Pierre Legendre fait des remarques sur la Shoah qui devraient nous interpeller. Nous manquerions la dimension institutionnelle de la Shoah en la réduisant à l’extermination des Juifs par les nazis. Il faut s’interroger sur la dimension la plus fondamentale de cette entreprise qui n’a pas d’équivalent dans l’histoire connue.
Qu’abrite le racisme érigé en droit du meurtrier ? Il abrite la prétention
d’éliminer une généalogie, c’est-à-dire : il s’attaque à des parents, à
des enfants comme tels, fils de l’un et l’autre sexe, selon la formule des
Romains (filii utriusque sexus). À l’échelle de la culture européenne, dit judéo-chrétienne,
le racisme anti-juif a produit le crime typiquement généalogique. Aussi
reprendrai-je l’une de mes formules passées : en battant les Juifs, les
tortionnaires nazis battaient leurs parents.[1]
La culture européenne est judéo-chrétienne, elle unit
l’Ancien et le Nouveau Testament. Encore plus dans l’Allemagne luthérienne, où
la Bible est le livre de chevet. En réduisant la Shoah à un massacre inouï,
accompli par les méthodes industrielles, on manque encore ce qui fait sa
spécificité. Legendre ajoute :
La Shoah demeure un passage à l’acte institutionnel, dirigé
contre la figure de l’Ancêtre, à l’échelle de la civilisation du droit civil, c’est-à-dire
comme geste instituant le parricide.[2]
L’interdit du meurtre est remplacé par la prescription du
meurtre ! Cette nouvelle prescription
fait des gardiens nazis des seigneurs tout-puissants.
Ce qui m’interroge, c’est savoir comment cet événement inouï
a-t-il pu avoir lieu sur le continent de la révolution, des droits de l’homme
et de l’émancipation des Juifs? Et si les causes profondes nous demeurent
cachées, elles sont donc encore présentes et actives, même si les tortionnaires
de la SS ont pris d’autres masques. Je risque une hypothèse : c’est le
grand retournement de la modernité qui rend tout cela possible. Legendre met en
cause le scientisme qui réduit la filiation à la biologie. Il parle de
conception « bouchère » de l’humanité. Je suis
d’accord avec cela, mais je crois qu’on doit aller plus loin.
On a eu tort (moi le premier !)
de faire des Lumières la continuation de l’humanisme de la Renaissance.
L’humanisme est retour aux ancêtres. On y travaille l’hébreu, le grec et
évidemment le latin. L’éminente dignité de l’homme (cf. Pic de la Mirandole) doit
lire d’abord dans les textes de Platon ou de Cicéron, dans les œuvres des
historiens antiques. Les « temps
modernes » se présentent
comme le renversement du culte des ancêtres vénérés de la civilisation
humaniste. Montaigne, à sa manière, est typique du renversement qui va
s’effectuer. Érudit, il critique les têtes « bien
pleines » des érudits et
leur préfère les « têtes
bien faites ». Défenseur
d’un certain relativisme (voir le fameux essai sur « les cannibales »),
il ne croit guère en l’universalité de la nature humaine qui formerait une « société du genre humain ».
Mais ce n’est que le début. Les Modernes s’affirment contre
les Anciens. « Aristoteles
dixit » : c’est
fini. Il faut tout reprendre à zéro et tenir pour faux ou, au moins, pour
douteux, tout ce que l’on croyait et que l’on avait appris dans « les écoles ». Descartes est
l’anti-Aristote. Seul Leibniz reste dans les canons du Stagirite. Mais ce n’est
pas une question de doctrine, ce n’est pas une querelle d’écoles. Ni une
controverse mondaine sur la manière d’écrire des pièces de théâtre. Il s’agit
d’un changement radical : pour Platon, comme pour les Anciens en général,
la vérité est derrière nous, elle est seulement à retrouver, on doit se la
remémorer. La vie est orientée vers un modèle préexistant. À partir du XVIIe siècle,
le temps se déroule en sens inverse. Le passé n’est plus un modèle, mais un
passé dépassé et c’est l’avenir qui doit être modelé par nos actions et nos
connaissances.
