samedi 19 avril 2025

Sur l"humanisme (III). Renaissance

 La Renaissance et l’humanisme semblent ne faire qu’un. Mais il faut se garder d’aller trop vite dans cette identification ; la Renaissance n’est pas toute humaniste et cet humanisme lui-même a des figures variées. L’humanisme italien et bientôt européen commencerait à l’aube de la Renaissance. Il est déjà désigné sous ce nom par Pétrarque et Boccace. Mais si on s’accorde pour y voir un ensemble de traits culturels et esthétiques relativement homogènes, on a beaucoup de difficultés à isoler un corps de doctrines morales, philosophiques et politiques ayant une consistance certaine. Les études sur l’humanisme renaissant ne manquent pas et on retiendra singulièrement les travaux d’Eugenio Garin. On connaît des approches de la philosophie de la Renaissance – par exemple celle de Maurice de Gandillac dans l’histoire de la philosophie de l’édition de la Pléiade ou celle d’Ernst Bloch[1].

La Renaissance est problématique parce qu’on ne sait pas dire quand elle commence ni quand elle se termine. On la délimite à peu près quand on fait de l’histoire de l’art – et encore ! Mais pour le reste les choses sont bien plus complexes. Après coup, on le conçoit dans un déroulement historique heureux : la Renaissance va préparer l’âge classique qui s’épanouit avec les Lumières. Heureuse téléologie ! Mais que faire du schisme chrétien majeur qui se déroule dans cette période et se présente d’abord comme un retour aux sources du christianisme. Luther est-il un personnage de la Renaissance et doit-on le rattacher à l’humanisme ? Le grand humaniste Érasme a pourtant polémiqué avec constance contre Luther. Montaigne, l’un des derniers écrivains renaissants de la langue française est-il un  humaniste ? Ce n’est pas certain du tout, lui, l’érudit, qui critique si souvent l’érudition, oppose les têtes bien faites aux têtes bien pleines. Pour les débuts, les choses sont tout aussi compliquées : on s’accorde pour faire de Pétrarque et Boccace les grands poètes de l’humanisme et les premiers grands écrivains de la Renaissance. Mais tous deux ont un maître qui nous reporte un siècle en arrière : Dante Alighieri, l’immortel auteur de la Commedia. Il est possible de sortir de ces difficultés en abordant quelques grands thèmes et quelques grandes lignes de force de cette période si riche en recherchant par la même occasion un nouvelle définition de l’humanisme, en ne nous enfermant pas dans une chronologie mécanique.

La politique à hauteur d’homme

La patrie de la Renaissance est l’Italie et elle est en son fond une affaire politique. De ce point de vue, on devrait commencer par Thomas d’Aquin. C’est lui qui, en adaptant l’aristotélisme au christianisme, donne à l’Église une pensée politique cohérente. À la différence de la conception traditionnelle issue de la philosophie d’Augustin, Thomas d’Aquin ne dévalorise ni la nature ni l’homme. En distinguant la loi éternelle, la loi naturelle et la loi humaine, il institue des champs spécifiques et relativement autonomes, mais qui peuvent se coordonner, dès lors que la raison guide les hommes. 

La loi humaine est promulguée par une multitude d’hommes qui, dans leur grande majorité, ne sont pas parfaits. Il s’ensuit que la loi humaine ne peut pas prohiber tous les vices mais seulement les plus graves. Ainsi Thomas d’Aquin établit une séparation entre le droit qui est essentiellement un système d’interdictions et de peines et ce que la foi chrétienne commande. La loi humaine ne prescrit que les actions qui concourent au « bien commun ». Cette notion de « bien commun » est essentielle dans la politique thomiste : si c’est la raison qui prescrit les lois faites en vue du bien commun, ces lois sont donc perfectibles et susceptibles de changer, ce qui ouvre un champ propre au politique distinct du religieux et permet d’envisager un progrès historique. La communauté politique a donc une place bien différente de celle que lui attribuait Augustin. Paraphrasant Aristote, Thomas d’Aquin écrit:

...il est dans la nature de l’homme d’être un animal social et politique, vivant dans une multitude, à un degré beaucoup plus fort encore que tous les autres animaux, ce que montre la nécessité naturelle.[2]

Augustin ne niait point que l’homme fût un « animal social » : les Saints vivent en société. Mais où Thomas d’Aquin se sépare d’Augustin c’est sur le fait que cet animal est aussi politique. Pour Augustin, des hommes qui ne seraient pas entachés du péché originel vivraient dans une communauté naturelle sans État pour les tenir en laisse, et, par conséquent, l’existence du pouvoir politique n’est qu’une conséquence du péché. Pour Thomas d’Aquin, au contraire, la vie politique est un fait de nature. Où Thomas d’Aquin apporte sa touche propre, par rapport à la philosophie antique, c’est quand il s’agit de déterminer de quel genre de pouvoir politique il s’agit. En effet, et là notre docteur ne suit plus du tout Aristote mais Salomon (Proverbes, XI, 14), il affirme qu’il faut à cette communauté humaine une autorité supérieure poursuivant le bien commun. Et c’est pourquoi Thomas défend le principe monarchique, expression sur terre de la souveraine monarchie divine.

