jeudi 4 février 2021

Marx et les sciences sociales: la question du déterminisme

La question du déterminisme est la croix de l’épistémologie des sciences sociales. Durkheim veut fonder la sociologie sur le principe d’un déterminisme social strict (cf. Règles de la méthode sociologique). La « causalité psychique » telle que Freud l’expose dans la Métapsychologie a pour but d’établir la scientificité de la psychanalyse. Il en va de même dans la critique marxienne de l’économie politique. Les lois de développement du mode de production capitaliste doivent être semblables aux lois de la nature. La « science » dont Marx se veut le théoricien doit donc être déterministe. Or ce déterminisme conduit à des difficultés sérieuses du point de vue même dont Marx se place.  

La volonté, affichée par Marx, de présenter son œuvre comme science, de mettre à nu des lois historiques qui s’accomplissent avec la rigueur inflexible des lois de la nature, a souvent conduit à caractériser la méthode de Marx comme un déterminisme strict. Une des critiques majeures du « marxisme » consiste ensuite dans la critique de ce déterminisme qui correspondrait à la science du XIXe siècle et non à la science moderne, celle du principe d’incertitude et de la physique quantique. Un deuxième type de critique disqualifie la théorie de Marx au motif que le déterminisme des sciences de la nature n’a aucune pertinence dans le domaine de l’histoire humaine. 

Il est vrai que l’interprétation marxiste courante de Marx conduit à un déterminisme radical : l’histoire doit suivre des chemins déterminés à l’avance et dont elle ne peut s’écarter. Par conséquent, la perspective de la société communiste que Marx affirme découvrir dans le mouvement réel qui se déroule sous nos yeux devient une véritable eschatologie. La «science» agit ici comme révélation, bonne parole : les divers stades que doit parcourir l’humanité ont été mis en évidence, le prochain (le communisme) doit arriver aussi sûrement que la chrysalide capitaliste contient le papillon communiste. Le déterminisme du marxisme est une philosophie de l’histoire, très hégélienne dans sa forme et souvent dans son contenu. Mais le marxisme n’est pas seul en cause. 

D’une part, le rationalisme est inséparable du déterminisme. Que les choses puissent arriver pour des raisons explicables par des lois régulières et non en raison d’une intervention arbitraire ou incompréhensible des divinités, des esprits malins ou des astres, c’est le minimum indispensable pour commencer d’avoir une pensée scientifique. « Rien n’est sans raison » dit Leibniz. Chez Spinoza, que Marx a longuement lu et recopié, la vie des hommes eux-mêmes et la constitution de leurs institutions politiques ne peuvent pas être expliquées par les interventions du libre arbitre, mais bien par une détermination naturelle à agir qui est tout aussi stricte que celle qui commande le mouvement des objets inertes étudiés par la physique ? 

Mais dans le même temps, la manière dont le déterminisme scientifique est formulé n’est pas pure de toute présupposition métaphysique. La croyance au déterminisme telle qu’elle s’est construite au siècle des Lumières n’est souvent qu’une autre forme de la croyance dans la prédestination et la Providence divine. Comme le dit Jacques le fataliste — qui se moque déjà de ce déterminisme métaphysique — « c’est écrit dans le ciel ». Le ciel garantit la vérité de la science. De Saint-Augustin à Descartes et Leibniz, la démarche scientifique s’est assurée dans l’idée de la perfection de la création. Les lois aussi régulières, les liens aussi inéluctables entre les causes et les effets ne peuvent pas être autre chose que l’œuvre d’un Créateur ; la doctrine de l’harmonie préétablie est, à certains égards, indispensable à la démarche de la science moderne (« Dieu ne joue pas aux dés », disait Einstein). Les lois déterministes de la nature se fondent sur une nécessité divine originelle. En effet, comment peut-on être assuré que la nature n’est pas pur chaos ? Il a bien fallu que les lois lui soient données. Et pour être assuré que notre connaissance de la nature est vraie, il faut éliminer l’hypothèse d’un Dieu trompeur. 

