Ce texte a été publié une première dans la revue Krisis, numéro 51 sur le thème "Amour? "
Les questions sociétales, c’est-à-dire essentiellement les questions tournant autour du sexe, des rapports entre les sexes et de la mort occupent une place considérable dans l’espace public. Avoir des réticences sur le « mariage homosexuel » ou sur la « PMA pour toutes » vous condamne derechef aux enfers. Se met ainsi en place un « nouvel ordre érotique », pour parler comme le philosophe italien Diego Fusaro. Ce que je voudrais montrer, c’est que cet « érotiquement correct » s’inscrit pleinement dans le processus de « désublimation répressive » analysé voilà plus de soixante ans par Herbert Marcuse. Loin d’une libération de l’Éros, il pourrait bien en signifier le déclin, vaincu par les forces de Thanatos, cette pulsion de mort qui taraude la société capitaliste d’aujourd’hui.
La révolution sexuelle en trompe-l’œil
Depuis « mai 68 », nous aurions connu une
véritable révolution sexuelle, libérant les individus du carcan puritain de la
vieille société patriarcale : telle est l’idée la plus communément admise
aujourd’hui. Ceux qui émettent des doutes à ce sujet, ceux qui pensent que
cette prétendue « libération » nous conduit au bord de l’abîme sont immédiatement
classés parmi les « nouveaux réactionnaires » et les nostalgiques de
l’ordre patriarcal. Si vous émettez des doutes sur les élucubrations de Mme
Butler sur le genre, vous voilà « zémmourisés » en un clin d’œil. Si
Éric Zemmour n’existait pas, il aurait fallu l’inventer !
L’histoire des mœurs pourrait nous présenter le tableau
d’alternances presque régulières de périodes prudes et peu portées sur la
« chose » et de périodes beaucoup plus libérées. Vu de loin, le XVIIIe
siècle paraît un siècle de libération sexuelle (les libertins donnent le
« la », auteurs et amateurs de « livres qu’on ne lit que d’une
main ») face à un XVIIe engoncé dans ses obsessions de contenir
le désir toujours prêt à renverser l’ordre social et moral. Le XIXe siècle
fut puritain, dit-on et le XXe fut celui de la libération sexuelle,
de la « belle époque » aux « années folles », et du jazz à
la libération sexuelle des années 1960 et 1970. Logiquement, le XXIe devrait
redonner toute leur place aux ligues de vertu, et les nouvelles féministes accompagnées
des trans en transes donnent le ton, menacent, commencent à imposer leur loi.
Il faut se méfier de ces généralités, comme on doit se
garder de penser les siècles antérieurs au nôtre comme des siècles de
répression sexuelle généralisée. Les travaux de l’historien Jean-Louis Flandin
(Familles. Parenté, maison, sexualité dans l’ancienne société et Le Sexe
et l’Occident, tous deux disponibles au Seuil, collection « Points »)
ont remis bien des pendules à l’heure et fait justice de nombre des préjugés
des ultra-modernes et des partisans de la lutte contre la répression sexuelle. Si
on s’en tient au dernier demi-siècle, la fameuse « révolution
sexuelle » pourrait bien n’être qu’un mythe. Tout d’abord 1968 n’est en
aucun une année charnière. Qu’un certain Cohn-Bendit, le 22 mars 1968, ait
lancé un mouvement de protestation pour que les garçons aient accès à la cité
universitaire des filles, ça ne fait pas une révolution. C’est tout le XXe
siècle qui porte la marque d’un changement des mœurs. La critique du
mariage est l’un des passages obligés de la littérature anarchiste ou
socialiste. Le mariage « bourgeois » est souvent vu par les
socialistes et les communistes comme une des formes de domination les plus
détestables. Marx considère que dans le mode de production capitaliste,
l’ouvrier devient un trafiquant d’esclaves qui met sa femme et ses enfants à
l’usine. Engels pense l’émancipation de la femme et assure que la société
future permettra enfin à l’homme et à la femme de vivre un amour pur, dégagé de
toutes les relations mercantiles qui le pervertissent. Bebel, dans Le
socialisme et la femme écrit un grand manifeste féministe. L’amour libre
est vanté par les surréalistes au moment où les robes remontent et laissent
voir les mollets, et où les femmes se coupent les cheveux « à la
garçonne ». Les partis réactionnaires accusent d’ailleurs cette libération
des mœurs d’être la cause de la très faible natalité en France qui serait
l’explication de la défaite en 1914, et c’est encore cette liberté des mœurs que
visera le pétainisme. En 1919, la chambre dite « bleu horizon » vote
une série de lois répressives pour tenter d’endiguer le mouvement :
l’avortement peut conduire à l’échafaud ! En 1942, le gouvernement de
Vichy pénalise l’homosexualité, disposition qui n’est abrogée qu’en 1982. Mais
tout cela n’interrompt pas un mouvement général de « libéralisation des
mœurs », dont on voit la marque tout au long des années 1950 et 1960, dans
le cinéma (notamment nouvelle vague) dans la chanson et dans la littérature –
même si la censure veille encore et interdit de nombreux livres à la vente aux
mineurs. À ce mouvement, Valéry Giscard d’Estaing apportera sa contribution
avec la loi Veil, l’abaissement de l’âge de la majorité et la fin de la censure
qui verra le cinéma pornographique envahir les écrans avec titres
« alléchants » étalés en affiches géantes – d’honorables sociétés de
production produisaient des Gorge profonde (1972), un grand succès du
cinéma américain, à Charlotte mouille sa culotte (1981) et autres
Les Suceuses (1979). Dans le même temps, les « clubs
libertins » se développent, même dans les coins reculés de province. Des
expressions comme « vivre à la colle » disparaissent tant la pratique
du concubinage s’est généralisée. Les homosexuels font leur coming out
et de grandes capitales élisent comme maires des homosexuels publiquement
déclarés. Dans ce mouvement long, mai 68 n’a joué qu’un rôle absolument mineur.