Il ne faut pas faire dire au Docteur angélique plus qu’il ne dit ! C’est seulement le signe annonciateur d’un mouvement qui va se déployer dans toute l’Italie, mais aussi dans toute l’Europe, revalorisant  cette idée que la vie civique ou la vie civile est une chose bonne, à défendre. Nous ne sommes pas condamnés au malheur en attendant la fin des temps.

Il faut aussi évoquer Dante, non pas seulement l’auteur de la Commedia, mais aussi celui du De Monarchia, un texte qui prendre la défense de l’empire terrestre et sous couvert  d’apologie de l’empire romain et de sa « destinée manifeste » réhabilite le sens proprement humain de la politique. Plusieurs auteurs, comme Thierry Ménissier, tout en s’interdisant « d’inutiles anachronismes »[3] voient dans la construction dantesque quelque chose qui se retrouvera dans les idées cosmopolitiques modernes. L’essentiel, ainsi que le souligne Thierry Ménissier tient en ceci :

« l’empire qu’il s’agit de promouvoir, parce qu’il délivre une promesse qui sauve et affermit la liberté, c’est celui de l’action politique dans les formes du droit, car une telle promotion revient à défendre dans le même mouvement la civitas et l’humanitas. »

En ce sens, c’est bien chez Dante qu’on trouve une des premières manifestations de cet humanisme civique qui est la marque propre de la pensée politique italienne en cette fin du Moyen Âge, lui qui cherche dans le De Monarchia la « société universelle du genre humain ».

Dante est un penseur politique, ce qu’a bien vu Hans Kelsen dont le premier grand ouvrage est Die Staatslehre des Dante Alighieri (La théorie de l’État de Dante) publié en 1905. Le point de départ de Dante est, d’une part, la culture thomiste et, d’autre part, la coexistence de ces deux pouvoirs concurrents qui devraient coopérer, celui de l’empereur et celui du pape. Dante apparaît d’abord comme un gibelin, c’est-à-dire un défenseur du pouvoir de l’empereur qui dispose de la potestas alors que le pouvoir du pape, strictement spirituel, n’est que celui de l’auctoritas, ainsi que l’expose le De Monarchia écrit vers 1310[4]. Livre subversif que le cardinal Bertrando del Poggetto fait brûler en place publique à Bologne en 1329.

Sur le plan politique, Dante n’est pourtant pas à proprement parler un gibelin. Citoyen florentin, et comme tel plus enclin à être guelfe, il appartient au parti des « blancs » ou des guelfes blancs, défenseurs de l’autonomie de Florence, qui s’opposent aux guelfes noirs partisans de la soumission à la papauté. Face à la proximité étouffante du pouvoir papal, l’Empire apparaît comme un contrepoids et un garant de la liberté de la ville, comme un moyen de préserver l’autonomie de Florence face aux entreprises pontificales. La défense de l’empire qui forme la thèse principale du De Monarchia s’inscrit ainsi dans une visée civique.

Sans entrer dans le détail des arguments du De Monarchia, essayons d’en résumer l’économie générale. L’ouvrage se déploie en trois temps :

1.     La réalisation complète de l’humanité, finalité de la Providence divine n’est possible que dans le cadre d’une monarchie universelle.

2.    L’empire romain est la réalisation terrestre de cette idée de monarchie universelle.

3.    Le pouvoir du Souverain Pontife et le pouvoir de l’Empereur sont de deux ordres différents et l’Empereur ne détient pas sa potestas du Pape.

Pour Dante, l’humanité forme une « société universelle du genre humain », expression dont l’inspiration est nettement stoïcienne et dont on retrouve des formulations chez Cicéron (cf. supra). À la différence de l’aristotélisme qui fait de la polis le cadre naturel dans lequel s’exprime l’essence humaine, pour Dante ce cadre, comme pour les stoïciens c’est l’espèce humaine tout entière. En effet,

Le fin la meilleure est celle pour laquelle le Dieu éternel, par son art qui est la nature, fait naître à l’existence le genre humain tout entier.[5]

Pour l’homme, la perfection réside dans le fait d’être « appréhensif par l’intellect possible ». Mais la perfection de l’homme ne peut pas s’actualiser dans l’individu :

