Bollati Boringhieri. Torino, 2002. 1174 pages.
"Dis-moi ce dont tu as besoin et je te trouverai une citation de Nietzsche [...] Pour l'Allemagne et contre l'Allemagne, pour la paix et contre la paix, pour la littérature et contre la littérature." (Tucholsky, Fraulein Nietzsche. Vom Wesen des Tragischen, 1932, mis en exergue de son livre par D.Losurdo)
Je ne sais pas si la somme de Losurdo sur Nietzsche, qui a fait grand bruit en Italie, trouvera un éditeur français. Il a fallu plus de dix ans pour qu'une petite maison d'édition, Le Temps des Cerises, traduise son Democrazia e bonapartismo, alors ne désespérons pas. Losurdo rompt, en effet, avec la tradition française du nietzschéisme - celle qui fait de Nietzsche un esthète ou un philosophe subversif post-soixante-huitard... Il prend au sérieux Nietzsche comme philosophe politique, tant il est vrai que la préoccupation politique traverse de part en part son oeuvre, en forme l'ossature et que toutes les évolutions successives de la pensée nietzschéenne sont d'abord des évolutions politiques.
Evidemment, nous avons pris l'habitude, ici, de détourner pudiquement le regard des textes où Nietzsche fait l"apologie de la supériorité de la race aryenne, réclame un "nouvel esclavage" ou "l'anéantissement des races décadences", "l'anéantissement de millions de mal réussis". Il y aurait, ses thuriféraires gauchistes, un bon Nietzsche à la pensée subversive, révolutionnaire, et quelques malheureux écarts de langage, voire des expressions à lire au troisième ou quatrième degré...
Losurdo procède à l'inverse: il montre patiemment comment cette dimension politique est inséparable de la pensée de Nietzsche. Ses évolutions, ses retournements philosophiques sont imbriqués aux retournements de la pensée politique et à l'histoire politique européenne. Sans faire un résumé ou une recension complète de l'ouvrage, je voudrais en donner ici quelques aperçus.
De l'authenticité allemande à la supériorité européenne
Losurdo montre en premier lieu que la Naissance de la tragédie et les textes de cette époque font appel à la "grécité" comme antidote à la modernité. C'est l'époque de la guerre franco-allemande, c'est aussi celle de la Commune de Paris. Losurdo souligne que "la correspondance et les fragments contemporains de la Naissance de la tragédie montrent de manière non équivoque avec quelle intensité Nietzsche a vécu la Commune de Paris et combien douloureuse et indélébile a été l'empreinte qu'a laissée en lui cet évènement." (p.14)
Les attaques de Nietzsche contre Socrate sont les attaques contre le plébéien ou le presque révolutionnaire. Pour Losurdo la Naissance de la tragédie aurait tranquillement pu porter le sous-titre "La crise de la civilisation de Socrate à la Commune de Paris".
La fin de l'Antiquité grecque, son véritable suicide, fonctionne comme une métaphore de la fin de l'Ancien Régime pour l'époque moderne. Les réflexions de Nietzsche font écho à celles des penseurs réactionnaires du XIXe siècle. La condamnation nietzschéenne de Socrate comme "fanatique de la dialectique" "fait penser au réquisitoire de Taine contre les protagonistes de la révolution française comme fanatiques de la logique." Le rapport de Nietzsche à la civilisation grecque n'est donc pas principalement esthétique ou métaphysique, mais d'abord politique. Il est lié, selon Losurdo, au fait que le jeune Nietzsche est proche du courant national-libéral allemand, violemment anti-français -- national, parce que défenseur de l'authenticité et de la supériorité allemandes (dans un esprit dont Fichte, avec ses Discours à la  allemande avait donné la première expression), libéral parce que méfiant à l'égard du développement moderne de l'Etat. On sait également le rôle que jouera le thème de l'Allemagne héritière légitime de la Grèce chez de nombreux artistes, littérateurs et philosophes allemands, jusqu'à Heidegger. D'où aussi l'enthousiasme initial de Nietzsche pour le IIe Reich, appelé à détruire définitivement la vision optimiste et libérale du monde.
