La Renaissance est problématique parce qu’on ne sait pas
dire quand elle commence ni quand elle se termine. On la délimite à peu près
quand on fait de l’histoire de l’art – et encore ! Mais pour le reste les
choses sont bien plus complexes. Après coup, on le conçoit dans un déroulement
historique heureux : la Renaissance va préparer l’âge classique qui
s’épanouit avec les Lumières. Heureuse téléologie ! Mais que faire du
schisme chrétien majeur qui se déroule dans cette période et se présente
d’abord comme un retour aux sources du christianisme. Luther est-il un
personnage de la Renaissance et doit-on le rattacher à l’humanisme ? Le
grand humaniste Érasme a pourtant polémiqué avec constance contre Luther.
Montaigne, l’un des derniers écrivains renaissants de la langue française
est-il un humaniste ? Ce n’est pas
certain du tout, lui, l’érudit, qui critique si souvent l’érudition, oppose les
têtes bien faites aux têtes bien pleines. Pour les débuts, les choses sont tout
aussi compliquées : on s’accorde pour faire de Pétrarque et Boccace les
grands poètes de l’humanisme et les premiers grands écrivains de la
Renaissance. Mais tous deux ont un maître qui nous reporte un siècle en
arrière : Dante Alighieri, l’immortel auteur de la Commedia. Il est
possible de sortir de ces difficultés en abordant quelques grands thèmes et
quelques grandes lignes de force de cette période si riche en recherchant par
la même occasion un nouvelle définition de l’humanisme, en ne nous enfermant
pas dans une chronologie mécanique.
La politique à hauteur d’homme
La patrie de la Renaissance est l’Italie et elle est en son
fond une affaire politique. De ce point de vue, on devrait commencer par Thomas
d’Aquin. C’est lui qui, en adaptant l’aristotélisme au christianisme, donne à
l’Église une pensée politique cohérente. À la différence de la conception
traditionnelle issue de la philosophie d’Augustin, Thomas d’Aquin ne dévalorise
ni la nature ni l’homme. En distinguant la loi éternelle, la loi naturelle et
la loi humaine, il institue des champs spécifiques et relativement autonomes,
mais qui peuvent se coordonner, dès lors que la raison guide les hommes.
La loi humaine est promulguée par une multitude d’hommes
qui, dans leur grande majorité, ne sont pas parfaits. Il s’ensuit que la loi
humaine ne peut pas prohiber tous les vices mais seulement les plus graves.
Ainsi Thomas d’Aquin établit une séparation entre le droit qui est
essentiellement un système d’interdictions et de peines et ce que la foi
chrétienne commande. La loi humaine ne prescrit que les actions qui concourent
au « bien commun ». Cette notion de « bien commun » est
essentielle dans la politique thomiste : si c’est la raison qui prescrit
les lois faites en vue du bien commun, ces lois sont donc perfectibles et
susceptibles de changer, ce qui ouvre un champ propre au politique distinct du
religieux et permet d’envisager un progrès historique. La communauté politique
a donc une place bien différente de celle que lui attribuait Augustin. Paraphrasant Aristote, Thomas d’Aquin écrit:
...il est
dans la nature de l’homme d’être un animal social et politique, vivant dans une
multitude, à un degré beaucoup plus fort encore que tous les autres animaux, ce
que montre la nécessité naturelle.[2]
Augustin ne niait point que l’homme fût un
« animal social » : les Saints vivent en société. Mais où Thomas
d’Aquin se sépare d’Augustin c’est sur le fait que cet animal est aussi
politique. Pour Augustin, des hommes qui ne seraient
pas entachés du péché originel vivraient dans une communauté naturelle sans
État pour les tenir en laisse, et, par conséquent, l’existence du pouvoir
politique n’est qu’une conséquence du péché. Pour Thomas d’Aquin, au contraire,
la vie politique est un fait de nature. Où Thomas d’Aquin apporte sa touche
propre, par rapport à la philosophie antique, c’est quand il s’agit de
déterminer de quel genre de pouvoir politique il s’agit. En effet, et là notre
docteur ne suit plus du tout Aristote mais Salomon (Proverbes, XI, 14), il
affirme qu’il faut à cette communauté humaine une autorité supérieure
poursuivant le bien commun. Et c’est pourquoi Thomas défend le principe
monarchique, expression sur terre de la souveraine monarchie divine.
Il ne faut pas faire dire au Docteur angélique plus qu’il
ne dit ! C’est seulement le signe annonciateur d’un mouvement qui va se déployer
dans toute l’Italie, mais aussi dans toute l’Europe, revalorisant cette idée que la vie civique ou la vie civile
est une chose bonne, à défendre. Nous ne sommes pas condamnés au malheur
en attendant la fin des temps.
