lundi 4 septembre 2023

La fin du désir et l"érotiquement correct

 Ce texte a été publié une première dans la revue Krisis, numéro 51 sur le thème "Amour? "


Les questions sociétales, c’est-à-dire essentiellement les questions tournant autour du sexe, des rapports entre les sexes et de la mort occupent une place considérable dans l’espace public. Avoir des réticences sur le « mariage homosexuel » ou sur la « PMA pour toutes » vous condamne derechef aux enfers. Se met ainsi en place un « nouvel ordre érotique », pour parler comme le philosophe italien Diego Fusaro. Ce que je voudrais montrer, c’est que cet « érotiquement correct » s’inscrit pleinement dans le processus de « désublimation répressive » analysé voilà plus de soixante ans par Herbert Marcuse. Loin d’une libération de l’Éros, il pourrait bien en signifier le déclin, vaincu par les forces de Thanatos, cette pulsion de mort qui taraude la société capitaliste d’aujourd’hui.

La révolution sexuelle en trompe-l’œil

Depuis « mai 68 », nous aurions connu une véritable révolution sexuelle, libérant les individus du carcan puritain de la vieille société patriarcale : telle est l’idée la plus communément admise aujourd’hui. Ceux qui émettent des doutes à ce sujet, ceux qui pensent que cette prétendue « libération » nous conduit au bord de l’abîme sont immédiatement classés parmi les « nouveaux réactionnaires » et les nostalgiques de l’ordre patriarcal. Si vous émettez des doutes sur les élucubrations de Mme Butler sur le genre, vous voilà « zémmourisés » en un clin d’œil. Si Éric Zemmour n’existait pas, il aurait fallu l’inventer !

L’histoire des mœurs pourrait nous présenter le tableau d’alternances presque régulières de périodes prudes et peu portées sur la « chose » et de périodes beaucoup plus libérées. Vu de loin, le XVIIIe siècle paraît un siècle de libération sexuelle (les libertins donnent le « la », auteurs et amateurs de « livres qu’on ne lit que d’une main ») face à un XVIIe engoncé dans ses obsessions de contenir le désir toujours prêt à renverser l’ordre social et moral. Le XIXe siècle fut puritain, dit-on et le XXe fut celui de la libération sexuelle, de la « belle époque » aux « années folles », et du jazz à la libération sexuelle des années 1960 et 1970. Logiquement, le XXIe devrait redonner toute leur place aux ligues de vertu, et les nouvelles féministes accompagnées des trans en transes donnent le ton, menacent, commencent à imposer leur loi.

Il faut se méfier de ces généralités, comme on doit se garder de penser les siècles antérieurs au nôtre comme des siècles de répression sexuelle généralisée. Les travaux de l’historien Jean-Louis Flandin (Familles. Parenté, maison, sexualité dans l’ancienne société et Le Sexe et l’Occident, tous deux disponibles au Seuil, collection « Points ») ont remis bien des pendules à l’heure et fait justice de nombre des préjugés des ultra-modernes et des partisans de la lutte contre la répression sexuelle. Si on s’en tient au dernier demi-siècle, la fameuse « révolution sexuelle » pourrait bien n’être qu’un mythe. Tout d’abord 1968 n’est en aucun une année charnière. Qu’un certain Cohn-Bendit, le 22 mars 1968, ait lancé un mouvement de protestation pour que les garçons aient accès à la cité universitaire des filles, ça ne fait pas une révolution. C’est tout le XXe siècle qui porte la marque d’un changement des mœurs. La critique du mariage est l’un des passages obligés de la littérature anarchiste ou socialiste. Le mariage « bourgeois » est souvent vu par les socialistes et les communistes comme une des formes de domination les plus détestables. Marx considère que dans le mode de production capitaliste, l’ouvrier devient un trafiquant d’esclaves qui met sa femme et ses enfants à l’usine. Engels pense l’émancipation de la femme et assure que la société future permettra enfin à l’homme et à la femme de vivre un amour pur, dégagé de toutes les relations mercantiles qui le pervertissent. Bebel, dans Le socialisme et la femme écrit un grand manifeste féministe. L’amour libre est vanté par les surréalistes au moment où les robes remontent et laissent voir les mollets, et où les femmes se coupent les cheveux « à la garçonne ». Les partis réactionnaires accusent d’ailleurs cette libération des mœurs d’être la cause de la très faible natalité en France qui serait l’explication de la défaite en 1914, et c’est encore cette liberté des mœurs que visera le pétainisme. En 1919, la chambre dite « bleu horizon » vote une série de lois répressives pour tenter d’endiguer le mouvement : l’avortement peut conduire à l’échafaud ! En 1942, le gouvernement de Vichy pénalise l’homosexualité, disposition qui n’est abrogée qu’en 1982. Mais tout cela n’interrompt pas un mouvement général de « libéralisation des mœurs », dont on voit la marque tout au long des années 1950 et 1960, dans le cinéma (notamment nouvelle vague) dans la chanson et dans la littérature – même si la censure veille encore et interdit de nombreux livres à la vente aux mineurs. À ce mouvement, Valéry Giscard d’Estaing apportera sa contribution avec la loi Veil, l’abaissement de l’âge de la majorité et la fin de la censure qui verra le cinéma pornographique envahir les écrans avec titres « alléchants » étalés en affiches géantes – d’honorables sociétés de production produisaient des Gorge profonde (1972), un grand succès du cinéma américain, à Charlotte mouille sa culotte (1981) et autres Les Suceuses (1979). Dans le même temps, les « clubs libertins » se développent, même dans les coins reculés de province. Des expressions comme « vivre à la colle » disparaissent tant la pratique du concubinage s’est généralisée. Les homosexuels font leur coming out et de grandes capitales élisent comme maires des homosexuels publiquement déclarés. Dans ce mouvement long, mai 68 n’a joué qu’un rôle absolument mineur. On prétend que c’est Herbert Marcuse qui fut l’inspirateur du mouvement et de cette prétendue « révolution sexuelle » imaginaire. D’une part, l’influence intellectuelle de Marcuse était nulle en dehors de quelques petits cercles d’intellectuels d’extrême gauche. D’autre part, Marcuse ne prône pas la libération sexuelle, et encore moins la partouze permanente ! En bon freudien, il admet la nécessaire répression pulsionnelle indispensable pour maintenir la vie sociale qui repose sur la sublimation, c’est-à-dire la réorientation de la pulsion libidinale vers des buts idéaux (ce qui donne la culture), mais il dénonce la sur-répression liée au mode de production capitaliste et à la domination du principe de rendement. Il analyse également à l’œuvre dans la société technico-industrielle moderne, un processus de « désublimation répressive », c’est-à-dire une libération de la pulsion sexuelle pour les besoins du mode de production capitaliste. On en trouve de nombreux exemples dans la publicité – qui manie avec dextérité l’appel à la pulsion sexuelle pour vendre sa camelote –, mais aussi dans le commerce des substituts sexuels ou dans le contenu même du porno qui transforme l’acte sexuel en concours de performances, soumis au principe de rendement. Une analyse des principaux jeux vidéo montrerait aussi comment fonctionne sur ce plan la captation directe d’une libido non sublimée. Marcuse met également en évidence que le déclin de la famille est utile au mode de production capitaliste tel qu’il fonctionne aujourd’hui. Marcuse, qui, à la suite de Freud, voit dans la famille monogamique le grand organisateur de la répression des pulsions, explique les raisons de sa lente liquidation, de son « déclin social ». Le « moi » se forme en résistant à la force répressive de la famille, par l’obligation dans laquelle l’individu se trouve de développer sa vie intérieure. Or, dans la société désublimée cette contrainte n’existe plus. Aussi, ce qui distingue notre époque des époques antérieures, ce n’est pas son « hyper-individualisme », mais sa « désindividualisation ». Le « moi », invention perfectionnée par tout le développement de la culture occidentale est sans doute quelque chose qui est en train de s’effacer.

