jeudi 14 septembre 2023

Auguste Comte et la politique scientifique

Après la révolution française,  contre l’idée du passage et de l’opposition de l’état de nature et de l’état civil, est affirmée la naturalité essentielle du social et du politique. C’est pourquoi, selon Cabanis, « l'homme politique éclairé doit être l'élève consciencieux de la nature. »

A la conception atomiste mécaniste de la société des contractualistes, on oppose le modèle de l’organisme vivant. Dans le contrat, la société est fondée sur l’accord de pluralités autonomes. Dans l'organicisme, l'individu n'existe que par rapport au tout. La société est un « tout » avec sa propre régulation sociale, comme les corps vivants ont leur régulation biologique. Elle est soumise à des principes de régulation, analogues à la régulation de l’équilibre des humeurs du corps humain dans la médecine hippocratique. Pour Saint-Simon, la « direction organique » doit se substituer à la critique destructrice. Il faut une « physiologie sociale » dans laquelle Comte voit « la vraie science du social. » Les Idéologues et la sociologie affirment que la société est une organisme habité par des « forces spirituelles ».

Critiquant la démocratie, est affirmée l'opposition entre la souveraineté du peuple et la raison. La souveraineté du peuple est une convention ; or, si les lois sociales sont d'ordre naturel, on ne peut leur opposer des conventions arbitraires. La loi naturelle est une loi de hiérarchisation : dans la société comme dans les corps, certaines parties doivent commander à d’autres, selon un ordre auquel on ne peut rien changer, sauf  à détruire le corps lui-même.

On doit souligner, pour éviter les erreurs d’interprétation, que ces penseurs ne sont pas des « réactionnaires », nostalgiques de l’ancien régime. Ils sont aussi des hommes de progrès qui assument l’héritage de la Révolution Française.  Beaucoup joueront un rôle décisif dans la mise en place des institutions de la France moderne sous le Directoire et sous l’Empire, notamment dans le domaine de l’instruction et de la recherche. Mais ils voient dans les théories du contrat la source destructrice du corps social et la cause de ce mélange de chaos et de terreur qu’a été la dictature jacobine.

. Mais ils voient dans les théories du contrat la source destructrice du corps social et la cause de ce mélange de chaos et de terreur qu’a été la dictature jacobine.

C’est Auguste Comte qui donne peut-être le meilleur résumé de ces idées. La société doit être connue sur la mode scientifique – il faut là aussi passer de l’âge métaphysique à l’âge positif. Il s’agit d’introduire dans les sciences qui traitent des phénomènes sociaux les méthodes qui ont fait leur preuve dans les sciences de la nature. Ainsi, pour Comte, bien que ce domaine soit particulièrement propice au déploiement de l’imagination, cette dernière doit être strictement soumise au primat de l’observation qui permettra de découvrir « l’exacte coordination de l’ensemble des faits observés ».[1] Certes, on doit bien constater que les phénomènes intellectuels et moraux de la vie individuelle et les phénomènes politiques sont encore étudiés d’une manière antiscientifique ; le caractère vague des observations « permet à l’imagination fallacieuse des sophistes et des rhéteurs d’y tourner pour ainsi dire à son gré l’interprétation des faits accomplis. »

Cette situation n’est rendue possible que parce que la science sociale n’est pas encore à l’âge positif et que, par voie de conséquence, la politique a encore la prétention d’une action essentiellement illimitée, « grande illusion primitive » qui « résulte toujours spontanément de l’ignorance des lois fondamentales de la nature, combinée avec l’hypothèse du pouvoir arbitraire et indéfini alors attribué aux agents surnaturels ». De ce point de vue, la différence entre sciences de la nature et sciences sociales n’est qu’une différence d’avancement sur une même ligne ascendante. Si les sciences sociales sont en retard, c’est uniquement en raison de leur plus grande complexité. Mais elles obéissent à la même dynamique et aux mêmes principes que les sciences de la nature.

Il s’agit donc, pour sortir enfin de l’âge théologique et métaphysique, de « concevoir toujours les phénomènes sociaux comme inévitablement assujettis à de véritables lois naturelles, comportant régulièrement une prévision rationnelle. » Ce qui n’est pas bien clair, c’est la question de savoir s’il s’agit des lois de la nature qu’on a déjà trouvées en biologie ou s’il s’agit de lois qui sont conçues sur le même mode que les lois de la nature. Disons les choses autrement : le lien entre la science sociale et les sciences de la nature est-il seulement un lien d’identité méthodologique ou renvoie-t-il au contraire à une unité ontologique ? Il semble s’agir d’abord d’un principe méthodologique puisqu’il faut étendre à la science social le double point de vue statique et dynamique qui caractérise la biologie.

Mais ce double point de vue lui-même renvoie à une conception plus générale qui surplombe toute la philosophie positiviste de Comte et lui donne son sens, savoir le double point de vue de l’ordre et du progrès, deux idées directrices dont la connotation politique est tout à fait claire. Comte peut ainsi parler d’une « analogie » entre biologie et science sociale et un peu plus loin affirmer que l’on doit partir de la notion d’un « consensus universel qui caractérise les phénomènes quelconques des corps vivants, et que la vie sociale manifeste nécessairement au plus haut degré. » Ces deux manières de parler de la science sociale devraient, logiquement être clairement distinguées, mais chez Comte, elles sont considérées comme pratiquement équivalentes et par conséquent utilisées indifféremment l’une pour l’autre. Le « consensus universel » du vivant et la téléologie qui lui est liée forment les deux soubassements proprement métaphysiques de la sociologie positiviste et par conséquent de la politique.

Il s’agit en effet de démontrer qu’il y a « une solidarité fondamentale entre tous les aspects possibles de l’organisme social. » Faute de partir de cette solidarité et de cette intégration croissante des divers aspects de la réalité, on est condamné à produire de « vaines utopies immuables. »

Les présuppositions de la physique sociale de Comte conduisent à plusieurs conclusions qui constitueront les grands traits de l’école sociologique française (Durkheim). Du point de vue de la statique, on remarquera ces deux idées forces.

·       La sociologie ne peut pas penser le conflit puisque le conflit contredit l’hypothèse organique. D’où, évidemment, l’impossible rencontre de Marx et Comte ou l’opposition aux contractualistes chez qui le conflit est précisément ce que le contrat doit surmonter.

·       La sociologie est nécessairement holiste : il faut procéder du tout vers les parties et non « dépecer » l’objet à étudier comme dans les sciences inorganiques. Il s’agit d’un holisme radical puisque (1) toutes les « impulsions individuelles » n’ont de sens que ramenées à l’instinct fondamental de l’espèce qui pousse l’homme au progrès ; et (2)  « toute étude isolée d’un aspect partiel doit immédiatement être jugée comme profondément irrationnelle et radicalement stérile. »

Du point de vue de la dynamique, il s’agit de concevoir la sociologie comme étude des lois de succession. Comte se réfère à Leibniz pour poser comme principe que « le présent est gros de l’avenir. »

De là découle une conception politique précise. La politique est une science appliquée qui s’appuie sur la physique sociale et vise à l’organisation rationnelle de la société.



[1] Auguste Comte : Cours de philosophie positive ; 48e leçon (in Physique sociale ; leçons 46 à 60 ; Hermann, 1975, page 102). Les citations suivantes sont extraites de cette même 48e leçon.

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