Il faut aussi évoquer Dante, non pas seulement l’auteur de
la Commedia, mais aussi celui du De Monarchia, un texte qui
prendre la défense de l’empire terrestre et sous couvert d’apologie de l’empire romain et de sa
« destinée manifeste » réhabilite le sens proprement humain de la
politique. Plusieurs auteurs, comme Thierry Ménissier, tout en s’interdisant
« d’inutiles anachronismes »[3]
voient dans la construction dantesque quelque chose qui se retrouvera dans les
idées cosmopolitiques modernes. L’essentiel, ainsi que le souligne Thierry
Ménissier tient en ceci :
« l’empire qu’il s’agit de promouvoir, parce qu’il
délivre une promesse qui sauve et affermit la liberté, c’est celui de l’action
politique dans les formes du droit, car une telle promotion revient à défendre
dans le même mouvement la civitas et l’humanitas. »
En ce sens, c’est bien chez Dante qu’on trouve une des premières manifestations
de cet humanisme civique qui est la marque propre de la pensée politique
italienne en cette fin du Moyen Âge, lui qui cherche dans le De Monarchia
la « société universelle du genre humain ».
Dante est un
penseur politique, ce qu’a bien vu Hans Kelsen dont le premier grand ouvrage est Die Staatslehre des Dante Alighieri (La théorie de l’État de Dante) publié en 1905. Le point de
départ de Dante est, d’une part, la culture thomiste et, d’autre part, la
coexistence de ces deux pouvoirs concurrents qui devraient coopérer, celui de
l’empereur et celui du pape. Dante apparaît d’abord comme un gibelin,
c’est-à-dire un défenseur du pouvoir de l’empereur qui dispose de la potestas alors que le pouvoir du pape,
strictement spirituel, n’est que celui de l’auctoritas,
ainsi que l’expose le De Monarchia
écrit vers 1310[4].
Livre subversif que le cardinal Bertrando del Poggetto fait brûler en place
publique à Bologne en 1329.
Sur le plan politique, Dante n’est pourtant pas à proprement parler un
gibelin. Citoyen florentin, et comme tel plus enclin à être guelfe, il
appartient au parti des « blancs » ou des guelfes blancs, défenseurs
de l’autonomie de Florence, qui s’opposent aux guelfes noirs partisans de la
soumission à la papauté. Face à la proximité étouffante du pouvoir papal,
l’Empire apparaît comme un contrepoids et un garant de la liberté de la ville,
comme un moyen de préserver l’autonomie de Florence face aux entreprises
pontificales. La défense de l’empire qui forme la thèse principale du De Monarchia s’inscrit ainsi dans une
visée civique.
Sans entrer dans le détail des arguments du De Monarchia, essayons d’en résumer
l’économie générale. L’ouvrage se déploie en trois temps :
1.
La réalisation complète de l’humanité, finalité
de la Providence divine n’est possible que dans le cadre d’une monarchie
universelle.
2.
L’empire romain est la réalisation terrestre de
cette idée de monarchie universelle.
3.
Le pouvoir du Souverain Pontife et le pouvoir de
l’Empereur sont de deux ordres différents et l’Empereur ne détient pas sa potestas du Pape.
Pour Dante, l’humanité forme une
« société universelle du genre humain », expression dont
l’inspiration est nettement stoïcienne et dont on retrouve des formulations
chez Cicéron (cf. supra). À la différence de
l’aristotélisme qui fait de la polis
le cadre naturel dans lequel s’exprime l’essence humaine, pour Dante ce cadre,
comme pour les stoïciens c’est l’espèce humaine tout entière. En effet,
Le fin la meilleure est celle pour laquelle le Dieu éternel,
par son art qui est la nature, fait naître à l’existence le genre humain tout
entier.[5]
Pour l’homme, la perfection réside dans le fait d’être
« appréhensif par l’intellect possible ». Mais la perfection de
l’homme ne peut pas s’actualiser dans l’individu :
Puisque cette puissance ne peut êt entièrement et
simultanément actualisée ni à travers un seul homme, ni à travers une des
communautés distinguées plus haut[6],
il est nécessaire qu’il y ait dans le genre humain une multitude à travers
laquelle soit actualisée cette puissance tout entière.[7]
C’est pourquoi l’actualisation des potentialités du genre
humain ne peut s’effectuer que dans la « paix universelle ». Dante combine les raisonnements théologiques et les
recours à Aristote. Puisque l’homme a été créé à
l’image et à la ressemblance de Dieu,
Le genre humain se rend le plus parfaitement semblable à Dieu
quand il est parfaitement un. En effet, la vrai raison de l’unité est en Dieu
seul.[8]
Mais il s’appuie sur la tradition proprement romaine. Le
grand inspirateur est Virgile dont on sait qu’il est aussi celui qui sert de
guide à l’auteur dans l’Inferno. La
tradition romaine est celle du « droit humain » et d’une certaine
idée de la justice. Et puisque « le monde est ordonné au mieux quand la
justice y règne sans partage », pour établir cette justice, il faut un
pouvoir à l’autorité incontestée et que « plus le juste est puissant, plus
sa justice s’étendra par son opération ».