La volonté de produire l’avenir, selon un plan, est aussi
nécessairement la volonté de se débarrasser du passé. Elle est la volonté que
rien ne dure. Ce serait très exactement une des figures du nihilisme (pour
reprendre les analyses d’Emanuele Severino). La priorité et la supériorité des
Modernes sur les Anciens est l’expression de ce nihilisme : rien de ce qui
avait cours hier ne peut encore avoir cours aujourd’hui, mais aussi rien de ce
qui a cours aujourd’hui ne pourra avoir cours demain. Tout ce qui est sorti du
néant doit y retourner !
l’histoire est conçue comme cette négation permanente — « je suis l’esprit qui toujours
nie » — et les massacres,
la destruction des civilisations, l’engloutissement de populations entières
deviennent de simples « moments » de cette éternelle advenue du
nouveau. Hegel, de ce point de vue, exprime admirablement ce qu’est la
philosophie de la modernité, à ceci près que tout cela a une fin, un
accomplissement à partir duquel il n’y a plus rien à accomplir.
Le nihilisme de la modernité devait atteindre l’être humain
lui-même. Le nazisme est moderne et même ultramoderne : les pouvoirs de la
technoscience doivent être mis au service d’une restructuration générale de
l’humanité, élimination des humains qui ne se conforment pas au modèle,
amélioration de la race humaine, suppression de la majorité des peuples dont la
présence gênerait l’expansion de la « race
germanique »… Les méthodes
du nazisme ont été abandonnées (partiellement, cependant), mais l’esprit demeure.
L’eugénisme se porte à merveille et trouve dans les techniques de la PMA un
auxiliaire précieux avant que l’on en passe directement aux manipulations
génétiques, comme on est en train de le faire, en Chine paraît-il ou peut-être
ailleurs. Il faut aller au-delà de l’humain (l’homme doit être dépassé), il
faut un homme « augmenté », un transhumain ou un posthumain.
Pendant que des fous annoncent l’immortalité ou presque à nos portes, on met en
place toutes sortes de dispositifs « d’aide
active à mourir »,
c’est-à-dire d’euthanasie, dont les nazis nous avaient déjà appris qu’elle est
le complément naturel de l’eugénisme.
Il n’en va pas mieux si on examine ce qui fut le colossal
avortement du XXe siècle, à savoir le socialisme. Celui-ci fut largement
eugéniste et il sacrifia à toutes les « illusions
du progrès » (voir le livre
éponyme de Georges Sorel). Lancé sous le signe de « du passé faisons table rase », le socialisme se voulait encore plus
progressiste que les progressistes, plus moderne que les modernes… Le
stalinisme a accompli tout cela avec la brutalité propre à l’histoire russe,
mais les idées étaient largement communes à toutes les branches de ce
socialisme pour « ingénieurs
sociaux ».
Refuser la modernité, ce n’est pas refuser ce que nous ont
apporté les « temps
modernes », mais
précisément conserver ce que nous avons appris, conserver la culture du passé
pour continuer à la faire fructifier. La culture et l’agriculture sont sœurs
jumelles. Si l’on veut qu’un sol continue d’être fertile, il faut en prendre
soin et aider à ce que se développent les composés organiques, la flore et la
faune qui le rendent apte à produire de nouvelles plantes. Les modernistes ont
cru que tout cela pouvait obéir à la rationalité technoscientifique des
chimistes et autres producteurs de produits « cide », dont les effets parurent
miraculeux à court terme, mais se révèlent aujourd’hui catastrophique, pas pour
les sols, mais pour nous, êtres humains qui habitent cette terre et n’avons
qu’elle où habiter. La liquidation du passé ne vaut pas mieux pour l’art de
cultiver les esprits. On ne peut tourner la page de la culture gréco-latine qui
nous a nourris sans nous retrouver complètement démunis devant ce sol infertile
qui a été traité aux « ancêtricides ».