Puisque cette puissance ne peut êt entièrement et simultanément actualisée ni à travers un seul homme, ni à travers une des communautés distinguées plus haut[6], il est nécessaire qu’il y ait dans le genre humain une multitude à travers laquelle soit actualisée cette puissance tout entière.[7]

C’est pourquoi l’actualisation des potentialités du genre humain ne peut s’effectuer que dans la « paix universelle ». Dante combine les raisonnements théologiques et les recours à Aristote. Puisque l’homme a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu,

Le genre humain se rend le plus parfaitement semblable à Dieu quand il est parfaitement un. En effet, la vrai raison de l’unité est en Dieu seul.[8]

Mais il s’appuie sur la tradition proprement romaine. Le grand inspirateur est Virgile dont on sait qu’il est aussi celui qui sert de guide à l’auteur dans l’Inferno. La tradition romaine est celle du « droit humain » et d’une certaine idée de la justice. Et puisque « le monde est ordonné au mieux quand la justice y règne sans partage », pour établir cette justice, il faut un pouvoir à l’autorité incontestée et que « plus le juste est puissant, plus sa justice s’étendra par son opération ».

Une telle organisation politique est, selon Dante, la seule qui puisse garantir la vie bonne pour les citoyens, puisque si le Monarque universel existe, par définition il ne peut pas avoir d’ennemis. Or, si les hommes sont heureux, ils sont libres par la même occasion puisque « le genre humain connaît sa condition la meilleure quand il est le plus libre. » [9] Il s’agit en effet de concevoir le monarque non pas comme le maître mais comme « le ministre de tous » :

Les citoyens en effet ne sont pas au service des consuls ni le peuple à celui du roi, mais à l’inverse les consuls sont au service des citoyens et le roi à celui du peuple.[10]

Sous cet angle, la monarchie universelle est donc une sorte de république universelle. Cette défense de la monarchie qui au premier abord semble d’inspiration thomiste mine en fait les bases politiques du thomisme, c’est-à-dire la subordination du pouvoir temporel au pouvoir spirituel.

La défense conceptuelle de la monarchie universelle s’appuie sur une véritable philosophie de l’histoire qui voit dans l’empire romain le modèle de l’organisation politique du genre humain. Dante argumente en montrant que

Le peuple romain s’est arrogé de droit et non en l’usurpant l’office de la Monarchie que nous appelons Empire, sur tous les mortels.[11]

Les victoires militaires romaines sont interprétées comme une manifestation de la volonté divine. Donc la victoire de la force est ici le signe que l’Empire romain est un empire de droit. Un des arguments théologiques les plus décisifs est celui de la naissance du Christ : le Christ venu pour sauver l’humanité est né dans le territoire de l’Empire romain et sa naissance coïncide avec le recensement universel des sujets de Rome – Marie et Joseph se sont rendus à Nazareth pour y être recensés (Luc, II,1-5). Et il s’agit du « recensement du genre humain ». Cette coïncidence n’est nullement fortuite, affirme Dante, mais au contraire exprime clairement que l’humanité ne peut être sauvée que dans l’empire universel. C’est d’ailleurs pour cette raison que « le peuple romain en soumettant la terre entière visa le bien public »[12]

La dernière partie du De Monarchia est beaucoup plus polémique puisqu’elle prend parti directement dans le conflit entre la papauté et l’empire germanique en soutenant la cause de l’empereur, c’est-à-dire de l’indépendance du pouvoir politique à l’égard de l’Église, même si, bien évidemment la religion chrétienne doit inspirer l’empereur. Le fait que le pape soit le successeur de Pierre n’en fait pas le tuteur du pouvoir politique. Dante réfute un à un comme autant de sophismes les raisonnements spécieux employés par la papauté. Si le fondement de l’Église est la parole divine, le fondement de l’Empire est le droit humain. L’Église n’est nullement habilitée à recevoir des biens temporels et Dante réfute comme une usurpation la soi-disant donation de Constantin. L’argumentation de Dante est à la fois logique et théologique et c’est sur cette seule base qu’il montre que cette donation est impossible – ne serait-ce que parce que l’Empereur est le gardien et le ministre de l’Empire et nullement son propriétaire qui en pourrait disposer comme d’un bien lui appartenant. Conclusion radicale :

Nous ne disons pas en effet : « l’Empereur et le Pape » ni l’inverse. Et l’on ne peut pas dire qu’ils communiquent au sein de l’espèce puisque autre est la définition du Pape, autre est la définition de l’Empereur en tant que tel ; »[13]

De la séparation du pouvoir politique (du droit humain) et du pouvoir spirituel (de la révélation religieuse) à la séparation de la philosophie et de la théologie, il n’y a plus qu’un petit pas qui sera bientôt franchi.