Nous avons, sans doute, aujourd’hui, une vision plus « laïque » de la démarche scientifique. Les épistémologues et les sociologues des sciences mettent en évidence la part du « bricolage », de l’imagination, les doses, souvent fortes, « d’impuretés » que contiennent toutes les grandes théories scientifiques. Mais c’est une vision a posteriori. L’aventure de la science moderne n’était possible qu’en présupposant, sans questionnement, que la nature et le monde possédaient une rationalité et une simplicité intrinsèques qui pouvaient être représentées dans tout esprit sain, par tout homme doué du bon sens. Pas plus que Dieu, la nature ne peut être trompeuse. Elle ne peut pas non plus être inconstante : les mêmes causes produisent les mêmes effets. Les lois de la nature sont invariantes et universelles. Ces deux conditions permettent à l’homme d’envisager de devenir le maître de ses conditions naturelles d’existence. C’est, d’ailleurs, le programme que Descartes a fixé à la science moderne : grâce à la science, l’homme peut devenir « comme maître et possesseur de la nature ». Certes, Kant peut concevoir une connaissance scientifique de la nature sans recours à l’hypothèse théologique. L’ordre de la nature n’est pas connu intrinsèquement. C’est seulement la Raison humaine qui légifère parce que nous ne pouvons connaître la nature que comme ordonnée par le principe de causalité. Cependant, in fine, Kant doit sauver la conception théologique de la nature. 

Dès qu’on aborde la conception marxienne de la science, il faut essayer de se replacer dans ce climat intellectuel dont il ne peut s’abstraire totalement. À partir du moment où il veut faire œuvre scientifique, il est nécessairement déterministe. Même les sociologues contemporains, qui, souvent, critiquent le déterminisme marxien au nom de la « complexité » ou de quelque autre paradigme plus ou moins clairement pensé, sont des déterministes : ils doivent essayer de formuler des lois et de se livrer à quelques prévisions. Ils ne renoncent pas à intervenir dans la conduite des affaires humaines et à proposer des solutions. 

Quel est, alors, le sens précis du mot déterminisme quand on l’applique à la théorie de Marx ? Il est nécessaire d’abord de s’entendre sur le mot lui-même en n’oubliant pas que certains glissements de sens ont été opérés au cours des deux derniers siècles qui amènent souvent à confondre nécessité et détermination : or ces deux termes ne sont nullement synonymes. Leibniz oppose la nécessité, qui conduit toujours à un certain résultat et qui est la loi régissant le domaine des mathématiques et de la métaphysique, à la détermination qui seulement « incline » et qui concerne tant la physique que la morale[i]1 ; ailleurs cette opposition recouvre l’opposition entre le domaine qui concerne les monades simples soumises aux lois de la physique et celui des âmes dotées de réflexion et capables d’une action en vue d’une fin. Il faut noter que l’opposition entre nécessité et détermination n’est pas une différence de force comme pourrait le laisser supposer la formulation leibnizienne. La détermination n’est pas une nécessité affaiblie. Elles sont, chez Leibniz, des principes qui s’appliquent à des ordres différents. La nécessité concerne les essences, elle n’est que l’explication de ce qui est impliqué dans chaque essence, le développement des prédicats qui sont inhérents au sujet. La détermination, au contraire, concerne les phénomènes du monde et elle relève de jugements contingents. Pour le rationalisme classique, la nécessité concerne donc la métaphysique et les mathématiques, alors que la détermination concerne, sur un pied d’égalité, la physique et la morale. À la certitude absolue des premières s’oppose ainsi une certitude relative, une certitude sous condition, dans les sciences subordonnées. 

Mais cette certitude relative connaît elle aussi des degrés. La certitude des prévisions de la physique, fondée sur la connaissance des lois de la nature, suppose un déterminisme fort, alors que dans les « sciences morales », non seulement les prévisions sont extrêmement difficiles, mais la connaissance des lois elle-même est fort incertaine. La détermination de la trajectoire d’un corps n’est soumise qu’à des aléas extérieurs : si aucun événement imprévu n’intervient, le corps suivra exactement la trajectoire prévue par la théorie, moyennant des incertitudes qu’on peut évaluer. Inversement, la détermination des hommes à agir dans tel ou tel sens ne permet nullement de prétendre qu’ils le feront ou même qu’ils feront des efforts pour le faire. Cette action est seulement possible. Bien que Marx invoque souvent la « nécessité inflexible » des lois de la nature, le déterminisme qu’il met en évidence dans l’étude de la société est bien plutôt un déterminisme du deuxième genre, un déterminisme propre aux sciences de l’homme, qui n’indique que des tendances et nullement des prévisions certaines. Ce que montre l’expression même de Marx quand il parle de « lois tendancielles ». 