On prétend que c’est Herbert Marcuse qui fut l’inspirateur du mouvement et de
cette prétendue « révolution sexuelle » imaginaire. D’une part,
l’influence intellectuelle de Marcuse était nulle en dehors de quelques petits
cercles d’intellectuels d’extrême gauche. D’autre part, Marcuse ne prône pas la
libération sexuelle, et encore moins la partouze permanente ! En bon
freudien, il admet la nécessaire répression pulsionnelle indispensable pour maintenir
la vie sociale qui repose sur la sublimation, c’est-à-dire la réorientation de
la pulsion libidinale vers des buts idéaux (ce qui donne la culture), mais il
dénonce la sur-répression liée au mode de production capitaliste et à la
domination du principe de rendement. Il analyse également à l’œuvre dans la
société technico-industrielle moderne, un processus de « désublimation
répressive », c’est-à-dire une libération de la pulsion sexuelle pour les
besoins du mode de production capitaliste. On en trouve de nombreux exemples
dans la publicité – qui manie avec dextérité l’appel à la pulsion sexuelle pour
vendre sa camelote –, mais aussi dans le commerce des substituts sexuels ou
dans le contenu même du porno qui transforme l’acte sexuel en concours de
performances, soumis au principe de rendement. Une analyse des principaux jeux
vidéo montrerait aussi comment fonctionne sur ce plan la captation directe
d’une libido non sublimée. Marcuse met également en évidence que le déclin de
la famille est utile au mode de production capitaliste tel qu’il fonctionne
aujourd’hui. Marcuse, qui, à la suite de Freud, voit dans la famille
monogamique le grand organisateur de la répression des pulsions, explique les
raisons de sa lente liquidation, de son « déclin social ». Le
« moi » se forme en résistant à la force répressive de la famille,
par l’obligation dans laquelle l’individu se trouve de développer sa vie
intérieure. Or, dans la société désublimée cette contrainte n’existe plus. Aussi,
ce qui distingue notre époque des époques antérieures, ce n’est pas son
« hyper-individualisme », mais sa « désindividualisation ».
Le « moi », invention perfectionnée par tout le développement de la
culture occidentale est sans doute quelque chose qui est en train de s’effacer.
La « désublimation répressive » s’inscrit dans
toute la vie humaine et constitue le moyen principal du contrôle des
consciences et de la soumission des individus. À l’opposé, Marcuse fait valoir
la possibilité d’une sublimation non répressive dont la libre création
artistique lui semble un des meilleurs exemples. La libération sexuelle n’a été qu’une
libéralisation sexuelle et l’expansion de la sexualisation s’accompagne d’une
dés-érotisation, pour reprendre ici la distinction opérée par Freud entre la
sexualité comme pulsion partielle « spécialisée » et l’Éros comme
pulsion de tout l’organisme. Dans Minima moralia, Theodor Adorno
écrivait : « Le sexe libéré de ses inhibitions s’est lui-même
désexualisé. Ce qu’on veut en réalité, ce n’est même plus l’ivresse, mais une
simple compensation pour la prestation considérée comme superflue et qu’on
s’épargnerait volontiers. » Les penseurs de l’école de Francfort voyaient
loin !
Cette « libéralisation des mœurs » produit aussi
un envahissant discours de la sexualité, dont les effets normatifs se feront
bientôt sentir. Car on s’aperçoit bien vite que faire l’amour, ce n’est pas comme
boire un verre d’eau, au contraire de ce que pensait Alexandra Kollontaï. Nous
assistons ainsi à une renormalisation à grands pas, une renormalisation qui
respecte les lois du sacrosaint commerce. Ainsi on peut trouver une gamme
complète de sextoys sur le site de La Redoute, cette vieille
maison du Nord qui jadis offrait de l’érotisme accessible à tous avec ses
photos de dames en tenues légères. Aux fameux GAFA, il ne faut pas seulement
ajouter Microsoft, mais aussi Pornhub, géant du porno et entreprise très
profitable qui, à lui seul, a consommé en 2018 autant de bande passante que
tout internet en 2012… L’ensemble du porno
(notamment le géant du secteur, Mindgeek qui contrôle pornhub, youporn et
redtube, représenterait 30% de la bande passante et Youtube 37%... Tout le
reste, sérieux ou pas, travail ou commerce, instruction, école, presse, donc ne
représente qu’un tiers de cette bande passante. Ces chiffres en disent long sur
l’état général de notre société. Et on devra s’interroger sur l’état global de
la libido réduite à la libido masturbatoire qu’offrent gratuitement les sites
spécialisés.
Mais dans le même temps, la dénonciation de la
toute-puissance du désir est menée tambour battant. La légitime condamnation du
viol, trop souvent minimisé ou refoulé par le passé, s’est souvent transformée
en une véritable chasse à l’homme. La drague, une œillade un peu appuyée sont
tenues pour des comportements délictueux, aussi graves que le viol. Le
féminisme nouveau est maintenant l’équivalent des anciennes ligues de vertu, et
la dénonciation des hommes en général, « tous des violeurs », est de
rigueur. Le mouvement #metoo, dont les médias unanimes ont vanté les mérites
comme une grande « libération de la parole des femmes » a incidemment
fait venir au premier plan de l’actualité de nouveaux principes juridiques
inquiétants. Ainsi, on a proposé d’admettre le principe de l’inversion de la
charge de la preuve. Depuis au moins l’habeas corpus proclamé avec la Magna
Carta anglaise en 1215, mais dont le principe remonte à Rome – les Romains
furent les grands maîtres du droit – il revient à l’accusation de prouver ce
qu’elle avance et non à l’accusé de prouver son innocence. Les fanatiques de
#metoo réclament au contraire que l’homme accusé prouve son innocence. Les
hommes sont coupables par nature ! Des carrières et réputations sont ainsi
ruinées, des accusations sans fondements portées sans que ces fanatiques
risquent d’être poursuivies en dénonciations calomnieuses. Des applications sur
smartphones sont proposées sur lesquelles on peut signer des contrats pour la
soirée : là où la parole suffisait (« jamais le premier soir »)
pour empêcher le garçon d’être trop insistant (on dit « lourd » en
parlure moderne !), il faut maintenant des textes. La puissance du désir
qui peut emporter les deux partenaires en envoyant au diable les préventions et
les pudeurs n’a plus de place. On a des plans de production, des plans
marketings et des « plans cul » contractualisés. La « révolution
sexuelle » est sinistre à souhait.
