vendredi 5 décembre 2003

Valeurs et idéologies

Intervention « Éduquer : un pari pour la jeunesse ».(FOL – 5 décembre 2003)

Introduction

Que doit-transmettre l’école ? Il semble que la réponse soit des plus simples : des savoirs (savoir lire, écrire, compter) et des savoir-faire. L’école étant laïque, elle est neutre et ne doit pas se fixer d’autres objectifs que la transmission de savoirs objectifs. Mais cette réponse n’en est pas une. L’école transmet aussi des valeurs. L’école laïque à la Jules Ferry est une école surchargée de valeurs. Elle doit éduquer des futurs citoyens et elle enseigne une morale. La fameuse « morale laïque » dont le plus bel essai est celui de Renouvier (écrit en 1848).
D’entrée de jeu, le but de l’école est ainsi défini :
« [103] La religion vous enseigne comment vous devez vous conduire en cette vie pour vous rendre digne d'une félicité éternelle. Moi, je ne vous parle qu'au nom de la République, dans laquelle nous allons [104] vivre, et de cette morale que tout homme sent au fond de son cœur. Je veux vous instruire des moyens d'être heureux sur la terre et le premier mot que j'ai à vous dire est celui-ci : Perfectionnez-vous. Vous ne deviendrez vraiment heureux qu'en devenant meilleur. » (Manuel républicain des droits de l’homme et du citoyen, par Charles Renouvier)
Ni plus ni moins que le perfectionnement de l’homme : voilà le but de l’école et singulièrement des valeurs morales qu’elle doit transmettre.
Enfin, comme l’école est laïque, elle se garde bien de transmettre des idéologies.
Voilà le discours officiel. Mais ce discours pourra paraître lui-même bien idéologique ! Premier problème : existe-t-il des valeurs morales qui puissent être acceptables par tous et soient donc objet d’un enseignement dans une école laïque, ouverte à tous.
Deuxième problème plus épineux : savoirs et valeurs morales n’ont jamais été séparés des idéologies, c'est-à-dire de l’ensemble des croyances dominantes, enracinées dans les pratiques sociales. Par exemple, l’école laïque de la IIIe République n’a jamais été idéologiquement neutre. Elle a joué son rôle, loin d’être secondaire, dans la préparation de la première guerre mondiale. Elle a glorifié l’Empire colonial et la mission civilisatrice de la France. Mais fort heureusement, on nous annonce la mort des idéologies et par conséquent nous irions vers une école libre des idéologies. On devra se demander ce que sont les idéologies qui travaillent maintenant sous le manteau de Noé de la « fin des idéologies ».
Je voudrais aborder deux points qui me semblent essentiels :
1) autant on peut définir de manière précise ce qu’est un savoir objectif, autant l’idée de valeur est une idée suspecte. J’essaierai d’exposer les bonnes raisons que nous avons d’être soupçonneux.
2) Si l’idéologie est en apparence moins présente, elle résiste bien. En regardant comment évoluent les contenus, les objectifs explicites de l’enseignement, les rapports entre les élèves et l’institution, il est possible d’affirmer que la neutralité de l’enseignement n’ait jamais autant menacée qu’aujourd’hui.