Un des éléments de cette première phase de la pensée de Nietzsche est la forte composante judéophobe. La fondation du IIe Reich produit ou revivifie les mythes généalogiques. Ce qui les unifie (on le verra chez Wagner), c'est l'opposition postulée de l'esprit allemand à l'esprit juif. "Les teutomaniaques qui célèbrent la mission chrétienne de l'Allemagne, sont enclins à déjudaïser le christianisme afin de le transformer en une sorte de religion nationale allemande." (p.166) Le mythe généalogiquement aryen oppose la communauté des peuples indo-européens dont la Grèce à la barbarie asiatique à laquelle appartient la Judée... C'est la raison des attaques de Nietzsche contre Strauss qui, déjà avec La vie de Jésus procède à une lecture sympathique du judaïsme. Ce qui domine, en cette période, la pensée de Nietzsche, c'est évidemment l'antisémitisme ou la judéophobie de Wagner -- la distinction établie par Pierre-André Taguieff, nous importe peu à cette étape. C'est la langue même de Strauss qui est mise en accusation, parce qu'introduisant dans l'allemand des impropriétés, des erreurs de syntaxe qui menacent sa pureté. Nietzsche reconnaît que Strauss n'écrit pas "comme les plus infâmes corrupteurs de la langue allemande, à savoir les hégéliens et leur difforme postérité" (Ière inactuelle, §12). Mais il faut tout de même inscrire ses péchés dans un "livre noir", car "qui a péché contre la langue allemande a profané le mystère de notre germanité; c'est notre langue seule qui, comme par l'effet d'un charme métaphysique, a su sauver l'esprit allemand en se sauvant elle-même par-delà tous les changements et tous les mélanges de moeurs et de nationalités. C'est également elle seule qui garantit la survie future de cet esprit, si elle ne succombe pas entre les mains infâmes du temps présent." (ibid.) Le manque de sens de la langue imputé à Strauss conduit Nietzsche à insinuer qu'il a des origines juives plus qu'allemandes. Avec précision, Losurdo montre comment, jusque dans le détail, on trouve dans les textes de Nietzsche de cette époque tous les thèmes de l'antisémitisme qui va ravager l'Europe, la France(le grand succès de la librairie de la fin du XIXe est La France juive de Drumont) autant que l'Allemagne et qui servira d'ingrédient au nazisme.
Deuxième angle d'attaque, deuxième étape de la philosophie nietzschéenne. Après avoir mis beaucoup d'espoirs dans le IIe Reich, Nietzsche va rapidement trouver dans son évolution réelle des motifs d'inquiétudes. Alors que l'Etat développe l'instruction publique, Nietzsche voit dans cet élargissement un affaiblissement de la culture: "Pour l'Etat a-t-il besoin de cet excès d'établissements de culture, de maîtres de culture? Pourquoi cette culture populaire, cette éducation populaire fondées sur une si large échelle? Parce que l'on hait l'authentique esprit allemand, parce que l'on craint la nature aristocratique de la vraie culture" (Sur l'avenir de nos établissements d'enseignement, 3e conférence, citée ici dans la traduction de Jean-Louis Backès).
Texte révélateur: la rupture que Nietzsche amorce avec la "communauté populaire" allemande, cette rupture qui sera la rupture avec Wagner, et qui le conduira à une réévaluation radicale des Lumières et de la culture française, par exemple, cette rupture n'est l'expression d'un "tournant progressiste" de Nietzsche, mais, au contraire, la formation d'un tempérament réactionnaire très particulier. Il va vraiment devenir le "rebelle aristocratique": l'Allemagne réelle est méprisable parce qu'elle a renoncé à défendre l'authenticité allemande et s'est mise finalement dans la voie de l'Angleterre et de la France. Nietzsche va désormais se penser comme "Européen", va se préoccuper de l'avenir de l'Europe. Réviser ses jugements antérieurs, il rompt avec le nationalisme allemand et réorganise sa pensée autour de la défense de la tradition et de la supériorité européennes.