Plusieurs auteurs, comme Thierry Ménissier, tout en s’interdisant « d’inutiles anachronismes »[14] voient dans la construction dantesque quelque chose qui se retrouvera dans les idées cosmopolitiques modernes. L’essentiel, ainsi que le souligne Thierry Ménissier tient en ceci :

« l’empire qu’il s’agit de promouvoir, parce qu’il délivre une promesse qui sauve et affermit la liberté, c’est celui de l’action politique dans les formes du droit, car une telle promotion revient à défendre dans le même mouvement la civitas et l’humanitas. »

En ce sens, c’est bien chez Dante qu’on trouve une des premières manifestations de cet humanisme civique qui est la marque propre de la pensée politique italienne en cette fin du Moyen Âge. L’influence de Dante sur Machiavel est souvent sous-estimée, voire purement et simplement niée puisque Machiavel rompt avec la tradition humaniste qui glorifie la Rome impériale. En réalité, Machiavel, avare de citations (à l’exception des historiens antiques) cite assez souvent Dante, si souvent que Bernard Guillemain écrit: « pour Machiavel, Dante est l’autorité. »[15] Et au-delà de la divergence stratégique – mais à deux siècles d’écart comment pourrait-il en être autrement ? – l’un et l’autre partagent la même appréciation de la valeur de vie politique.

Je me suis un peu attardé sur le « cas Dante » parce qu’il souligne tout particulièrement la difficulté qu’il y a à établir des périodisations comme Moyen Âge, Renaissance, etc. Ainsi, on fait souvent remonter à Valla, voire à Nicolas de Cues la première mise en cause de l’authenticité de la donation de Constantin. Eh bien non ! C’est chez Dante qu’il faut la chercher, un siècle avant le Cusain et Lorenzo Valla.

À partir de là nous allons voir l’apparition de toute une série d’auteurs qui vont dans le même sens : la cité des hommes est l’affaire des hommes. Un Marsile de Padoue dans le Defensor Pacis en donne une illustration puissante. Repartant de la politique d’Aristote, il fait de la communauté politique le lieu même de la vie bonne. Marsile prend le contrepied du Docteur angélique en critiquant le gouvernement monarchique. Le gouvernement d’un seul homme convient quand tout le monde vit sous le même toit, ou encore quand on peut s’accorder dans un village pour conférer l’autorité à un chef de village. Autrement dit ce qui oblige à une forme de gouvernement proprement politique, ce n’est pas qu’il serait la fin suprême du développement humain, mais seulement qu’il résulterait de la poussée du nombre. Dans une communauté politique accomplie, ce sont des règles rationnelles qui gouvernent les hommes, c’est-à-dire des lois positives. Le système patriarcal, décalqué sur le modèle familial n’est pas encore celui de la véritable communauté politique. Un constat qui est loin d’être anodin puisqu’il prépare le terrain à une théorie purement républicaine du gouvernement fondé sur le peuple. La communauté politique achevée, la « cité », est instituée et elle est le produit de la raison et de l’expérience des hommes et c’est ainsi qu’elle rend possible une vie digne d’un être humain.

Il faudrait détailler le mouvement tel qu’il va se manifester un peu partout, de Gênes à Florence et à Sienne et surtout retenir qu’il aura des prolongements importants chez tous les penseurs de l’âge classique. Le républicanisme moderne est sorti principalement de là.[16] L’essentiel est que s’affirme ici sur un plan politique, c’est-à-dire bien au-delà du cercle des lettrés, une conception de la liberté, cette « liberté avant le libéralisme », pour parler comme Quentin Skinner. Et cette conception de la liberté fait de l’homme, non plus un pauvre pécheur condamné à souffrir pour expier le péché d’être un descendant d’Adam, c’est-à-dire le péché d’être homme, mais un être debout, capable de choisir son propre destin et de se gouverner lui-même. Ce que Pico della Mirandola exprime sous une forme philosophique dans De la dignité de l’homme trouve sa manifestation politique dans l’humanisme civique et dans le républicanisme d’un Machiavel et de ses disciples comme l’Anglais James Harrington.

L’humanisme en politique (l’humanisme civique) va avec la capacité à imaginer une société meilleure, un monde différent, ordonné selon les règles de la raison humaine et non selon la force des plus forts et les croyances aveugles d’autrefois. C’est donc aussi l’époque des grandes utopies, la Città del Sole de Tomaso Campanella ou l’Utopia de Thomas More.

