lundi 5 mai 2025

Individu et individualisme

Il est de bon ton de dénoncer l’individualisme de la société moderne, lequel serait la cause de la plupart des maux qui nous frappent. Mais cette rengaine ne nous aide pas à comprendre les crises auxquelles nous sommes confrontés.

En premier lieu, on confond individualisme et égoïsme. L’individualisme est simplement la reconnaissance du primat de l’individu. Il se confond sous cet angle avec le nominalisme. N’existent que des individus, tous différents. Qu’est-ce qu’un humain? On pourrait reprendre la définition de Spinoza : un individu composé d’un grand nombre d’individus eux-mêmes très composés! Tous ces individus sont différents les uns des autres et les noms généraux sont des étiquettes, souvent confuses, pour désigner toute une classe d’individus qui ont des traits de ressemblance. Mais ces idées générales nous induisent aussi fréquemment en erreur : chaque individu est comparé à l’idée générale et on peut ainsi lui imputer des défauts qui n’en sont que relativement à l’idée qu’on se fait de ce que doit être un individu de telle classe. Un chien qui n’a pas de queue paraît étrange si on pense que l’idée de chien implique qu’il ait une queue! Nous ne pouvons pas penser sans des mots qui renvoient à des classes générales, mais l’erreur est de croire à l’existence réelle de ces classes. Les naturalistes évolutionnistes qui refusent la réalité substantielle des espèces ont, selon moi, parfaitement raison.

La manie des définitions est une faute contre l’esprit : l’homme est-il un bipède sans plumes? Diogène le Cynique, dit-on, se moqua de cette définition en plumant un poulet et en disant» voici un homme». Il n’y a pas d’homme en général. Où se trouvent les limites de l’humanité? Personne n’est capable de le dire sérieusement. Nous admettons qu’un être humain qui a perdu la raison, un être humain incapable de sentiments humains (reconnus comme tels) est cependant un être humain, jouissant de tous les droits d’un humain. Nous croyions que les hommes de Néandertal étaient d’une autre espèce que la nôtre, mais nous avons appris que l’homme de Néandertal est toujours vivant! et si nous rencontrions d’aventure un «pur» néandertalien», nous devrions le reconnaître comme notre frère. Jusqu’où peut-on poursuivre ces expériences de pensée? Sans doute très loin. Devrions-nous reconnaître comme des humains «comme nous», les «homo erectus»? Et pourquoi pas les diverses espèces de pithécanthropes avec lesquels nous entretenons des degrés de cousinage divers? SI toutes nos définitions sont floues, c'est parce que le réel ne rentre pas bien dans les cases de notre entendement, nous devons donc admettre que ces définitions ne sont que des outils de la pensée, des conventions pratiques permettant la communication, mais non des réalités existant per se.

L’individualisme peut s’entendre en un autre sens. On oppose parfois les sociétés individualistes aux sociétés holistes. Les sociétés «holistes», dit-on, sont les sociétés traditionnelles dans lesquelles l’individu est soumis au tout, n’existe et n’a de droits qu’en fonction de sa place dans l’organisation sociale (familiale, tribale, institutionnelle). Les sociétés individualistes (comme le sont théoriquement les sociétés modernes) reposent sur la garantie des droits individuels, la loi n’ayant pas d’autre objet que de garantir la coexistence des libertés individuelles. Comme toujours, ces catégories sont contestables et les frontières sont labiles. Les seigneurs dans la société féodale sont des individus libres! ils ont des devoirs liés à leur statut, mais ils restent très libres. Même les manants disposent de certaines libertés individuelles et notamment celles qui leur ont permis de racheter leurs servitudes… Dans les sociétés «individualistes, les individus sont conditionnés par leurs appartenances de classe, de corps, etc., et, même si ces contraintes sont infiniment moins fortes que dans les sociétés de castes, elles restent souvent très efficaces. Holisme et individualisme sont des catégories qui peuvent être utiles pour différencier les types d’organisation sociale, mais ne nous disent rien de l’essence même du social. Toutes les sociétés sont constituées par l’activité concrète, «pratique sensible» des individus qui agissent toujours en dernière analyse à partir de leurs propres déterminations. Au demeurant, on a de bonnes raisons de penser que les premières sociétés humaines étaient composées d’un petit nombre d’individus, homme et femme, unis pour élever leurs enfants — c’est, du moins, la thèse d’Emmanuel Todd qui voit dans la famille nucléaire la famille archaïque. D’autres auteurs penchent pour la famille matriarcale, la mère et peut-être ses filles et leurs enfants, avec des hommes qui s’y rattachent. Quoi qu’il en soit, avant que s’élaborent toutes les organisations sociales complexes que nous connaissons, il faut des individus vivants produisant eux-mêmes leurs conditions matérielles d’existence. Comment les formes d’organisation familiale puis clanique se sont-elles constituées? En fait nous n’en savons pas grand-chose. Ce qui a obscurci notre regard, c’est le fait que nous avons été confrontés à des sociétés «primitives» que nous avons prises pour des sortes de fossiles, des témoins de temps très éloignés, alors que les Bororos ou les Nambikwara que rencontre Lévi-Strauss sont aussi vieux que nous, qu’ils ont une longue histoire, même si nous ne la connaissons pas.

