Intervention « Éduquer : un pari pour la jeunesse ».(FOL – 5 décembre 2003)
Introduction
Que doit-transmettre l’école ? Il semble que la
réponse soit des plus simples : des savoirs (savoir lire, écrire, compter)
et des savoir-faire. L’école étant laïque, elle est neutre et ne doit pas se
fixer d’autres objectifs que la transmission de savoirs objectifs. Mais cette
réponse n’en est pas une. L’école transmet aussi des valeurs. L’école laïque à
la Jules Ferry est une école surchargée de valeurs. Elle doit éduquer des
futurs citoyens et elle enseigne une morale. La fameuse « morale
laïque » dont le plus bel essai est celui de Renouvier (écrit en 1848).
D’entrée de jeu, le but de l’école est ainsi défini :
« [103] La religion vous enseigne comment vous devez
vous conduire en cette vie pour vous rendre digne d'une félicité éternelle.
Moi, je ne vous parle qu'au nom de la République, dans laquelle nous allons
[104] vivre, et de cette morale que tout homme sent au fond de son cœur. Je
veux vous instruire des moyens d'être heureux sur la terre et le premier mot
que j'ai à vous dire est celui-ci : Perfectionnez-vous. Vous ne deviendrez
vraiment heureux qu'en devenant meilleur. » (Manuel républicain des
droits de l’homme et du citoyen, par Charles Renouvier)
Ni plus ni moins que le perfectionnement de l’homme :
voilà le but de l’école et singulièrement des valeurs morales qu’elle doit
transmettre.
Enfin, comme l’école est laïque, elle se garde bien de
transmettre des idéologies.
Voilà le discours officiel. Mais ce discours pourra
paraître lui-même bien idéologique ! Premier problème : existe-t-il
des valeurs morales qui puissent être acceptables par tous et soient donc objet
d’un enseignement dans une école laïque, ouverte à tous.
Deuxième problème plus épineux : savoirs et valeurs
morales n’ont jamais été séparés des idéologies, c'est-à-dire de l’ensemble des
croyances dominantes, enracinées dans les pratiques sociales. Par exemple,
l’école laïque de la IIIe République n’a jamais été idéologiquement
neutre. Elle a joué son rôle, loin d’être secondaire, dans la préparation de la
première guerre mondiale. Elle a glorifié l’Empire colonial et la mission
civilisatrice de la France. Mais fort
heureusement, on nous annonce la mort des idéologies et par conséquent nous
irions vers une école libre des idéologies. On devra se demander ce que sont
les idéologies qui travaillent maintenant sous le manteau de Noé de la
« fin des idéologies ».
Je voudrais aborder deux points qui me semblent
essentiels :
1) autant on peut définir de manière précise
ce qu’est un savoir objectif, autant l’idée de valeur est une idée suspecte.
J’essaierai d’exposer les bonnes raisons que nous avons d’être soupçonneux.
2) Si l’idéologie est en apparence moins
présente, elle résiste bien. En regardant comment évoluent les contenus, les
objectifs explicites de l’enseignement, les rapports entre les élèves et
l’institution, il est possible d’affirmer que la neutralité de l’enseignement
n’ait jamais autant menacée qu’aujourd’hui.
1 - Valeurs
Il y a un vieille question : c’est celle de
l’objectivité des valeurs. Une valeur est quelque chose qui vaut d’être
respecté ; la disposition à respecter ces valeurs devra être cultivée – on
peut même appeler du mot vieillot de « vertu » cette disposition à respecter
les valeurs. Vérité, objectivité, voilà les valeurs du savant et ce sont ces
valeurs que doit transmettre l’enseignement scientifique et c’est la
disposition des élèves envers elles qui doit résulter des exercices qu’on leur
demande d’accomplir dans le cadre de l’enseignement.
Sauf à être nietzschéen, on voit mal comment on pourrait
ne pas voir dans la vérité une valeur objective, à prétention universelle. Pour
tout dire, le proposition que je viens d’énoncer est tautologique : la
vérité définit ou se définit justement par objectivité et universalité.
Les autres valeurs que nous sommes censés dispenser sont
beaucoup plus floues, et ne bénéficient pas de ce caractère universel. Elles
sont toutes, d’une manière ou d’une autre relatives et sensibles au contexte.
La fidélité, l’honneur, le sens de la parole donnée ne valent vraiment que si
leur objet lui-même le mérite. La fidélité des voyous au chef de bande, ou le
sens de la parole donnée qui se transforme en omerta ne sont visiblement pas
des valeurs à défendre absolument.