Si Wagner ne comprend pas l'apostasie de son ex-disciple, et cherche des explications dans la psychologie, Losurdo propose, au contraire, de se concentrer sur la manière de philosopher de Nietzsche. "On ne peut pas évacuer la présence constante et le poids de l'histoire et de la réalité politique. Comment pouvait-il rester indifférent face à ce qui, à ses yeux, apparaissait, non sans raison, comme un tournant épocal? Le pays des penseurs et des poètes est maintenant à la tête du développement capitaliste; il s'était affiché comme le porte-drapeau de la lutte contre la révolution et maintenant il la promeut dans le pays défait; il s'était présenté comme l'antidote et maintenant il l'exprime jusqu'au bout et jusque dans ses aspects les plus répugnants." (p.281) C'est parce qu'il est philosophe "rigoureux" et par "honnêteté intellectuelle" que Nietzsche ne peut pas suivre la voie de Treitschke et de Wagner dont l'un deviendra historien officiel et l'autre musicien officiel. Autrement dit, c'est la fidélité à une certaine attitude morale et intellectuelle qui explique le tournant de Nietzsche. C'est encore cette fidélité qui le conduira et vers "l'illuminisme anti-révolutionnaire" (c'est-à-dire essentiellement vers les penseurs comme Voltaire) et vers les moralistes français.
Le parti de la vie
Losurdo souligne le fond libéral de la pensée de Nietzsche. Encore faut-il s'entendre sur ce terme. Le  dont parle Losurdo et qu'il attribue à Nietzsche n'a pas grand chose à voir avec le  politique classique (de Locke à Montesquieu) mais avec ce  conservateur qui va prendre tout son essor après la révolution française. C'est un  économique qui se méfie de l'intervention de l'Etat, car celui-ci, sous la pression des masses pourrait être enclin à prendre des mesures plus ou moins égalitaires, ou, en tout cas, des mesures d'aide aux plus défavorisés. C'est pourquoi Nietzsche est prompt aux déclarations anti-étatiques (celles qui ont contribué à créer la figure du Nietzsche gauchiste dont nous avons parlé au début de cet article), mais, au mieux, très méfiant vis-à-vis de la démocratie politique, et, le plus souvent, farouchement hostile au suffrage populaire.
Nietzsche va désormais mettre l'accent sur l'unité européenne, une Europe menacée de décadence, menacée par la montée du pouvoir des Etats, face aux pays "barbares". La Chine est souvent prise comme archétype de cette barbarie qui menace l'Europe. Comme Tocqueville, Nietzsche considère que les théoriciens révolutionnaires et socialistes ont, en fait, les yeux tournés vers le modèle chinois. Nietzsche reprend à son compte, sans le moindre esprit critique, tous les stéréotypes coloniaux de l'époque concernant ce pays. Ce changement le conduit en même temps, et là encore les nietzschéens gauchistes y trouvent leur compte, à brocarder la judéophobie et l'antisémitisme du culte de l'authenticité germanique. "Le Nietzsche de ces années célèbre les échanges, les rencontres, les fusions entre les cultures et les peuples. Mais c'est seulement une face de la médaille." (p.334) Nietzsche n'oppose plus la culture allemande authentique à la vulgaire civilisation des Anglais et des Français. La nouvelle dichotomie est Occident/barbares. Et si les échanges et les rencontres sont célébrés, cela ne peut concerner les échanges et les croisements entre conquérants et populations conquises. Les "races mixtes" font l'objet de critiques acerbes. Auprès d'elles, "on doit toujours trouver, à côté de la disharmonie des formes corporelles (par exemple quand les yeux ne s'accordent pas avec la bouche) aussi la disharmonie des habitudes et des concepts de valeur (Livingstone a dit un jour: "Dieu a créé les hommes blancs et noirs, mais le diable a créé les métis"). Les races mixtes sont constamment en même temps aussi des civilisations mixtes, elles sont en général plus mauvaises, plus cruelles, plus agitées." (Aurore, 272)
La pureté suppose la séparation des races considérées comme hétérogènes et incompatibles entre elles. Il faut bien comprendre le concept nietzschéen de "race pure". Pour lui, la race pure n'est pas un donné originaire, mais un résultat: une race pure est le résultat d'un processus de purification. Pour le Vieux Continent, ce processus peut être mis en oeuvre grâce à l'émigration (et la colonisation qui s'ensuit) et éventuellement par des mesures plus radicales. Pour Nietzsche (Aurore, 206), il faudrait alléger l'Europe du quart de sa population afin qu'elle ne soit plus surpeuplée.