Une telle organisation politique est, selon Dante, la seule qui puisse garantir
la vie bonne pour les citoyens, puisque si le Monarque universel existe, par
définition il ne peut pas avoir d’ennemis. Or, si les hommes sont heureux, ils
sont libres par la même occasion puisque « le genre humain connaît sa
condition la meilleure quand il est le plus libre. » [9]
Il s’agit en effet de concevoir le monarque non pas comme le maître mais comme
« le ministre de tous » :
Les citoyens en effet ne sont pas au service des consuls ni
le peuple à celui du roi, mais à l’inverse les consuls sont au service des
citoyens et le roi à celui du peuple.[10]
Sous cet angle, la monarchie universelle est donc une
sorte de république universelle. Cette défense de la monarchie qui au premier
abord semble d’inspiration thomiste mine en fait les bases politiques du
thomisme, c’est-à-dire la subordination du pouvoir temporel au pouvoir
spirituel.
La défense conceptuelle de la monarchie universelle
s’appuie sur une véritable philosophie de l’histoire qui voit dans l’empire
romain le modèle de l’organisation politique du genre humain. Dante argumente en montrant que
Le peuple romain s’est arrogé de droit et non en l’usurpant
l’office de la Monarchie que nous appelons Empire, sur tous les mortels.[11]
Les victoires militaires romaines sont interprétées comme
une manifestation de la volonté divine. Donc la victoire de la force est ici le
signe que l’Empire romain est un empire de droit. Un des arguments théologiques
les plus décisifs est celui de la naissance du Christ : le Christ venu
pour sauver l’humanité est né dans le territoire de l’Empire romain et sa
naissance coïncide avec le recensement universel des sujets de Rome – Marie et
Joseph se sont rendus à Nazareth pour y être recensés (Luc, II,1-5). Et il
s’agit du « recensement du genre humain ». Cette coïncidence n’est
nullement fortuite, affirme Dante, mais au contraire exprime
clairement que l’humanité ne peut être sauvée que dans l’empire universel.
C’est d’ailleurs pour cette raison que « le peuple romain en soumettant la
terre entière visa le bien public »[12]
La dernière partie du De
Monarchia est beaucoup plus polémique puisqu’elle prend parti directement
dans le conflit entre la papauté et l’empire germanique en soutenant la cause
de l’empereur, c’est-à-dire de l’indépendance du pouvoir politique à l’égard de
l’Église, même si, bien évidemment la religion chrétienne doit inspirer
l’empereur. Le fait que le pape soit le successeur de Pierre n’en fait pas le
tuteur du pouvoir politique. Dante réfute un à un comme autant de sophismes les
raisonnements spécieux employés par la papauté. Si le fondement de l’Église est
la parole divine, le fondement de l’Empire est le droit humain. L’Église n’est
nullement habilitée à recevoir des biens temporels et Dante réfute comme une usurpation la soi-disant
donation de Constantin. L’argumentation de Dante est à la fois logique et
théologique et c’est sur cette seule base qu’il montre que cette donation est
impossible – ne serait-ce que parce que l’Empereur est le gardien et le
ministre de l’Empire et nullement son propriétaire qui en pourrait disposer
comme d’un bien lui appartenant. Conclusion radicale :
Nous ne disons pas en effet : « l’Empereur et le
Pape » ni l’inverse. Et l’on ne peut pas dire qu’ils communiquent au sein
de l’espèce puisque autre est la définition du Pape, autre est la définition de
l’Empereur en tant que tel ; »[13]
De la séparation du pouvoir politique (du droit humain) et
du pouvoir spirituel (de la révélation religieuse) à la séparation de la
philosophie et de la théologie, il n’y a plus qu’un petit pas qui sera bientôt
franchi.
Plusieurs auteurs, comme Thierry Ménissier, tout en s’interdisant
« d’inutiles anachronismes »[14]
voient dans la construction dantesque quelque chose qui se retrouvera dans les
idées cosmopolitiques modernes. L’essentiel, ainsi que le souligne Thierry
Ménissier tient en ceci :
« l’empire qu’il s’agit de promouvoir, parce qu’il
délivre une promesse qui sauve et affermit la liberté, c’est celui de l’action
politique dans les formes du droit, car une telle promotion revient à défendre
dans le même mouvement la civitas et
l’humanitas. »
En ce sens, c’est bien chez Dante qu’on trouve une des premières manifestations
de cet humanisme civique qui est la marque propre de la pensée politique
italienne en cette fin du Moyen Âge. L’influence de Dante sur Machiavel est
souvent sous-estimée, voire purement et simplement niée puisque Machiavel rompt
avec la tradition humaniste qui glorifie la Rome impériale. En réalité,
Machiavel, avare de citations (à l’exception des historiens antiques) cite
assez souvent Dante, si souvent que Bernard Guillemain écrit:
« pour Machiavel, Dante est l’autorité. »[15]
Et au-delà de la divergence stratégique – mais à deux siècles d’écart comment
pourrait-il en être autrement ? – l’un et l’autre partagent la même
appréciation de la valeur de vie politique.