Mais, même si on en s’en tient aux affirmations de Marx sur l’analogie de sa critique de l’économie politique avec les sciences de la nature, comme la physique, il faut encore préciser de quel type de déterminisme physique il s’agit. En effet, la première distinction, entre un déterminisme fort des sciences de la nature et un déterminisme faible des affaires humaines, se redouble d’une opposition au sein même des sciences de la nature, ou des sciences exactes. Dans la physique classique, Kojève[ii] distingue un déterminisme causal et un déterminisme statistique. Le premier, résumé par « mêmes causes, mêmes effets » est représenté par la thèse de Laplace. Le second suppose que la prévision ne concerne pas les éléments pris à titre individuel (telle ou telle molécule d’un gaz), mais porte sur l’état global du système. S’il faut rattacher la position théorique de Marx à l’une de ces deux catégories, c’est incontestablement à la seconde que nous avons affaire[iii]. Les lois du mode de production capitaliste ne se vérifient pas nécessairement pour un capitaliste individuel, mais seulement quand on considère le mode de production capitaliste dans son ensemble. On peut, à la rigueur, résumer l’ambition de Marx en disant qu’il a cherché à construire une « physique sociale statistique ». L’importance qu’il accorde aux travaux d’Adolphe Quételet concernant l’application des méthodes statistiques aux sciences sociales l’indique clairement. Néanmoins, il y a deux différences importantes qui font qu’on ne saurait assimiler la théorie de Marx à une physique sociale statistique sans incompréhensions graves. 

Premièrement, la physique statistique, tout en étant statistique, n’en donne pas moins des prévisions exactes dans une fourchette de valeurs déterminées. Par sa nature même, l’analyse marxienne ne donne aucune prévision chiffrée, non parce que Marx ne disposait pas de modèles mathématiques suffisants, mais parce qu’elle n’est pas une économétrie, mais une tentative d’explication de ce que mesurent les spécialistes de l’économétrie. La théorie des crises cycliques elle-même n’est pas une prévision chiffrée et vérifiable pratiquement. La théorie marxienne n’est jamais en effet une théorie de la prévision économique. Marx constate après coup les crises cycliques et tente d’évaluer leur fréquence moyenne à partir d’outils statistiques, mais nulle part la théorie marxienne ne permet d’expliquer pourquoi les crises ont lieu tous les dix ans environ à telle époque, tous les six ou sept ans à une autre époque, etc.. Sur ce plan, Marx s’en tient à des considérations purement empiriques, notamment celles qui lui sont fournies par son ami Engels à partir de sa connaissance « de l’intérieur » de la marche des affaires. On peut même aller plus loin et affirmer qu’il n’y a pas à proprement parler de théorie des crises cycliques chez Marx. Il y a une théorie du cycle qui suit le double mouvement de la marchandise et de l’argent. Il y a une théorie de la crise en général, ou du moins une théorie de la possibilité formelle des crises dans l’analyse de la marchandise de la première section du livre I du Capital. Mais on ne trouve pas véritablement de théorie des crises cycliques en tant que telles. Dans son ouvrage sur « Le marxisme et les crises », Jean Duret le constate sous une forme paradoxale : 

La théorie marxiste des crises est une pierre angulaire extrêmement importante de l’édifice du socialisme scientifique. 

Marx n’en a donné nulle part l’exposé systématique ; Jean Duret[iv] cependant estimait qu’en rassemblant les divers éléments, cycle de reproduction exposé dans le livre II, théorie de la baisse tendancielle du taux de profit, etc., on pourrait « combler les lacunes » et produire une théorie marxiste des crises. Force est de reconnaître qu’il n’en a rien été et qu’il y a à peu près autant de « théories marxistes des crises » que d’auteurs marxistes ayant eu à traiter de ce sujet.[v] 

Quand Marx s’essaie aux prévisions économiques[vi], c’est le plus souvent par une analyse de conjoncture qui ne s’appuie pas sur les éléments spécifiques de sa théorie, mais plutôt sur le fond d’idées communes à tous les économistes, comme si la théorie, le « socialisme scientifique » diraient les marxistes, n’avait plus rien à dire dès qu’on s’intéresse à la réalité quotidienne. 

