Le monde n’existe que pour un sujet qui le perçoit, l’organise et se situe dans ce monde et même au centre de ce monde. Le monde en soi est une abstraction, vide de sens, en vérité. Elle peut se ramener à l’ensemble des phénomènes qui peuvent être subsumés sous des lois régulières, mais ce n’est pas un monde.
S’il n’est pas le monde d’un sujet, le monde n’existe pas.
On peut éventuellement affirmer que quelque chose existe en dehors de nous,
mais pour une telle affirmation, encore faut-il qu’un sujet puise dire
« en dehors de moi » car l’existence est seulement cette ex-sistence,
cette insistance d’un sujet qui pose quelque chose en dehors de lui, quelque
chose de transcendant. Donc, parler de l’existence du monde en dehors de nous
est une expression strictement dépourvue de sens.
La réalité conçue par les sciences « de fait » et
que l’on appelle parfois monde n’est pas le monde. Elle est un ensemble de
constructions de l’esprit humain qui objectivent notre rapport au monde sous
forme de rapports à des objets d’expérience. Je peux parler du Soleil, de sa
taille « réelle », de sa masse, des processus de fusion qui s’y
déroulent, mais seulement parce que le Soleil est « se lève » à l’est
et se « couche » à l’ouest, à des positions variables tout au long de
l’année. Le soleil donne au monde ses couleurs, sa chaleur ou laisse le vent me
transpercer, à moins qu’il ne se « cache » derrière les nuages et
laisse la pluie détremper le paysage. Le monde qui se donne à moi, comme à
chacun d’entre nous est de part en part un monde sensible, il est composé de
sensations qui apparaissent, si on essaie de les saisir isolément comme autant
d’esquisses. Dans ce monde, il n’y a ni figures géométriques, ni équations, ni
nombres.
On dira que ce monde qui se donne à nous dans l’intuition
sensible n’est pas le « vrai » monde, qu’il n’est qu’une apparence,
une ombre évanescente et que le monde réel, le « vrai » monde est
celui que décrivent les physiciens. Cette affirmation est purement dogmatique.
Pourquoi le monde des physiciens serait-il plus « vrai » que le monde
sensible ? quand il fait chaud l’été personne ne se baigne dans H2O, mais
dans l’eau fraîche de la rivière. H2O ne coule pas et produit aucun son. Quand
je nage, ce n’est pas Archimède qui pousse ! les sciences de la nature
nous donne une abstraction et une simplification de la réalité qui est
efficace, mais efficace ne veut pas dire vrai. Une carte n’est pas vraie, mais
elle est efficace parce qu’en la suivant je ne me perds pas. Les scientifiques
qui soutiennent que seule la science dit le « vrai monde » sont ceux
que Nietzsche appelait les « hallucinés de l’arrière-monde ». La
biologie explique certains phénomènes biochimiques, mais elle ne nous dit pas
ce qu’est la vie, parce que pour dire ce qu’est la vie, il faut pouvoir la
montrer dans un dispositif expérimental comme on dit ce qu’est une particule
élémentaire en photographiant sa trace dans une chambre à bulles et en explicitant
grâce aux équations de la physique quantique l’interprétation de cette
photographie. Mais rien de tel n’est possible avec la vie. Nous n’avons pas de
certitude plus grande que la vie et cependant la vie ne se montre pas dans le
monde comme le boson de Higgs se montre dans une expérience.
Les sciences de la nature ne peuvent rien dire d’autre que
ce que peut appréhender l’expérience. C’est déjà la position de Kant. Ce sont
les formes a priori de la sensibilité (espace et temps) qui permettent
d’organiser ces expériences et ce sont
les catégories a priori de l’entendement qui leur donne sens. Les sciences de
la nature mesurent avec le plus d’exactitude possible les phénomènes physiques
et produisent des prédictions. La valeur cardinale est l’exactitude, mais la vérité
est autre chose.
Que le ciel étoilé au-dessus de moi soit quelque chose qui
mérite d’être contemplé, ce n’est nullement une vérité scientifique. Pourtant c’est
animé du souci de la vérité que Kant énonce que le ciel vérité au-dessus de moi
et la loi morale en moi sont les deux choses qui remplissent le plus d’admiration.
Écoutons Malebranche qui veut convaincre son lecteur qu’il y a des vérités
universelles et indubitables : « « Je vois, par exemple, que deux
fois deux font quatre, et qu'il faut préférer son ami à son chien ; et je suis
certain qu'il n'y a point d'homme au monde qui ne le puisse voir aussi bien que
moi. » Que deux et deux soient quatre, il n’est pas sûr que cela soit à proprement
parler une vérité – bien que cela soit indubitable – et qu’il faille préférer
son ami à son chien est un principe éthique (une norme) et non une vérité.
