La volonté, affichée
par Marx, de présenter son œuvre comme science, de mettre à nu des lois
historiques qui s’accomplissent avec la rigueur inflexible des lois de la
nature, a souvent conduit à caractériser la méthode de Marx comme un
déterminisme strict. Une des critiques majeures du « marxisme » consiste
ensuite dans la critique de ce déterminisme qui correspondrait à la science du
XIXe siècle et non à la science moderne, celle du principe d’incertitude et de
la physique quantique. Un deuxième type de critique disqualifie la théorie de
Marx au motif que le déterminisme des sciences de la nature n’a aucune
pertinence dans le domaine de l’histoire humaine.
Il est vrai que
l’interprétation marxiste courante de Marx conduit à un déterminisme radical :
l’histoire doit suivre des chemins déterminés à l’avance et dont elle ne peut
s’écarter. Par conséquent, la perspective de la société communiste que Marx
affirme découvrir dans le mouvement réel qui se déroule sous nos yeux devient
une véritable eschatologie. La «science» agit ici comme révélation, bonne
parole : les divers stades que doit parcourir l’humanité ont été mis en
évidence, le prochain (le communisme) doit arriver aussi sûrement que la
chrysalide capitaliste contient le papillon communiste. Le déterminisme du
marxisme est une philosophie de l’histoire, très hégélienne dans sa forme et
souvent dans son contenu. Mais le marxisme n’est pas seul en cause.
D’une part, le
rationalisme est inséparable du déterminisme. Que les choses puissent arriver
pour des raisons explicables par des lois régulières et non en raison d’une
intervention arbitraire ou incompréhensible des divinités, des esprits malins
ou des astres, c’est le minimum indispensable pour commencer d’avoir une pensée
scientifique. « Rien n’est sans raison » dit Leibniz. Chez Spinoza, que Marx a
longuement lu et recopié, la vie des hommes eux-mêmes et la constitution de
leurs institutions politiques ne peuvent pas être expliquées par les
interventions du libre arbitre, mais bien par une détermination naturelle à
agir qui est tout aussi stricte que celle qui commande le mouvement des objets
inertes étudiés par la physique ?
Mais dans le même
temps, la manière dont le déterminisme scientifique est formulé n’est pas pure
de toute présupposition métaphysique. La croyance au déterminisme telle qu’elle
s’est construite au siècle des Lumières n’est souvent qu’une autre forme de la
croyance dans la prédestination et la Providence divine. Comme le dit Jacques
le fataliste — qui se moque déjà de ce déterminisme métaphysique — « c’est
écrit dans le ciel ». Le ciel garantit la vérité de la science. De
Saint-Augustin à Descartes et Leibniz, la démarche scientifique s’est assurée
dans l’idée de la perfection de la création. Les lois aussi régulières, les
liens aussi inéluctables entre les causes et les effets ne peuvent pas être
autre chose que l’œuvre d’un Créateur ; la doctrine de l’harmonie préétablie
est, à certains égards, indispensable à la démarche de la science moderne (« Dieu
ne joue pas aux dés », disait Einstein). Les lois déterministes de la nature se
fondent sur une nécessité divine originelle. En effet, comment peut-on être
assuré que la nature n’est pas pur chaos ? Il a bien fallu que les lois lui
soient données. Et pour être assuré que notre connaissance de la nature est
vraie, il faut éliminer l’hypothèse d’un Dieu trompeur.
Nous avons, sans
doute, aujourd’hui, une vision plus « laïque » de la démarche scientifique. Les
épistémologues et les sociologues des sciences mettent en évidence la part du « bricolage »,
de l’imagination, les doses, souvent fortes, « d’impuretés » que contiennent
toutes les grandes théories scientifiques. Mais c’est une vision a posteriori.