Encore, en nous concentrant sur la prévision économique, nous ne nous intéressons qu’à un aspect de la théorie sociale de Marx. Car il est encore moins question de parler de prévision en matière de révolution sociale, même si Marx, comme tous les révolutionnaires, a toujours eu tendance à annoncer la révolution sociale pour la semaine suivante et à constater que l’histoire n’a pas honoré les traites sur l’avenir qu’on lui a présentées. 

Il faut donc bien constater cette différence essentielle entre la critique marxienne et les sciences de la nature : la critique marxienne, tout en s’affirmant comme une théorie déterministe, ne fournit aucune prévision de l’avenir en fonction des éléments déterminants déjà réunis. On a souvent répété après Popper que la théorie marxienne était « infalsifiable » à cause de sa théorie de l’idéologie, tout comme la psychanalyse l’est à cause de la théorie de la résistance. En réalité, si la théorie marxienne ne passe pas le « test de Popper », ce n’est pas parce qu’elle réfute à l’avance toute tentative de réfutation, c’est parce qu’elle est essentiellement une « science interprétative » qui ne débouche pas sur des prévisions qui pourraient servir d’expérimentation. 

Deuxièmement, le système observé par la physique statistique est un dispositif expérimental ; le caractère statistique de la loi provient de ce qu’on observe extérieurement un grand nombre d’éléments identiques dont les rapports mutuels sont contingents. La loi laisse de côté les propriétés et les caractéristiques de chaque individu pris isolé (par exemple une molécule dans un gaz) pour formuler des relations entre grandeurs moyennes. La pression d’un gaz est une grandeur mesurable qui n’est pourtant que la résultante des actions individuelles contingentes de chaque molécule. Et, pourtant, la dynamique des gaz est une science déterministe qui permet de prévoir exactement l’évolution d’un système. Les individus qui se rencontrent sur un marché, le marché du travail y compris, peuvent être comparés à ces molécules et de leurs confrontations mutuelles naîtra un prix de marché, formé a posteriori par la concurrence. Mais Marx refuse de restreindre sa recherche à cette vision positiviste. Les relations entre grandeurs formées sur le marché, qui se constituent a posteriori par l’action aléatoire des individus dépendent d’une réalité plus « profonde », plus fondamentale, d’une réalité essentielle qui reste l’objet de la science. Ainsi, les rapports entre les individus apparaissent comme contingents, mais, pour Marx il s’agit d’une illusion. La concurrence, en effet, se présente d’abord comme quelque chose d’extérieur pour chaque capitaliste (ou pour les ouvriers dès lors qu’ils se font concurrence dans la vente de la force de travail), mais, dit Marx, elle est en réalité le moyen par lequel sont exécutées les « lois immanentes du mode de production capitaliste ». Cette expression pose problème. Si on en reste là et qu’on prend cette formule sans l’interroger, elle prend un caractère tout à fait mystique ; les lois « immanentes » non vérifiables par la voie empirique, ou du moins vérifiables uniquement de manière indirecte et au prix d’une interprétation, apparaissent comme le « deus ex machina » du mode de production capitaliste8[vii]. Marx évidemment ne s’en tient pas là. Il lui faut donc montrer comment s’exécutent ces lois immanentes, comme on passe de ce que Alain Lipietz appelle l’économie ésotérique à l’économie exotérique : ainsi les livres II et III du « Capital » visent-ils à exposer comment l’ensemble fonctionne après que le livre I a démonté la machine capitaliste et mis en évidence son mécanisme caché. La transformation des valeurs en prix constitue le premier pas de cette démonstration que Marx n’a pas pu mener à son terme. Autrement dit le déterminisme essentiel n’est pas celui qui relie une configuration exotérique à une autre (la consécution d’un phénomène et d’un autre phénomène, dirait-on en termes empiristes), mais celui qui explique comme telle structure ésotérique va se manifester de façon exotérique. Le marché est le médium qui organise la coopération permettant aux individus sociaux de produire leurs conditions d’existence. Autrement dit, la réalité « ésotérique » de la coopération prend la forme exotérique de la concurrence, c’est-à-dire de la lutte de chacun contre chacun. 

