Il est de bon ton de dénoncer l’individualisme de la société moderne, lequel serait la cause de la plupart des maux qui nous frappent. Mais cette rengaine ne nous aide pas à comprendre les crises auxquelles nous sommes confrontés.
En premier lieu, on confond individualisme et égoïsme.
L’individualisme est simplement la reconnaissance du primat de l’individu. Il
se confond sous cet angle avec le nominalisme. N’existent que des individus,
tous différents. Qu’est-ce qu’un humain ?
On pourrait reprendre la définition de Spinoza : un individu composé d’un
grand nombre d’individus eux-mêmes très composés !
Tous ces individus sont différents les uns des autres et les noms généraux sont
des étiquettes, souvent confuses, pour désigner toute une classe d’individus
qui ont des traits de ressemblance. Mais ces idées générales nous induisent
aussi fréquemment en erreur : chaque individu est comparé à l’idée
générale et on peut ainsi lui imputer des défauts qui n’en sont que relativement à
l’idée qu’on se fait de ce que doit être un individu de telle classe. Un chien
qui n’a pas de queue paraît étrange si on pense que l’idée de chien implique
qu’il ait une queue ! Nous
ne pouvons pas penser sans des mots qui renvoient à des classes générales, mais
l’erreur est de croire à l’existence réelle de ces classes. Les naturalistes
évolutionnistes qui refusent la réalité substantielle des espèces ont, selon
moi, parfaitement raison.
La manie des définitions est une faute contre
l’esprit : l’homme est-il un bipède sans plumes ? Diogène le Cynique, dit-on, se moqua de cette
définition en plumant un poulet et en disant »
voici un homme ». Il n’y a pas
d’homme en général. Où se trouvent les limites de l’humanité ? Personne n’est capable de le
dire sérieusement. Nous admettons qu’un être humain qui a perdu la raison, un
être humain incapable de sentiments humains (reconnus comme tels) est cependant
un être humain, jouissant de tous les droits d’un humain. Nous croyions que les
hommes de Néandertal étaient d’une autre espèce que la nôtre, mais nous avons
appris que l’homme de Néandertal est toujours vivant ! et si nous rencontrions d’aventure un « pur » néandertalien »,
nous devrions le reconnaître comme notre frère. Jusqu’où peut-on poursuivre ces
expériences de pensée ?
Sans doute très loin. Devrions-nous reconnaître comme des humains « comme nous », les « homo erectus » ? Et pourquoi pas les diverses
espèces de pithécanthropes avec lesquels nous entretenons des degrés de
cousinage divers ? SI
toutes nos définitions sont floues, c'est parce que le réel ne rentre pas bien dans
les cases de notre entendement, nous devons donc admettre que ces définitions
ne sont que des outils de la pensée, des conventions pratiques permettant la
communication, mais non des réalités existant per se.
L’individualisme peut s’entendre en un autre sens. On oppose
parfois les sociétés individualistes aux sociétés holistes. Les sociétés « holistes », dit-on, sont les sociétés traditionnelles dans
lesquelles l’individu est soumis au tout, n’existe et n’a de droits qu’en
fonction de sa place dans l’organisation sociale (familiale, tribale,
institutionnelle). Les sociétés individualistes (comme le sont théoriquement
les sociétés modernes) reposent sur la garantie des droits individuels, la loi
n’ayant pas d’autre objet que de garantir la coexistence des libertés
individuelles. Comme toujours, ces catégories sont contestables et les
frontières sont labiles. Les seigneurs dans la société féodale sont des
individus libres ! ils ont
des devoirs liés à leur statut, mais ils restent très libres. Même les manants disposent
de certaines libertés individuelles et notamment celles qui leur ont permis de
racheter leurs servitudes… Dans les sociétés « individualistes,
les individus sont conditionnés par leurs appartenances de classe, de corps, etc.,
et, même si ces contraintes sont infiniment moins fortes que dans les sociétés
de castes, elles restent souvent très efficaces. Holisme et individualisme sont
des catégories qui peuvent être utiles pour différencier les types
d’organisation sociale, mais ne nous disent rien de l’essence même du social. Toutes
les sociétés sont constituées par l’activité concrète, « pratique sensible »
des individus qui agissent toujours en dernière analyse à partir de leurs
propres déterminations. Au demeurant, on a de bonnes raisons de penser que les
premières sociétés humaines étaient composées d’un petit nombre d’individus,
homme et femme, unis pour élever leurs enfants — c’est, du moins, la thèse
d’Emmanuel Todd qui voit dans la famille nucléaire la famille archaïque.