L’aventure de la science moderne n’était possible qu’en présupposant, sans
questionnement, que la nature et le monde possédaient une rationalité et une
simplicité intrinsèques qui pouvaient être représentées dans tout esprit sain,
par tout homme doué du bon sens. Pas plus que Dieu, la nature ne peut être
trompeuse. Elle ne peut pas non plus être inconstante : les mêmes causes
produisent les mêmes effets. Les lois de la nature sont invariantes et
universelles. Ces deux conditions permettent à l’homme d’envisager de devenir
le maître de ses conditions naturelles d’existence. C’est, d’ailleurs, le
programme que Descartes a fixé à la science moderne : grâce à la science,
l’homme peut devenir « comme maître et possesseur de la nature ». Certes, Kant
peut concevoir une connaissance scientifique de la nature sans recours à
l’hypothèse théologique. L’ordre de la nature n’est pas connu intrinsèquement.
C’est seulement la Raison humaine qui légifère parce que nous ne pouvons
connaître la nature que comme ordonnée par le principe de causalité. Cependant,
in fine, Kant doit sauver la conception théologique de la nature.
Dès qu’on aborde la
conception marxienne de la science, il faut essayer de se replacer dans ce
climat intellectuel dont il ne peut s’abstraire totalement. À partir du moment
où il veut faire œuvre scientifique, il est nécessairement déterministe. Même
les sociologues contemporains, qui, souvent, critiquent le déterminisme marxien
au nom de la « complexité » ou de quelque autre paradigme plus ou moins
clairement pensé, sont des déterministes : ils doivent essayer de formuler
des lois et de se livrer à quelques prévisions. Ils ne renoncent pas à
intervenir dans la conduite des affaires humaines et à proposer des
solutions.
Quel est, alors, le
sens précis du mot déterminisme quand on l’applique à la théorie de Marx ? Il
est nécessaire d’abord de s’entendre sur le mot lui-même en n’oubliant pas que
certains glissements de sens ont été opérés au cours des deux derniers siècles
qui amènent souvent à confondre nécessité et détermination : or ces deux
termes ne sont nullement synonymes. Leibniz oppose la nécessité, qui conduit
toujours à un certain résultat et qui est la loi régissant le domaine des
mathématiques et de la métaphysique, à la détermination qui seulement « incline »
et qui concerne tant la physique que la morale[i]1 ;
ailleurs cette opposition recouvre l’opposition entre le domaine qui concerne
les monades simples soumises aux lois de la physique et celui des âmes dotées
de réflexion et capables d’une action en vue d’une fin. Il faut noter que
l’opposition entre nécessité et détermination n’est pas une différence de force
comme pourrait le laisser supposer la formulation leibnizienne. La
détermination n’est pas une nécessité affaiblie. Elles sont, chez Leibniz, des
principes qui s’appliquent à des ordres différents. La nécessité concerne les
essences, elle n’est que l’explication de ce qui est impliqué dans chaque
essence, le développement des prédicats qui sont inhérents au sujet. La
détermination, au contraire, concerne les phénomènes du monde et elle relève de
jugements contingents. Pour le rationalisme classique, la nécessité concerne
donc la métaphysique et les mathématiques, alors que la détermination concerne,
sur un pied d’égalité, la physique et la morale. À la certitude absolue des
premières s’oppose ainsi une certitude relative, une certitude sous condition,
dans les sciences subordonnées.
Mais cette certitude relative
connaît elle aussi des degrés. La certitude des prévisions de la physique,
fondée sur la connaissance des lois de la nature, suppose un déterminisme fort,
alors que dans les « sciences morales », non seulement les prévisions sont
extrêmement difficiles, mais la connaissance des lois elle-même est fort
incertaine. La détermination de la trajectoire d’un corps n’est soumise qu’à
des aléas extérieurs : si aucun événement imprévu n’intervient, le corps
suivra exactement la trajectoire prévue par la théorie, moyennant des
incertitudes qu’on peut évaluer. Inversement, la détermination des hommes à
agir dans tel ou tel sens ne permet nullement de prétendre qu’ils le feront ou
même qu’ils feront des efforts pour le faire. Cette action est seulement possible.