La « désublimation répressive » s’inscrit dans toute la vie humaine et constitue le moyen principal du contrôle des consciences et de la soumission des individus. À l’opposé, Marcuse fait valoir la possibilité d’une sublimation non répressive dont la libre création artistique lui semble un des meilleurs exemples.  La libération sexuelle n’a été qu’une libéralisation sexuelle et l’expansion de la sexualisation s’accompagne d’une dés-érotisation, pour reprendre ici la distinction opérée par Freud entre la sexualité comme pulsion partielle « spécialisée » et l’Éros comme pulsion de tout l’organisme. Dans Minima moralia, Theodor Adorno écrivait : « Le sexe libéré de ses inhibitions s’est lui-même désexualisé. Ce qu’on veut en réalité, ce n’est même plus l’ivresse, mais une simple compensation pour la prestation considérée comme superflue et qu’on s’épargnerait volontiers. » Les penseurs de l’école de Francfort voyaient loin !

Cette « libéralisation des mœurs » produit aussi un envahissant discours de la sexualité, dont les effets normatifs se feront bientôt sentir. Car on s’aperçoit bien vite que faire l’amour, ce n’est pas comme boire un verre d’eau, au contraire de ce que pensait Alexandra Kollontaï. Nous assistons ainsi à une renormalisation à grands pas, une renormalisation qui respecte les lois du sacrosaint commerce. Ainsi on peut trouver une gamme complète de sextoys sur le site de La Redoute, cette vieille maison du Nord qui jadis offrait de l’érotisme accessible à tous avec ses photos de dames en tenues légères. Aux fameux GAFA, il ne faut pas seulement ajouter Microsoft, mais aussi Pornhub, géant du porno et entreprise très profitable qui, à lui seul, a consommé en 2018 autant de bande passante que tout internet en 2012…  L’ensemble du porno (notamment le géant du secteur, Mindgeek qui contrôle pornhub, youporn et redtube, représenterait 30% de la bande passante et Youtube 37%... Tout le reste, sérieux ou pas, travail ou commerce, instruction, école, presse, donc ne représente qu’un tiers de cette bande passante. Ces chiffres en disent long sur l’état général de notre société. Et on devra s’interroger sur l’état global de la libido réduite à la libido masturbatoire qu’offrent gratuitement les sites spécialisés.

Mais dans le même temps, la dénonciation de la toute-puissance du désir est menée tambour battant. La légitime condamnation du viol, trop souvent minimisé ou refoulé par le passé, s’est souvent transformée en une véritable chasse à l’homme. La drague, une œillade un peu appuyée sont tenues pour des comportements délictueux, aussi graves que le viol. Le féminisme nouveau est maintenant l’équivalent des anciennes ligues de vertu, et la dénonciation des hommes en général, « tous des violeurs », est de rigueur. Le mouvement #metoo, dont les médias unanimes ont vanté les mérites comme une grande « libération de la parole des femmes » a incidemment fait venir au premier plan de l’actualité de nouveaux principes juridiques inquiétants. Ainsi, on a proposé d’admettre le principe de l’inversion de la charge de la preuve. Depuis au moins l’habeas corpus proclamé avec la Magna Carta anglaise en 1215, mais dont le principe remonte à Rome – les Romains furent les grands maîtres du droit – il revient à l’accusation de prouver ce qu’elle avance et non à l’accusé de prouver son innocence. Les fanatiques de #metoo réclament au contraire que l’homme accusé prouve son innocence. Les hommes sont coupables par nature ! Des carrières et réputations sont ainsi ruinées, des accusations sans fondements portées sans que ces fanatiques risquent d’être poursuivies en dénonciations calomnieuses. Des applications sur smartphones sont proposées sur lesquelles on peut signer des contrats pour la soirée : là où la parole suffisait (« jamais le premier soir ») pour empêcher le garçon d’être trop insistant (on dit « lourd » en parlure moderne !), il faut maintenant des textes. La puissance du désir qui peut emporter les deux partenaires en envoyant au diable les préventions et les pudeurs n’a plus de place. On a des plans de production, des plans marketings et des « plans cul » contractualisés. La « révolution sexuelle » est sinistre à souhait.