L’articulation de ces deux niveaux est essentielle pour comprendre Marx. C’est elle, en effet, qui permet de comprendre pourquoi la plus-value ne se forme pas au niveau de chaque entreprise individuelle, mais au niveau de l’ensemble du système capitaliste. La concurrence, qui forme la loi du marché ne fait que transformer cette plus-value en profit que chaque entrepreneur va pouvoir réaliser en tenant compte de ses avantages comparatifs propres (différentiel de productivité, position de monopole, etc.) Ce qui permet de comprendre aussi qu’une entreprise qui ne réalise aucun profit n’en exploite pas moins ses ouvriers… Faute de saisir ce nœud de la théorie de Marx, la plupart des critiques libérales tombent à plat, puisqu’elles comprennent Le Capital, non comme une théorie du mode de production capitaliste, mais comme une théorie de l’entreprise capitaliste. 

Essayons de formuler cela encore autrement. La théorie marxienne, dans ce qu’elle a de spécifique, dans ce en quoi elle se sépare de celle des économistes, n’est pas une théorie déterministe du type de la physique classique, ou seulement de façon lointaine, par analogie. Marx n’affirme pas que le phénomène A est nécessairement suivi par le phénomène B, ni que l’état E1 d’un système évolue nécessairement vers l’état E2. Il affirme seulement — mais c’est énorme ! — que l’état E1 et l’état E2 sont tous les deux explicables par une même réalité plus essentielle, qui est d’un tout autre ordre, car la valeur n’est pas du même ordre que le prix et la valeur de la force de travail si elle fonde le salaire se situe sur un autre plan. Les liens entre les états E1 et E2 représentent le mouvement apparent dont Marx cherche le mouvement réel interne. Ce mouvement interne est cause ; les états n’apparaissent selon Marx que dans conditions déterminées, c’est-à-dire précises, concrètement définies, mais Marx n’a jamais affirmé que le mouvement interne réel déterminait et donc rendait strictement prévisible la succession des états apparents. Bien au contraire, Marx a consacré des années de travail à montrer comment le mouvement apparent différait en réalité de ce qu’on aurait pu prévoir en appliquant de manière déterministe les « lois » du mouvement réel, ainsi de la loi de la baisse du taux de profit qui n’est qu’une loi « tendancielle », ainsi la formation des prix de production et des prix des marchandises tout en « obéissant » à la loi de la valeur aboutit à ce que le mouvement des prix apparaît totalement indépendant de la valeur (quoique la somme des prix soit toujours égale à la somme des valeurs). 

Précisons encore. Pour le positivisme, les phénomènes ne s’expliquent pas par une réalité cachée. Si on oppose l’essence à l’apparence, c’est seulement par un reste d’attachement à l’ancienne métaphysique. Quand on dit que, contrairement aux apparences, la terre autour du soleil, le positiviste pur et dur considère qu’on dit seulement qu’il est plus simple de supposer que la terre tourne autour du soleil pour faire les calculs astronomiques. Contre Galilée, le positiviste est du côté du Cardinal Bellarmin. Inversement Marx est du côté de Galilée. Pour lui, la terre tourne « vraiment » autour du soleil. La réalité cachée est une véritable réalité et non une astuce de calcul. Autrement dit, le déterminisme n’est pas uniquement opératoire, mais aussi ontologique. En ce sens, le déterminisme de Marx pourrait être nommé un déterminisme fort. Mais en même temps, la réalité phénoménale est le résultat de la conjonction d’un si grand nombre de mouvements fondamentaux qu’elle devient imprévisible. Et en ce sens, le déterminisme de Marx est un déterminisme faible. 