Bien que Marx invoque souvent la « nécessité inflexible » des lois de la
nature, le déterminisme qu’il met en évidence dans l’étude de la société est
bien plutôt un déterminisme du deuxième genre, un déterminisme propre aux
sciences de l’homme, qui n’indique que des tendances et nullement des
prévisions certaines. Ce que montre l’expression même de Marx quand il parle de
« lois tendancielles ».
Mais, même si on en
s’en tient aux affirmations de Marx sur l’analogie de sa critique de l’économie
politique avec les sciences de la nature, comme la physique, il faut encore
préciser de quel type de déterminisme physique il s’agit. En effet, la première
distinction, entre un déterminisme fort des sciences de la nature et un
déterminisme faible des affaires humaines, se redouble d’une opposition au sein
même des sciences de la nature, ou des sciences exactes. Dans la physique
classique, Kojève[ii]
distingue un déterminisme causal et un déterminisme statistique. Le premier,
résumé par « mêmes causes, mêmes effets » est représenté par la thèse de
Laplace. Le second suppose que la prévision ne concerne pas les éléments pris à
titre individuel (telle ou telle molécule d’un gaz), mais porte sur l’état
global du système. S’il faut rattacher la position théorique de Marx à l’une de
ces deux catégories, c’est incontestablement à la seconde que nous avons
affaire[iii].
Les lois du mode de production capitaliste ne se vérifient pas nécessairement
pour un capitaliste individuel, mais seulement quand on considère le mode de
production capitaliste dans son ensemble. On peut, à la rigueur, résumer
l’ambition de Marx en disant qu’il a cherché à construire une « physique
sociale statistique ». L’importance qu’il accorde aux travaux d’Adolphe
Quételet concernant l’application des méthodes statistiques aux sciences
sociales l’indique clairement. Néanmoins, il y a deux différences importantes
qui font qu’on ne saurait assimiler la théorie de Marx à une physique sociale
statistique sans incompréhensions graves.
Premièrement, la
physique statistique, tout en étant statistique, n’en donne pas moins des
prévisions exactes dans une fourchette de valeurs déterminées. Par sa nature
même, l’analyse marxienne ne donne aucune prévision chiffrée, non parce que
Marx ne disposait pas de modèles mathématiques suffisants, mais parce qu’elle
n’est pas une économétrie, mais une tentative d’explication de ce que mesurent
les spécialistes de l’économétrie. La théorie des crises cycliques elle-même
n’est pas une prévision chiffrée et vérifiable pratiquement. La théorie
marxienne n’est jamais en effet une théorie de la prévision économique. Marx
constate après coup les crises cycliques et tente d’évaluer leur fréquence
moyenne à partir d’outils statistiques, mais nulle part la théorie marxienne ne
permet d’expliquer pourquoi les crises ont lieu tous les dix ans environ à
telle époque, tous les six ou sept ans à une autre époque, etc.. Sur ce plan,
Marx s’en tient à des considérations purement empiriques, notamment celles qui
lui sont fournies par son ami Engels à partir de sa connaissance « de
l’intérieur » de la marche des affaires. On peut même aller plus loin et
affirmer qu’il n’y a pas à proprement parler de théorie des crises cycliques
chez Marx. Il y a une théorie du cycle qui suit le double mouvement de la
marchandise et de l’argent. Il y a une théorie de la crise en général, ou du
moins une théorie de la possibilité formelle des crises dans l’analyse de la
marchandise de la première section du livre I du Capital. Mais on ne trouve pas
véritablement de théorie des crises cycliques en tant que telles. Dans son
ouvrage sur « Le marxisme et les crises », Jean Duret le constate sous une
forme paradoxale :
La théorie marxiste
des crises est une pierre angulaire extrêmement importante de l’édifice du
socialisme scientifique.