D’autres auteurs penchent pour la famille matriarcale, la mère et peut-être ses
filles et leurs enfants, avec des hommes qui s’y rattachent. Quoi qu’il en
soit, avant que s’élaborent toutes les organisations sociales complexes que
nous connaissons, il faut des individus vivants produisant eux-mêmes leurs
conditions matérielles d’existence. Comment les formes d’organisation familiale
puis clanique se sont-elles constituées ?
En fait nous n’en savons pas grand-chose. Ce qui a obscurci notre regard, c’est
le fait que nous avons été confrontés à des sociétés « primitives »
que nous avons prises pour des sortes de fossiles, des témoins de temps très
éloignés, alors que les Bororos ou les Nambikwara que rencontre Lévi-Strauss
sont aussi vieux que nous, qu’ils ont une longue histoire, même si nous ne la
connaissons pas.
L’individualisme peut encore être méthodologique au sens de
Max Weber. Ce qui constitue l’élément de base de la sociologie wébérienne, ce
sont les actions compréhensibles rationnellement par finalité et de là les
interactions par lesquelles les individus stabilisent des activités
communautaires, sachant que chacun agit en fonction des attentes de ce que
devraient faire les autres. Il faudrait évidemment prendre le temps de
détailler tout ce que nous apporte la sociologie wébérienne qui me semble une
approche particulièrement féconde des phénomènes sociaux, parce que, à l’opposé
des sociologies de la contrainte (issues de Durkheim), qui ont aussi leur
mérite, c’est l’activité pratique des individus agissant librement qui est mise
au premier plan.
Sur quelque plan que l’on se situe, on a donc de bonnes
raisons d’être « individualiste ». Cela ne signifie pas que l’on
accorde à l’égoïsme le rôle de moteur social. Si la « loi de Newton »
des sociétés humaines est l’intérêt comme le pensent les philosophes de l’école
écossaise (Hume, Smith) et si les individus sont des « maximisateurs rationnels », d’une part, l’essentiel de l’histoire humaine
est à peu près incompréhensible et, d’autre part, les individus sont réduits à
des automates calculateurs, c’est-à-dire à des petites machines programmées
pour fonctionner dans la grande machine, dont l’économie néoclassique exhibera
bientôt les lois. On peut certes utiliser ces modèles à des fins heuristiques :
« imaginons ce qui se
passerait si les hommes étaient tous les maximisateurs rationnels ! »
Mais une heuristique n’est qu’un chemin possible vers une vérité hypothétique,
mais non la vérité elle-même. Regrettable confusion. En tout cas, il est donc
impossible de confondre l’individualisme avec la théorie du maximisateur
rationnel.
Considérons les choses autrement. Quelle est la réalité la
plus fondamentale, celle en dehors de laquelle aucune autre réalité ne peut ni être
ni être conçue ? C’est
l’individu, non pas l’individu objectivé des sciences sociales, ni l’individu tel
pensé par les différentes métaphysiques, mais l’individu vivant et sentant.