L’individualisme peut encore être méthodologique au sens de Max Weber. Ce qui constitue l’élément de base de la sociologie wébérienne, ce sont les actions compréhensibles rationnellement par finalité et de là les interactions par lesquelles les individus stabilisent des activités communautaires, sachant que chacun agit en fonction des attentes de ce que devraient faire les autres. Il faudrait évidemment prendre le temps de détailler tout ce que nous apporte la sociologie wébérienne qui me semble une approche particulièrement féconde des phénomènes sociaux, parce que, à l’opposé des sociologies de la contrainte (issues de Durkheim), qui ont aussi leur mérite, c’est l’activité pratique des individus agissant librement qui est mise au premier plan.

Sur quelque plan que l’on se situe, on a donc de bonnes raisons d’être «individualiste». Cela ne signifie pas que l’on accorde à l’égoïsme le rôle de moteur social. Si la «loi de Newton» des sociétés humaines est l’intérêt comme le pensent les philosophes de l’école écossaise (Hume, Smith) et si les individus sont des «maximisateurs rationnels», d’une part, l’essentiel de l’histoire humaine est à peu près incompréhensible et, d’autre part, les individus sont réduits à des automates calculateurs, c’est-à-dire à des petites machines programmées pour fonctionner dans la grande machine, dont l’économie néoclassique exhibera bientôt les lois. On peut certes utiliser ces modèles à des fins heuristiques : «imaginons ce qui se passerait si les hommes étaient tous les maximisateurs rationnels!» Mais une heuristique n’est qu’un chemin possible vers une vérité hypothétique, mais non la vérité elle-même. Regrettable confusion. En tout cas, il est donc impossible de confondre l’individualisme avec la théorie du maximisateur rationnel.

Considérons les choses autrement. Quelle est la réalité la plus fondamentale, celle en dehors de laquelle aucune autre réalité ne peut ni être ni être conçue? C’est l’individu, non pas l’individu objectivé des sciences sociales, ni l’individu tel pensé par les différentes métaphysiques, mais l’individu vivant et sentant. Comment puis-je savoir quoi que ce soit si je ne pars pas de ce savoir le plus indiscutable, le savoir de la vie en moi. Descartes avait eu la prescience de cela dans sa fameuse expérience du cogito. Je peux suspendre toutes mes croyances concernant le monde, mais non cette certitude que «je suis, j’existe». D’où vient cette certitude? De l’aperception immédiate du «je pense» sachant que Descartes précise qu’une chose qui pense est «une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent.» Sentir, c’est penser et c’est la première manifestation de cette certitude d’exister. Je sens, c’est immédiatement «je sens que je sens» et si je sens que je sens, c’est «je sens la vie», «je me sens vivant». Ce sentiment de vivre et d’être en relation avec le monde est le point de départ de tout le processus de la conscience, de toutes les élaborations intellectuelles.

Quand je sens, je perçois, mais, comme le dit justement Spinoza, je ne perçois pas les «choses», mais les effets des événements du monde sur moi, y compris les effets des processus internes à mon propre individu qui est un individu composé d’un grand nombre d’individus eux-mêmes très composés. Le sujet, «je», n’est rien d’autre que ce «se sentir sentant» qui est dans le même temps la perception de tout ce qui nous affecte et la perception de cette perception. L’esprit est l’idée du corps et contient aussi l’idée de l’idée, comme le dit encore Spinoza.

Le fondement «affectif» de l’esprit humain et donc de toutes les possibilités qu’il a de connaître le monde et d’interagir avec la nature (les autres individus inclus) est longuement analysé dans l’Éthique de Spinoza, mais on doit maintenant en tirer les conséquences. La réalité fondamentale est composée d’individus vivants, c’est-à-dire d’individus qu’on ne peut comprendre que du point de vue de la «pratique sensiblement humaine» comme dirait Marx. L’aliénation, telle que l’analyse Marx, c’est justement le fait que l’individu vivant est privé de lui-même, privé de sa puissance personnelle, laquelle se manifeste dans le travail, ce «métabolisme de l’homme et de la nature». Comme le dit Michel Henry : «Or pour Marx la société n’existe pas. Cette thèse d’apparence paradoxale s’impose avec une force irrésistible dès qu’on la rapproche de l’intuition fondamentale de sa pensée, à savoir que la réalité réside dans la vie et seulement en elle et que, d’autre part, cette vie n’existe que sous une forme individuelle, sous la forme d’individus vivants.» [Du communisme au capitalisme : Théorie d’une catastrophe, Odile Jacob, pps. 54-55)]