Marx n’en a donné
nulle part l’exposé systématique ; Jean Duret[iv]
cependant estimait qu’en rassemblant les divers éléments, cycle de reproduction
exposé dans le livre II, théorie de la baisse tendancielle du taux de
profit, etc., on pourrait « combler les lacunes » et produire une théorie
marxiste des crises. Force est de reconnaître qu’il n’en a rien été et qu’il y
a à peu près autant de « théories marxistes des crises » que d’auteurs
marxistes ayant eu à traiter de ce sujet.[v]
Quand Marx s’essaie
aux prévisions économiques[vi],
c’est le plus souvent par une analyse de conjoncture qui ne s’appuie pas sur
les éléments spécifiques de sa théorie, mais plutôt sur le fond d’idées
communes à tous les économistes, comme si la théorie, le « socialisme scientifique »
diraient les marxistes, n’avait plus rien à dire dès qu’on s’intéresse à la
réalité quotidienne.
Encore, en nous
concentrant sur la prévision économique, nous ne nous intéressons qu’à un
aspect de la théorie sociale de Marx. Car il est encore moins question de
parler de prévision en matière de révolution sociale, même si Marx, comme tous
les révolutionnaires, a toujours eu tendance à annoncer la révolution sociale
pour la semaine suivante et à constater que l’histoire n’a pas honoré les
traites sur l’avenir qu’on lui a présentées.
Il faut donc bien
constater cette différence essentielle entre la critique marxienne et les
sciences de la nature : la critique marxienne, tout en s’affirmant comme
une théorie déterministe, ne fournit aucune prévision de l’avenir en fonction
des éléments déterminants déjà réunis. On a souvent répété après Popper que la
théorie marxienne était « infalsifiable » à cause de sa théorie de l’idéologie,
tout comme la psychanalyse l’est à cause de la théorie de la résistance. En
réalité, si la théorie marxienne ne passe pas le « test de Popper », ce n’est
pas parce qu’elle réfute à l’avance toute tentative de réfutation, c’est parce
qu’elle est essentiellement une « science interprétative » qui ne débouche pas
sur des prévisions qui pourraient servir d’expérimentation.
Deuxièmement, le
système observé par la physique statistique est un dispositif expérimental ; le
caractère statistique de la loi provient de ce qu’on observe extérieurement un
grand nombre d’éléments identiques dont les rapports mutuels sont contingents.
La loi laisse de côté les propriétés et les caractéristiques de chaque individu
pris isolé (par exemple une molécule dans un gaz) pour formuler des relations
entre grandeurs moyennes. La pression d’un gaz est une grandeur mesurable qui
n’est pourtant que la résultante des actions individuelles contingentes de
chaque molécule. Et, pourtant, la dynamique des gaz est une science
déterministe qui permet de prévoir exactement l’évolution d’un système. Les
individus qui se rencontrent sur un marché, le marché du travail y compris,
peuvent être comparés à ces molécules et de leurs confrontations mutuelles
naîtra un prix de marché, formé a posteriori par la concurrence. Mais Marx
refuse de restreindre sa recherche à cette vision positiviste. Les relations
entre grandeurs formées sur le marché, qui se constituent a posteriori par
l’action aléatoire des individus dépendent d’une réalité plus « profonde »,
plus fondamentale, d’une réalité essentielle qui reste l’objet de la science.
Ainsi, les rapports entre les individus apparaissent comme contingents, mais,
pour Marx il s’agit d’une illusion. La concurrence, en effet, se présente
d’abord comme quelque chose d’extérieur pour chaque capitaliste (ou pour les
ouvriers dès lors qu’ils se font concurrence dans la vente de la force de
travail), mais, dit Marx, elle est en réalité le moyen par lequel sont
exécutées les « lois immanentes du mode de production capitaliste ». Cette
expression pose problème. Si on en reste là et qu’on prend cette formule sans
l’interroger, elle prend un caractère tout à fait mystique ; les lois « immanentes »
non vérifiables par la voie empirique, ou du moins vérifiables uniquement de
manière indirecte et au prix d’une interprétation, apparaissent comme le « deus
ex machina » du mode de production capitaliste8[vii].
