jeudi 28 décembre 2023

La tête à l'envers

 Jean-Marie Nicolle, La tête à l’envers. Essai sur les inversions, éditions Ipagine, 2023, 160 pages.


Agrégé de philosophie et docteur, spécialiste des écrits mathématiques de Nicolas de Cues (le fameux auteur de La docte ignorance), féru d’informatique et connaisseur éclairé de la psychanalyse, de Freud à Lacan, Jean-Marie Nicolle nous livre ici quelque chose qui commence comme une sorte de psycho-philosophie de la vie quotidienne pour aller, par les degrés requis, vers les spéculations de la métaphysique, celles de Kant et de Hegel, notamment. Nous avons donc d’abord une analytique de l’inversion puis une dialectique.



L’auteur commence par le constat des inversions courantes : avec les caisses automatiques, c’est le client qui se fait caissier ! L’informatique devait nous servir et nous la servons. Déplorée jadis par Hérodote, nous avons l’inversion du cours naturel que produit la guerre, temps dans lequel ce sont les pères qui doivent ensevelir leurs enfants. Mais l’inversion ne concerne pas que l’ordre naturel : l’inceste est une sorte d’inversion, qui affecte cette fois l’ordre social culturel. L’auteur analyse les inversions tragiques, les inversions comiques, les inversions démocratiques, etc. Il montre comment dans toutes ces inversions c’est la pensée binaire qui triomphe, une pensée binaire qu’on ne peut seulement attribuer au résultat de l’usage intensif des programmes informatiques qui ne fonctionnent que si l’homme est devenu un être prévisible. Il montre comment les révolutions sont des inversions qui rétablissent souvent ce qu’elles prétendent renverser. Une plaisanterie du temps du « socialisme réellement existant » le disait à sa manière : « Qu’est-ce que le capitalisme ? C’est l’exploitation de l’homme par l’homme. Et le socialisme ? C’est l’inverse. » Les passages que Jean-Marie Nicolle consacre aux inversions en cours dans l’enseignement, qui mettent l’élève à la place du professeur, sont particulièrement toniques : « Léducation est par excellence le champ des inversions entre l’intention et la pratique. L’intention toujours proclamée est le bien de l’enfant, mais, en fait, celui-ci est toujours de plus en plus abandonné à lui-même. En confondant son bien avec la satisfaction du moindre de ses désirs, les parents le comblent de jouets, ce qui leur permet d’avoir la paix et de lui consacrer moins de temps. Les soins apportés aux petits consistent à boucher leurs orifices : la bouche avec des frites, du ketchup et de la glace au chocolat, suivis de la tétine en caoutchouc, les oreilles avec le casque à musique et les yeux rivés sur une tablette posée à dix centimètres du nez. Privé de communication réelle, livré au vide des écrans, l’enfant est abandonné à sa console (consolation ?) de jeux. » On appréciera aussi tout ce qui est consacré aux « déconstructions » et au conformisme de l’anticonformisme. : « Déconstruire les stéréotypes est le stéréotype le plus répandu aujourd’hui. »

Il faut donc sortir de la pensée binaire. L’auteur consacre d’intéressants développements à la… « sainte trinité », cette tentative propre à l’église chrétienne de sortir de l’opposition binaire de l’humain et du divin en établissant une médiation entre les deux ordres, médiation qui désarçonne ceux qui s’en tiennent au principe de non-contradiction. Entre oui et non, zéro et un, noir et blanc, il y a toutes les nuances, toute la gamme des couleurs et toute la pensée dialectique. L’inversion prend alors toute sa portée : il s’agit de savoir changer de point de vue, de regarder les choses sous un angle complètement différent et il n’est pas de travail de la pensée, pas de progrès dans la pensée sans ce passage du pour au contre – c’est, notamment, ce qui est au centre l’exercice de la dissertation de philosophie, qui, de ce point de vue, est tout sauf un exercice formel. L’auteur montre comment l’œuvre d’art se construit toujours à partir de cette inversion, ce changement de point de vue.

Pour autant, si l’on doit se garder de la pensée binaire, la philosophie n’est pas cette nuit théorique où toutes les vaches sont noires, pour reprendre une expression de Hegel. Le philosophe ne se tient pas prudemment dans on ne sait quel « juste milieu », il ne se contente pas des apparences et prend les choses à revers, comme ce Socrate qui, selon Aristophane se livrait « à des recherches inconvenantes ». Nous craignons spontanément la négation, mais pourtant nous devons la pratiquer — penser, c’est dire non, disait Alain. S’il y a une négativité destructrice, celle du ressentiment, il y a aussi une négativité constructrice. De l’inversion, on va donc passer à l’irréversible, l’irréversible qui tient dans le fait que nous ne pouvons choisir entre la vie et la mort, car choisir la vie, c’est aussi accepter que l’on va mourir.

Finalement, ce livre apparaît comme un cours de philosophie, un parcours initiatique qui pose la philosophie comme l’antidote à la pensée binaire au monde de fous dans lequel nous vivons. Mais c’était déjà Marx qui notait que la réalité sociale de notre monde nous apparaît inversée comme dans une camera oscura.

Bref un livre à lire et à méditer.

Le 28 décembre 2023



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