Comment puis-je savoir quoi que ce soit si je ne pars pas de ce savoir le plus
indiscutable, le savoir de la vie en moi. Descartes avait eu la prescience de
cela dans sa fameuse expérience du cogito. Je peux suspendre toutes mes
croyances concernant le monde, mais non cette certitude que « je suis, j’existe ». D’où vient cette certitude ? De l’aperception immédiate du
« je pense » sachant que Descartes précise
qu’une chose qui pense est « une
chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas,
qui imagine aussi, et qui sent. »
Sentir, c’est penser et c’est la première manifestation de cette certitude
d’exister. Je sens, c’est immédiatement « je
sens que je sens » et si je
sens que je sens, c’est « je
sens la vie », « je me sens vivant ». Ce sentiment de vivre et
d’être en relation avec le monde est le point de départ de tout le processus de
la conscience, de toutes les élaborations intellectuelles.
Quand je sens, je perçois, mais, comme le dit justement
Spinoza, je ne perçois pas les « choses », mais les effets des
événements du monde sur moi, y compris les effets des processus internes à mon
propre individu qui est un individu composé d’un grand nombre d’individus
eux-mêmes très composés. Le sujet, « je », n’est rien d’autre que ce « se sentir sentant » qui est dans le même temps la
perception de tout ce qui nous affecte et la perception de cette perception. L’esprit
est l’idée du corps et contient aussi l’idée de l’idée, comme le dit encore
Spinoza.
Le fondement « affectif » de l’esprit humain et donc de
toutes les possibilités qu’il a de connaître le monde et d’interagir avec la
nature (les autres individus inclus) est longuement analysé dans l’Éthique de
Spinoza, mais on doit maintenant en tirer les conséquences. La réalité
fondamentale est composée d’individus vivants, c’est-à-dire d’individus qu’on
ne peut comprendre que du point de vue de la « pratique
sensiblement humaine »
comme dirait Marx. L’aliénation, telle que l’analyse Marx, c’est justement le
fait que l’individu vivant est privé de lui-même, privé de sa puissance
personnelle, laquelle se manifeste dans le travail, ce « métabolisme de l’homme et de la nature ». Comme le dit Michel
Henry : « Or pour Marx
la société n’existe pas. Cette thèse d’apparence paradoxale s’impose avec une
force irrésistible dès qu’on la rapproche de l’intuition fondamentale de sa
pensée, à savoir que la réalité réside dans la vie et seulement en elle et que,
d’autre part, cette vie n’existe que sous une forme individuelle, sous la forme
d’individus vivants. » [Du
communisme au capitalisme : Théorie d’une catastrophe, Odile Jacob,
pps. 54-55)]
Si on admet ce point de départ, on voit très bien que notre
société n’est pas individualiste, mais plutôt une négation radicale de
l’individu vivant. D’une part, elle fabrique des individus en série, des
individus tous identiques par tous les procédés de massification qui découlent de la domination de la marchandise. Sur le marché, la puissance personnelle du
travail a été convertie en puissance objective du capital et le travailleur
lui-même n’est plus que du travail abstrait (tant d’heures de travail socialement
validé), interchangeable. La furie managériale pour la « mobilité »
n’est rien d’autre qu’une des manifestations de la tendance du capital à
distribuer et redistribuer les forces de travail selon les besoins changeants
de l’accumulation du capital. L’idéal serait que les travailleurs soient des
robots humanoïdes, mais comme seul le travail vivant peut créer de la valeur
additionnelle, le remplacement des ouvriers par des robots humanoïdes ramènerait
la survaleur à zéro. Des êtres vivants abrutis, tous interchangeables, voilà la
prétendue société individualiste !
Encore faut-il pouvoir réaliser la survaleur et pour cela il faut des
consommateurs, mus par la seule frénésie de consommer toujours plus les marchandises que
produit la machinerie capitaliste. Plus la marchandise semble ciblée (prendre
en compte les particularités du consommateur), plus en réalité c’est le
consommateur qui devient la cible à toucher par les moyens du marketing et les
ruses des vendeurs. Le consommateur doit devenir un être prévisible ! Et donc un petit hamster qui
tourne dans sa roue en consommant à mort.