Marx évidemment ne s’en tient pas là. Il lui faut donc montrer comment
s’exécutent ces lois immanentes, comme on passe de ce que Alain Lipietz appelle
l’économie ésotérique à l’économie exotérique : ainsi les livres II
et III du « Capital » visent-ils à exposer comment l’ensemble fonctionne après
que le livre I a démonté la machine capitaliste et mis en évidence son
mécanisme caché. La transformation des valeurs en prix constitue le premier pas
de cette démonstration que Marx n’a pas pu mener à son terme. Autrement dit le
déterminisme essentiel n’est pas celui qui relie une configuration exotérique à
une autre (la consécution d’un phénomène et d’un autre phénomène, dirait-on en
termes empiristes), mais celui qui explique comme telle structure ésotérique va
se manifester de façon exotérique. Le marché est le médium qui organise la
coopération permettant aux individus sociaux de produire leurs conditions
d’existence. Autrement dit, la réalité « ésotérique » de la coopération prend
la forme exotérique de la concurrence, c’est-à-dire de la lutte de chacun
contre chacun.
L’articulation de ces
deux niveaux est essentielle pour comprendre Marx. C’est elle, en effet, qui
permet de comprendre pourquoi la plus-value ne se forme pas au niveau de chaque
entreprise individuelle, mais au niveau de l’ensemble du système capitaliste.
La concurrence, qui forme la loi du marché ne fait que transformer cette
plus-value en profit que chaque entrepreneur va pouvoir réaliser en tenant
compte de ses avantages comparatifs propres (différentiel de productivité,
position de monopole, etc.) Ce qui permet de comprendre aussi qu’une entreprise
qui ne réalise aucun profit n’en exploite pas moins ses ouvriers… Faute de
saisir ce nœud de la théorie de Marx, la plupart des critiques libérales
tombent à plat, puisqu’elles comprennent Le Capital, non comme une théorie du
mode de production capitaliste, mais comme une théorie de l’entreprise
capitaliste.
Essayons de formuler
cela encore autrement. La théorie marxienne, dans ce qu’elle a de spécifique,
dans ce en quoi elle se sépare de celle des économistes, n’est pas une théorie
déterministe du type de la physique classique, ou seulement de façon lointaine,
par analogie. Marx n’affirme pas que le phénomène A est nécessairement suivi
par le phénomène B, ni que l’état E1 d’un système évolue nécessairement
vers l’état E2. Il affirme seulement — mais c’est énorme ! — que l’état E1
et l’état E2 sont tous les deux explicables par une même réalité plus
essentielle, qui est d’un tout autre ordre, car la valeur n’est pas du même
ordre que le prix et la valeur de la force de travail si elle fonde le salaire
se situe sur un autre plan. Les liens entre les états E1 et E2
représentent le mouvement apparent dont Marx cherche le mouvement réel interne.
Ce mouvement interne est cause ; les états n’apparaissent selon Marx que dans
conditions déterminées, c’est-à-dire précises, concrètement définies, mais Marx
n’a jamais affirmé que le mouvement interne réel déterminait et donc rendait
strictement prévisible la succession des états apparents. Bien au contraire,
Marx a consacré des années de travail à montrer comment le mouvement apparent
différait en réalité de ce qu’on aurait pu prévoir en appliquant de manière
déterministe les « lois » du mouvement réel, ainsi de la loi de la baisse du
taux de profit qui n’est qu’une loi « tendancielle », ainsi la formation des
prix de production et des prix des marchandises tout en « obéissant » à la loi
de la valeur aboutit à ce que le mouvement des prix apparaît totalement
indépendant de la valeur (quoique la somme des prix soit toujours égale à la
somme des valeurs).