Cette prétendue révolution s’achève en ce moment. Si l’Éros est multiple et le désir infini, les divers groupes qui ont le monopole des « identités de genre » mettent Éros en cage. Chacun est assigné à une essence : les hétérosexuels, mâles, sont évidemment des monstres dominateurs dont il vaudrait mieux se débarrasser. Les hétérosexuelles sont de pauvres bêtasses aliénées qui croient encore qu’on peut jouir avec un pénis dans le vagin et du coup – si j’ose dire – certains groupes féministes organisent des stages, à l’université, pour « sortir »

 de l’hétérosexualité, ce qui est, convenons-en, un moyen assez radical pour se débarrasser même de l’humanité. Puis vient la galaxie des LGBTQ+, lesbiennes, gays, bi, trans, queer, asexuels, neutres, etc. sans oublier les autosexuels ! Chacun dans sa petite case, bien rangé, bien étiqueté par les commissaires politiques du sexuellement correct. Que le même individu puisse faire l’amour avec une personne du sexe opposé, mais de temps à autre s’aventurer avec une personne du même sexe, que le désir soit protéiforme, voilà qui échappe au cerveau réduit de nos réducteurs de têtes.

La théorie qui n’existait pas

La conclusion ultime de la « révolution sexuelle » est, paradoxalement, la fin du sexe, son éradication promise. Freud l’avait déjà dit dans une lettre à Jones : « Celui qui permettra à l’humanité de la délivrer de l’embarrassante sujétion sexuelle, quelque sottise qu’il choisisse de dire, sera considéré comme un héros. » (17 mai 1914) Nous débarrasser de « l’embarrassante sujétion sexuelle », c’est ce que promettent, d’un côté, les théoriciens « du genre » et de l’autre, les bricoleurs médicaux du traitement hormonal et chirurgical de la « dysphorie de genre ». Commençons par les premiers.

La théorie du genre n’existe pas, selon une ancienne ministre de l’Éducation nationale qui venait de recommander de s’en inspirer pour modifier programmes et approches pédagogiques à l’école. Il est vrai que l’on exagère à vouloir élever au rang de théorie ce que l’on doit appeler les « gender studies » pour rester dans le ton de l’époque, le ton imposé par le softpower américain dont les différents groupes genristes sont les fidèles représentants de commerce.

La grande prêtresse des « études de genre » est Judith Butler, une philosophe américaine qui a connu un grand succès, en dépit de son style amphigourique et de la confusion conceptuelle qui marque ses ouvrages — il est vrai qu’elle a trouvé son inspiration chez les spécialistes de la confusion de la French theory, elle a donc été à bonne école. Butler part d’un constat : le sexe objectif (XX ou XY) ne coïncide pas toujours avec le sexe subjectif. Rien de bien nouveau : les filles garçons manqués et les garçons efféminés, c’est vieux comme le monde. Freud a consacré aux « invertis » quelques études. On sait également que les rôles tenus par les deux sexes sont largement des constructions sociales — mais les femmes sont seules capables de mettre des enfants au monde et cette affaire naturelle, et non sociale, ne peut sembler secondaire que dans une société où règne la pulsion de mort et le désintérêt total pour « ceux qui naîtront après nous » (cf. Brecht, An die Nachgeborenen). On admettra également que la place subordonnée des femmes ne semble pas toujours avoir été la règle — Engels parle de la naissance de la société de classes comme la « grande défaite du sexe féminin » — et l’est de moins en moins de nos jours : seules les féministes attitrées ne se sont pas rendu compte des bouleversements considérables intervenus sur ce plan au cours des dernières décennies. Quant aux pratiques homosexuelles, elles sont évidemment aussi vieilles que l’humanité et sont tolérées de façons très différentes selon les lieux et les époques. Encore faudrait-il différencier la pédérastie (pratiquée par les aristocrates grecs ou romains) de l’homosexualité proprement dite. Bref, il y a là tout un champ d’études sociologiques et historiques qui pourrait être intéressant. Mais ce n’est pas le propos de Butler. Comme son maître Michel Foucault, elle veut libérer la sexualité de « l’hétérosexualité aliénante », et donc son objectif est d’ouvrir de nouveaux « champs de possibles en libérant la sexualité des zones de reproduction jusqu’alors conventionnellement privilégiées. » (Trouble dans le genre, La Découverte, 2006) Marginaliser l’hétérosexualité, cela destitue le phallus et s’offre comme « une promesse de plaisirs “infinis” hors du carcan de la catégorie du sexe. » (Ibid.) Elle veut penser une sexualité hors du sexe parce que ce n’est pas le sexe qui est le centre, mais le corps. Et les gays et lesbiennes lui servent précisément à penser cela. Cette constatation fait peine. La vision que cette dame a du « rapport sexuel » limité à la pénétration est assez singulière. Avons-nous attendu madame Butler ou faut-il être gay ou lesbienne pour savoir que le plaisir sexuel ne se tire pas seulement de la pénétration ? La pornographie réduit souvent le rapport sexuel à la pénétration, mécanique, « par tous les trous ». Mais l’érotisme n’a rien à voir avec la pornographie et suppose que toutes les parties du corps concourent à l’orgasme, ce qui implique que chaque partenaire ait d’abord le souci du plaisir de l’autre. Sans cette dimension du plaisir de l’autre, le besoin sexuel pourrait se résoudre simplement par la masturbation (éventuellement à l’aide d’une petite machine à produire du fantasme). Cependant, sauf à perdre tout contact avec le réel, le plaisir érotique trouve son acmé dans la décharge sexuelle, tant chez la femme que chez l’homme, chez les gays que chez les lesbiennes. Il y a un « art érotique » qui appartient à la culture, un art qui contient non seulement la recherche du plaisir, mais aussi tout un rapport à l’autre qui implique que l’autre ne soit pas un simple objet permettant son plaisir, qu’il ne soit pas seulement un moyen, mais aussi, et surtout une fin en soi. Poussé à son terme, le rapport érotique est amour. L’opposition entre sexe, érotisme et amour est dénuée de sens. Sans l’impulsion fondamentale de la pulsion libidinale, il n’y aurait pas d’érotisme, ni sa sublimation amoureuse. L’érotisme et l’amour sont des inventions proprement humaines — dont l’histoire nous reste encore largement inconnue, mais remonte sans doute très loin dans la préhistoire. Néanmoins, ces inventions restent articulées à la nature. Judith Butler est une idéaliste au plus mauvais sens du terme, et avec elle tous les champions du « tout est construction sociale », puisqu’elle prétend émanciper le rapport érotique de tout son fondement naturel, « matériel » pourrait-on dire.