La beauté du corps humain

La Renaissance, pour le grand public s’identifie à la floraison artistique qui va faire du voyage en Italie le pèlerinage obligé pour tous les artistes européens. De la même façon que la politique devient affaire humaine, la peinture et la sculpture mettent l’homme au centre de leur préoccupations. Les thèmes religieux restent les thèmes dominants, mais les peintres s’émancipent des codes dans lesquels la peinture byzantine reste emprisonnée. La madone à l’enfant n’est plus représentée  hiératique sur un fond doré, mais elle devient une mère, souriante,respirant la plénitude de la maternité. Les madones de Raphaël perdent leurs auréoles et gagnent en proximité humaine. Les thèmes religieux classiques sont mis à l’épreuve de cette exaltation du corps. On pense évidemment aux sculptures, au David, coup de force technique dans une morceau de marbre tout en longueur, mais plus peut-être au Christ ressuscité de l’église Santa Maria della Minervaà Rome, un Christ nu, athlétique, rayonnant et beau comme un Dieu grec.

Giorgio Vasari, le premier grand historien de l’art, note ainsi à propos de l’art de Michelangelo :

Il suffit de voir que l'intention de cet homme singulier n'a pas voulu entrer dans la peinture autrement que par la composition parfaite et très bien proportionnée du corps humain et dans des attitudes très différentes ; non seulement cela, mais ensemble les affections des passions et le contentement de l'âme, étant suffisants pour le satisfaire dans cette partie, dans laquelle il était supérieur à tous les artisans, et montre la voie de la grande manière et du nu, et combien il sait dans les difficultés du dessin, et enfin il a ouvert la voie à l'aisance de cet art dans son but principal, qui est le corps humain, et en ne s'occupant que de ce but, il a laissé de côté l'imprécision du coloris, la fantaisie et les fantaisies nouvelles de certaines minuties et délicatesses, que beaucoup d'autres peintres n'ont pas entièrement, et peut-être non sans quelque raison, négligées.[17]

La sculpture semble renouer, à bien des égards, avec l’idéal grec. Le David de Michel-Ange pourrait y faire penser. Mais à la différence des normes un peu figées de la sculpture grecque de l’époque classique, la vie entre dans la sculpture renaissante, comme elle était déjà entrée dans la sculpture grecque de l’époque hellénistique, ainsi que l’on peut l’admirer dans le groupe du Lacoon. La Pietà (Mater dolorosa de Saint-Pierre de Rome) sculptée par Michel Ange nous transporte loin de tout académisme, loin de tout idéal figé de la beauté. C’est le corps vivant, mais aussi souffrant, qui est admirable. La Pieta Bandini, poursuit cette recherche : œuvre inachevée, elle laisse peut-être encore plus de place à l’expression des sentiments. Cette capacité de donner vie à la pierre explosera avec le baroque et le maître que fut Le Bernin.

Des individus vivants : voilà le fond d cette révolution esthétique que fut la Renaissance. Vivantes, ces madones de Raphaël qui prennent l’exact contrepied des figures imposées héritées de l’iconographie byzantine. Ce sont des jeunes femmes dont les visages respirent la grâce et manifestent la tendresse pour leur enfant. Plus de visages hiératiques, plus d’auréoles ni d’étoiles, plus de fond doré, mais un paysage champêtre. L’iconographie religieuse ressemble à l’iconographie profane, puisque le monde de la religion et le monde de l’homme sont appelés à se confondre.

La religion des humanistes

Il n’est pas facile de suivre les évolutions des penseurs de la Renaissance sur le plan religieux. C’est que la Renaissance tout entière est scindée par la Réforme. Se débarrasser du joug pesant de l’Église catholique, pratiquer le libre examen des textes, cela semblait une bonne chose à tous ces érudits latinistes dont beaucoup lisaient aussi bien l’hébreu que le grec, voire l’arabe. Mais une rupture va s’opérer ! les fanatiques sont des deux bords et les protestants ne le sont pas moins que les catholiques, voire parfois pires. Dans Le problème de l’incroyance au 16e siècle, la religion de Rabelais, Lucien Febvre suit à la trace cette évolution au fur et à mesure de l’écriture des livres de Rabelais. Gargantua et Pantagruel manifestent une attitude bienveillante à l’égard de la Réforme, attitude qui ne sera plus de mise avec le Tiers livre et encore  moins avec le Quart livre qui présente un Rabelais gallican et nationaliste. D’autres philosophes sont violemment hostiles à la Réforme : ainsi Érasme, ainsi Giordano Bruno qui voue aux gémonies les luthériens dans L’expulsion de la bête triomphante.