Donc, si on peut parler de déterminisme chez Marx, c’est uniquement en un sens très particulier. Tout ce qui advient s’explique par un enchevêtrement de causes efficientes, mais il n’en faut point conclure que de tout se déroule selon un ordre inexorable. Il faut distinguer deux sens dans le déterminisme : le déterminisme orienté vers le passé qu’il est toujours possible de mettre en œuvre (tous les évènements du passé ne peuvent être compris que sous le mode d’une stricte causalité) et le déterminisme orienté vers l’avenir qui ne fonctionne que dans un certain nombre de cas bien précis et selon des modalités particulières, dans le domaine des sciences de la nature par exemple. Ce double déterminisme recoupe la double structure subjectivité-objectivité qui est la caractéristique de la théorie de la connaissance marxienne. Les hommes font eux-mêmes leur propre histoire dans des conditions qu’ils n’ont pas choisies et qui pourtant sont le résultat de l’action passée des hommes. Cette formule condensée et bien connue de la pensée marxienne peut s’interpréter ainsi : l’action passée est devenue un phénomène objectif qui s’impose à chacun et détermine ainsi son action en en fixant les termes. Mais en tant qu’il est un individu vivant, chaque homme est subjectivement libre de la manière de traiter ces termes qui lui sont imposés. Il peut se conduire passivement sous l’effet des « affections » ou au contraire agir activement sous la conduite de la raison qui consiste à connaître ce qui nous détermine[viii]9. La révolution sociale n’est pas possible dans n’importe quelle circonstance, ses conditions sont déterminées strictement par l’évolution historique et les ressources qui sont disponibles — le niveau de développement des forces productives — mais, pour Marx, il n’y a pas de révolution sociale sans que les ouvriers se décident eux-mêmes, subjectivement à conduire l’action. C’est d’ailleurs pour cette raison que Marx s’oppose aux anarchistes. Les anarchistes refusent l’action politique parce qu’au fond ils ne font confiance qu’au mouvement objectif alors qu’est nécessaire l’intervention subjective qu’est l’action politique organisée10[ix]. L’histoire humaine n’est donc jamais réductible à un « objet » de science et n’est donc jamais pleinement « déterministe » et néanmoins reste déterminée. 

Dans le domaine de la connaissance sociale, le déterminisme n’est donc jamais un moyen de prévision ; il consiste seulement à délimiter des champs de possibles pour l’action humaine et nullement à prévoir que tel ou tel événement se produira aussi inévitablement que la chrysalide se transforme en papillon. 

Au-delà de la discussion sur la signification de la pensée de Marx, c’est tout le champ des sciences sociales qui est ainsi interrogé et, spécialement, le champ de la « science économique » où le recours à un appareillage mathématique imposant et encombrant parvient difficilement à masquer les graves difficultés théoriques. 

[i] Voir Discours de Métaphysique

[ii] Alexandre Kojeve : L’idée de déterminisme dans la physique classique et dans la physique moderne — Réédition « Livre de Poche — Essais » 1990  

[iii] Sur ce point nous partageons les analyses de Michel Vadée (in «Marx penseur du possible») qui a bien montré le rôle des statistiques dans la pensée de Marx

[iv] Jean Duret : Le marxisme et les crises (Gallimard 1933 ; réédition fac similé Éditions d’Aujourd’hui 1977) page 73  

[v] Ce point mériterait à lui seul un ouvrage. Les auteurs marxistes introduisent une différence, qui est, pour l’essentiel, ignorée de Marx, entre « grandes crises » et crises « ordinaires » ou encore entre crises conjoncturelles et crises structurelles. On retrouve cette distinction dans les analyses de Kondratieff, reprises par Ernest Mandel (avec la théorie des cycles cinquantenaires), ou dans les thèses de « l’école de la régulation » (opposition des crises de régime d’accumulation du capitalisme aux récessions ordinaires). Cette distinction est liée à la volonté de constituer une histoire concrète du mode de production capitaliste développé qui est hors du champ d’étude de Marx. L’histoire n’entre chez Marx que dans la genèse du mode de production capitaliste à partir de la production marchande simple. Mais une fois ce point expliqué, il s’agit de produire le modèle théorique pur et non d’analyser les formes phénoménales du MPC.

[vi] On en trouvera des nombreux exemples dans les articles destinés au New York Daily Tribune.  

[vii] Il faut d’ailleurs noter que Marx n’est pas seul ; les classiques et les néo-classiques, s’ils font appel en permanence au marché de concurrence parfaite, font disparaître ladite concurrence de leurs schémas dès que la supposition de la concurrence parfaite est posée.  

[viii] Même si nous ne partageons pas tous les rapprochements opérés par les althussériens entre Marx et Spinoza, il est clair que sur ce point précis, Marx est un disciple strict de Spinoza : la liberté est la connaissance de la nécessité et l’action conformément à cette connaissance.  

[ix] C’est la divergence entre Marx et Proudhon dont nous avons déjà parlé. Proudhon cherche des solutions économiques à la question sociale, alors que Marx ne voit pas de solution à la question sociale en dehors de cette « émancipation des travailleurs [qui] sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes.

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