Je me suis un peu attardé sur le « cas Dante »
parce qu’il souligne tout particulièrement la difficulté qu’il y a à établir
des périodisations comme Moyen Âge, Renaissance, etc. Ainsi, on fait souvent
remonter à Valla, voire à Nicolas de Cues la première mise en cause de
l’authenticité de la donation de Constantin. Eh bien non ! C’est chez
Dante qu’il faut la chercher, un siècle avant le Cusain et Lorenzo Valla.
À partir de là nous allons voir l’apparition de toute une
série d’auteurs qui vont dans le même sens : la cité des hommes est
l’affaire des hommes. Un Marsile de Padoue dans le Defensor Pacis en
donne une illustration puissante. Repartant de la politique d’Aristote, il fait
de la communauté politique le lieu même de la vie bonne. Marsile prend le contrepied du Docteur angélique en
critiquant le gouvernement monarchique. Le gouvernement d’un seul homme
convient quand tout le monde vit sous le même toit, ou encore quand on peut
s’accorder dans un village pour conférer l’autorité à un chef de village.
Autrement dit ce qui oblige à une forme de gouvernement proprement politique,
ce n’est pas qu’il serait la fin suprême du développement humain, mais
seulement qu’il résulterait de la poussée du nombre. Dans une communauté
politique accomplie, ce sont des règles rationnelles qui gouvernent les hommes,
c’est-à-dire des lois positives. Le système patriarcal, décalqué sur le modèle
familial n’est pas encore celui de la véritable communauté politique. Un
constat qui est loin d’être anodin puisqu’il prépare le terrain à une théorie
purement républicaine du gouvernement fondé sur le peuple. La communauté
politique achevée, la « cité », est instituée et elle est le produit
de la raison et de l’expérience des hommes et c’est ainsi qu’elle rend possible
une vie digne d’un être humain.
Il faudrait détailler le mouvement tel qu’il va se
manifester un peu partout, de Gênes à Florence et à Sienne et surtout retenir
qu’il aura des prolongements importants chez tous les penseurs de l’âge
classique. Le républicanisme moderne est sorti principalement de là.[16]
L’essentiel est que s’affirme ici sur un plan politique, c’est-à-dire bien
au-delà du cercle des lettrés, une conception de la liberté, cette
« liberté avant le libéralisme », pour parler comme Quentin Skinner.
Et cette conception de la liberté fait de l’homme, non plus un pauvre pécheur
condamné à souffrir pour expier le péché d’être un descendant d’Adam, c’est-à-dire
le péché d’être homme, mais un être debout, capable de choisir son propre
destin et de se gouverner lui-même. Ce que Pico della Mirandola exprime sous
une forme philosophique dans De la dignité de l’homme trouve sa
manifestation politique dans l’humanisme civique et dans le républicanisme d’un
Machiavel et de ses disciples comme l’Anglais James Harrington.
L’humanisme en politique (l’humanisme civique) va avec la
capacité à imaginer une société meilleure, un monde différent, ordonné selon
les règles de la raison humaine et non selon la force des plus forts et les
croyances aveugles d’autrefois. C’est donc aussi l’époque des grandes utopies,
la Città del Sole de Tomaso Campanella ou l’Utopia de Thomas
More.
La beauté du corps humain
La Renaissance, pour le grand public s’identifie à la
floraison artistique qui va faire du voyage en Italie le pèlerinage obligé pour
tous les artistes européens. De la même façon que la politique devient affaire
humaine, la peinture et la sculpture mettent l’homme au centre de leur
préoccupations. Les thèmes religieux restent les thèmes dominants, mais les
peintres s’émancipent des codes dans lesquels la peinture byzantine reste
emprisonnée. La madone à l’enfant n’est plus représentée hiératique sur un fond doré, mais elle
devient une mère, souriante,respirant la plénitude de la maternité. Les madones
de Raphaël perdent leurs auréoles et gagnent en proximité humaine. Les thèmes
religieux classiques sont mis à l’épreuve de cette exaltation du corps. On
pense évidemment aux sculptures, au David, coup de force technique dans
une morceau de marbre tout en longueur, mais plus peut-être au Christ
ressuscité de l’église Santa Maria della Minervaà Rome, un Christ nu, athlétique,
rayonnant et beau comme un Dieu grec.