Les humanistes, dans la suite de Dante, se font une spécialité d’examiner les textes fondamentaux de l’Église catholique et de leur faire subir une critique souvent sans concessions. C’est le cas de Lorenzo Valla qui montre que les Actes des Apôtres n’ont pas été écrits par les apôtres, que la lettre du Christ à Abgar d’Édesse est aussi un faux datant du IVe siècle. Le travail de Valla préfigure ainsi le traitement de choc que Spinoza fera subir au texte biblique lui-même dans le Traité théologico-politique. Ce qu’apporte l’humanisme renaissant, c’est d’abord une certaine liberté de ton à l’égard du dogme, mais aussi une confiance dans le pouvoir de la raison et de la culture. Ainsi l’opposition entre Érasme et Luther peut-elle se lire comme l’opposition entre un esprit tolérant et confiant dans l’homme et un partisan du retour à l’augustinisme le plus rigoureux qui n’a que peu confiance dans l’humanité. Si en effet on pense que majorité des hommes seront damnés, que Dieu seul sait par avance qui figurera parmi les élus, quel progrès de l’esprit humain est-il encore possible ?

Rabelais a fait l’objet d’un procès en antichristianisme et en athéisme. En 1533, Calvin, qui n’a pas encore rompu avec Rome, aurait envoyé une lettre qui dénonce le Pantagruel de Rabelais comme obscène et impie. Cette lettre, que l’on connaît par d’autres personnages de cette époque, ne dit pas exactement cela et on a des raisons de supposer qu’au début le jeune Calvin éprouvait une certaine sympathie pour le médecin Alfricobas ! Sans doute, on ne peut pas dire que Rabelais était un incroyant, mais on peut dire Rabelais « né Chrétien, engagé tout entier dans le christianisme, s’en dégage en esprit et secours le joug commun, le joug de la religion professée, sans hésitation ni restriction, par la presque unanimité de ses contemporains. »[18]

La lettre de Gargantua à son fils Pantagruel témoigne de cette confiance. Après avoir recommandé l’étude de toutes les sciences de la nature, il ajoute :

Puis, soigneusement revisite les livres des médecins grecs, arabes et latins, sans contemner les talmudistes et cabalistes, et par fréquentes anatomies acquiers-toi parfaite connaissance de l’autre monde qui est l’homme ! Et par lesquelles heures du jour commence à visiterles saintes lettres, premièrement en grec le Nouveau Testament et Épîtres des Apôtres, et puis en hébreu le Vieux Testament.[19]

Embrasser tout le savoir humain et toutes les cultures telle fut l’ambition de ceux qui firent de l’érudition une qualité à acquérir pour devenir pleinement homme. Il est impossible de parler de la religion des humanistes, mais l’humanisme implique une approche nouvelle de la religion.

L’homme à une place nouvelle

La Renaissance renoue avec les spéculations cosmologiques dont les Grecs étaient les spécialistes – c’est de ces spéculations qu’est née la philosophie, si on en croit Aristote. La révolution copernicienne, celle que Kant a identifiée comme telle, semble renverser la place centrale de l’homme, puisque la Terre n’est plus le centre du monde, mais en fait elle fait de l’homme celui qui a maintenant une vision totale de l’Univers, il peut contempler la Terre de loin et embrasser l’infinité des choses.

Ici, il faut suivre Cassirer et Gandillac et donner la première place à Nicolas de Cues(1401-, cardinal, légat du pape, et auteur de La Docte ignorance et de quelques autres ouvrages aussi importants. Mais le Cusain est à bien des égards un élève de Maître Eckart, celui qui montre l’identité de Dieu et de l’exister, et donc du créateur et de la créature et définit Dieu comme une sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part. là encore nous voyons combien la Renaissance et l’humanisme commencent avant la Renaissance et l’humanisme. Les thèses de Maître Eckart qui conduisent à une sorte de monisme se retrouveront chez Nicolas de Cues… et plus tard chez Bruno qui tire le fil jusqu’au bout, en l’occurrence jusqu’au bûcher qui consumera le philosophe en janvier 1600.

Sous couvert d’un retour au thème socratique de la docte ignorance – notre science est maximale quand elle est science de l’ignorance – Nicolas de Cues s’engage sur des chemins très escarpés. Il va montrer contre toute la tradition tant aristotélicienne que chrétienne que l’on peut penser l’univers infini. L’argument théologique était qu’il y a moins dans la création que dans le Créateur ; celui étant infini, le monde qu’il a créé ne peut donc pas être infini. Ce à quoi le Cusain répond que penser que Dieu ne peut pas créer un monde infini, c’est fixer une limite à la toute-puissance de Dieu, qui, du coup, ne serait plus tout-puissant. Conséquence ennuyeuse : si le monde est infini, il n’a donc plus limite et pas de centre. On peut donc admettre que la Terre se meut !  Tout cela avait été posé comme hypothèse par l’astronome grec Aristarque de Samos au iiie siècle av. J.-C., lequel n’était pas seulement un astronome spéculatif, mais aussi un virtuose de la trigonométrie, que lui avait permis de donner des estimations fort correctes de la dimension de la Lune ou de la distance entre la Terre et le Soleil. Ce qui était resté un cas isolé dans l’Antiquité reprend sa place dans la conception du monde que l’on se fait en Europe à la Renaissance et Nicolas de Cues et Copernic apparaissent rétrospectivement comme des figures révolutionnaires.