Si on admet ce point de départ, on voit très bien que notre société n’est pas individualiste, mais plutôt une négation radicale de l’individu vivant. D’une part, elle fabrique des individus en série, des individus tous identiques par tous les procédés de massification qui découlent de la domination de la marchandise. Sur le marché, la puissance personnelle du travail a été convertie en puissance objective du capital et le travailleur lui-même n’est plus que du travail abstrait (tant d’heures de travail socialement validé), interchangeable. La furie managériale pour la «mobilité» n’est rien d’autre qu’une des manifestations de la tendance du capital à distribuer et redistribuer les forces de travail selon les besoins changeants de l’accumulation du capital. L’idéal serait que les travailleurs soient des robots humanoïdes, mais comme seul le travail vivant peut créer de la valeur additionnelle, le remplacement des ouvriers par des robots humanoïdes ramènerait la survaleur à zéro. Des êtres vivants abrutis, tous interchangeables, voilà la prétendue société individualiste! Encore faut-il pouvoir réaliser la survaleur et pour cela il faut des consommateurs, mus par la seule frénésie de consommer toujours plus les marchandises que produit la machinerie capitaliste. Plus la marchandise semble ciblée (prendre en compte les particularités du consommateur), plus en réalité c’est le consommateur qui devient la cible à toucher par les moyens du marketing et les ruses des vendeurs. Le consommateur doit devenir un être prévisible! Et donc un petit hamster qui tourne dans sa roue en consommant à mort.

Toutes les particularités individuelles sont progressivement éliminées. Les particularités culturelles, sociales, religieuses aussi, sont rabotées pour rentrer dans le cadre unique de la «société de consommation». Les individus sont surveillés, évalués, mesurés, contrôlés, rectifiés, houspillés s’ils ne vont pas droit. Les libertés individuelles sont mises au rencart sous tous les prétextes, hygiène, santé, protection de l’environnement, etc., toutes choses dont le capital se contrefout comme de son premier dollar, mais permettent d’obtenir de la consommation nouvelle et des individus conformes.

L’individu égoïste est lui-même un produit de la standardisation des individus. L’apologie de l’égoïsme, coïncidant avec la première phase du développement capitaliste, est la pensée adéquate pour faire avaler l’idée absurde que la communauté n’existe pas, que les individus mènent des existences séparées (pour reprendre la formule de Robert Nozick). Tous enfermés dans leur boîte particulière, les individus pourront être plus facilement malaxés, manipulés, reformatés selon les besoins de détenteurs de la puissance.

L’hédonisme qu’on attribue à notre société, l’hédonisme qui serait le propre de l’individu jouisseur, n’est lui-même qu’un hédonisme de pacotille, une «désublimation répressive» qui permet d’enrôler le principe de plaisir en l’intriquant au principe de rendement [voir Marcuse]. Le porno promeut le sexe à la tâche avec enregistrement des records. Günther Anders remarquait déjà qu’il ne suffit plus de travailler, il faut aussi commencer sa deuxième journée de travail en consommant, des loisirs, de la quincaillerie, des images préfabriquées — avec l’IA ce dernier secteur devrait se développer jusqu’à saturation complète des individus. Le touriste «fait» Venise ou le Vietnam. Le mot est révélateur : le touriste «fait» telle destination comme le maçon «fait» du ciment! Plus vous avez fait de villes et de pays et plus vous êtes un bon touriste qui sera récompensé comme on récompensait le travailleur stakhanoviste.

Les principaux penseurs de l’école de Francfort, dont la pensée n’a rien à voir avec ce qu’en disent les ignorants, avaient remarqué que la permissivité et l’affaiblissement de la répression pulsionnelle interdisaient la formation de l’individualité du sujet. La disparition du «surmoi» en est une manifestation. La prolifération des individus sans limites, des prédateurs et des tueurs (quelles que soient leurs motivations apparentes) est un signe de cette «désubjectivation». Un fait divers nous apprend qu’un jeune homme passablement perdu voulait devenir «tueur en série» : il est un bon exemple de ces individus désinhibés qui forment les acteurs de la «société du spectacle».

 En réalité, notre société n’est pas individualiste, elle l’est même de moins en moins. Nous voyons s’esquisser par parties plus ou moins développées ce qu’ont imaginé les dystopies les plus perçantes. Le contrôle total des individus au nom de leur «bonheur», c’est Un bonheur insoutenable dont nous avons pu voir quelques tests pendant la pandémie COVID. Toujours le livre d’Ira Levin, l’«aide active à la mort». Évidemment, le «big brother» de 1984 nous regarde par l’intermédiaire du «net» ou des caméras qui envahissent l’espace public. Les fabricants de nourriture à base d’insectes nous préparent Soleil vert. Les biotechnologies sont droit sorties de A Brave New World. En fait, le capitalisme et le prétendu «socialisme réellement existant» du siècle dernier aboutissent au même résultat. On sait bien aujourd’hui que l’URSS n’était qu’une autre version du mode de production capitaliste, même s’il empruntait des voies différentes. La Chine constitue aujourd’hui le modèle le plus avancé du règne du capital et d’autres pays s’avancent sur le même chemin.

Il est peut-être temps de repenser sérieusement la question des droits de l’individu en partant de ce vénérable principe de l’égalité en droit et en dignité de tous les individus.

Le 5 mai 2025 — Denis COLLIN

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