Cette prétendue révolution s’achève en ce moment. Si l’Éros
est multiple et le désir infini, les divers groupes qui ont le monopole des
« identités de genre » mettent Éros en cage. Chacun est assigné à une
essence : les hétérosexuels, mâles, sont évidemment des monstres
dominateurs dont il vaudrait mieux se débarrasser. Les hétérosexuelles sont de
pauvres bêtasses aliénées qui croient encore qu’on peut jouir avec un pénis
dans le vagin et du coup – si j’ose dire – certains groupes féministes
organisent des stages, à l’université, pour « sortir »
de l’hétérosexualité,
ce qui est, convenons-en, un moyen assez radical pour se débarrasser même de
l’humanité. Puis vient la galaxie des LGBTQ+, lesbiennes, gays, bi, trans,
queer, asexuels, neutres, etc. sans oublier les autosexuels ! Chacun dans
sa petite case, bien rangé, bien étiqueté par les commissaires politiques du
sexuellement correct. Que le même individu puisse faire l’amour avec une
personne du sexe opposé, mais de temps à autre s’aventurer avec une personne du
même sexe, que le désir soit protéiforme, voilà qui échappe au cerveau réduit
de nos réducteurs de têtes.
La théorie qui n’existait pas
La conclusion ultime de la « révolution sexuelle » est,
paradoxalement, la fin du sexe, son éradication promise. Freud l’avait déjà dit
dans une lettre à Jones : « Celui qui permettra à l’humanité de la
délivrer de l’embarrassante sujétion sexuelle, quelque sottise qu’il choisisse
de dire, sera considéré comme un héros. » (17 mai 1914) Nous débarrasser
de « l’embarrassante sujétion sexuelle », c’est ce que promettent, d’un côté,
les théoriciens « du genre » et de l’autre, les bricoleurs médicaux du
traitement hormonal et chirurgical de la « dysphorie de genre ». Commençons par
les premiers.
La théorie du genre n’existe pas, selon une ancienne
ministre de l’Éducation nationale qui venait de recommander de s’en inspirer
pour modifier programmes et approches pédagogiques à l’école. Il est vrai que
l’on exagère à vouloir élever au rang de théorie ce que l’on doit appeler les « gender
studies » pour rester dans le ton de l’époque, le ton imposé par le softpower
américain dont les différents groupes genristes sont les fidèles représentants
de commerce.
La grande prêtresse
des « études de genre » est Judith Butler, une philosophe américaine qui a
connu un grand succès, en dépit de son style amphigourique et de la confusion
conceptuelle qui marque ses ouvrages — il est vrai qu’elle a trouvé son
inspiration chez les spécialistes de la confusion de la French theory,
elle a donc été à bonne école. Butler part d’un constat : le sexe objectif (XX
ou XY) ne coïncide pas toujours avec le sexe subjectif. Rien de bien
nouveau : les filles garçons manqués et les garçons efféminés, c’est vieux
comme le monde. Freud a consacré aux « invertis » quelques études. On sait
également que les rôles tenus par les deux sexes sont largement des
constructions sociales — mais les femmes sont seules capables de mettre des
enfants au monde et cette affaire naturelle, et non sociale, ne peut sembler
secondaire que dans une société où règne la pulsion de mort et le désintérêt
total pour « ceux qui naîtront après nous » (cf. Brecht, An die
Nachgeborenen). On admettra également que la place subordonnée des femmes ne semble pas toujours avoir été la règle —
Engels parle de la naissance de la société de classes comme la « grande défaite
du sexe féminin » — et l’est de moins en moins de nos jours : seules les
féministes attitrées ne se sont pas rendu compte des bouleversements
considérables intervenus sur ce plan au cours des dernières décennies. Quant aux
pratiques homosexuelles, elles sont évidemment aussi vieilles que l’humanité et
sont tolérées de façons très différentes selon les lieux et les époques. Encore
faudrait-il différencier la pédérastie (pratiquée par les aristocrates grecs ou
romains) de l’homosexualité proprement dite. Bref, il y a là tout un champ
d’études sociologiques et historiques qui pourrait être intéressant. Mais ce
n’est pas le propos de Butler. Comme son maître Michel Foucault, elle veut
libérer la sexualité de « l’hétérosexualité aliénante », et donc son objectif
est d’ouvrir de nouveaux « champs de possibles en libérant la sexualité des
zones de reproduction jusqu’alors conventionnellement privilégiées. » (Trouble
dans le genre, La Découverte, 2006) Marginaliser l’hétérosexualité, cela
destitue le phallus et s’offre comme « une promesse de plaisirs “infinis” hors
du carcan de la catégorie du sexe. » (Ibid.) Elle veut penser une
sexualité hors du sexe parce que ce n’est pas le sexe qui est le centre, mais
le corps. Et les gays et lesbiennes lui servent précisément à penser cela.