Ce qui est vrai des rapports entre les générations
historiques l’est aussi sous un certain angle des rapports entre les « jeunes » et les « vieux » contemporains. Les sociétés
traditionnelles créditent les plus âgés de la sagesse. Les sénateurs sont des
séniors ! Sans doute est-ce
exagéré. L’âge ne donne pas nécessairement raison et peut être prudent ou
conservateur à l’excès. Mais ce n’est pas ce travers qui nous menace. Le
jeunisme, au contraire, est l’idéologie dominante de notre époque. Quand on a
décidé de « placer l’élève
au centre » du système
scolaire (réforme Jospin de 1989), on en a fait un roi qui pouvait apprendre de
lui-même et n’avait plus rien à apprendre de ses professeurs, transformés en
simples accompagnateurs de ces intrépides apprenants. Pendant quatre décennies
au moins, on a exclu les « vieux » du travail (préretraites et
autres dispositifs pour rajeunir le personnel) puis on a organisé le conflit
des générations en désignant aux plus jeunes les anciens comme des sortes de
parasites qui encombrent les cabinets des médecins et vident les caisses de la
sécurité sociale. « N’ont
qu’à aller travailler, tous ces fainéants de vieux ! »
L’opinion d’un ancien est disqualifiée par « ok
boomer » qui vaut dire « ferme-là, tu n’as rien à dire ». Il y a toujours, plus ou
moins, un conflit des générations, mais désormais les classes dominantes
utilisent ce conflit (naturel) pour dresser les jeunes contre les vieux. Il est
vrai que pour faire la guerre, il faut mobiliser la jeunesse. On croyait aussi
que la jeunesse ferait la révolution. Mais quand la fougue de la jeunesse n’a
plus aucun modérateur, cela conduit droit à la pire des tyrannies. Le fascisme
et le nazisme étaient des mouvements de jeunes, déchaînés contre le vieux
monde. Il en fut de même avec le stalinisme. La « révolution
culturelle » en Chine
poussa jusqu’au bout cette manipulation des jeunes contre les anciens. Les
élèves furent invités à cracher sur leurs maîtres et les jetèrent des
universités avec des pancartes infamantes autour du cou. Dans un passage fameux
de La République (562b-563e), Platon montre comment l’excès de liberté est
le « vigoureux commencement
de la tyrannie ». La
jeunesse est facilement séduite par l’excès de liberté et prompte à refuser les
enseignements de ceux qui veulent « rogner
les griffes des lionceaux »
(Platon, Gorgias). C’est pourquoi elle suit si facilement les beaux
discours des démagogues qui lui donnent le droit de désobéir et lui prescrivent
de tabasser les pères. Nos sociétés qui votent des lois pour « l’aide active à mourir » — ce qui s’appelle meurtre en
bon français — encouragent cet état d’esprit mortifère.
C’est ainsi qu’on revient à ces remarques de Pierre Legendre,
cité au début. La persistance de l’antisémitisme s’ancre dans la modernité. Le
meurtre des ancêtres est bien à l’ordre du jour de la société connectée,
branchée, artificialisée, anxieuse de la catastrophe à venir, mais pressée
qu’elle arrive pour lui donner les procurer un de ces spectacles de
films-catastrophes tant appréciés.
La modernité se développe avec le mode de production
capitaliste. Son principe est que tout ce qui naît mérite de périr et son mode
de fonctionnement est la révolution permanente, l’obsolescence programmée de
tout ce qui a été construit, mais cela conduit comme l’a analysé avec
pertinence Günther Anders, à l’obsolescence de l’homme. C’est pourquoi le
principe de base du mode de production capitaliste est ce que les freudiens
appellent la pulsion, la tendance à retourner à l’état inerte, à effacer toute
vie parce qu’elle est insupportable. Paradoxalement, le modernisme n’est pas un
acte de confiance dans la vie, mais un acte de confiance dans la mort :
remplacer les êtres vivants par des machines, les esprits sentants et pensants
par des machines faire fabriquer machinalement les enfants, remplacer la pensée
dialectique par des procédures machinales, la pensée multidimensionnelle par
une pensée dimensionnelle, tels sont les accomplissements les plus
incontestables de la modernité. La déconstruction, c’est-à-dire la destruction,
est elle-même un sous-produit de la modernité. Le premier acte de l’entreprise
de sauvetage qui est devant nous est d’être résolument non modernes. Définition négative qui laisse
tout ouvert, mais nous impose de tout repenser, en revenant au commencement,
comme le disait Machiavel à propos des organisations politiques.
28 avril 2025 – Denis COLLIN
Merci à Denis Collin de revenir, à sa façon, toujours critique et stimulante, sur le rapport entre la marche moderne et la Shoah : « Ce qui m’interroge, c’est savoir comment cet événement inouï a-t-il pu avoir lieu sur le continent de la révolution, des droits de l’homme [...] ? »
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