1 - Valeurs

Il y a un vieille question : c’est celle de l’objectivité des valeurs. Une valeur est quelque chose qui vaut d’être respecté ; la disposition à respecter ces valeurs devra être cultivée – on peut même appeler du mot vieillot de « vertu » cette disposition à respecter les valeurs. Vérité, objectivité, voilà les valeurs du savant et ce sont ces valeurs que doit transmettre l’enseignement scientifique et c’est la disposition des élèves envers elles qui doit résulter des exercices qu’on leur demande d’accomplir dans le cadre de l’enseignement.
Sauf à être nietzschéen, on voit mal comment on pourrait ne pas voir dans la vérité une valeur objective, à prétention universelle. Pour tout dire, le proposition que je viens d’énoncer est tautologique : la vérité définit ou se définit justement par objectivité et universalité.
Les autres valeurs que nous sommes censés dispenser sont beaucoup plus floues, et ne bénéficient pas de ce caractère universel. Elles sont toutes, d’une manière ou d’une autre relatives et sensibles au contexte. La fidélité, l’honneur, le sens de la parole donnée ne valent vraiment que si leur objet lui-même le mérite. La fidélité des voyous au chef de bande, ou le sens de la parole donnée qui se transforme en omerta ne sont visiblement pas des valeurs à défendre absolument.
Je lis dans un règlement intérieur de lycée comme il y en a 1000 autres que les principes sur lesquels s’appuie ce règlement sont 1/ les principes généraux du droit et 2/ « le devoir de tolérance, le respect des personnes, de leurs idées et du bien commun. »
Le respect des personnes (c'est-à-dire de l’humanité en chacun) est un principe sans discussion universel – qui s’applique à toute personne, y compris le pire des criminels. Mais le respect de leurs idées, c’est tout autre chose. Faut-il respecter les idées qui ne sont pas respectables ? On devrait apprendre à respecter les idées respectables et à ne pas respecter les idées qui ne le sont pas. Mais comment séparer les idées respectables des autres ? Voilà que les valeurs nous plongent dans le chaudron de l’idéologie. Car alors on peut plus renvoyer
Il en va de même avec la tolérance. Faut-il être tolérant avec les intolérants ? Cette question est un casse-tête, pour lequel on ne dispose d’aucune réponse qui puisse convenir dans tous les cas de figures. Qu’est-ce que révèle cette difficulté ? Tout simplement que la tolérance n’est pas une valeur absolue. Et peut-être même pas une valeur du tout. C’est une disposition d’esprit, un trait de caractère, généralement bénéfique dans la vie sociale, mais pas toujours et rien de plus. La tolérance élevée au rang de principe politique est même très discutable. L’édit de Nantes était un édit de tolérance et non la proclamation de la liberté de conscience. On tolérait la RPR là où elle était devenue coutume, mais la France restait catholique. La démocratie états-unienne n’est pas laïque ; elle est tolérante puisqu’elle proclame le principe de la liberté de conscience et de la liberté d’expression (1er amendement) mais en même fait du christianisme (et éventuellement du judaïsme) la religion officielle puisque tous les actes officiels se font par une prestation de serment sur la Bible, qu’une prière est faite à l’ouverture des sessions du congrès, qu’il y a des religieux (chrétiens) spécialement attachés au Congrès, etc. La tolérance, c’est aussi ce que pratiquaient les dynasties arabo-musulmanes éclairées de la grande époque – ce qui nous ramène au moins au 12e siècle ! La tolérance, c’est toujours une liberté accordée aux « minorités » par des dominants qui entendent bien le rester. La tolérance, ce n’est donc pas l’égalité des droits.
Et j’ai pris seulement parmi les valeurs les plus communes, les plus classiques, les moins contestables. Je n’ai parlé de la campagne officielle en 2001/2002 sur le site web du ministère pour « le respect », campagne sponsorisée par une marque de vêtements chic avec pub pour acheter le T-Shirt spécial « respect ».Je ne parle pas non plus de l’école censée inculquer les valeurs … boursières avec la pénétration des banques dans les classes de SES et le concours des « masters de l’économie », patronnés par une grande banque qui voulait apprendre aux lycéens à devenir des boursicoteurs.
Il faudrait enfin dire quelques mots du contexte de ces discours sur les valeurs. Si on lit le projet de traité établissant une constitution pour l’Union européenne, on nage en plein discours sur les valeurs. Au lieu d’un texte de droit avec des propositions principielles du genre « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit », on a un bavardage sur les « valeurs européennes de l’humanisme ». On peut lire « l’Europe est un continent porteur de civilisation; que ses habitants, venus par vagues successives depuis les premiers âges, y ont développé progressivement les valeurs qui fondent l’humanisme: l’égalité des êtres, la liberté, le respect de la raison,
S’inspirant des héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe, dont les valeurs, toujours présentes dans son patrimoine, ont ancré dans la vie de la société le rôle central de la personne humaine et de ses droits inviolables et inaliénables, ainsi que le respect du droit ». Il n’est pas besoin de forcer le texte pour y lire le très vieux discours sur la supériorité de l’Europe civilisée sur les autres peuples du monde.