Cette constatation fait peine. La vision que cette dame a du « rapport sexuel »
limité à la pénétration est assez singulière. Avons-nous attendu madame Butler
ou faut-il être gay ou lesbienne pour savoir que le plaisir sexuel ne se tire
pas seulement de la pénétration ? La pornographie réduit souvent le rapport
sexuel à la pénétration, mécanique, « par tous les trous ». Mais l’érotisme n’a
rien à voir avec la pornographie et suppose que toutes les parties du corps
concourent à l’orgasme, ce qui implique que chaque partenaire ait d’abord le
souci du plaisir de l’autre. Sans cette dimension du plaisir de l’autre, le
besoin sexuel pourrait se résoudre simplement par la masturbation (éventuellement
à l’aide d’une petite machine à produire du fantasme). Cependant, sauf à perdre
tout contact avec le réel, le plaisir érotique trouve son acmé dans la décharge
sexuelle, tant chez la femme que chez l’homme, chez les gays que chez les
lesbiennes. Il y a un « art érotique » qui appartient à la culture, un art qui
contient non seulement la recherche du plaisir, mais aussi tout un rapport à
l’autre qui implique que l’autre ne soit pas un simple objet permettant son
plaisir, qu’il ne soit pas seulement un moyen, mais aussi, et surtout une fin
en soi. Poussé à son terme, le rapport érotique est amour. L’opposition entre
sexe, érotisme et amour est dénuée de sens. Sans l’impulsion fondamentale de la
pulsion libidinale, il n’y aurait pas d’érotisme, ni sa sublimation amoureuse. L’érotisme
et l’amour sont des inventions proprement humaines — dont l’histoire nous reste
encore largement inconnue, mais remonte sans doute très loin dans la
préhistoire. Néanmoins, ces inventions restent articulées à la nature. Judith
Butler est une idéaliste au plus mauvais sens du terme, et avec elle tous les
champions du « tout est construction sociale », puisqu’elle prétend émanciper
le rapport érotique de tout son fondement naturel, « matériel » pourrait-on dire.
Ainsi on commence à
comprendre ce qui est en cause : il ne s’agit pas de remplacer « sexe »
par « genre », de traduire le français en anglais ou l’inverse. Les anglicistes
considèrent que traduire gender par genre est
un anglicisme. Il y a bien quelque
chose de nouveau qui apparaît, une « théorie » dont Judith Butler a donné les
fondements. Cette théorie nous dit qu’il faut révoquer le sexe (biologique)
pour faire place au « genre » et ce genre, à son tour, est une construction
sociale qu’il faut « déconstruire » pour sortir de l’aliénation des
« binaires » que, pour la plupart, nous sommes encore.
En fait, Butler soutient
la théorie « queer ». Les « drag queens », en se déguisant en une
personne d’un autre genre, montrent la voie. Le genre n’est qu’une affaire
d’imitation, purement contingente. Les filles deviennent des filles parce
qu’elles imitent les filles… Ce n’est évidemment pas complètement faux. La
formation du Moi passe par des processus d’identification, ces processus par
lesquels l’individu peut surmonter l’Œdipe. Mais pour Butler et les autres
partisans du « trouble dans le genre », ce sont ces processus d’identification
eux-mêmes qu’il faudrait mettre en cause, parce que s’identifier à un genre
donné, c’est déjà être aliéné. Étrange affirmation, car on ne peut s’aliéner
que relativement à une essence que l’on a ou que l’on est. Quand Marx parle de
l’aliénation, il désigne par là la perte de soi-même, la perte de son essence
humaine qui se produit dans le travail soumis au mode de production
capitaliste. Si l’identification à un genre est déjà une aliénation, c’est une
aliénation à quoi ? Une aliénation sans doute par la perte de possibles :
ce garçon est aliéné parce qu’il se vit maintenant comme garçon et a perdu sa
possibilité d’être fille. Ainsi s’engager dans une voie, ce serait perdre la
liberté qu’on avait avant de s’engager et de pouvoir choisir une autre voie. Cette
conception de la liberté est soit purement délirante — ce qui n’est pas à
exclure — soit une conception qui voue la liberté à être pure potentialité qui
ne peut être préservée que si l’on s’abstient de choisir, c’est-à-dire si l’on
s’abstient d’exercer sa liberté, ce qui est une prison plutôt efficace.
Il s’agit donc de
liquider les « genres fixes » pour faire place à la liberté du « genre
flottant ». Je suis ce que je veux être à l’instant. Personne n’a le droit de
me caractériser : par exemple, on ne peut pas me dire « Bonjour Monsieur »
sans m’offenser, puisqu’aujourd’hui peut-être je me sens « Madame ». Sartre
explique que nous ne sommes ramenés à nous-mêmes que par la présence de l’autre,
mais que la tragédie est que l’autre définit mon être. Le drame de Judith
Butler, c’est qu’elle voudrait que nous soyons à nous-mêmes notre propre fondement !
Ce fantasme — je me suis fait seul, personne ne peut déterminer mon être — a
une expression idéologique bien connue : le self made man,
l’homme qui se fait seul, qui est à lui-même son fondement, qui est à la base
du « rêve américain ». Les liens entre la pensée de Butler (ou celle de
Foucault) avec le fond de sauce de la culture américaine sont limpides une fois
qu’on a réussi à ne plus se laisser aveugler par les proclamations « subversives »,
« révolutionnaires », de « lutte contre la domination ».
L’allongement infini
de la chaîne de caractères LGBT… paraît contradictoire avec cette « fluidité »
revendiquée des genres. Mais il n’en est rien : on peut inventer autant de
genres que l’on veut : on peut être gay ou indifférent, lesbienne ou autosexuel,
bi ou tout ce que l’on voudra. Loin de former une harmonieuse unité que nous
promettait la fluidité de genre, on sait cependant que ces diverses catégories peuvent
entrer en conflit. Les trans ne s’entendent pas forcément bien avec les homos cisgenrés.