Je lis dans un règlement intérieur de lycée comme il y en
a 1000 autres que les principes sur lesquels s’appuie ce règlement sont 1/ les
principes généraux du droit et 2/ « le devoir de tolérance, le respect des
personnes, de leurs idées et du bien commun. »
Le respect des personnes (c'est-à-dire de l’humanité en
chacun) est un principe sans discussion universel – qui s’applique à toute
personne, y compris le pire des criminels. Mais le respect de leurs idées,
c’est tout autre chose. Faut-il respecter les idées qui ne sont pas
respectables ? On devrait apprendre à respecter les idées respectables et
à ne pas respecter les idées qui ne le sont pas. Mais comment séparer les idées
respectables des autres ? Voilà que les valeurs nous plongent dans le
chaudron de l’idéologie. Car alors on peut plus renvoyer
Il en va de même avec la tolérance. Faut-il être tolérant
avec les intolérants ? Cette question est un casse-tête, pour lequel on ne
dispose d’aucune réponse qui puisse convenir dans tous les cas de figures.
Qu’est-ce que révèle cette difficulté ? Tout simplement que la tolérance
n’est pas une valeur absolue. Et peut-être même pas une valeur du tout. C’est
une disposition d’esprit, un trait de caractère, généralement bénéfique dans la
vie sociale, mais pas toujours et rien de plus. La tolérance élevée au rang de
principe politique est même très discutable. L’édit de Nantes était un édit de
tolérance et non la proclamation de la liberté de conscience. On tolérait la
RPR là où elle était devenue coutume, mais la France restait catholique. La
démocratie états-unienne n’est pas laïque ; elle est tolérante puisqu’elle
proclame le principe de la liberté de conscience et de la liberté d’expression
(1er amendement) mais en même fait du christianisme (et
éventuellement du judaïsme) la religion officielle puisque tous les actes
officiels se font par une prestation de serment sur la Bible, qu’une prière est
faite à l’ouverture des sessions du congrès, qu’il y a des religieux
(chrétiens) spécialement attachés au Congrès, etc. La tolérance, c’est aussi ce
que pratiquaient les dynasties arabo-musulmanes éclairées de la grande époque –
ce qui nous ramène au moins au 12e siècle ! La tolérance, c’est
toujours une liberté accordée aux « minorités » par des dominants qui
entendent bien le rester. La tolérance, ce n’est donc pas l’égalité des droits.
Et j’ai pris seulement parmi les valeurs les plus
communes, les plus classiques, les moins contestables. Je n’ai parlé de la
campagne officielle en 2001/2002 sur le site web du ministère pour « le
respect », campagne sponsorisée par une marque de vêtements chic avec pub
pour acheter le T-Shirt spécial « respect ».Je ne parle pas non plus
de l’école censée inculquer les valeurs … boursières avec la pénétration des
banques dans les classes de SES et le concours des « masters de
l’économie », patronnés par une grande banque qui voulait apprendre aux
lycéens à devenir des boursicoteurs.
Il faudrait enfin dire quelques mots du contexte de ces
discours sur les valeurs. Si on lit le projet de traité établissant une
constitution pour l’Union européenne, on nage en plein discours sur les
valeurs. Au lieu d’un texte de droit avec des propositions principielles du
genre « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit »,
on a un bavardage sur les « valeurs européennes de l’humanisme ». On
peut lire « l’Europe est un continent porteur de civilisation; que ses
habitants, venus par vagues successives depuis les premiers âges, y ont
développé progressivement les valeurs qui fondent l’humanisme: l’égalité des
êtres, la liberté, le respect de la raison,
S’inspirant des héritages culturels, religieux et
humanistes de l’Europe, dont les valeurs, toujours présentes dans son
patrimoine, ont ancré dans la vie de la société le rôle central de la personne
humaine et de ses droits inviolables et inaliénables, ainsi que le respect du
droit ». Il n’est pas besoin de forcer le texte pour y lire le très vieux
discours sur la supériorité de l’Europe civilisée sur les autres peuples du
monde.
2 – L’idéologie
Le discours sur les valeurs, loin d’être idéologiquement
neutre nous emmène donc sur le terrain de la confrontations des valeurs,
c'est-à-dire sur le terrain de l’idéologie, c'est-à-dire des idées dominantes
qui s’imposent spontanément parce qu’impensées et jamais critiquées.