Ainsi on commence à comprendre ce qui est en cause : il ne s’agit pas de remplacer « sexe » par « genre », de traduire le français en anglais ou l’inverse. Les anglicistes considèrent que traduire gender par genre est un anglicisme. Il y a bien quelque chose de nouveau qui apparaît, une « théorie » dont Judith Butler a donné les fondements. Cette théorie nous dit qu’il faut révoquer le sexe (biologique) pour faire place au « genre » et ce genre, à son tour, est une construction sociale qu’il faut « déconstruire » pour sortir de l’aliénation des « binaires » que, pour la plupart, nous sommes encore.

En fait, Butler soutient la théorie « queer ». Les « drag queens », en se déguisant en une personne d’un autre genre, montrent la voie. Le genre n’est qu’une affaire d’imitation, purement contingente. Les filles deviennent des filles parce qu’elles imitent les filles… Ce n’est évidemment pas complètement faux. La formation du Moi passe par des processus d’identification, ces processus par lesquels l’individu peut surmonter l’Œdipe. Mais pour Butler et les autres partisans du « trouble dans le genre », ce sont ces processus d’identification eux-mêmes qu’il faudrait mettre en cause, parce que s’identifier à un genre donné, c’est déjà être aliéné. Étrange affirmation, car on ne peut s’aliéner que relativement à une essence que l’on a ou que l’on est. Quand Marx parle de l’aliénation, il désigne par là la perte de soi-même, la perte de son essence humaine qui se produit dans le travail soumis au mode de production capitaliste. Si l’identification à un genre est déjà une aliénation, c’est une aliénation à quoi ? Une aliénation sans doute par la perte de possibles : ce garçon est aliéné parce qu’il se vit maintenant comme garçon et a perdu sa possibilité d’être fille. Ainsi s’engager dans une voie, ce serait perdre la liberté qu’on avait avant de s’engager et de pouvoir choisir une autre voie. Cette conception de la liberté est soit purement délirante — ce qui n’est pas à exclure — soit une conception qui voue la liberté à être pure potentialité qui ne peut être préservée que si l’on s’abstient de choisir, c’est-à-dire si l’on s’abstient d’exercer sa liberté, ce qui est une prison plutôt efficace.

Il s’agit donc de liquider les « genres fixes » pour faire place à la liberté du « genre flottant ». Je suis ce que je veux être à l’instant. Personne n’a le droit de me caractériser : par exemple, on ne peut pas me dire « Bonjour Monsieur » sans m’offenser, puisqu’aujourd’hui peut-être je me sens « Madame ». Sartre explique que nous ne sommes ramenés à nous-mêmes que par la présence de l’autre, mais que la tragédie est que l’autre définit mon être. Le drame de Judith Butler, c’est qu’elle voudrait que nous soyons à nous-mêmes notre propre fondement ! Ce fantasme — je me suis fait seul, personne ne peut déterminer mon être — a une expression idéologique bien connue : le self made man, l’homme qui se fait seul, qui est à lui-même son fondement, qui est à la base du « rêve américain ». Les liens entre la pensée de Butler (ou celle de Foucault) avec le fond de sauce de la culture américaine sont limpides une fois qu’on a réussi à ne plus se laisser aveugler par les proclamations « subversives », « révolutionnaires », de « lutte contre la domination ».

L’allongement infini de la chaîne de caractères LGBT… paraît contradictoire avec cette « fluidité » revendiquée des genres. Mais il n’en est rien : on peut inventer autant de genres que l’on veut : on peut être gay ou indifférent, lesbienne ou autosexuel, bi ou tout ce que l’on voudra. Loin de former une harmonieuse unité que nous promettait la fluidité de genre, on sait cependant que ces diverses catégories peuvent entrer en conflit. Les trans ne s’entendent pas forcément bien avec les homos cisgenrés. Car les choses deviennent vite complexes : un homme trans (c’est-à-dire une femme transformée en homme) vivant avec un homme cisgenré est-il vraiment un trans gay ou une femme déguisée en homme pour vivre avec un gay ? Mais qu’y a-t-il derrière tout cela ? Qu’y a-t-il derrière l’exaltation de ces particularités, derrière cette minutie des études de genre ? Du plaisir ? Non, il est tellement encadré, normé, discipliné qu’il n’y a plus de place pour le plaisir. Du désir ? Quel objet pourrait viser ce désir ? Non, surtout des plaintes, des plaintes de Narcisses blessés qui invitent la Terre entière à s’épancher sur les malheurs de tant d’individus si admirables, et tellement brimés par l’horrible société patriarcale, phallocentrée des hétéros cisgenrés. On laissera de côté les élucubrations de Donna Haraway, pour qui il faudrait introduire les animaux et les robots dans le champ de nos rapports érotiques — est-ce encore le bon mot ? Il ne suffira pas de vouloir être homme, femme, trans, etc. au gré de ma fantaisie, il me faudrait aussi pouvoir être chien ou chienne, puisque Haraway prétend qu’elle a eu des relations érotiques satisfaisantes avec sa chienne. Le grand théoricien de la libération animale, Peter Singer, ne conteste pas cette affirmation d’Haraway, mais s’interroge seulement sur la manière de recueillir le consentement de la chienne.