2 – L’idéologie

Le discours sur les valeurs, loin d’être idéologiquement neutre nous emmène donc sur le terrain de la confrontations des valeurs, c'est-à-dire sur le terrain de l’idéologie, c'est-à-dire des idées dominantes qui s’imposent spontanément parce qu’impensées et jamais critiquées.
L’idéologie, ce n’est pas la doctrine, et son mode d’action ce n’est pas l’endoctrinement. Si c’était cela d’ailleurs l’idéologie serait aisée à reconnaître et à combattre. Mais l’idéologie c’est d’abord le spontané, la représentation déjà là, déjà toute prête et qu’il n’y a plus qu’à adopter. À l’époque des grandes affrontements politiques des années 50 à 70, on parlait d’affrontements idéologiques, mais ces affrontements étaient des batailles d’idées, des batailles politiques, mais tout le monde savait qu’il s’agissait d’idées discutables, de représentations du monde discutables, etc. … L’idéologie, c’est ce qui ne se discute pas. Ce sont les figures de ce « ça ne se discute pas qui doivent être interrogées.
Premier exemple : Quand lors du colloque commun MEDEF / MEN consacré aux SES, le représentant du MEDEF déclare qu’on ne doit pas enseigner l’économie de marché comme un système parmi d’autres puisqu’on n’enseigne pas la démocratie comme un système parmi d’autres, nous sommes au cœur de l’idéologie que je vais appeler démocratique. On peut décomposer ainsi la position du MEDEF :
1) il y a une forme de gouvernement optimale qui doit être préférée à toutes les autres et dont on ne peut même discuter, c’est la démocratie (peut importe ce qu’on met sous ce terme).
2) L’économie de marché est le régime économique qui va avec la démocratie (ex : la Chine, la Tunisie de Ben Ali, le Chili de Pinochet …)
3) Donc l’économie de marché doit être enseignée au lycée comme la démocratie.
4) Donc les professeurs de SES qui veulent continuer d’enseigner la pluralité des doctrines économiques ont tort et doivent adapter leur enseignement aux besoins de l’économie de marché.
Pour imposer ce raisonnement le MEDEF et les journaux qui lui sont proches multiplient depuis des années les pressions. On voit comme la démocratie sert de justification à la pensée unique, selon une logique très orwellienne.
Pourquoi est-ce de l’idéologie ? Non seulement parce que le raisonnement dans son ensemble est un sophisme, mais aussi est surtout parce que les prémisses sont des fausses évidences, des évidences que nous croyons spontanées mais qui sont elles-mêmes le résultat de l’inculcation d’un certain nombre de « valeurs » et d’idées.
Je reprends chacun de ces points :
1) la démocratie n’est pas tenue de toute éternité pour le régime optimal. On peut la considérer parfois – ainsi Aristote – comme le moins mauvais des régimes. Mais elle peut être critiquée. Platon la tient pour un système exécrable, l’antichambre de la tyrannie, parce qu’elle est le gouvernement de la majorité ignorante mue seulement par ses appétits égoïstes. Si la démocratie est incontestable, faut-il chasser Platon et tous les professeurs platoniciens ? La démocratie en tant que pouvoir de la majorité sur la minorité est une autre forme de la « loi du plus fort » et elle est prompte à se transformer en dictature de la majorité. Si on veut bien étudier objectivement le 20e siècle, on y verra que le racisme qui l’a ravagé a d’abord été le fait de mouvement de masses et qu’il s’y est exprimé, jusqu’à un certain point, le pouvoir du « démos », pour parler grec ! Même les grands philosophes qui appartiennent à notre panthéon démocratique ont été pour le moins sceptiques. Rousseau se risque à dire que des dieux se gouverneraient démocratiquement mais que la démocratie n’est peut-être pas faite pour les hommes. Kant – le théoricien allemand de la révolution française, comme le disait Marx – oppose la République, garante de la liberté et du droit, à la démocratie aux tendances despotiques.
2) Le rapport du marché à la démocratie est discutable. Il y a des économies de marché sans démocratie, mais il est difficile qu’il y ait démocratie s’il n’y a pas quelques uns des traits de l’économie de marché (la garantie de la propriété individuelle, la liberté du commerce …). Mais ce qu’on appelle « économie de marché » dans le jargon MEDEF, c’est le mode de production capitaliste, qui n’est pas du tout la même chose ; il y a un marché avant le capitalisme (cf. Braudel) et on pourrait très bien imaginer une économie de marché post-capitaliste. On peut envisager une économie de marché sans la force de travail fonctionne comme marchandise – après tout on a bien interdit le commerce des esclaves sans que les grands principes du marché se soient effondrés !
3) Les 3/ et 4/ sont donc de fausses évidences, des trompe-l’œil idéologiques. On voit surtout que l’idéologie s’il est évidente dans la volonté du MEDEF de faire triompher 4/ (son point de vue) suscite discussion et rébellion ; mais si on vraiment comprendre ce qui cloche dans le raisonnement du MEDEF, c’est aux points 1/ et 2/ qu’il faut s’attaquer !
Deuxième exemple d’invasion de l’école par l’idéologie : la question de l’égalité des chances.
Voilà un bel exemple, indiscutable : la valeur fondamentale de notre école laïque et démocratique, c’est l’égalité des chances et toutes les réformes doivent viser à la garantir. On peut discuter pour savoir si elle progresse ou non (c’est le débat sur la « démocratisation »). On discute des moyens de la garantir, etc. Ou encore on peut dire qu’elle irréalisable et qu’on dépense donc en pure perte des moyens pour essayer d’y parvenir (querelle du collège unique !). Mais la question n’est pas là ! Cette histoire d’égalité des chances est typiquement une représentation idéologique (inversée) du réel.
1) l’égalité des chances présuppose que l’école a pour fonction de faire marcher l’ascenseur social. Mais par construction, « l’ascenseur social » ne peut pas marcher pour tout le monde ! C’est une chance de devenir « cadre sup » et c’est une malchance de devenir ouvrier. Voilà ce que les élèves malchanceux retiennent (à juste titre) du discours sur l’égalité des chances.
2) l’égalité des chances reconduit la vision de la vie comme compétition, une vision très bien expliquée par Hobbes, il y a 4 siècles et qui est au fondement des systèmes de légitimation du mode de production capitaliste. Dans la compétition : « que le meilleur gagne ! » L’égalité des chances permet de dire que l’école a bien sélectionné les meilleurs … et que les autres n’ont que ce qu’ils méritent.
Derrière ses apparences démocratiques et sympathiques, l’égalité des chances n’est ainsi que du « darwinisme social » de la pire espèce.
En réalité, l’école ne peut jamais rien faire d’autre que contribuer à reproduire la division sociale du travail. Lui assigner un autre objectif impossible, c’est leurrer les élèves et se leurrer soi-même. Aucune société – sauf le communisme imaginaire de certains textes de Marx ou les sociétés des grands utopistes – ne peut exister sans division du travail. Aucune société ne pourra se passer d’ouvriers, d’éboueurs … et personne ne peut garantir la possibilité pour tous de devenir énarque ou polytechnicien ! Par contre, il y a une grande différence entre un ouvrier instruit et un ouvrier ignorant et c’est là que l’école peut intervenir et garantir un droit réel.