L’idéologie, ce n’est pas la doctrine, et son mode
d’action ce n’est pas l’endoctrinement. Si c’était cela d’ailleurs l’idéologie
serait aisée à reconnaître et à combattre. Mais l’idéologie c’est d’abord le
spontané, la représentation déjà là, déjà toute prête et qu’il n’y a plus qu’à
adopter. À l’époque des grandes affrontements politiques des années 50 à 70, on
parlait d’affrontements idéologiques, mais ces affrontements étaient des
batailles d’idées, des batailles politiques, mais tout le monde savait qu’il
s’agissait d’idées discutables, de représentations du monde discutables, etc.
… L’idéologie, c’est ce qui ne se
discute pas. Ce sont les figures de ce « ça ne se discute pas qui doivent
être interrogées.
Premier exemple : Quand lors du colloque commun MEDEF
/ MEN consacré aux SES, le représentant du MEDEF déclare qu’on ne doit pas
enseigner l’économie de marché comme un système parmi d’autres puisqu’on
n’enseigne pas la démocratie comme un système parmi d’autres, nous sommes au
cœur de l’idéologie que je vais appeler démocratique. On peut décomposer ainsi
la position du MEDEF :
1) il y a une forme de gouvernement optimale
qui doit être préférée à toutes les autres et dont on ne peut même discuter,
c’est la démocratie (peut importe ce qu’on met sous ce terme).
2) L’économie de marché est le régime
économique qui va avec la démocratie (ex : la Chine, la Tunisie de Ben
Ali, le Chili de Pinochet …)
3) Donc l’économie de marché doit être
enseignée au lycée comme la démocratie.
4) Donc les professeurs de SES qui veulent
continuer d’enseigner la pluralité des doctrines économiques ont tort et
doivent adapter leur enseignement aux besoins de l’économie de marché.
Pour imposer ce raisonnement le MEDEF et les journaux qui
lui sont proches multiplient depuis des années les pressions. On voit comme la
démocratie sert de justification à la pensée unique, selon une logique très
orwellienne.
Pourquoi est-ce de l’idéologie ? Non seulement parce
que le raisonnement dans son ensemble est un sophisme, mais aussi est surtout
parce que les prémisses sont des fausses évidences, des évidences que nous
croyons spontanées mais qui sont elles-mêmes le résultat de l’inculcation d’un
certain nombre de « valeurs » et d’idées.
Je reprends chacun de ces points :
1) la démocratie n’est pas tenue de toute
éternité pour le régime optimal. On peut la considérer parfois – ainsi Aristote
– comme le moins mauvais des régimes. Mais elle peut être critiquée. Platon la
tient pour un système exécrable, l’antichambre de la tyrannie, parce qu’elle
est le gouvernement de la majorité ignorante mue seulement par ses appétits
égoïstes. Si la démocratie est incontestable, faut-il chasser Platon et tous
les professeurs platoniciens ? La démocratie en tant que pouvoir de la majorité
sur la minorité est une autre forme de la « loi du plus fort » et
elle est prompte à se transformer en dictature de la majorité. Si on veut bien
étudier objectivement le 20e siècle, on y verra que le racisme qui
l’a ravagé a d’abord été le fait de mouvement de masses et qu’il s’y est
exprimé, jusqu’à un certain point, le pouvoir du « démos », pour
parler grec ! Même les grands philosophes qui appartiennent à notre
panthéon démocratique ont été pour le moins sceptiques. Rousseau se risque à dire
que des dieux se gouverneraient démocratiquement mais que la démocratie n’est
peut-être pas faite pour les hommes. Kant – le théoricien allemand de la
révolution française, comme le disait Marx – oppose la République, garante de
la liberté et du droit, à la démocratie aux tendances despotiques.
2) Le rapport du marché à la démocratie est
discutable. Il y a des économies de marché sans démocratie, mais il est
difficile qu’il y ait démocratie s’il n’y a pas quelques uns des traits de
l’économie de marché (la garantie de la propriété individuelle, la liberté du
commerce …). Mais ce qu’on appelle « économie de marché » dans le
jargon MEDEF, c’est le mode de production capitaliste, qui n’est pas du tout la
même chose ; il y a un marché avant le capitalisme (cf. Braudel) et on pourrait
très bien imaginer une économie de marché post-capitaliste. On peut envisager
une économie de marché sans la force de travail fonctionne comme marchandise –
après tout on a bien interdit le commerce des esclaves sans que les grands
principes du marché se soient effondrés !