La transgression fut longtemps un des ressorts de la littérature érotique. Les troublés du genre demandent l’abolition de toute transgression : si toutes les pratiques sexuelles deviennent d’intouchables identités de genre, évidemment il ne saurait y avoir de transgression. Le mot lui-même devrait disparaître (« cancelled »). La revendication de la zoophilie, pour minoritaire qu’elle soit, est emblématique : plus rien ne doit venir borner le désir. Mais vouloir le désir sans rien pour le borner, sans intermédiaire entre le désir et son objet, c’est aussi assurément abolir le désir que priver les oiseaux de la résistance de l’air qui les empêchera de voler. Remarquons que comme les troublés dans le genre sont des petits bourgeois bien élevés, occupant des positions parfois enviables dans les appareils universitaires et médiatiques, ils sont tout de même obligés de s’imposer implicitement, par leur silence sur ces points, des limites aussi infranchissables qu’invisibles. On peut en indiquer deux : le sadisme et la pédophilie. Le « jeu sado-maso » est devenu d’un commun désespérant : on trouve des menottes, des tenues de cuir et des fouets dans n’importe quelle enseigne de vente par correspondance. Mais le sadisme, le vrai, est celui des romans du marquis de Sade, celui qui torture et détruit les êtres, celui qui se vendait clandestinement dans les cassettes vidéo des « snuff movies » où les scènes de torture, de viol ou de meurtre sont censées n’être pas jouées, mais réelles : à la fin, le mort ne se relève pas en s’époussetant, car il est vraiment mort. Il y a chez Sade une leçon, une leçon terrible — celle qu’en avait tirée Pier Paolo Pasolini : si l’on supprime toutes barrières, si l’on « déconstruit » toutes les « constructions sociales », on entre de plain-pied dans le monde sadien. Tous les « troubles » sont possibles, mais pas celui-là ! On se demande bien pourquoi ! N’est-ce pas aussi une construction sociale qui nous interdit de « suivre la nature » telle que Sade l’entend dans La philosophie dans le boudoir ? Le deuxième interdit porte sur la pédophilie. À notre connaissance, aucun groupe ne revendique son identité de genre pédophile. Pourtant la pédophilie n’est devenue un crime que très récemment, et cette criminalisation de la pédophilie est bien un exemple presque paradigmatique de construction sociale. Les partisans de la « cancel culture » (la culture de l’effacement) ne demandent d’ailleurs pas que l’on retire des librairies les livres ouvertement pédophiles, comme ceux de Tony Duvert dont Paysage de fantaisie (1973) a pourtant reçu le prix Médicis et fut chaleureusement appuyé par Claude Mauriac et Roland Barthes… Non, évidemment qu’il faut rétablir la censure sur les ouvrages « licencieux » ou autoriser les pratiques pédophiles ! Il s’agit seulement de noter qu’au moins implicitement, même nos troublés acceptent la nécessité de limites et d’interdits, ce qu’on ne saurait leur reprocher. Bien que la chose paraisse moins sérieuse, on remarquera aussi l’absence de revendication concernant la polygamie. Les LGBTQ sont bien d’affreux petits bourgeois qui ne rêvent que de singer le bon vieux couple bourgeois !

Bref, les limites étriquées des partisans du trouble dans le genre et de la déconstruction de toutes les constructions sociales soulignent que tout cela n’est au fond pas très sérieux et qu’il s’agit surtout d’occuper des créneaux dans le monde universitaire et médiatique, et de chasser les concurrents. Le désir et l’amour n’y ont guère de place.

Le meilleur des mondes

Où l’affaire se gâte, c’est quand on passe des « drag queens » aux transsexuels et à la fabrication des bébés. Jusqu’à présent, nous avons surtout vu des simagrées, des postures, des déguisements, de ces innombrables variations que nous offre la société du spectacle. Mais l’idée du trouble dans le genre en rencontre une autre avec laquelle elle ne se confond pas, mais qui a partie liée, la théorie du genre fournissant le carburant idéologique dont ont besoin les bidouilleurs de chair fraîche et autres escrocs marchands de miracles. Du fantasme, on peut passer à la réalité grâce aux opérations de changement de sexe, nouvellement appelées « réassignations de genre ».