Car les choses deviennent vite complexes : un homme trans (c’est-à-dire une
femme transformée en homme) vivant avec un homme cisgenré est-il vraiment un
trans gay ou une femme déguisée en homme pour vivre avec un gay ? Mais qu’y
a-t-il derrière tout cela ? Qu’y a-t-il derrière l’exaltation de ces
particularités, derrière cette minutie des études de genre ? Du plaisir ? Non,
il est tellement encadré, normé, discipliné qu’il n’y a plus de place pour le
plaisir. Du désir ? Quel objet pourrait viser ce désir ? Non, surtout des
plaintes, des plaintes de Narcisses blessés qui invitent la Terre entière à s’épancher
sur les malheurs de tant d’individus si admirables, et tellement brimés par
l’horrible société patriarcale, phallocentrée des hétéros cisgenrés. On
laissera de côté les élucubrations de Donna Haraway, pour qui il faudrait
introduire les animaux et les robots dans le champ de nos rapports érotiques — est-ce
encore le bon mot ? Il ne suffira pas de vouloir être homme, femme, trans, etc.
au gré de ma fantaisie, il me faudrait aussi pouvoir être chien ou chienne,
puisque Haraway prétend qu’elle a eu des relations érotiques satisfaisantes
avec sa chienne. Le grand théoricien de la libération animale, Peter Singer, ne
conteste pas cette affirmation d’Haraway, mais s’interroge seulement sur la
manière de recueillir le consentement de la chienne.
La transgression fut
longtemps un des ressorts de la littérature érotique. Les troublés du genre
demandent l’abolition de toute transgression : si toutes les pratiques
sexuelles deviennent d’intouchables identités de genre, évidemment il ne
saurait y avoir de transgression. Le mot lui-même devrait disparaître (« cancelled »).
La revendication de la zoophilie, pour minoritaire qu’elle soit, est
emblématique : plus rien ne doit venir borner le désir. Mais vouloir le
désir sans rien pour le borner, sans intermédiaire entre le désir et son objet,
c’est aussi assurément abolir le désir que priver les oiseaux de la résistance
de l’air qui les empêchera de voler. Remarquons que comme les troublés dans le
genre sont des petits bourgeois bien élevés, occupant des positions parfois
enviables dans les appareils universitaires et médiatiques, ils sont tout de
même obligés de s’imposer implicitement, par leur silence sur ces points, des
limites aussi infranchissables qu’invisibles. On peut en indiquer deux :
le sadisme et la pédophilie. Le « jeu sado-maso » est devenu d’un commun
désespérant : on trouve des menottes, des tenues de cuir et des fouets
dans n’importe quelle enseigne de vente par correspondance. Mais le sadisme, le
vrai, est celui des romans du marquis de Sade, celui qui torture et détruit les
êtres, celui qui se vendait clandestinement dans les cassettes vidéo des « snuff
movies » où les scènes de torture, de viol ou de meurtre sont
censées n’être pas jouées, mais réelles : à la fin, le mort ne se relève
pas en s’époussetant, car il est vraiment mort. Il y a chez Sade une leçon, une
leçon terrible — celle qu’en avait tirée Pier Paolo Pasolini : si l’on
supprime toutes barrières, si l’on « déconstruit » toutes les « constructions
sociales », on entre de plain-pied dans le monde sadien. Tous les « troubles »
sont possibles, mais pas celui-là ! On se demande bien pourquoi ! N’est-ce pas
aussi une construction sociale qui nous interdit de « suivre la
nature » telle que Sade l’entend dans La philosophie dans le boudoir ?
Le deuxième interdit porte sur la pédophilie. À notre connaissance, aucun
groupe ne revendique son identité de genre pédophile. Pourtant la pédophilie
n’est devenue un crime que très récemment, et cette criminalisation de la
pédophilie est bien un exemple presque paradigmatique de construction sociale.
Les partisans de la « cancel culture » (la culture de l’effacement) ne
demandent d’ailleurs pas que l’on retire des librairies les livres ouvertement
pédophiles, comme ceux de Tony Duvert dont Paysage de fantaisie (1973) a
pourtant reçu le prix Médicis et fut chaleureusement appuyé par Claude Mauriac
et Roland Barthes… Non, évidemment qu’il faut rétablir la censure sur les
ouvrages « licencieux » ou autoriser les pratiques pédophiles ! Il s’agit
seulement de noter qu’au moins implicitement, même nos troublés acceptent la
nécessité de limites et d’interdits, ce qu’on ne saurait leur reprocher. Bien
que la chose paraisse moins sérieuse, on remarquera aussi l’absence de
revendication concernant la polygamie. Les LGBTQ sont bien d’affreux petits
bourgeois qui ne rêvent que de singer le bon vieux couple bourgeois !
Bref, les limites étriquées des partisans du trouble dans le
genre et de la déconstruction de toutes les constructions sociales soulignent
que tout cela n’est au fond pas très sérieux et qu’il s’agit surtout d’occuper des
créneaux dans le monde universitaire et médiatique, et de chasser les
concurrents. Le désir et l’amour n’y ont guère de place.
Le meilleur des mondes
Où l’affaire se gâte, c’est quand on passe des « drag queens »
aux transsexuels et à la fabrication des bébés. Jusqu’à présent, nous avons
surtout vu des simagrées, des postures, des déguisements, de ces innombrables
variations que nous offre la société du spectacle. Mais l’idée du trouble dans
le genre en rencontre une autre avec laquelle elle ne se confond pas, mais qui
a partie liée, la théorie du genre fournissant le carburant idéologique dont
ont besoin les bidouilleurs de chair fraîche et autres escrocs marchands de
miracles. Du fantasme, on peut passer à la réalité grâce aux opérations de
changement de sexe, nouvellement appelées « réassignations de genre ».
Freud, dans ses échanges avec Fliess avait marqué son
intérêt pour les théories de la bisexualité, théories très anciennes et qui
avaient aussi fasciné Diderot, auteur de l’article « Hermaphrodite » de l’Encyclopédie.