Nietzsche se fait l'infatigable défenseur non seulement d'une nouvelle noblesse mais aussi d'un nouvel esclavage. On peut citer ici Le Gai Savoir (§40):
"Du manque de forme noble. — Les soldats et les commandants entre-tiennent toujours des rapports mutuels bien plus élevés que les ouvriers et les employeurs. Pour l'heure du moins, toute culture d'origine militaire se situe encore largement au-dessus de toute soi-disant culture industrielle : cette dernière est, sous sa forme actuelle, le mode d'existence le plus vulgaire qui ait jamais existé. C'est la simple loi du besoin qui s'y exerce : on veut vivre et l'on doit se vendre, mais on méprise celui qui tire profit de ce besoin et s'achète l'ouvrier. Il est étrange que l'on ressente la soumission à des personnes puissantes, effrayantes, voire terrifiantes, à des tyrans et à des chefs militaires comme infiniment moins pénible que cette soumission à des inconnus dénués d'intérêt comme le sont tous les magnats de l'industrie : l'ouvrier ne voit d'ordinaire dans l'employeur qu'un chien astucieux, qu'un vampire qui spécule sur toute misère, dont le nom, la tournure, les moeurs et la réputation lui sont totalement indifférents. Il est vraisemblable que les industriels et les gros négociants étaient jusqu'à présent trop dépourvus de toutes les formes et de toutes les marques distinctives de la race supérieure, qui seules rendent les personnes intéressantes; peut-être, s'ils avaient dans le regard et dans l'attitude la noblesse de l'aristocratie de naissance, n'y aurait-il pas de socialisme des masses. Car celles-ci sont au fond prêtes à toute espèce d'esclavage, à condition que le supérieur qui les commande légitime constamment sa supériorité, le fait qu'il est né pour commander — au moyen de la forme noble! L'homme le plus commun sent que la noblesse ne s'improvise pas et qu'il doit honorer en elle le fruit produit par de longues périodes, — mais l'absence de forme supérieure et la vulgarité tristement célèbre des industriels aux mains rouges et grasses le conduisent à penser que seuls le hasard et la chance ont ici élevé l'un au-dessus de l'autre : tant mieux, conclut-il par devers lui, faisons nous aussi l'essai du hasard et de la chance ! Jetons donc les dés ! — et c'est le début du socialisme."
À la différence des idéologues du capital, Nietzsche ne raconte pas d'histoires à dormir debout: la condition du prolétaire moderne n'est pas très différente de celle des esclaves antiques. Mais à la différence de Marx, il considère que l'esclavage est la condition indispensable à la survie de la civilisation européenne. C'est pourquoi l'instruction publique, la diffusion des journaux, le suffrage universel, bref tout ce qui peut contribuer à dresser l'esclave moderne contre sa condition servile est néfaste. Comme est néfaste la compassion à l'égard des malheureux. L'adversaire, au delà de la démocratie et du christianisme est désigné de la manière la plus nette: c'est le socialisme.
C'est pourquoi Nietzsche fait l'apologie de la duplicité. Critique féroce de la religion, il s'appuie sur Voltaire pour défendre l'utilité de la religion pour "la canaille".Bref, Nietzsche est de plain-pied dans les problèmes de son époque et il propose de leur donner une solution radicale. Et c'est précisément ce "radicalisme aristocratique" qui en fait un critique virulent du régime du IIe Reich... On le voit encore, la méprise du gauchisme nietzschéen est totale! Il voit en Nietzsche un rebelle: c'est exact mais oublie de lire Nietzsche lui-même se définit comme un "rebelle contre la révolution".

Le rebelle face à la peste brune

Losurdo conduit son enquête avec minutie et multiplie les arguments, les citations, les textes, les liens avec les autres penseurs européens de l'époque. La conclusion est sans appel: Nietzsche appartient bien à la réaction aristocratique. Reste à éclaircir la question controversée des rapports entre la pensée de Nietzsche et le nazisme.