Freud, dans ses échanges avec Fliess avait marqué son intérêt pour les théories de la bisexualité, théories très anciennes et qui avaient aussi fasciné Diderot, auteur de l’article « Hermaphrodite » de l’Encyclopédie. Freud et Fliess constatent que les hormones « mâles » et « femelles » sont présentes dans les deux sexes, mais avec des dosages différents, que la distinction absolue des sexes n’est qu’un produit tardif de l’évolution et n’est vraiment claire que chez les vertébrés, et que ceci pourrait expliquer dans l’inconscient de chaque humain l’existence des deux tendances, mâle et femelle. D’où s’en déduit la possibilité qu’un mâle génétiquement (XY) puisse avoir des traits de caractère féminin et inversement. Freud essaie d’expliquer ainsi l’existence des « invertis », qu’on ne devrait pas confondre, sans plus de précision, avec les homosexuels. Cette thèse, sur laquelle Freud n’est pas vraiment revenu en-dehors de sa correspondance avec Fliess, pourrait fournir une explication plausible d’un certain nombre de phénomènes psychiques. Freud, cependant, n’a pas clairement soutenu cette théorie de la bisexualité, dont il concède encore en 1930 qu’elle présente de nombreuses « obscurités ». Et surtout, en dépit de son matérialisme de principe, Freud se méfiait des théories tendant à trop biologiser les processus du refoulement. À l’évidence, si la théorie freudienne peut fournir quelques arguments aux partisans du « trouble dans le genre », elle est tout à fait inopérante pour les promoteurs du transsexualisme, c’est-à-dire les promoteurs du changement de sexe par des moyens hormonaux et chirurgicaux.    

L’hermaphrodisme sert d’opérateur idéologique. On suppose qu’en vérité les humains sont potentiellement des hermaphrodites, et donc que l’on peut passer assez aisément d’un sexe à l’autre. Le raccord entre la théorie du genre et le transsexualisme paraît difficile : en effet si le sexe biologique n’a pas de rapport avec le genre psychique, on voit mal ce que pourrait apporter la chirurgie et les hormones à ceux qui souffrent de la dysphorie de genre. Une simple opération intellectuelle de déconstruction et une panoplie de déguisements devraient suffire. Sans qu’ils s’en soient vraiment rendu compte, les partisans des opérations de réassignation de genre apportent aux thèses de Butler et tutti quanti un démenti flagrant. On ne doit pas pouvoir être en même temps queer et trans. Mais il est vrai que nous sommes à une époque où les « en même temps » les plus invraisemblables tiennent lieu d’argumentation.

Quoiqu’il en soit, la réassignation de genre est aujourd’hui très « tendance ». Et ici, ce n’est ni Freud ni Butler qui tient le rôle de grand maître. C’est un nommé John Money. John Money (1921-2006) est le grand maître du transgenre à notre époque. Psychologue et sexologue renommé, enseignant, il soutenait l’idée que le genre est une construction sociale. Bien que la réputation de Money ne soit pas toujours fameuse dans les gender studies, en raison de son opération ratée sur David Raimer, il reste une référence incontournable puisque c’est lui qui introduit les concepts de « rôle de genre », de paraphilie et autres semblables qui sont devenus d’un usage courant dans les milieux où l’on parle de ces choses-là. Les hermaphrodites constituent son premier objet d’étude, et c’est à partir de cette fascination pour les hermaphrodites que Money en est venu à la conclusion que le sexe était une construction sociale. Si on opère convenablement un bébé mâle, on peut le transformer en fille, et c’est précisément ce que Money a tenté en prenant pour cobaye un enfant mâle né avec une malformation du pénis. Comme il est nettement plus facile de couper un morceau de chair des organes masculins que de greffer des organes sexuels féminins, l’expérience de Money s’est faite dans une seule direction. Et s’est terminée par un échec lamentable qui aurait dû classer ce monsieur dans une catégorie voisine de celle des soi-disant médecins des camps nazis. Depuis Money, la chirurgie et la chimie ont fait des progrès. On parvient à fabriquer des hommes devenus femmes et des femmes devenues hommes assez ressemblants. Foin des déguisements des drags : c’est la chair qui est trafiquée avec des seins gonflés aux hormones, des faux pénis en peau de bras, des vagins artificiels, des pompes à érection, etc. Tout cela est devenu aussi facile ou presque qu’une prothèse de la hanche ou du ménisque, et c’est même remboursé par la Sécu.

On connaissait toutes sortes de jouets à sexe — il semble que les godemichets remontent à la préhistoire — mais désormais le sexe a besoin du bistouri et de toutes sortes de charcutages. Symboliquement, ce n’est pas du tout la même chose ! Tout ce qui se déroulait du côté de l’imaginaire, de la psyché est rabattu sur non pas le corps, mais la viande — Husserl distinguait le corps comme objet spatial de la chair comme vécu (Körper et Leib). C’est la réification totale du corps humain qui se tient dans ce charcutage de soi-même, dans ce charcutage de l’identité. Mais cela ne suffisait pas : on repère maintenant de la « dysphorie de genre » chez des enfants autour de trois à sept ans, et des parents suffisamment dérangés prétendent qu’ils se sentent mal dans leur genre « assignés par la biologie » et organisent leur « transition sociale ». Il y en aurait sept cents à Paris au moment où cet article est écrit (voir Marianne, 15/10/2020). Ce qui s’annonce ainsi est tout bonnement effrayant.

Si l’idée vous vient de critiquer ces nouvelles orientations de la sexualité humaine, c’est que vous êtes en train de commettre ce qui deviendra bientôt un délit grave, celui de « transphobie », puisque l’école elle-même est censée éduquer les petits enfants de l’école primaire à la lutte contre la transphobie ! Mais si vous en profitez pour dire que la PMA à la demande ouvre la voie à la GPA et à la marchandisation du corps humain, vous aggravez sérieusement votre cas et, au mieux, vous serez traité de suppôt du Front national… Et pourtant, là aussi se joue une véritable révolution anthropologique : l’enfant ne sera plus le produit de l’étreinte d’un homme et d’une femme, mais du choix de la femme se procurant des « choses » (des spermatozoïdes) pour assouvir son irrépressible « désir d’enfant ». Et évidemment, au nom de l’égalité, les hommes réclameront l’accès aux gamètes femelles disponibles en acceptant les lois du marché. Beaucoup de choses ont été écrites sur ce sujet. Inutile de plus développer.