Giorgio Vasari, le premier grand historien de l’art, note
ainsi à propos de l’art de Michelangelo :
Il suffit de voir que l'intention de cet homme singulier n'a
pas voulu entrer dans la peinture autrement que par la composition parfaite et
très bien proportionnée du corps humain et dans des attitudes très différentes ;
non seulement cela, mais ensemble les affections des passions et le
contentement de l'âme, étant suffisants pour le satisfaire dans cette partie,
dans laquelle il était supérieur à tous les artisans, et montre la voie de la
grande manière et du nu, et combien il sait dans les difficultés du dessin, et
enfin il a ouvert la voie à l'aisance de cet art dans son but principal, qui
est le corps humain, et en ne s'occupant que de ce but, il a laissé de côté
l'imprécision du coloris, la fantaisie et les fantaisies nouvelles de certaines
minuties et délicatesses, que beaucoup d'autres peintres n'ont pas entièrement,
et peut-être non sans quelque raison, négligées.[17]
La sculpture semble renouer, à bien des égards, avec l’idéal
grec. Le David de Michel-Ange pourrait y faire penser. Mais à la
différence des normes un peu figées de la sculpture grecque de l’époque
classique, la vie entre dans la sculpture renaissante, comme elle était déjà
entrée dans la sculpture grecque de l’époque hellénistique, ainsi que l’on peut
l’admirer dans le groupe du Lacoon. La Pietà (Mater dolorosa de Saint-Pierre de Rome) sculptée par Michel
Ange nous transporte loin de tout académisme, loin de tout idéal figé de la
beauté. C’est le corps vivant, mais aussi souffrant, qui est admirable. La Pieta
Bandini, poursuit cette recherche : œuvre inachevée, elle laisse
peut-être encore plus de place à l’expression des sentiments. Cette capacité de
donner vie à la pierre explosera avec le baroque et le maître que fut Le
Bernin.
Des individus vivants : voilà le fond d cette
révolution esthétique que fut la Renaissance. Vivantes, ces madones de Raphaël
qui prennent l’exact contrepied des figures imposées héritées de l’iconographie
byzantine. Ce sont des jeunes femmes dont les visages respirent la grâce et
manifestent la tendresse pour leur enfant. Plus de visages hiératiques, plus
d’auréoles ni d’étoiles, plus de fond doré, mais un paysage champêtre.
L’iconographie religieuse ressemble à l’iconographie profane, puisque le monde
de la religion et le monde de l’homme sont appelés à se confondre.
La religion des humanistes
Il n’est pas facile de suivre les évolutions des penseurs de
la Renaissance sur le plan religieux. C’est que la Renaissance tout entière est
scindée par la Réforme. Se débarrasser du joug pesant de l’Église catholique,
pratiquer le libre examen des textes, cela semblait une bonne chose à tous ces
érudits latinistes dont beaucoup lisaient aussi bien l’hébreu que le grec,
voire l’arabe. Mais une rupture va s’opérer ! les fanatiques sont des deux
bords et les protestants ne le sont pas moins que les catholiques, voire
parfois pires. Dans Le problème de l’incroyance au 16e siècle, la
religion de Rabelais, Lucien Febvre suit à la trace cette évolution au fur
et à mesure de l’écriture des livres de Rabelais. Gargantua et Pantagruel
manifestent une attitude bienveillante à l’égard de la Réforme, attitude
qui ne sera plus de mise avec le Tiers livre et encore moins avec le Quart livre qui présente
un Rabelais gallican et nationaliste. D’autres philosophes sont violemment
hostiles à la Réforme : ainsi Érasme, ainsi Giordano Bruno qui voue aux
gémonies les luthériens dans L’expulsion de la bête triomphante.
Les humanistes, dans la suite de Dante, se font une
spécialité d’examiner les textes fondamentaux de l’Église catholique et de leur
faire subir une critique souvent sans concessions. C’est le cas de Lorenzo
Valla qui montre que les Actes des Apôtres n’ont pas été écrits par les
apôtres, que la lettre du Christ à Abgar d’Édesse est aussi un faux datant du
IVe siècle. Le travail de Valla préfigure ainsi le traitement de
choc que Spinoza fera subir au texte biblique lui-même dans le Traité
théologico-politique. Ce qu’apporte l’humanisme renaissant, c’est d’abord
une certaine liberté de ton à l’égard du dogme, mais aussi une confiance dans
le pouvoir de la raison et de la culture. Ainsi l’opposition entre Érasme et
Luther peut-elle se lire comme l’opposition entre un esprit tolérant et
confiant dans l’homme et un partisan du retour à l’augustinisme le plus
rigoureux qui n’a que peu confiance dans l’humanité. Si en effet on pense que
majorité des hommes seront damnés, que Dieu seul sait par avance qui figurera
parmi les élus, quel progrès de l’esprit humain est-il encore possible ?
