Après la révolution française, contre l’idée du passage et de l’opposition de l’état de nature et de l’état civil, est affirmée la naturalité essentielle du social et du politique. C’est pourquoi, selon Cabanis, « l'homme politique éclairé doit être l'élève consciencieux de la nature. »
A la conception atomiste mécaniste de la société des contractualistes, on oppose le modèle de l’organisme vivant. Dans le contrat, la société est fondée sur l’accord de pluralités autonomes. Dans l'organicisme, l'individu n'existe que par rapport au tout. La société est un « tout » avec sa propre régulation sociale, comme les corps vivants ont leur régulation biologique. Elle est soumise à des principes de régulation, analogues à la régulation de l’équilibre des humeurs du corps humain dans la médecine hippocratique. Pour Saint-Simon, la « direction organique » doit se substituer à la critique destructrice. Il faut une « physiologie sociale » dans laquelle Comte voit « la vraie science du social. » Les Idéologues et la sociologie affirment que la société est une organisme habité par des « forces spirituelles ».
Critiquant la démocratie, est affirmée l'opposition entre la souveraineté du peuple et la raison. La souveraineté du peuple est une convention ; or, si les lois sociales sont d'ordre naturel, on ne peut leur opposer des conventions arbitraires. La loi naturelle est une loi de hiérarchisation : dans la société comme dans les corps, certaines parties doivent commander à d’autres, selon un ordre auquel on ne peut rien changer, sauf à détruire le corps lui-même.
On doit souligner, pour éviter les erreurs
d’interprétation, que ces penseurs ne sont pas des
« réactionnaires », nostalgiques de l’ancien régime. Ils sont aussi
des hommes de progrès qui assument l’héritage de la Révolution Française.
Beaucoup joueront un rôle décisif dans la mise en place des institutions de la
France moderne sous le Directoire et sous l’Empire, notamment dans le domaine
de l’instruction et de la recherche. Mais ils
voient dans les théories du contrat la source destructrice du corps social
et la cause de ce mélange de chaos et de terreur qu’a été la dictature
jacobine.
. Mais ils voient dans les théories du contrat la source destructrice du corps social et la cause de ce mélange de chaos et de terreur qu’a été la dictature jacobine.
C’est Auguste Comte qui
donne peut-être le meilleur résumé de ces idées. La société doit être connue
sur la mode scientifique – il faut là aussi passer de l’âge métaphysique à
l’âge positif. Il s’agit d’introduire dans les sciences qui traitent des
phénomènes sociaux les méthodes qui ont fait leur preuve dans les sciences de
la nature. Ainsi, pour Comte, bien que ce domaine soit particulièrement propice
au déploiement de l’imagination, cette dernière doit être strictement soumise
au primat de l’observation qui permettra de découvrir « l’exacte coordination de l’ensemble des faits observés ».[1]
Certes, on doit bien constater que les phénomènes intellectuels et moraux de la
vie individuelle et les phénomènes politiques sont encore étudiés d’une manière
antiscientifique ; le caractère vague des observations « permet à l’imagination fallacieuse des sophistes et des
rhéteurs d’y tourner pour ainsi dire à son gré l’interprétation des faits accomplis. »
Cette situation n’est rendue possible que parce que la
science sociale n’est pas encore à l’âge positif et que, par voie de
conséquence, la politique a encore la prétention d’une action essentiellement
illimitée, « grande illusion primitive »
qui « résulte toujours spontanément de
l’ignorance des lois fondamentales de la nature, combinée avec l’hypothèse du
pouvoir arbitraire et indéfini alors attribué aux agents surnaturels ».
De ce point de vue, la différence entre sciences de la nature et sciences
sociales n’est qu’une différence d’avancement sur une même ligne ascendante. Si
les sciences sociales sont en retard, c’est uniquement en raison de leur plus
grande complexité. Mais elles obéissent à la même dynamique et aux mêmes
principes que les sciences de la nature.
Il s’agit donc, pour sortir enfin de l’âge théologique et
métaphysique, de « concevoir toujours les
phénomènes sociaux comme inévitablement assujettis à de véritables lois
naturelles, comportant régulièrement une prévision rationnelle. »
Ce qui n’est pas bien clair, c’est la question de savoir s’il s’agit des lois
de la nature qu’on a déjà trouvées en biologie ou s’il s’agit de lois qui sont
conçues sur le même mode que les lois de la nature. Disons les choses
autrement : le lien entre la science sociale et les sciences de la nature
est-il seulement un lien d’identité méthodologique ou renvoie-t-il au contraire
à une unité ontologique ? Il semble s’agir d’abord d’un principe
méthodologique puisqu’il faut étendre à la science social le double point de vue
statique et dynamique qui caractérise la biologie.
Mais ce double point de vue lui-même renvoie à une
conception plus générale qui surplombe toute la philosophie positiviste de
Comte et lui donne son sens, savoir le double point de vue de l’ordre et du
progrès, deux idées directrices dont la connotation politique est tout à fait
claire. Comte peut ainsi parler d’une « analogie »
entre biologie et science sociale et un peu plus loin affirmer que l’on doit
partir de la notion d’un « consensus universel
qui caractérise les phénomènes quelconques des corps vivants, et que la vie
sociale manifeste nécessairement au plus haut degré. » Ces deux
manières de parler de la science sociale devraient, logiquement être clairement
distinguées, mais chez Comte, elles sont considérées comme pratiquement
équivalentes et par conséquent utilisées indifféremment l’une pour l’autre. Le « consensus universel » du vivant et la
téléologie qui lui est liée forment les deux soubassements proprement métaphysiques
de la sociologie positiviste et par conséquent de la politique.
Il s’agit en effet de démontrer qu’il y a « une solidarité fondamentale entre tous les aspects
possibles de l’organisme social. » Faute de partir de cette
solidarité et de cette intégration croissante des divers aspects de la réalité,
on est condamné à produire de « vaines utopies immuables. »
Les présuppositions de la physique sociale de Comte
conduisent à plusieurs conclusions qui constitueront les grands traits de
l’école sociologique française (Durkheim). Du point de vue de la statique, on
remarquera ces deux idées forces.
·
La sociologie ne peut pas penser le conflit
puisque le conflit contredit l’hypothèse organique. D’où, évidemment,
l’impossible rencontre de Marx et Comte ou l’opposition aux contractualistes
chez qui le conflit est précisément ce que le contrat doit surmonter.
·
La sociologie est nécessairement holiste :
il faut procéder du tout vers les parties et non « dépecer » l’objet
à étudier comme dans les sciences inorganiques. Il s’agit d’un holisme radical
puisque (1) toutes les « impulsions individuelles » n’ont de sens que
ramenées à l’instinct fondamental de l’espèce qui pousse l’homme au
progrès ; et (2) « toute étude isolée d’un aspect partiel doit immédiatement
être jugée comme profondément irrationnelle et radicalement stérile. »
Du point de vue de la dynamique, il s’agit de concevoir la
sociologie comme étude des lois de succession. Comte se réfère à Leibniz pour
poser comme principe que « le présent est gros de l’avenir. »
De là découle une conception politique précise. La
politique est une science appliquée qui s’appuie sur la physique sociale et
vise à l’organisation rationnelle de la société.
[1] Auguste Comte : Cours de philosophie positive ; 48e
leçon (in Physique sociale ;
leçons 46 à 60 ; Hermann, 1975, page 102). Les citations suivantes sont
extraites de cette même 48e leçon.
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