On ne peut manquer d’être frappé par le paradoxe suivant : les classes moyennes supérieures théoriquement instruites ne cessent de prôner l’inclusivité, la tolérance et même le soutien fervent à tous les communautarismes (religieux ou sectaro-sexuels) et dans le même temps elles sont visiblement incapables de comprendre les autres peuples, incapables de penser que l’on ne puisse pas penser comme on pense dans les centres-villes gentrifiés des métropoles des pays capitalistes qui se définissent comme l’Occident. Le voile islamique, l’UE en finance la promotion, comme elle fait la promotion du transgenrisme, sans s’émouvoir du fait que l’homosexualité est un crime, parfois passible de la peine de mort, dans les pays musulmans — quoique, dans le même temps, la « transition de genre » soit parfaitement légale en Iran… qui est donc bien un pays « moderne ». Mais que les Russes ou les Africains aient sur l’homosexualité une autre approche que celle de l’intelligentsia (encore un mot russe) occidentale, voilà un véritable scandale qui mérite bien une bonne guerre !
Si on essaie de penser ce
paradoxe philosophiquement, on remarquera que les demi-instruits des pays
riches sont capables tout juste de s’élever à l’universalisme abstrait. Plus exactement,
puisque l’abstraction est un moment du savoir, un moment qui doit être dépassé,
nos demi-instruits ne sont même pas vraiment parvenus à l’universel, ils sont
ceux qui prennent leurs propres lubies pour l’universel. Le mouvement de la pensée
est double : du particulier, on monte vers l’universel par abstraction et
l’on doit donc chercher dans les mœurs et les cultures différentes des
différents peuples l’élément commun, celui qui renvoie aux universaux de l’esprit
humain — c’était par exemple l’ambition de Claude Lévi-Strauss, poursuivant
après Rousseau, la recherche de l’homme dans sa nature même, dépouillée de tous
les oripeaux que lui ont attribués les différentes sociétés. Mais le deuxième
moment doit nous ramener à la concrétude, la concrétude pensée qui saisit comme
l’universel produit la particularité.
Penser l’universel, c’est donc
saisir comment la même raison humaine, notre commune essence, produit des
raisonnements et des comportements singuliers et qui peuvent apparaître opposés
les uns aux autres au point de laisser les esprits simplistes voir dans l’autre
le barbare, l’absolument autre. Cela implique de recourir à la méthode
compréhensive telle que Max Weber l’a définie, au lieu de plaquer des schémas
aussi arbitraires que variables en fonction des intérêts opportunistes du moment.
La difficulté alors consiste à articuler la compréhension et la défense de normes
dont on pense qu’elles devraient valoir universellement dans une communauté
idéale de l’humanité entière. C’est une question que j’ai déjà abordée et je n’y
reviens pas : voir Philosophie
et Politique : Deux questions dialectiques épineuses
(denis-collin.blogspot.com)
Quoi qu’il en soit, si on se réclame
de valeurs universelles devant régir une communauté humaine mondiale effective,
on ne peut penser les appliquer par la violence, la guerre et tous ces moyens
qui ont servi à établir précisément ce que l’on voudrait abolir aujourd’hui. Je
sais bien qu’il existe une théorie des guerres justes (depuis saint Augustin) et
je suis même prêt à reconnaître que certaines guerres furent inévitables, notamment
quand on se heurte à une puissance qui vise à l’hégémonie mondiale, ce qui
était le cas de la guerre contre le nazisme dont le but n’était même pas l’établissement
d’un empire classique, mais bien la réduction de l’humanité non germanique à l’esclavage
ou son extermination pure et simple. Le nazisme a d’ailleurs été une exception,
terrible, mais bien une exception dans l’histoire des conflits entre nations,
entre empires ou entre civilisations. Cependant, en règle générale, le mieux
que l’on peut faire est de rechercher la paix et d’agir de telle sorte que les
causes des conflits disparaissent par des méthodes aussi pacifiques que
possible. Si on prend les exemples de la guerre d’Algérie pour la France ou de
la guerre du Vietnam pour les États-Unis, la fin des hostilités a ouvert la
possibilité d’un développement autonome de nouvelles nations, avec des succès évidents
sur le plan économique dans le cas du Vietnam et une issue beaucoup plus sombre
dans le cas de l’Algérie. Mais dans les deux
cas, il revient aux nations concernées de régler elles-mêmes les
questions en cause — par exemple, il revient aux Algériens de réussir une
révolution démocratique qui les débarrassera de la caste militaro-bureaucratique
qui les exploite et les opprime depuis 1962. « Nous », c’est-à-dire les
Européens, si fiers de « nos valeurs », nous ne pouvons absolument pas imposer
la démocratie que devrait arracher d’autres peuples, d’autant que nos démocraties
ne plus guère que des démocraties purement nominales, le démos ayant
écarté du pouvoir par les oligarchies et leurs relais médiatiques et
idéologiques, et n’étant admis qu’à plébisciter une fraction ou une autre de la
classe dominante.