Rabelais a fait l’objet d’un procès en antichristianisme et
en athéisme. En 1533, Calvin, qui n’a pas encore rompu avec Rome, aurait envoyé
une lettre qui dénonce le Pantagruel de Rabelais comme obscène et impie.
Cette lettre, que l’on connaît par d’autres personnages de cette époque, ne dit
pas exactement cela et on a des raisons de supposer qu’au début le jeune Calvin
éprouvait une certaine sympathie pour le médecin Alfricobas ! Sans doute,
on ne peut pas dire que Rabelais était un incroyant, mais on peut dire Rabelais
« né Chrétien, engagé tout entier dans le christianisme, s’en dégage en
esprit et secours le joug commun, le joug de la religion professée, sans
hésitation ni restriction, par la presque unanimité de ses contemporains. »[18]
La lettre de Gargantua à son fils Pantagruel témoigne de
cette confiance. Après avoir recommandé l’étude de toutes les sciences de la
nature, il ajoute :
Puis, soigneusement revisite les livres des médecins grecs,
arabes et latins, sans contemner les talmudistes et cabalistes, et par
fréquentes anatomies acquiers-toi parfaite connaissance de l’autre monde qui
est l’homme ! Et par lesquelles heures du jour commence à visiterles
saintes lettres, premièrement en grec le Nouveau Testament et Épîtres des
Apôtres, et puis en hébreu le Vieux Testament.[19]
Embrasser tout le savoir humain et toutes les cultures telle
fut l’ambition de ceux qui firent de l’érudition une qualité à acquérir pour
devenir pleinement homme. Il est impossible de parler de la religion des
humanistes, mais l’humanisme implique une approche nouvelle de la religion.
L’homme à une place nouvelle
La Renaissance renoue avec les spéculations cosmologiques
dont les Grecs étaient les spécialistes – c’est de ces spéculations qu’est née
la philosophie, si on en croit Aristote. La révolution copernicienne, celle que
Kant a identifiée comme telle, semble renverser la place centrale de l’homme,
puisque la Terre n’est plus le centre du monde, mais en fait elle fait de
l’homme celui qui a maintenant une vision totale de l’Univers, il peut
contempler la Terre de loin et embrasser l’infinité des choses.
Ici, il faut suivre Cassirer et Gandillac et donner la
première place à Nicolas de Cues(1401-, cardinal, légat du pape, et auteur de La
Docte ignorance et de quelques autres ouvrages aussi importants. Mais le
Cusain est à bien des égards un élève de Maître Eckart, celui qui montre
l’identité de Dieu et de l’exister, et donc du créateur et de la créature et
définit Dieu comme une sphère infinie dont le centre est partout et la
circonférence nulle part. là encore nous voyons combien la Renaissance et
l’humanisme commencent avant la Renaissance et l’humanisme. Les thèses de
Maître Eckart qui conduisent à une sorte de monisme se retrouveront chez
Nicolas de Cues… et plus tard chez Bruno qui tire le fil jusqu’au bout, en
l’occurrence jusqu’au bûcher qui consumera le philosophe en janvier 1600.
Sous couvert d’un retour au thème socratique de la docte
ignorance – notre science est maximale quand elle est science de l’ignorance – Nicolas
de Cues s’engage sur des chemins très escarpés. Il va montrer contre toute la
tradition tant aristotélicienne que chrétienne que l’on peut penser l’univers
infini. L’argument théologique était qu’il y a moins dans la création que dans
le Créateur ; celui étant infini, le monde qu’il a créé ne peut donc pas
être infini. Ce à quoi le Cusain répond que penser que Dieu ne peut pas créer
un monde infini, c’est fixer une limite à la toute-puissance de Dieu, qui, du
coup, ne serait plus tout-puissant. Conséquence ennuyeuse : si le monde
est infini, il n’a donc plus limite et pas de centre. On peut donc admettre que
la Terre se meut ! Tout cela avait
été posé comme hypothèse par l’astronome grec Aristarque de Samos au iiie siècle av. J.-C., lequel
n’était pas seulement un astronome spéculatif, mais aussi un virtuose de la
trigonométrie, que lui avait permis de donner des estimations fort correctes de
la dimension de la Lune ou de la distance entre la Terre et le Soleil. Ce qui
était resté un cas isolé dans l’Antiquité reprend sa place dans la conception
du monde que l’on se fait en Europe à la Renaissance et Nicolas de Cues et
Copernic apparaissent rétrospectivement comme des figures révolutionnaires.