La thèse la plus connue, notamment chez les "nietzschéens de gauche" consiste à tenir La Volonté de puissance pour une oeuvre à moitié apocryphe, résultat du complot ourdi par Elisabeth, la soeur de Nietzsche, qui aurait fait un montage de manuscrits savamment agencés en vue de produire un livre de référence pour le IIIe Reich. Affirmation dont Losurdo montre qu'elle conduit à des propositions très paradoxales - notamment celle de surévaluer l'important de ce personnage assez médiocre dont on fait un "Raspoutine en jupons".
Cette thèse ne tient pas, soutient Losurdo. D'une part la première édition de La Volonté de Puissance a été publiée alors que Hitler était encore un jeune homme! Donc Elisabeth aurait très largement anticipé le nazisme. En second lieu, la biographie qu'Elisabeth consacre à son frère ne cherche pas du tout à mettre en évidence sa judéophobie, bien au contraire. Bref, il faut rejeter "la légende noire d'Elisabeth comme falsificatrice au service du IIIe Reich" (p.771)
Mais selon Losurdo, il est tout aussi érroné de faire de La Volonté de puissance un texte "nazi". Losurdo cite, par exemple, un écrivain nazi qui en 1936 développe une dure critique contre le "philosémitisme" de cet ouvrage. 
Il rest que cet ouvrage contesté est bien une interprétation de Nietzsche. Reste à déterminer si cette interprétation.est infidèle à l'auteur et dans quel sens elle tire sa compréhension. Losurdo montre que l'interprétation social-darwiniste n'est nullement infidèle à l'auteur. Bien au contraire. Ainsi Losurdo montre que si Nietzsche n'est pas un nazi (ce serait un anachronisme), il est cependant représentatif d'un courant réactionnaire radical dont on trouve des représentants dans toute l'Europe. L'élistisme culturel et la réaction aristocratique vont de pair. "Largement diffusé dans l'Europe de cette époque, cet élitisme trouve chez Nietzsche des 'formulations extrêmes': Maintenant on exige 'la complète subordination des masses à l'élite'. Ingénues apparaissent les positions de ces interprètes qui, en guise de démonstration, sinon de l'innocence politique du philosophe, du moins de la charge émancipatrice de sa pensée, renvoient à la polémique anti-étatique. En réalité, l'Etat, ici objet d'une dure condamnation, est synonyme d'égalitarisme et de massification; il a le grave tort de ne pas avoir 'résisté aux revendications des masses' et d'avoir emprunté une voie ruineuse et 'intrinséquement démocratique'. Précisément à cause de son radicalisme, Nietzsche ne peut pas se reconnaître ni dans l'Etat existant, ni dans la version dominante à son époque du socialdarwinisme qui, en annonçant l'inévitable victoire des meilleurs dans le cours de la 'lutte pour l'existence', aboutit à la consécration du statu quo." (p.787)
Mais au-delà de la réaction aristocratique, l'eugénisme et "l'hygiène raciale" projettent leur ombre sur la pensée de Nietzsche. Les "herméneutiques de l'innocence" sont donc intenables. En France le livre de Losurdo provoquerait certainement un scandale, nos intellectuels - surtout "de gauche" et "post-modernes" ayant toujours manifesté un goût assez prononcé pour le nietzchéisme, une propension qu'il faut mettre en parallèle avec l'extraordinaire gloire de Heidegger de ce côté-ci du Rhin.
Cette lecture politique de Nietzsche, "un philosophe totus politicus" est la seule qui permet de sauver l'ensemble de l'oeuvre! Si on veut faire de Nietzsche le critique de l'idéologie qui met en pièces les mythes germanistes et antisémites, il faut faire l'impasse sur les oeuvres de jeunesse. Et ainsi de suite.
La lecture du livre de Losurdo ne nous laisse pas indemnes. C'est tout un pan de la pensée européenne qui est mis brutalement en lumière, tout un réseau touffu de renvois de Lapouge à Nietzsche, de Taine à Weber, bref tout le chaudron dans lequel on a fait bouillir l'idéologie dont s'empareront les bandes armées des meurtriers fascistes et nazis. En mettant sou le feu de la critique les "hermeneutiques de l'innocence" de Nietzsche, Losurdo nous invite en même temps à rompre avec l'alibi de l'irresponsabilité des intellectuels. Un vaste sujet de méditations.