Giordano Bruno poursuit l’œuvre du Cusain, dont il dresse souvent les louanges. Il s’appuie aussi sur les travaux de Nicolas Copernic qui pose le premier des raisons géométriques pour accepter l’hypothèse héliocentrique. Mais là où ses illustres prédécesseurs avançaient prudemment et en s’adressant uniquement aux lettrés par des textes latins, Bruno écrit ses œuvres principales en « langue vulgaire », c’est-à-dire en italien, et ainsi il s’adresse au plus large public. Galilée en fera autant et c’est sans doute une dimension décisive des ennuis qu’on lui fera. Bruno est devenu un héros de la pensée libre : au cours d’un long et tortueux procès, il va finir par refuser toute concession.

Freud avait vu dans la révolution scientifique initiée par Copernic et Galilée une première « blessure narcissique » que la science moderne a infligée à l’humanité. L’homme n’est plus au centre du monde, quelle déchéance.  Nonobstant le respect dû au père fondateur de la psychanalyse, on pourrait inverser la proposition. C’est une promotion de l’homme qui s’opère. Dans la représentation chrétienne, la Terre n’est pas le centre, elle est le bas et l’homme sur cette Terre est l’homme d’après la chute. Et sous la Terre, il y a l’enfer, là où iront tous les damnés. En haut, il y a le monde pur réservé à Dieu et aux anges. De Cues, Copernic, Bruno et Galilée renverse tout cela. D’une part il n’y a plus ni bas ni haut et plus de hiérarchie naturelle. Et « en haut », c’est exactement comme « en bas ». La distinction aristotélicienne entre le monde sublunaire, monde imparfait de la généralisation et de la corruption, et le monde des astres parfaits n’existent plus. Avant que Galilée, à l’aide de ses instrument diaboliques, ait mis en évidence les trous et les bosses de la Lune et, pire que tout, les taches du Soleil, Bruno avait déjà semé la pagaille en imaginant un univers composé d’une infinité de mondes, formés au hasard, disparaissant sous l’effet de chocs aléatoires. En 1582, Bruno compose une comédie, Il Candelaio/Le chandelier, écrite en italien vulgaire, qui lui permet d’exprimer ses critiques morales et sociales sur la société de son époque, tout en développant à nouveau certains des thèmes fondamentaux de sa philosophie. Ainsi dans la dédicace « à la Signora Morgana B. », écrit-il :

Le temps enlève tout et donne tout ; toute chose se transforme et aucune ne s’annihile. Un seul ne peut se transformer, un seul est éternel et peut éternellement persévérer, un, semblable et même. Avec cette philosophie, l’âme s’agrandit en moi et en moi se magnifie l’intellect. Cependant, quel que soit le point de cette soirée que j’attends, si le changement est vrai, moi qui suis dans la nuit, j’attends le jour et ceux qui sont dans le jour attendent la nuit ; tout ce qui est, ou est ici ou là,  proche ou lointain, maintenant ou après, tout de suite ou plus tard. (Cand. ,7)

La vicissitude universelle de la lumière et de l’ombre, de l’ignorance et de la science affleure dans cette œuvre, tout comme la conception brunienne de l’être et de l’apparaître. Il n’y a plus de création, à proprement parler : l’univers infini est la cause unique et il s’engendre dans son mouvement propre. Le monde de Dieu et le monde de l’homme ne font plus qu’un. Il y a chez Bruno un immanentisme radical qui préfigure à bien des égards celui de Spinoza. Certes, dans cet univers infini, dans cette éternelle vicissitude des choses, l’homme n’est qu’un point, un presque rien. Pascal dira qu’il n’est qu’un roseau, mais un roseau pensant. Et Bruno, en même qu’il pense l’unité de l’être comme mouvement, comme temporalité et spatialité indissociables, presque comme les deux faces de la même médaille, affirme le droit absolu de la pensée, d’une pensée qui n’obéit à aucun dogme et Bruno sur le bûcher ne montre pas seulement le courage de l’homme qui défend les droits de l’esprit, il affirme aussi la grandeur de l’homme : « vous tremblez plus vous qui prononcez cette sentence que moi qui l’écoute » dit-il à ses juges. Et ainsi que le rapporte un observateur : « sur le point de mourir, alors qu’on lui présentait l’image du Sauveur, il la refusa avec un visage torve et méprisant. »

L’homme qui contemple cet univers infini, qui va en montrer les lois régulières a joyeusement succombé à la première des « concupiscences » dénoncées par Augustin, l’appétit de savoir, la curiosité, cette libido sciendi dont il faudrait se détourner pour s’abîmer dans l’amour de Dieu.