Giordano Bruno poursuit l’œuvre du Cusain, dont il dresse
souvent les louanges. Il s’appuie aussi sur les travaux de Nicolas Copernic qui
pose le premier des raisons géométriques pour accepter l’hypothèse
héliocentrique. Mais là où ses illustres prédécesseurs avançaient prudemment et
en s’adressant uniquement aux lettrés par des textes latins, Bruno écrit ses
œuvres principales en « langue vulgaire », c’est-à-dire en italien,
et ainsi il s’adresse au plus large public. Galilée en fera autant et c’est
sans doute une dimension décisive des ennuis qu’on lui fera. Bruno est devenu
un héros de la pensée libre : au cours d’un long et tortueux procès, il va
finir par refuser toute concession.
Freud avait vu dans la révolution scientifique initiée par
Copernic et Galilée une première « blessure narcissique » que la
science moderne a infligée à l’humanité. L’homme n’est plus au centre du monde,
quelle déchéance. Nonobstant le respect
dû au père fondateur de la psychanalyse, on pourrait inverser la proposition.
C’est une promotion de l’homme qui s’opère. Dans la représentation chrétienne,
la Terre n’est pas le centre, elle est le bas et l’homme sur cette Terre est
l’homme d’après la chute. Et sous la Terre, il y a l’enfer, là où iront tous
les damnés. En haut, il y a le monde pur réservé à Dieu et aux anges. De Cues,
Copernic, Bruno et Galilée renverse tout cela. D’une part il n’y a plus ni bas
ni haut et plus de hiérarchie naturelle. Et « en haut », c’est
exactement comme « en bas ». La distinction aristotélicienne entre le
monde sublunaire, monde imparfait de la généralisation et de la corruption, et
le monde des astres parfaits n’existent plus. Avant que Galilée, à l’aide de
ses instrument diaboliques, ait mis en évidence les trous et les bosses de la
Lune et, pire que tout, les taches du Soleil, Bruno avait déjà semé la pagaille
en imaginant un univers composé d’une infinité de mondes, formés au hasard,
disparaissant sous l’effet de chocs aléatoires. En 1582, Bruno compose une
comédie, Il Candelaio/Le chandelier,
écrite en italien vulgaire, qui lui permet d’exprimer ses critiques morales et
sociales sur la société de son époque, tout en développant à nouveau certains
des thèmes fondamentaux de sa philosophie. Ainsi dans la dédicace « à la
Signora Morgana B. », écrit-il :
Le temps enlève tout et donne tout ; toute chose se
transforme et aucune ne s’annihile. Un seul ne peut se transformer, un seul est
éternel et peut éternellement persévérer, un, semblable et même. Avec cette
philosophie, l’âme s’agrandit en moi et en moi se magnifie l’intellect.
Cependant, quel que soit le point de cette soirée que j’attends, si le
changement est vrai, moi qui suis dans la nuit, j’attends le jour et ceux qui
sont dans le jour attendent la nuit ; tout ce qui est, ou est ici ou là, proche ou lointain, maintenant ou après, tout
de suite ou plus tard. (Cand. ,7)
La vicissitude universelle de la lumière et de l’ombre, de
l’ignorance et de la science affleure dans cette œuvre, tout comme la
conception brunienne de l’être et de l’apparaître. Il n’y a plus de création, à
proprement parler : l’univers infini est la cause unique et il s’engendre
dans son mouvement propre. Le monde de Dieu et le monde de l’homme ne font plus
qu’un. Il y a chez Bruno un immanentisme radical qui préfigure à bien des
égards celui de Spinoza. Certes, dans cet univers infini, dans cette éternelle
vicissitude des choses, l’homme n’est qu’un point, un presque rien. Pascal dira
qu’il n’est qu’un roseau, mais un roseau pensant. Et Bruno, en même qu’il pense
l’unité de l’être comme mouvement, comme temporalité et spatialité
indissociables, presque comme les deux faces de la même médaille, affirme le
droit absolu de la pensée, d’une pensée qui n’obéit à aucun dogme et Bruno sur
le bûcher ne montre pas seulement le courage de l’homme qui défend les droits
de l’esprit, il affirme aussi la grandeur de l’homme : « vous
tremblez plus vous qui prononcez cette sentence que moi qui l’écoute »
dit-il à ses juges. Et ainsi que le rapporte un observateur : « sur
le point de mourir, alors qu’on lui présentait l’image du Sauveur, il la refusa
avec un visage torve et méprisant. »
L’homme qui contemple cet univers infini, qui va en montrer
les lois régulières a joyeusement succombé à la première des
« concupiscences » dénoncées par Augustin, l’appétit de savoir, la
curiosité, cette libido sciendi dont il faudrait se détourner pour
s’abîmer dans l’amour de Dieu.