La recherche de la paix doit nous
guider en toutes circonstances. Une paix, même boiteuse, vaut généralement mieux
qu’une « bonne guerre », car s’il existe de rares guerres justes, il n’y a
jamais de bonnes guerres, les guerres déchaînant toutes les pires pulsions
destructrices. La « guerre juste » menée par les Alliés contre les nazis fut
aussi une sale guerre, et pas simplement du côté des Russes : les exactions
épouvantables de l’Armée Rouge sont restées dans les mémoires, même si on a
cherché à les oublier. Pourtant, on n’oubliera pas le bombardement systématique
des villes allemandes ou japonaises et encore moins l’horreur des bombes
atomiques lancées sur Hiroshima et Nagasaki. Quand on voit, aujourd’hui, des
politiciens, qui n’ont jamais connu la guerre, prêts à déclencher le feu
nucléaire pour protéger on ne sait quoi contre une prétendue menace russe,
menace d’un pays à peine plus peuplé que le Japon et surtout préoccupé de
garantir son limes, on ne peut qu’être effrayé et redouter la destruction
pure et simple de toute civilisation humaine. Après un conflit nucléaire,
dit-on, il ne restera que les cafards. On s’est beaucoup gaussé du mot d’ordre
des pacifistes allemands pendant la guerre froide, « plutôt rouges que morts ».
Ce n’était pourtant pas si stupide : l’empire « rouge » s’est effondré de
lui-même et les vivants ont pu tenter de reconstruire une société qu’ils
espéraient plus démocratiques. Les morts n’ont rien construit…
Si on ne veut pas être un « pacifiste
bêlant » (ce qui vaut pourtant mieux que les va-t’en guerre de tous poils) il
est nécessaire de comprendre les causes des guerres. Or, aujourd’hui comme
hier, les guerres découlent de l’appétit de puissance des puissants. L’accumulation
illimitée du capital (ressort fondamental de nos sociétés) s’accompagne de la
volonté sans limite de dominer. Les puissances occidentales, sur le déclin,
veulent dépecer la Russie pour tenter de contrecarrer les puissances montantes (Chine,
Inde), sans oublier les vieux empires défaits au siècle dernier et qui
reviennent à la table des « grands » (ainsi feu l’empire ottoman). Si les deux
guerres mondiales du siècle passé étaient des guerres à l’intérieur d’un même
cadre civilisationnel, cette fois-ci, la confrontation peut prendre l’aspect d’un
« choc des civilisations », une expression que l’on doit manier avec prudence, mais
qui, tout compte fait, pourrait faire partie des données du problème et nous
obliger à lire ou relire le livre fameux de Samuel Huntington. Dans un article
de 2015, j’écrivais : « Disons-le d’emblée, tant l’économisme néolibéral
que l’économisme marxiste sont impuissants à rendre compte de la réalité. Les
cultures et les religions ne sont pas de simples projections des classes
dominantes et les ambitions politiques de tel groupe, de tel gouvernement ou de
telle nation ne peuvent être simplement
rabattues sur “les intérêts du capital financier”. C’est la raison pour
laquelle Daesh apparaît comme une véritable énigme autour de laquelle
s’affairent des escouades de spécialistes qui se perdent en conjectures.
Cependant, il me semblerait erroné de faire du conflit des civilisations un
facteur autonome, surdéterminant l’ensemble de la marche du monde. Il nous
faut, dans ce domaine comme dans tous les autres, une approche “dialectique”,
c’est-à-dire articulant les différents niveaux et les différentes formes de
conflits. »
L’importance de ce « choc des civilisations »
pourrait être circonscrite. Les grandes et anciennes civilisations de l’Inde et
de la Chine pourraient parfaitement cohabiter avec les civilisations chrétiennes,
romaine comme orthodoxe, si l’on fait prévaloir leur contenu spirituel. Le malheur
est que partout où s’impose la puissance de l’argent, le contenu spirituel s’exténue
jusqu’à disparaître et les puissances de Thanatos peuvent se déchaîner. Une
civilisation ne se caractérise d’ailleurs pas seulement par la religion
dominante. Il y a ainsi de profondes divergences entre la chrétienté protestante
et la chrétienté catholique, comme il y a des antagonismes profonds entre l’islam
chiite et l’islam sunnite. C’est ainsi que les protestants anglo-saxons ont soutenu
sans vergogne les différentes factions radicales de l’islam au détriment d’un
islam plus modéré et plus conciliant. Ainsi les intérêts de la puissance pure,
débarrassés du vernis de morale et de religion semblent rendre tout possible.
Tout et surtout le pire.
Individuellement, nous ne pouvons
pas grand-chose pour enrayer la marche vers l’abîme. Les « somnambules »
(Les somnambules. Été 1914 : comment l'Europe a marché vers la guerre,
par Christopher Clark, Paris, Flammarion, 2013, 668 pages) semblent à nouveau au
poste de commandement. La perte de la culture et de la connaissance historique
laisse hébétée la grande masse. Comprendre reste notre liberté la plus
précieuse. Refusons aux portes de l’enfer d’abandonner ici toute espérance.
Le 23 mars 2024.
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