Conclusion

Le problème, c’est que ces thèmes idéologiques prennent de plus en plus de place dans l’enseignement. Ils sont au cœur de la mise en place de l’ECJS dans les lycées et ils parasitent de plus en plus fréquemment les programmes, c'est-à-dire les contenus des savoirs enseignés.
Dans le « grand débat », une des questions porte sur la manière de mobiliser mieux les professeurs sur la question de l’Europe. C'est-à-dire qu’une question politique, en discussion, sur laquelle les citoyens ont le droit de trancher et de trancher de manière contradictoire, serait tranchée a priori et dans un sens bien déterminé : celui des partisans de la soi-disant « constitution » élaborée en catimini par un aréopage de spécialistes.
Que faudrait-il faire ?
J’aurais bien quelques idées qu’il m’est impossible de développer ici. Mais je crois que la plus importante est de « dépolitiser » l’école au sens qu’il serait préférable qu’on la mette, autant que faire se peut à l’abri des passions politiques. Elle ne devrait pas être un lieu de « confrontation démocratique et pacifique des idées », comme le dit encore le règlement intérieur déjà cité. Parce qu’elle n’est ni une annexe du café du commerce, ni une tribune politique pour les endoctrineurs de tous poils. Seules l’habitude de la rigueur intellectuelle, de la recherche de l’objectivité et du travail critique peuvent contribuer efficacement à former des citoyens libres, pas la soumission à des valeurs douteuses et pas l’embrigadement idéologique.
Le 5 décembre 2003

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