Propos d’étape
L’humanisme de la Renaissance ne forme pas un ensemble
compact et cohérent, mais plutôt une attitude générale d’où sortiront les
Lumières. Encore fois, il faut se garder des délimitations historiques trop
tranchées. La Renaissance opère des déplacements dans les centres d’intérêts,
mais pas une révolution radicale. Gramsci, par exemple, port un jugement très
nuancé sur cet humanisme, puisqu’il oppose le progrès impulsé par le
capitalisme puritain à l’humanisme :
Il est certain qu’ils ne se préoccupent pas de l’« humanité », de la « spiritualité » du travailleur, qui est
immédiatement écrasée. Cette « humanité
et cette spiritualité »
ne peuvent se réaliser que dans le monde de la production et du travail, dans
la « création » productive ; elles étaient à leur
apogée chez l’artisan, chez le « démiurge », lorsque la personnalité
du travailleur se reflétait entièrement dans l’objet créé, lorsque le lien
entre l’art et le travail était encore très fort. Mais c’est précisément contre
cet « humanisme » que se bat le nouvel
industrialisme. Les initiatives puritaines n’ont pour but que de préserver, en
dehors du travail, un certain équilibre psycho-physique qui empêche l’effondrement
physiologique du travailleur, pressé par la nouvelle méthode de production. Cet
équilibre ne peut être que purement extérieur et mécanique, mais il peut
devenir intérieur s’il est proposé par le travailleur lui-même et non imposé de
l’extérieur, d’une nouvelle forme de société, par des moyens appropriés et
originaux. L’industriel américain se préoccupe de maintenir la continuité de l’efficacité
physique de l’ouvrier, de son efficacité musculo-nerveuse : il a intérêt à
avoir une main-d’œuvre stable, un complexe soudé en permanence, car le complexe
humain, lui aussi, a besoin d’une main-d’œuvre stable, d’un complexe soudé en
permanence, car le complexe humain, lui aussi, a besoin d’une main-d’œuvre
stable.[20]
Si on considère que le « progrès » historique est
une loi que nous devons suivre parce qu’à la fin naîtra un monde meilleur,
alors l’humanisme pourra apparaître comme une régression intellectuelle, nonobstant tous les progrès
scientifiques qui ont germé à ce moment-là. Historiquement, Luther aurait
raison contre Érasme. Mais les choses sont loin d’être aussi bêtement linéaires
que dans le marxisme standard. L’humanisme va reste comme la conscience
malheureuse des nouvelles classes dominantes. Bien que, du point de vue du
positivisme et de l’utilitarisme plat qui est le socle idéologique de la
bourgeoisie,les humanités soient une pure perte de temps, les bourgeois
s’évertueront pendant quelques siècles à transmettre ces
« humanités » à leur progéniture qui, parfois, s’en est servi
directement contre la classe bourgeoise. Renverser l’humanisme et la grande
culture au nom de la nécessité historique, ce serait ainsi aider la bourgeoisie
à déblayer le terrain qui bloque encore la transformation totale de la société
en une société du capitalisme absolu. À l’inverse, Gramsci défend la nécessité
d’un nouvel humanisme, d’une nouvelle culture nationale populaire qui atteigne
même les couches les plus frustres de la société.
[1]
Bloch, E., La philosophie de la Renaissance, 1972, traduction française
« Petite Bibliothèque Payot », 1974.
[2]
Thomas d’Aquin, De regimine principum,
I, 1
[3]
Ménissier, op. cit. p.96
[4]
Sur le De Monarchia, on lira l’article de Thierry Ménissier, « Monarchia de Dante : de l’idée médiévale d’empire à la
citoyenneté universelle, éditions L’Harmattan, e-article, 2006.
[5]
Dante, De
Monarchia, Livre I, III, traduction Michèle Gally, p.83
[6]
Famille, village … Dante suit pas à
pas la Politique d’Aristote.
[7]
Op. cit. p. 85
[8]
Op. cit. p. 95
[9]
Dante, op. cit. p.105
[10]
Op. cit. p. 109
[11]
Dante, op. cit., II, p.131
[12]
Op. cit. p.149
[13] Dante, op. cit., III, p.225
[14]
Ménissier, op. cit. p.96
[15]
B. Guillemain, Machiavel. L’anthropologie politique. Libraire Droz,
Genève, 1977, 1977, p.52
[16]
Je ne peux ici que renvoyer à mon Comprendre Machiavel (Armand Colin,
2006)
[17] Vasari, G., Vita di Michelagnolo
Buonarruoti fiorentino pittore, scultore et architetto
[18]
Febvre, L., Le problème de l’incroyance au 16e siècle. La
religion de Rabelais, Albin Michel, « L’évolution de
l’humanité », 1942-1968
[19] Rabelais, F., Pantagruel,
ch. VII
[20] Gramsci, A., Quaderni del Carcere,
1998, Q.22
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