Freud et Fliess constatent que les hormones « mâles » et « femelles » sont
présentes dans les deux sexes, mais avec des dosages différents, que la
distinction absolue des sexes n’est qu’un produit tardif de l’évolution et
n’est vraiment claire que chez les vertébrés, et que ceci pourrait expliquer
dans l’inconscient de chaque humain l’existence des deux tendances, mâle et
femelle. D’où s’en déduit la possibilité qu’un mâle génétiquement (XY) puisse
avoir des traits de caractère féminin et inversement. Freud essaie d’expliquer
ainsi l’existence des « invertis », qu’on ne devrait pas confondre, sans plus
de précision, avec les homosexuels. Cette thèse, sur laquelle Freud n’est pas
vraiment revenu en-dehors de sa correspondance avec Fliess, pourrait fournir
une explication plausible d’un certain nombre de phénomènes psychiques. Freud,
cependant, n’a pas clairement soutenu cette théorie de la bisexualité, dont il
concède encore en 1930 qu’elle présente de nombreuses « obscurités ». Et
surtout, en dépit de son matérialisme de principe, Freud se méfiait des
théories tendant à trop biologiser les processus du refoulement. À l’évidence,
si la théorie freudienne peut fournir quelques arguments aux partisans du « trouble
dans le genre », elle est tout à fait inopérante pour les promoteurs du
transsexualisme, c’est-à-dire les promoteurs du changement de sexe par des
moyens hormonaux et chirurgicaux.
L’hermaphrodisme sert d’opérateur idéologique. On suppose
qu’en vérité les humains sont potentiellement des hermaphrodites, et donc que
l’on peut passer assez aisément d’un sexe à l’autre. Le raccord entre la
théorie du genre et le transsexualisme paraît difficile : en effet si le
sexe biologique n’a pas de rapport avec le genre psychique, on voit mal ce que
pourrait apporter la chirurgie et les hormones à ceux qui souffrent de la
dysphorie de genre. Une simple opération intellectuelle de déconstruction et
une panoplie de déguisements devraient suffire. Sans qu’ils s’en soient
vraiment rendu compte, les partisans des opérations de réassignation de genre
apportent aux thèses de Butler et tutti quanti un démenti flagrant. On
ne doit pas pouvoir être en même temps queer et trans. Mais il
est vrai que nous sommes à une époque où les « en même temps » les plus invraisemblables
tiennent lieu d’argumentation.
Quoiqu’il en soit, la réassignation de genre est aujourd’hui
très « tendance ». Et ici, ce n’est ni Freud ni Butler qui tient le rôle de
grand maître. C’est un nommé John Money. John Money (1921-2006) est le grand
maître du transgenre à notre époque. Psychologue et sexologue renommé,
enseignant, il soutenait l’idée que le genre est une construction sociale. Bien
que la réputation de Money ne soit pas toujours fameuse dans les gender
studies, en raison de son opération ratée sur David Raimer, il reste une
référence incontournable puisque c’est lui qui introduit les concepts de « rôle
de genre », de paraphilie et autres semblables qui sont devenus d’un usage
courant dans les milieux où l’on parle de ces choses-là. Les hermaphrodites
constituent son premier objet d’étude, et c’est à partir de cette fascination
pour les hermaphrodites que Money en est venu à la conclusion que le sexe était
une construction sociale. Si on opère convenablement un bébé mâle, on peut le
transformer en fille, et c’est précisément ce que Money a tenté en prenant pour
cobaye un enfant mâle né avec une malformation du pénis. Comme il est nettement
plus facile de couper un morceau de chair des organes masculins que de greffer
des organes sexuels féminins, l’expérience de Money s’est faite dans une seule
direction. Et s’est terminée par un échec lamentable qui aurait dû classer ce
monsieur dans une catégorie voisine de celle des soi-disant médecins des camps
nazis. Depuis Money, la chirurgie et la chimie ont fait des progrès. On
parvient à fabriquer des hommes devenus femmes et des femmes devenues hommes
assez ressemblants. Foin des déguisements des drags : c’est la chair qui
est trafiquée avec des seins gonflés aux hormones, des faux pénis en peau de
bras, des vagins artificiels, des pompes à érection, etc. Tout cela est devenu
aussi facile ou presque qu’une prothèse de la hanche ou du ménisque, et c’est
même remboursé par la Sécu.
On connaissait toutes sortes de jouets à sexe — il semble
que les godemichets remontent à la préhistoire — mais désormais le sexe a
besoin du bistouri et de toutes sortes de charcutages. Symboliquement, ce n’est
pas du tout la même chose ! Tout ce qui se déroulait du côté de l’imaginaire,
de la psyché est rabattu sur non pas le corps, mais la viande — Husserl distinguait
le corps comme objet spatial de la chair comme vécu (Körper et Leib).
C’est la réification totale du corps humain qui se tient dans ce charcutage de
soi-même, dans ce charcutage de l’identité. Mais cela ne suffisait pas :
on repère maintenant de la « dysphorie de genre » chez des enfants autour de trois
à sept ans, et des parents suffisamment dérangés prétendent qu’ils se sentent
mal dans leur genre « assignés par la biologie » et organisent leur « transition
sociale ». Il y en aurait sept cents à Paris au moment où cet article est écrit
(voir Marianne, 15/10/2020). Ce qui s’annonce ainsi est tout bonnement
effrayant.
Si l’idée vous vient de critiquer ces nouvelles orientations
de la sexualité humaine, c’est que vous êtes en train de commettre ce qui
deviendra bientôt un délit grave, celui de « transphobie », puisque l’école
elle-même est censée éduquer les petits enfants de l’école primaire à la lutte
contre la transphobie ! Mais si vous en profitez pour dire que la PMA à la
demande ouvre la voie à la GPA et à la marchandisation du corps humain, vous
aggravez sérieusement votre cas et, au mieux, vous serez traité de suppôt du
Front national… Et pourtant, là aussi se joue une véritable révolution
anthropologique : l’enfant ne sera plus le produit de l’étreinte d’un
homme et d’une femme, mais du choix de la femme se procurant des « choses »
(des spermatozoïdes) pour assouvir son irrépressible « désir d’enfant ». Et
évidemment, au nom de l’égalité, les hommes réclameront l’accès aux gamètes
femelles disponibles en acceptant les lois du marché. Beaucoup de choses ont
été écrites sur ce sujet. Inutile de plus développer.