La réification et le malheur

Puisque tous nos désirs les plus délirants méritent d’être satisfaits — c’est une sorte de slogan général de la publicité commerciale — le désir lui-même n’a plus de place. Il est complètement réifié, c’est-à-dire transformé en chose selon la logique analysée par Marx à propos du caractère fétiche de la marchandise. Marx lui-même n’a pas utilisé le mot de « réification » que l’on doit à Lukács — voir Histoire et conscience de classe (1923) — mais le contenu conceptuel était déjà présent dans Le Capital et les Grundrisse. Supposons que le fantasme secret d’un homme soit d’être sexuellement considéré comme une femme, du moins comme une femme telle qu’il l’imagine, en fonction de ses propres fantasmes sexuels, parce qu’évidemment un homme ne « sait » pas ce qu’est la jouissance féminine, pas plus d’ailleurs qu’une femme ne « sait » ce qu’est la jouissance masculine. Tant que tout cela reste de l’ordre du fantasme, cela fait partie de la dynamique du désir et peut ouvrir à toutes sortes d’aventures érotiques dans le couple. Mais s’il tente de devenir femme « vraiment », en se faisant pousser une poitrine et triturer les organes sexuels, il ne jouira pourtant pas comme une femme, parce que sa prétendue féminité ne sera qu’une mascarade, un déguisement de chair. Les trans qui disent « je jouis comme une femme » ne savent rigoureusement pas ce qu’ils disent. Et pas plus les femmes devenues hommes qui pénètrent leur partenaire avec un morceau de chair rebaptisé pénis et dont l’érection est obtenue par une pompe mécanique.

Dans toutes ces affaires, il s’agit bien d’en finir avec la pénible sujétion sexuelle, non pas de trouver une vie sexuelle épanouie, mais de se débarrasser de la sexualité. C’est la haine de la nature et la haine de la chair qui anime ces gens. Rien d’autre. Et effectivement, ils sont sûrement très malheureux. Chez les jeunes trans, on estime que le taux de tentatives de suicide est entre une fois et demie et trois fois la moyenne. Cela se comprend facilement. Non qu’ils se suicident en raison de la « réassignation de genre », mais parce que celle-ci n’était qu’une recette magique proposée par des charlatans, et que cette recette ne marche évidemment pas. Parce que le malheur de l’homme ne vient pas de ses organes sexuels. Ce que Freud nous a appris, c’est que les troubles de la sexualité n’ont que rarement à voir avec des dysfonctionnements physiologiques — ceux-ci existent et peuvent se traiter assez facilement, sauf cas de mutilation — mais d’abord avec des troubles psychiques, c’est-à-dire avec la névrose, autrement dit le retour du refoulé. Mais ces troubles psychiques ne sont presque jamais des « maladies » qui pourraient être soignées par quelque pharmacopée. On peut être très malheureux de se sentir comme une fille dans un corps de garçon ou l’inverse, mais on peut aussi apprendre à vivre avec ce malheur, comme tous nous apprenons à vivre avec nos propres névroses et nos propres malheurs, car on peut aussi connaître le malheur en étant fille dans un corps de fille ou garçon dans un corps de garçon.

Il n’y a pas si longtemps, l’homosexualité figurait dans la liste des maladies mentales. Sagement, on l’en a sortie… mais pour faire entrer la dysphorie de genre et toutes sortes de prétendues maladies liées à la méchanceté de tous ces autres atteints de « phobies » — on ne sait pas s’il y a des « biphobes » ou des « queerphobes »… En tout cas, un nouvel ordre érotique règne, avec ses normes, ses docteurs et ses organes de répression. Et qui déroge à cet ordre est envoyé illico dans l’enfer des suppôts du mal. À la place de la vieille « morale » des bigots, une morale inspirée par le ressentiment et un sadisme refoulé, on a une nouvelle morale « libérée ». Mais on a simplement échangé le bien et le mal, et que les « hétérosexuels » aient remplacé les « sodomites » ne change rien au type de rapports de haine que font régner les tenants de l’orthodoxie nouvelle et les nouveaux manieurs du fouet.

Défense de l’amour de l’homme et de la femme

Commençons par éviter les malentendus — bien qu’il soit à peu près évident que les procès en sorcellerie ne manqueront pas : l’homosexualité n’est pas une maladie et aucune discrimination, de quelque nature qu’elle soit n’est acceptable. Nous aimerions d’ailleurs que cette prise de position soit clairement énoncée par tous les porte-étendard de la lutte contre la prétendue islamophobie. On peut s’interroger quand on voit des LGBT défiler avec les « décoloniaux », dont l’égérie sentait son cœur rempli de joie à l’annonce de la pendaison des homosexuels en Iran (Houria Bouteldja, ancienne porte-parole du « parti des indigènes de la république », le PIR). Admettons également que l’attirance sexuelle pour une personne du même sexe que soi est tout à fait naturelle. Rares doivent être les femmes qui n’ont jamais désiré l’étreinte d’une autre femme et tout aussi rares les hommes qui n’ont jamais éprouvé le plus petit soupçon de désir à la vue du corps d’un autre homme. Si l’homosexualité a été longtemps réprimée, ce n’est pas parce qu’elle est « contre nature », mais au contraire parce qu’elle est tout à fait naturelle et qu’elle était considérée comme archétypique des désordres sociaux que produit le petit démon Éros.

Cela étant admis, sans restriction, nous voudrions ici prendre la défense de l’amour entre l’homme et la femme comme la forme la plus accomplie de l’humanité. Diego Fusaro — un jeune philosophe italien maintenant très connu dans son pays — a écrit un livre intitulé Il nuovo ordine erotico. Elogio dell’amore e della famiglia (Le nouvel ordre érotique. Éloge de l’amour et de la famille), non traduit en français, mais qui mériterait de l’être. Il y soutient la thèse selon laquelle la morale traditionnelle de l’amour et de la famille est incompatible avec le stade actuel du capitalisme qui demande des individus mobiles, fluides et interchangeables. Et donc le nouvel ordre érotique promu par les féministes nouvelle manière, les LGBTQ+ et plus généralement l’opinion médiatique n’aurait rien de libérateur, mais serait bien une expression de cette dislocation du corps social que produit le mode de production capitaliste — une dislocation de toute communauté vraiment humaine qu’avait déjà soulignée Marx.

