme » communiste, n’est-elle rien d’autre que ce que le mouvement même du capital accomplit chaque jour. Dans Le Capital, Marx précise comment ce processus s’accomplit. L’expropriation du capital n’est pas un coup de force qui sera fait un beau matin par le prolétariat au pouvoir (vision chimérique de la révolution), mais que c’est un processus qui se déroule à l’intérieur même du mode de production capitaliste. Les intérêts à long terme du capital exigent des lois de protection des ouvriers, mais ces lois contribuent à l’expropriation de milliers de petits capitalistes et indiquent la possibilité réelle de l’expropriation générale du capital. Le communisme n’est pas un projet à mettre en œuvre demain, un plan d’ingénieurs sociaux, mais le processus même qui se déroule sous nos yeux. Le principal obstacle au développement du capital, c’est donc le capital lui-même ! On peut d’ailleurs s’interroger sur la pertinence théorique des notions clés du marxisme historique du XXe siècle et au premier chef l’élection du prolétariat en classe consciente de soi, en sujet révolutionnaire. Le sujet révolutionnaire (mystifié), c’est le capital lui-même, si l’on veut bien se souvenir que le capital n’est pas une chose, mais un rapport social.
Une association d’hommes libres. Cette expropriation ne doit pas être confondue avec la « nationalisation », c’est-à-dire l’étatisation des grands moyens de production et d’échange qui figurait en bonne place dans les programmes des partis socialistes et communistes de jadis. Le Manifeste avait défini le but de cette nouvelle organisation sociale : « une association où le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous. » Dans le livre I du Capital (Le caractère fétiche de la marchandise et son secret), la société communiste est décrite comme celle des « producteurs associés » : « Représentons-nous enfin, pour changer, une association d’hommes libres, travaillant avec des moyens de production collectifs et dépensant consciemment leurs nombreuses forces de travail individuelles comme une seule force de travail sociale. Toutes les déterminations du travail de Robinson se répètent ici, mais de manière sociale et non plus individuelle. Tous les produits de Robinson étaient son produit personnel exclusif, et donc immédiatement pour lui des objets d’usage. Le produit global de l’association est un produit social. Une partie de ce produit ressert comme moyen de production. Elle demeure sociale. Mais une autre partie est consommée comme moyen de subsistance par les membres de l’association. Elle doit être partagée entre eux. Ce partage se fera selon une modalité qui change avec chaque modalité particulière de l’organisme de production sociale lui-même, et avec le niveau de développement historique correspondant atteint par les producteurs. Supposons, simplement pour établir le parallèle avec la production marchande, que la part de moyens de subsistance qui revient à chaque producteur soit déterminée par son temps de travail. Le temps de travail jouerait alors un rôle double. D’un côté, sa répartition socialement planifiée règle la juste proportion des diverses fonctions de travail sur les différents besoins. D’autre part, le temps de travail sert en même temps à mesurer la participation individuelle du producteur au travail commun, et aussi, par voie de conséquence, à la part individuellement consommable du produit commun. Les relations sociales existant entre les hommes et leurs travaux, entre les hommes et les produits de leurs travaux, demeurent ici d’une simplicité transparente tant dans la production que dans la distribution. »
L’épanouissement des individus dans la vie commune. Mais si cette organisation, cette association d’hommes libres est la condition nécessaire du communisme, elle n’en est épuise pas la définition. Le but du communisme n’est pas une organisation sociale rationnelle se substituant à une organisation sociale irrationnelle. Le but est l’émancipation des individus. La rationalisation de la production et des échanges que permet l’organisation commune du travail permettra, soutient Marx, une réduction drastique du temps de travail nécessaire. La suppression du travail est certes impossible dit encore la conclusion du livre III du Capital : « À la vérité, le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures ; il se situe donc, par sa nature même au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite. » L’homme ne peut donc ni se libérer par le travail, ni se libérer du travail. Car le travail apparaît comme une nécessité et une contrainte éternelles. L’homme ne peut se débarrasser de la nécessité, il peut seulement en organiser les formes autrement, dans des conditions conformes à sa nature. Il reste que cette liberté, acquise sur le terrain de la production matérielle, n’est qu’une liberté limitée : « C’est au-delà que commence l’épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté, qui cependant ne peut fleurir qu’en se fondant sur ce règne de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale de cette libération. »
Le communisme au-delà de la justice. Le problème essentiel est donc celui du rapport entre nécessité et liberté. Tant que les hommes sont soumis à la pénurie, « le vieux fatras » de la société bourgeoise s’impose. Si les biens sont rationnés, il faut trouver une clé de distribution de biens. Dans la société bourgeoise, c’est plutôt « à chacun selon sa propriété » ; dans la société communiste telle qu’elle sortira du capitalisme, le grand progrès serait que soit donné « à chacun selon son travail ». Mais immédiatement, on doit faire de nombreuses exceptions : les enfants, les handicapés, les personnes âgées ne peuvent pas travailler, les étudiants doivent être dispensés de travail productif pour faire leurs études, etc. Les aptitudes au travail des uns sont différentes de celles des autres et il n’est pas aisé de comparer et de ramener à une commune mesure tous les travaux concrets différents. En réalité donc, le principe « à chacun selon son travail » n’est que l’expression du « droit bourgeois », celui de l’équivalence de tous les travaux concrets ramenés à une abstraction. Avec une telle conception de la justice, les individus restent isolés de la vie commune : ils raisonnent d’abord en fonction d’eux-mêmes et ne se considèrent pas spontanément comme membres du corps social. C’est pourquoi, selon Marx, le communisme ne se réalisera qu’en dépassant cette première phase et en prônant comme principe de justice : « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». Les formules de Marx, que l’on trouve dans la Critique du programme du parti ouvrier allemand. Mais ces formules « algébriques » mériteraient d’être remplies d’un contenu plus précis. « À chacun selon ses besoins », cela signifie que chacun est suffisamment sage pour ne prendre dans le « pot commun » ce qui excède ses besoins. Pour que cela soit possible, il faut donc que la production ne soit pas simplement une production pour la satisfaction des besoins qui vont sans cesse en s’élargissant, mais surtout une production de besoins nouveaux, c’est-à-dire d’un nouveau rapport de l’homme à ses besoins. En second lieu, la formule « de chacun selon ses capacités » demande que chacun soit prêt à donner à la vie commune sans calculer ce que cela lui rapportera à lui. Le communisme tel que Marx l’envisage est donc un idéal communautaire fort. On peut estimer cette perspective utopique et susceptible d’ouvrir la voie à toutes les formes de tyrannie bureaucratique – comme on a pu le voir en URSS et dans les autres pays dits « socialistes ». Mais ce serait commettre là une erreur logique. Dans ces pays, ce qui a existé, ce n’est pas une société communiste où l’homme est libéré de la nécessité, mais au contraire la pénurie et la misère « socialisée » sur la base desquelles la bureaucratie a pu assurer son emprise et justifier ses privilèges.
Communisme, commune et biens communs. La difficulté posée par le communisme de Marx est l’articulation entre la perspective d’une émancipation des individus et l’affirmation forte de l’homme comme être social. Il y a un fondement anthropologique à cette question. Non seulement l’homme est un « animal social » mais encore il ne peut se développer comme individu riche en potentialités que par le développement de ses liens sociaux. Les petites sociétés traditionnelles écrasent l’individu parce que ce sont des sociétés fermées, dans lesquelles l’emprise d’un homme sur un autre peut être terrible. Si, comme l’affirme Marx, l’individu est la somme de ses relations sociales, la puissance individuelle de chacun – puissance à entendre au sens de Spinoza – se développe en même temps qu’il s’insère dans un réseau plus vaste de relations sociales : c’est pourquoi le mode de production capitaliste à la fois mutile l’individu en le transformant en simple vendeur de force de travail arraché à sa propre vie et, dans le même temps, crée la possibilité d’un changement radical, d’une véritable émancipation qui ne peut être un retour vers les communautés archaïques idylliques.
Si le communisme n’est pas une utopie, il faut en dégager les voies politiques. Pour Marx, la première tentative de s’engager dans la voie du communisme fut la Commune de Paris de 1871. Traditionnellement, aussi loin que l’on remonte – et peut-être faut-il remonter à la cité grecque – le gouvernement de la cité (de la polis) et le gouvernement des hommes libres et égaux et toujours s’y est posée la question de la répartition des richesses. Déjà Aristote discutait les propositions de type communiste qui était défendues à son époque – à commencer par celles de son maître Platon. Il serait donc absurde de couper l’histoire du communisme moderne de cette longue tradition où l’idéal communautaire se couple avec l’aspiration à la liberté. La Commune de Paris, démocratie semi-directe, semblait renouer avec la démocratie grecque. L’appareil d’État bureaucratique mis à bas, c’est le peuple, mobilisé, dans l’action quotidienne, qui devient l’État. Ce civisme commun poussé à l’incandescence pousse évidemment au radicalisme social comme l’a montré la brève expérience du printemps 1871. Ainsi le communisme peut-il prendre une figure politique : c’est l’autogouvernement communal généralisé.
Il y a un dernier point. En renonçant au « grand soir » et en pensant le communisme comme processus, on peut en suivre la marche embryonnaire dans la société bourgeoise elle-même. La notion religieuse et thomiste du bien commun est redescendue sur terre. La vie civile suppose de nombreux biens communs, partagés par tous les citoyens selon des modalités variées. En France, le système de la protection sociale mis en place essentiellement à la Libération peut être vu comme un système communiste : chacun cotise en fonction de ses capacités et chacun reçoit des soins selon ses besoins. Idéalement, l’école laïque républicaine procède des mêmes principes, même si, pratiquement, la règle subit de nombreuses entorses.
Rendu à sa radicalité, débarrassé des scories de l’histoire qui semblent l’avoir englouti, le communisme de Marx pourrait bien se révéler comme une pensée et une politique opératoires pour le XXIe siècle.

Repères bibliographiques
Marx, K. : Manifeste du parti communiste (1848), in « Œuvres », tome I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1963, traduit de l’allemand par Maximilien Rubel et Louis Evrard.
Marx, K, Le Capital, livre I (1875), PUF, « Quadrige », traduit de l’allemand sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre.
Marx, K, Le Capital, livre III, in « Œuvres », tome II, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1968, traduit de l’allemand par Michel Jacob, Maximilien Rubel et Suzanne Voute.
Marx, K, Critique du programme du parti ouvrier allemand (1875), in « Œuvres », tome I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1963, traduit de l’allemand par Maximilien Rubel et Louis Evrard.

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