La réification et le malheur
Puisque tous nos désirs les plus délirants méritent d’être
satisfaits — c’est une sorte de slogan général de la publicité commerciale — le
désir lui-même n’a plus de place. Il est complètement réifié, c’est-à-dire
transformé en chose selon la logique analysée par Marx à propos du caractère
fétiche de la marchandise. Marx lui-même n’a pas utilisé le mot de « réification »
que l’on doit à Lukács — voir Histoire et conscience de classe (1923) —
mais le contenu conceptuel était déjà présent dans Le Capital et les Grundrisse.
Supposons que le fantasme secret d’un homme soit d’être sexuellement considéré
comme une femme, du moins comme une femme telle qu’il l’imagine, en fonction de
ses propres fantasmes sexuels, parce qu’évidemment un homme ne « sait » pas ce
qu’est la jouissance féminine, pas plus d’ailleurs qu’une femme ne « sait » ce
qu’est la jouissance masculine. Tant que tout cela reste de l’ordre du
fantasme, cela fait partie de la dynamique du désir et peut ouvrir à toutes
sortes d’aventures érotiques dans le couple. Mais s’il tente de devenir femme « vraiment »,
en se faisant pousser une poitrine et triturer les organes sexuels, il ne
jouira pourtant pas comme une femme, parce que sa prétendue féminité ne sera
qu’une mascarade, un déguisement de chair. Les trans qui disent « je jouis
comme une femme » ne savent rigoureusement pas ce qu’ils disent. Et pas plus
les femmes devenues hommes qui pénètrent leur partenaire avec un morceau de
chair rebaptisé pénis et dont l’érection est obtenue par une pompe mécanique.
Dans toutes ces affaires, il s’agit bien d’en finir avec la
pénible sujétion sexuelle, non pas de trouver une vie sexuelle épanouie, mais
de se débarrasser de la sexualité. C’est la haine de la nature et la haine de
la chair qui anime ces gens. Rien d’autre. Et effectivement, ils sont sûrement
très malheureux. Chez les jeunes trans, on estime que le taux de tentatives de
suicide est entre une fois et demie et trois fois la moyenne. Cela se comprend
facilement. Non qu’ils se suicident en raison de la « réassignation de genre »,
mais parce que celle-ci n’était qu’une recette magique proposée par des
charlatans, et que cette recette ne marche évidemment pas. Parce que le malheur
de l’homme ne vient pas de ses organes sexuels. Ce que Freud nous a appris, c’est
que les troubles de la sexualité n’ont que rarement à voir avec des
dysfonctionnements physiologiques — ceux-ci existent et peuvent se traiter
assez facilement, sauf cas de mutilation — mais d’abord avec des troubles
psychiques, c’est-à-dire avec la névrose, autrement dit le retour du refoulé.
Mais ces troubles psychiques ne sont presque jamais des « maladies » qui
pourraient être soignées par quelque pharmacopée. On peut être très malheureux
de se sentir comme une fille dans un corps de garçon ou l’inverse, mais on peut
aussi apprendre à vivre avec ce malheur, comme tous nous apprenons à vivre avec
nos propres névroses et nos propres malheurs, car on peut aussi connaître le
malheur en étant fille dans un corps de fille ou garçon dans un corps de garçon.
Il n’y a pas si longtemps, l’homosexualité figurait dans la
liste des maladies mentales. Sagement, on l’en a sortie… mais pour faire entrer
la dysphorie de genre et toutes sortes de prétendues maladies liées à la
méchanceté de tous ces autres atteints de « phobies » — on ne sait pas s’il y a
des « biphobes » ou des « queerphobes »… En tout cas, un nouvel ordre érotique
règne, avec ses normes, ses docteurs et ses organes de répression. Et qui
déroge à cet ordre est envoyé illico dans l’enfer des suppôts du mal. À la
place de la vieille « morale » des bigots, une morale inspirée par le
ressentiment et un sadisme refoulé, on a une nouvelle morale
« libérée ». Mais on a simplement échangé le bien et le mal, et que
les « hétérosexuels » aient remplacé les « sodomites » ne change rien au type
de rapports de haine que font régner les tenants de l’orthodoxie nouvelle et
les nouveaux manieurs du fouet.
Défense de l’amour de l’homme et de la femme
Commençons par éviter les malentendus — bien qu’il soit à peu
près évident que les procès en sorcellerie ne manqueront pas :
l’homosexualité n’est pas une maladie et aucune discrimination, de quelque
nature qu’elle soit n’est acceptable. Nous aimerions d’ailleurs que cette prise
de position soit clairement énoncée par tous les porte-étendard de la lutte
contre la prétendue islamophobie. On peut s’interroger quand on voit des LGBT
défiler avec les « décoloniaux », dont l’égérie sentait son cœur rempli de joie
à l’annonce de la pendaison des homosexuels en Iran (Houria Bouteldja, ancienne
porte-parole du « parti des indigènes de la république », le PIR). Admettons
également que l’attirance sexuelle pour une personne du même sexe que soi est
tout à fait naturelle. Rares doivent être les femmes qui n’ont jamais désiré
l’étreinte d’une autre femme et tout aussi rares les hommes qui n’ont jamais
éprouvé le plus petit soupçon de désir à la vue du corps d’un autre homme. Si
l’homosexualité a été longtemps réprimée, ce n’est pas parce qu’elle est « contre
nature », mais au contraire parce qu’elle est tout à fait naturelle et qu’elle
était considérée comme archétypique des désordres sociaux que produit le petit
démon Éros.
Cela étant admis, sans restriction, nous voudrions ici
prendre la défense de l’amour entre l’homme et la femme comme la forme la plus
accomplie de l’humanité. Diego Fusaro — un jeune philosophe italien maintenant
très connu dans son pays — a écrit un livre intitulé Il nuovo ordine
erotico. Elogio dell’amore e della famiglia (Le nouvel ordre érotique.