3) Les 3/ et 4/ sont donc de fausses
évidences, des trompe-l’œil idéologiques. On voit surtout que l’idéologie s’il
est évidente dans la volonté du MEDEF de
faire triompher 4/ (son point de vue) suscite discussion et rébellion ;
mais si on vraiment comprendre ce qui cloche dans le raisonnement du MEDEF,
c’est aux points 1/ et 2/ qu’il faut s’attaquer !
Deuxième exemple d’invasion de l’école par
l’idéologie : la question de l’égalité des chances.
Voilà un bel exemple, indiscutable : la valeur
fondamentale de notre école laïque et démocratique, c’est l’égalité des chances
et toutes les réformes doivent viser à la garantir. On peut discuter pour
savoir si elle progresse ou non (c’est le débat sur la
« démocratisation »). On discute des moyens de la garantir, etc. Ou
encore on peut dire qu’elle irréalisable et qu’on dépense donc en pure perte
des moyens pour essayer d’y parvenir (querelle du collège unique !). Mais
la question n’est pas là ! Cette histoire d’égalité des chances est
typiquement une représentation idéologique (inversée) du réel.
1) l’égalité des chances présuppose que
l’école a pour fonction de faire marcher l’ascenseur social. Mais par
construction, « l’ascenseur social » ne peut pas marcher pour tout le
monde ! C’est une chance de devenir « cadre sup » et c’est une
malchance de devenir ouvrier. Voilà ce que les élèves malchanceux retiennent (à
juste titre) du discours sur l’égalité des chances.
2) l’égalité des chances reconduit la vision
de la vie comme compétition, une vision très bien expliquée par Hobbes, il y a
4 siècles et qui est au fondement des systèmes de légitimation du mode de
production capitaliste. Dans la compétition : « que le meilleur
gagne ! » L’égalité des chances permet de dire que l’école a bien
sélectionné les meilleurs … et que les autres n’ont que ce qu’ils méritent.
Derrière ses apparences démocratiques et sympathiques,
l’égalité des chances n’est ainsi que du « darwinisme social » de la
pire espèce.
En réalité, l’école ne peut jamais rien faire d’autre que contribuer
à reproduire la division sociale du travail. Lui assigner un autre objectif
impossible, c’est leurrer les élèves et se leurrer soi-même. Aucune société –
sauf le communisme imaginaire de certains textes de Marx ou les sociétés des
grands utopistes – ne peut exister sans division du travail. Aucune société ne
pourra se passer d’ouvriers, d’éboueurs … et personne ne peut garantir la
possibilité pour tous de devenir énarque ou polytechnicien ! Par contre,
il y a une grande différence entre un ouvrier instruit et un ouvrier ignorant
et c’est là que l’école peut intervenir et garantir un droit réel.
Conclusion
Le problème, c’est que ces thèmes idéologiques prennent de
plus en plus de place dans l’enseignement. Ils sont au cœur de la mise en place
de l’ECJS dans les lycées et ils parasitent de plus en plus fréquemment les
programmes, c'est-à-dire les contenus des savoirs enseignés.
Dans le « grand débat », une des questions porte
sur la manière de mobiliser mieux les professeurs sur la question de l’Europe.
C'est-à-dire qu’une question politique, en discussion, sur laquelle les
citoyens ont le droit de trancher et de trancher de manière contradictoire, serait tranchée a
priori et dans un sens bien déterminé : celui des partisans de la
soi-disant « constitution » élaborée en catimini par un aréopage de
spécialistes.
Que faudrait-il faire ?
J’aurais bien quelques idées qu’il m’est impossible de
développer ici. Mais je crois que la plus importante est de
« dépolitiser » l’école au sens qu’il serait préférable qu’on la
mette, autant que faire se peut à l’abri des passions politiques. Elle ne
devrait pas être un lieu de « confrontation démocratique et pacifique des
idées », comme le dit encore le règlement intérieur déjà cité. Parce
qu’elle n’est ni une annexe du café du commerce, ni une tribune politique pour
les endoctrineurs de tous poils. Seules l’habitude de la rigueur
intellectuelle, de la recherche de l’objectivité et du travail critique peuvent
contribuer efficacement à former des citoyens libres, pas la soumission à des
valeurs douteuses et pas l’embrigadement idéologique.
Le 5 décembre 2003
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