Si les sciences de la nature ou les sciences de fait
(Husserl) ne peuvent nous dire ce qu’est la vérité, a fortiori elles ne
peuvent nous dire la vérité du monde. Elles sont des constructions de notre
esprit, établissant il un « monde objectif » qui n’est objectif que
parce que nous en avons fait un objet de notre pensée.
Je ne tombe pas pour autant dans le « esse est
percipi » de Berkeley. Le monde
n’est pas ce que je sens. Il n’est pas enfermé dans ma conscience. Si je
dis que le monde se donne, c’est bien que le pose aussi comme quelque chose d’extérieur.
Mais ce « il se donne » est peu clair. Il se donne parce que je le
vois, parce que j’entends les bruits de la campagne, les oiseaux, le vent, les
machines agricoles et je serais donc un pur réceptacle de sensations que j’ordonnerais.
Si je vois les champs devant moi, si j’entends les oiseaux chanter, si le bruit
du tracteur recouvre ce chant, c’est parce que je sors de chez moi, je mets le
nez dehors et je marche. Pour que le monde se donne, il faut que j’aille le
chercher, que j’agisse. Au commencement était l’action ou encore ce que l’on
pourrait appeler la praxis. Le petit enfant commence par se former l’image
de lui-même et l’image du monde dans cette interaction.
Autrement dit, pour qu’il y ait un monde, il faut qu’il y
ait une relation entre le vivant sentant et les choses qui l’entourent et cette
relation, d’un côté, « constitue le monde », c’est-à-dire ordonne les
choses qui peuplent le monde de telle sorte qu’elles vont justement former un
monde, et, de l’autre côté, fait émerger un sujet, un centre de toutes ces perceptions
et de toutes ces actions. Les neuroscientifiques qui cherchent le siège de la
conscience peuvent toujours chercher longtemps : le »siège » de
la conscience n’est rien d’autre que cette activité pratique, cette relation du
sujet et de la son monde, la relation précédant, en tant qu’activité pratique
sensible la constitution du sujet et celle du monde. Le processus d’objectivation
et le processus de subjectivation vont de pair.
Je ne sais pas si les animaux comme les chiens ou les
éléphants ont un monde. Il est raisonnable de le penser, les interactions que
nous entretenons avec eux attestant que nos mondes doivent d’une certain point
de vue coïncider, comme le monde de chacun d’entre nous coïncide souvent avec
lui de son voisin. Ce par quoi nous nous distinguons des animaux tient en une
chose : nous ne nous contentons pas de nous adapter au monde, d’y chercher
notre nourriture et un abri contre les intempéries. L’interaction entre l’homme
et le monde est fondamentalement production des conditions matérielles d’existence
et donc production de la vie humaine elle-même. Cette activité productrice, c’est
le travail qui possède ainsi une valeur ontologique – le travail est au fond de
l’être.
De ce point de vue le monde est donc toujours le monde de l’homme,
un monde produit par l’homme. La civilisation humaine n’est rien d’autre que la
construction et l’extension du monde humain. Même le monde qui nous semble « sauvage »
est lui-même construit comme la limite du monde humain. Le monde sauvage est englobé dans le monde
des hommes, mais il en va de même des planètes, des étoiles, des galaxies…
Dès que l’on place d’un côté le sujet et de l’autre l’objet, il faut s’arracher les cheveux pour savoir comme ils peuvent être en rapport et coïncider. Soit l’objet est absorbé dans le sujet (il n’en serait qu’un moment), soit le sujet disparaît dans l’objet (comme dans le matérialisme pur et dur). On retrouve les mêmes ennuis quand on s’intéresse, un cran en dessous de ces sublimités métaphysiques, aux rapports entre l’homme et la nature. Soit on dit que l’homme est un être naturel, comme les pierres ou les vers de terre et alors on doit expliquer qu’il n’est pas plus libre que les pierres qui tombent ou les vers de terre. Soit l’homme est hors de la nature et chez lui le naturel a cédé la place à la culture,donc à l’esprit qui lui donne comme mission de devenir seigneur et maître de la nature. Les deux branches de cette alternative sont des impasses.
Il n’y a pas de sujet sans objet et pas d’objet sans sujet. Mais l’un ne se confond avec l’autre. De même il n’y a pas d’homme sans nature ni de nature sans homme. Mais ils restent distincts, puisque l’homme est libre et peut donc jusqu’à un certain point, non pas de modeler la nature à sa guise, mais de choisir la manière dont il habite la nature.
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