Éloge de l’amour et de la famille), non traduit en français, mais qui
mériterait de l’être. Il y soutient la thèse selon laquelle la morale
traditionnelle de l’amour et de la famille est incompatible avec le stade
actuel du capitalisme qui demande des individus mobiles, fluides et
interchangeables. Et donc le nouvel ordre érotique promu par les féministes
nouvelle manière, les LGBTQ+ et plus généralement l’opinion médiatique n’aurait
rien de libérateur, mais serait bien une expression de cette dislocation du
corps social que produit le mode de production capitaliste — une dislocation de
toute communauté vraiment humaine qu’avait déjà soulignée Marx.
Sans suivre sur tous les plans la démarche de Fusaro, on peut
en reprendre la ligne générale. Le rapport de l’homme et de la femme forme
selon Aristote la communauté la plus originaire (cf. Politique, I).
C’est la communauté originaire parce qu’elle articule très exactement la nature
et la culture. Dans l’attrait réciproque des deux sexes, il y a quelque chose
de naturel, qu’on le veuille ou non et qui correspond à ce qui permet la
reproduction de l’espèce. Il y a aussi toute une série de déterminations
biologiques qui le conditionnent. La visibilité des organes sexuels rendue
possible par la station verticale et la faible pilosité du genre humain joue un
rôle d’excitation permanente. L’espèce humaine est aussi la seule dans laquelle
la femme connaît une longue phase de non-fertilité (la ménopause) induisant une
asymétrie entre les deux sexes. Autant de problèmes que la communauté des
humains doit régler. C’est précisément ici que s’introduit la construction
culturelle, laquelle doit tout à la fois suivre la nature et la contenir. Et
c’est donc dans la constitution du couple homme-femme que cela peut se jouer.
On remarquera en passant que l’idée que la construction des relations de
parenté résulte de choix presque arbitraires avec comme seule contrainte la
prohibition de l’inceste est discutable. Ce point de vue largement popularisé
par certaines interprétations des thèses de Lévi-Strauss est cependant
contredit par plusieurs anthropologues, notamment par Emmanuel Todd (L’origine
des systèmes familiaux). On a de bonnes raisons de penser que la « famille
bourgeoise » (papa-maman et les enfants) n’est pas un produit tardif de
l’évolution des systèmes familiaux, mais bien la première forme d’organisation
familiale humaine, les autres formes qui ont fait les délices de la sociologie
relativiste n’étant que des formes dérivées. Accepter cette thèse suppose qu’on
dise adieu au structuralisme, mais la vérité nous est plus chère que les
méthodologies. Si l’on admet la thèse défendue par Todd et une partie
importante des anthropologues américains, alors on peut comprendre que la famille
conjugale élémentaire reste le seul élément stable de nos sociétés menacées par
le « bougisme » généralisé. Les homosexuels lui rendent d’ailleurs un hommage
involontaire en réclamant et en obtenant très souvent ce qu’ils appellent
mariage homosexuel.
Mais il s’agit peut-être d’abord de l’amour, et pas
seulement de la sexualité ou de l’érotisme, non pas l’amour « platonique »,
mais l’amour qui englobe aussi comme ses ingrédients la sexualité et l’érotisme,
et qui constitue la forme la plus accomplie de l’humanité de l’être humain.
Pourquoi la forme la plus accomplie ? D’abord parce qu’elle est la forme la
plus radicale du rapport à l’autre. De nos jours, les professeurs de moraline
nous brisent les oreilles avec l’autre, l’ouverture à l’autre, et autres
balivernes. Mais en pratique, ils glorifient le même. Ce qu’ils aiment c’est la
mêmeté et non l’altérité. Car l’humain absolument autre, c’est l’humain du sexe
opposé ! Rien de plus différent qu’un homme et une femme. Un homme blanc, noir
ou jaune, un Occidental ou un Papou sont identiques parce qu’ils peuvent jouir
quand leur pénis est en érection et leurs orgasmes respectifs se ressemblent
comme deux gouttes de sperme ! Mais pour l’homme, la femme reste énigmatique :
comme disait Freud, « Was will das Weib ? », « Que veut la femme ? »
et on a de bonnes raisons de penser que l’inverse est vrai. Mais, le plus
important est dans le fait que les hommes ne portent pas les enfants, alors
qu’ils sont tous nés du ventre d’une femme. Qu’on nous pardonne de répéter ces
banalités, qui deviennent étranges et incongrues pour nombre de nos
contemporains. L’amour entre deux femmes ou deux hommes peut être fort, comme
les amitiés d’ailleurs peuvent être très fortes — nous avons tous en tête les
paroles de Montaigne parlant de son amitié avec La Boétie, « parce que c’était
lui, parce que c’était moi ». Mais sauf à penser que toute notre tradition
n’est qu’un ensemble de racontars, on sait que c’est entre ces deux contraires
absolus, entre l’homme et la femme, que l’amour fait le plus d’étincelles, que
sa puissance renversante est portée à son paroxysme. La littérature, la musique
et les autres arts en portent un témoignage incontestable. Si on admet la thèse
freudienne de la bisexualité, la force de l’amour tient précisément à ce que
l’on trouve en l’autre ce que l’on n’est pas, ce que l’on n’a pas.
Pour conclure, il est incontestablement bon que l’État et
les yeux inquisiteurs de la communauté ne se mêlent pas de l’intime et laissent
les adultes consentants choisir eux-mêmes leurs façons de vivre, de chercher
leur plaisir et d’apaiser leurs angoisses. Mais cela n’implique pas que
l’immense majorité des gens ait à subir la propagande incessante pour
l’érotiquement correct version Paris-centre. Il faut donc admettre aussi que
les enfants soient laissés en dehors de ces problèmes de « grands », qu’on
cesse de faire de la propagande pro-trans et pro-homo à l’école sous couvert de
lutte contre les pseudo-phobies à la mode. Et admettre aussi que les petites
filles qui sont des garçons manqués et les petits garçons qui se rêvent en
filles finiront par se réaliser comme filles et comme garçons en trouvant dans
les bras d’une personne du sexe opposé l’amour qui les transfigurera..
Denis Collin
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