Propos d’étape

L’humanisme de la Renaissance ne forme pas un ensemble compact et cohérent, mais plutôt une attitude générale d’où sortiront les Lumières. Encore fois, il faut se garder des délimitations historiques trop tranchées. La Renaissance opère des déplacements dans les centres d’intérêts, mais pas une révolution radicale. Gramsci, par exemple, port un jugement très nuancé sur cet humanisme, puisqu’il oppose le progrès impulsé par le capitalisme puritain à l’humanisme :

Il est certain qu’ils ne se préoccupent pas de l’«humanité», de la «spiritualité» du travailleur, qui est immédiatement écrasée. Cette «humanité et cette spiritualité» ne peuvent se réaliser que dans le monde de la production et du travail, dans la «création» productive; elles étaient à leur apogée chez l’artisan, chez le «démiurge», lorsque la personnalité du travailleur se reflétait entièrement dans l’objet créé, lorsque le lien entre l’art et le travail était encore très fort. Mais c’est précisément contre cet «humanisme» que se bat le nouvel industrialisme. Les initiatives puritaines n’ont pour but que de préserver, en dehors du travail, un certain équilibre psycho-physique qui empêche l’effondrement physiologique du travailleur, pressé par la nouvelle méthode de production. Cet équilibre ne peut être que purement extérieur et mécanique, mais il peut devenir intérieur s’il est proposé par le travailleur lui-même et non imposé de l’extérieur, d’une nouvelle forme de société, par des moyens appropriés et originaux. L’industriel américain se préoccupe de maintenir la continuité de l’efficacité physique de l’ouvrier, de son efficacité musculo-nerveuse : il a intérêt à avoir une main-d’œuvre stable, un complexe soudé en permanence, car le complexe humain, lui aussi, a besoin d’une main-d’œuvre stable, d’un complexe soudé en permanence, car le complexe humain, lui aussi, a besoin d’une main-d’œuvre stable.[20]

Si on considère que le « progrès » historique est une loi que nous devons suivre parce qu’à la fin naîtra un monde meilleur, alors l’humanisme pourra apparaître comme une régression  intellectuelle, nonobstant tous les progrès scientifiques qui ont germé à ce moment-là. Historiquement, Luther aurait raison contre Érasme. Mais les choses sont loin d’être aussi bêtement linéaires que dans le marxisme standard. L’humanisme va reste comme la conscience malheureuse des nouvelles classes dominantes. Bien que, du point de vue du positivisme et de l’utilitarisme plat qui est le socle idéologique de la bourgeoisie,les humanités soient une pure perte de temps, les bourgeois s’évertueront pendant quelques siècles à transmettre ces « humanités » à leur progéniture qui, parfois, s’en est servi directement contre la classe bourgeoise. Renverser l’humanisme et la grande culture au nom de la nécessité historique, ce serait ainsi aider la bourgeoisie à déblayer le terrain qui bloque encore la transformation totale de la société en une société du capitalisme absolu. À l’inverse, Gramsci défend la nécessité d’un nouvel humanisme, d’une nouvelle culture nationale populaire qui atteigne même les couches les plus frustres de la société.

 



[1] Bloch, E., La philosophie de la Renaissance, 1972, traduction française « Petite Bibliothèque Payot », 1974.

[2] Thomas d’Aquin, De regimine principum, I, 1

[3] Ménissier, op. cit. p.96

[4] Sur le De Monarchia, on lira l’article de Thierry Ménissier, « Monarchia de Dante : de l’idée médiévale d’empire à la citoyenneté universelle, éditions L’Harmattan, e-article, 2006.

[5] Dante, De Monarchia, Livre I, III, traduction Michèle Gally, p.83

[6] Famille, village … Dante suit pas à pas la Politique d’Aristote.

[7] Op. cit. p. 85

[8] Op. cit. p. 95

[9] Dante, op. cit. p.105

[10] Op. cit. p. 109

[11] Dante, op. cit., II, p.131

[12] Op. cit. p.149

[13] Dante, op. cit., III, p.225

[14] Ménissier, op. cit. p.96

[15] B. Guillemain, Machiavel. L’anthropologie politique. Libraire Droz, Genève, 1977, 1977, p.52

[16] Je ne peux ici que renvoyer à mon Comprendre Machiavel (Armand Colin, 2006)

[17] Vasari, G., Vita di Michelagnolo Buonarruoti fiorentino pittore, scultore et architetto

 

[18] Febvre, L., Le problème de l’incroyance au 16e siècle. La religion de Rabelais, Albin Michel, « L’évolution de l’humanité », 1942-1968

[19] Rabelais, F., Pantagruel, ch. VII

[20] Gramsci, A., Quaderni del Carcere, 1998, Q.22

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