Sans suivre sur tous les plans la démarche de Fusaro, on peut en reprendre la ligne générale. Le rapport de l’homme et de la femme forme selon Aristote la communauté la plus originaire (cf. Politique, I). C’est la communauté originaire parce qu’elle articule très exactement la nature et la culture. Dans l’attrait réciproque des deux sexes, il y a quelque chose de naturel, qu’on le veuille ou non et qui correspond à ce qui permet la reproduction de l’espèce. Il y a aussi toute une série de déterminations biologiques qui le conditionnent. La visibilité des organes sexuels rendue possible par la station verticale et la faible pilosité du genre humain joue un rôle d’excitation permanente. L’espèce humaine est aussi la seule dans laquelle la femme connaît une longue phase de non-fertilité (la ménopause) induisant une asymétrie entre les deux sexes. Autant de problèmes que la communauté des humains doit régler. C’est précisément ici que s’introduit la construction culturelle, laquelle doit tout à la fois suivre la nature et la contenir. Et c’est donc dans la constitution du couple homme-femme que cela peut se jouer. On remarquera en passant que l’idée que la construction des relations de parenté résulte de choix presque arbitraires avec comme seule contrainte la prohibition de l’inceste est discutable. Ce point de vue largement popularisé par certaines interprétations des thèses de Lévi-Strauss est cependant contredit par plusieurs anthropologues, notamment par Emmanuel Todd (L’origine des systèmes familiaux). On a de bonnes raisons de penser que la « famille bourgeoise » (papa-maman et les enfants) n’est pas un produit tardif de l’évolution des systèmes familiaux, mais bien la première forme d’organisation familiale humaine, les autres formes qui ont fait les délices de la sociologie relativiste n’étant que des formes dérivées. Accepter cette thèse suppose qu’on dise adieu au structuralisme, mais la vérité nous est plus chère que les méthodologies. Si l’on admet la thèse défendue par Todd et une partie importante des anthropologues américains, alors on peut comprendre que la famille conjugale élémentaire reste le seul élément stable de nos sociétés menacées par le « bougisme » généralisé. Les homosexuels lui rendent d’ailleurs un hommage involontaire en réclamant et en obtenant très souvent ce qu’ils appellent mariage homosexuel.

Mais il s’agit peut-être d’abord de l’amour, et pas seulement de la sexualité ou de l’érotisme, non pas l’amour « platonique », mais l’amour qui englobe aussi comme ses ingrédients la sexualité et l’érotisme, et qui constitue la forme la plus accomplie de l’humanité de l’être humain. Pourquoi la forme la plus accomplie ? D’abord parce qu’elle est la forme la plus radicale du rapport à l’autre. De nos jours, les professeurs de moraline nous brisent les oreilles avec l’autre, l’ouverture à l’autre, et autres balivernes. Mais en pratique, ils glorifient le même. Ce qu’ils aiment c’est la mêmeté et non l’altérité. Car l’humain absolument autre, c’est l’humain du sexe opposé ! Rien de plus différent qu’un homme et une femme. Un homme blanc, noir ou jaune, un Occidental ou un Papou sont identiques parce qu’ils peuvent jouir quand leur pénis est en érection et leurs orgasmes respectifs se ressemblent comme deux gouttes de sperme ! Mais pour l’homme, la femme reste énigmatique : comme disait Freud, « Was will das Weib ? », « Que veut la femme ? » et on a de bonnes raisons de penser que l’inverse est vrai. Mais, le plus important est dans le fait que les hommes ne portent pas les enfants, alors qu’ils sont tous nés du ventre d’une femme. Qu’on nous pardonne de répéter ces banalités, qui deviennent étranges et incongrues pour nombre de nos contemporains. L’amour entre deux femmes ou deux hommes peut être fort, comme les amitiés d’ailleurs peuvent être très fortes — nous avons tous en tête les paroles de Montaigne parlant de son amitié avec La Boétie, « parce que c’était lui, parce que c’était moi ». Mais sauf à penser que toute notre tradition n’est qu’un ensemble de racontars, on sait que c’est entre ces deux contraires absolus, entre l’homme et la femme, que l’amour fait le plus d’étincelles, que sa puissance renversante est portée à son paroxysme. La littérature, la musique et les autres arts en portent un témoignage incontestable. Si on admet la thèse freudienne de la bisexualité, la force de l’amour tient précisément à ce que l’on trouve en l’autre ce que l’on n’est pas, ce que l’on n’a pas.

Pour conclure, il est incontestablement bon que l’État et les yeux inquisiteurs de la communauté ne se mêlent pas de l’intime et laissent les adultes consentants choisir eux-mêmes leurs façons de vivre, de chercher leur plaisir et d’apaiser leurs angoisses. Mais cela n’implique pas que l’immense majorité des gens ait à subir la propagande incessante pour l’érotiquement correct version Paris-centre. Il faut donc admettre aussi que les enfants soient laissés en dehors de ces problèmes de « grands », qu’on cesse de faire de la propagande pro-trans et pro-homo à l’école sous couvert de lutte contre les pseudo-phobies à la mode. Et admettre aussi que les petites filles qui sont des garçons manqués et les petits garçons qui se rêvent en filles finiront par se réaliser comme filles et comme garçons en trouvant dans les bras d’une personne du sexe opposé l’amour qui les transfigurera..

Denis Collin

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