Toutes les particularités individuelles sont progressivement
éliminées. Les particularités culturelles, sociales, religieuses aussi, sont
rabotées pour rentrer dans le cadre unique de la « société de consommation ». Les individus sont surveillés, évalués, mesurés,
contrôlés, rectifiés, houspillés s’ils ne vont pas droit. Les libertés
individuelles sont mises au rencart sous tous les prétextes, hygiène, santé,
protection de l’environnement, etc., toutes choses dont le capital se
contrefout comme de son premier dollar, mais permettent d’obtenir de la
consommation nouvelle et des individus conformes.
L’individu égoïste est lui-même un produit de la
standardisation des individus. L’apologie de l’égoïsme, coïncidant avec la
première phase du développement capitaliste, est la pensée adéquate pour faire
avaler l’idée absurde que la communauté n’existe pas, que les individus mènent
des existences séparées (pour reprendre la formule de Robert Nozick). Tous
enfermés dans leur boîte particulière, les individus pourront être plus
facilement malaxés, manipulés, reformatés selon les besoins de détenteurs de la
puissance.
L’hédonisme qu’on attribue à notre société, l’hédonisme qui
serait le propre de l’individu jouisseur, n’est lui-même qu’un hédonisme de
pacotille, une « désublimation
répressive » qui permet
d’enrôler le principe de plaisir en l’intriquant au principe de rendement [voir
Marcuse]. Le porno promeut le sexe à la tâche avec enregistrement des records. Günther
Anders remarquait déjà qu’il ne suffit plus de travailler, il faut aussi
commencer sa deuxième journée de travail en consommant, des loisirs, de la
quincaillerie, des images préfabriquées — avec l’IA ce dernier secteur devrait se
développer jusqu’à saturation complète des individus. Le touriste « fait » Venise ou le Vietnam. Le mot est
révélateur : le touriste « fait » telle destination comme le
maçon « fait » du ciment ! Plus vous avez fait de villes
et de pays et plus vous êtes un bon touriste qui sera récompensé comme on
récompensait le travailleur stakhanoviste.
Les principaux penseurs de l’école de Francfort, dont la
pensée n’a rien à voir avec ce qu’en disent les ignorants, avaient remarqué que
la permissivité et l’affaiblissement de la répression pulsionnelle interdisaient
la formation de l’individualité du sujet. La disparition du « surmoi » en est une manifestation. La prolifération des
individus sans limites, des prédateurs et des tueurs (quelles que soient leurs
motivations apparentes) est un signe de cette « désubjectivation ». Un fait divers nous apprend
qu’un jeune homme passablement perdu voulait devenir « tueur en série » :
il est un bon exemple de ces individus désinhibés qui forment les acteurs de la
« société du spectacle ».
En réalité, notre
société n’est pas individualiste, elle l’est même de moins en moins. Nous
voyons s’esquisser par parties plus ou moins développées ce qu’ont imaginé les
dystopies les plus perçantes. Le contrôle total des individus au nom de leur « bonheur », c’est Un bonheur insoutenable dont nous
avons pu voir quelques tests pendant la pandémie COVID. Toujours le livre d’Ira
Levin, l’« aide active à la
mort ». Évidemment, le « big brother » de 1984 nous regarde
par l’intermédiaire du « net » ou des caméras qui envahissent
l’espace public. Les fabricants de nourriture à base d’insectes nous préparent Soleil
vert. Les biotechnologies sont droit sorties de A Brave New World. En
fait, le capitalisme et le prétendu « socialisme
réellement existant » du
siècle dernier aboutissent au même résultat. On sait bien aujourd’hui que
l’URSS n’était qu’une autre version du mode de production capitaliste, même
s’il empruntait des voies différentes. La Chine constitue aujourd’hui le modèle
le plus avancé du règne du capital et d’autres pays s’avancent sur le même
chemin.
Il est peut-être temps de repenser sérieusement la question
des droits de l’individu en partant de ce vénérable principe de l’égalité en
droit et en dignité de tous les individus.
Le 5 mai
2025 — Denis COLLIN
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