Précisons encore. Pour
le positivisme, les phénomènes ne s’expliquent pas par une réalité cachée. Si
on oppose l’essence à l’apparence, c’est seulement par un reste d’attachement à
l’ancienne métaphysique. Quand on dit que, contrairement aux apparences, la
terre autour du soleil, le positiviste pur et dur considère qu’on dit seulement
qu’il est plus simple de supposer que la terre tourne autour du soleil pour
faire les calculs astronomiques. Contre Galilée, le positiviste est du côté du
Cardinal Bellarmin. Inversement Marx est du côté de Galilée. Pour lui, la terre
tourne « vraiment » autour du soleil. La réalité cachée est une véritable
réalité et non une astuce de calcul. Autrement dit, le déterminisme n’est pas
uniquement opératoire, mais aussi ontologique. En ce sens, le déterminisme de
Marx pourrait être nommé un déterminisme fort. Mais en même temps, la réalité
phénoménale est le résultat de la conjonction d’un si grand nombre de
mouvements fondamentaux qu’elle devient imprévisible. Et en ce sens, le
déterminisme de Marx est un déterminisme faible.
Donc, si on peut
parler de déterminisme chez Marx, c’est uniquement en un sens très particulier.
Tout ce qui advient s’explique par un enchevêtrement de causes efficientes,
mais il n’en faut point conclure que de tout se déroule selon un ordre
inexorable. Il faut distinguer deux sens dans le déterminisme : le
déterminisme orienté vers le passé qu’il est toujours possible de mettre en œuvre
(tous les évènements du passé ne peuvent être compris que sous le mode d’une
stricte causalité) et le déterminisme orienté vers l’avenir qui ne fonctionne
que dans un certain nombre de cas bien précis et selon des modalités
particulières, dans le domaine des sciences de la nature par exemple. Ce double
déterminisme recoupe la double structure subjectivité-objectivité qui est la
caractéristique de la théorie de la connaissance marxienne. Les hommes font
eux-mêmes leur propre histoire dans des conditions qu’ils n’ont pas choisies et
qui pourtant sont le résultat de l’action passée des hommes. Cette formule
condensée et bien connue de la pensée marxienne peut s’interpréter ainsi :
l’action passée est devenue un phénomène objectif qui s’impose à chacun et
détermine ainsi son action en en fixant les termes. Mais en tant qu’il est un
individu vivant, chaque homme est subjectivement libre de la manière de traiter
ces termes qui lui sont imposés. Il peut se conduire passivement sous l’effet
des « affections » ou au contraire agir activement sous la conduite de la
raison qui consiste à connaître ce qui nous détermine[viii]9.
La révolution sociale n’est pas possible dans n’importe quelle circonstance,
ses conditions sont déterminées strictement par l’évolution historique et les
ressources qui sont disponibles — le niveau de développement des forces
productives — mais, pour Marx, il n’y a pas de révolution sociale sans que les
ouvriers se décident eux-mêmes, subjectivement à conduire l’action. C’est
d’ailleurs pour cette raison que Marx s’oppose aux anarchistes. Les anarchistes
refusent l’action politique parce qu’au fond ils ne font confiance qu’au
mouvement objectif alors qu’est nécessaire l’intervention subjective qu’est
l’action politique organisée10[ix].
L’histoire humaine n’est donc jamais réductible à un « objet » de science et
n’est donc jamais pleinement « déterministe » et néanmoins reste
déterminée.
Dans le domaine de la
connaissance sociale, le déterminisme n’est donc jamais un moyen de prévision ;
il consiste seulement à délimiter des champs de possibles pour l’action humaine
et nullement à prévoir que tel ou tel événement se produira aussi
inévitablement que la chrysalide se transforme en papillon.
Au-delà de la
discussion sur la signification de la pensée de Marx, c’est tout le champ des
sciences sociales qui est ainsi interrogé et, spécialement, le champ de la « science
économique » où le recours à un appareillage mathématique imposant et encombrant
parvient difficilement à masquer les graves difficultés théoriques.
[i]
Voir Discours de Métaphysique
[ii]
Alexandre Kojeve : L’idée de
déterminisme dans la physique classique et dans la physique moderne —
Réédition « Livre de Poche — Essais » 1990
[iii]
Sur ce point nous partageons les analyses
de Michel Vadée (in «Marx penseur du possible») qui a bien montré le rôle des
statistiques dans la pensée de Marx
[iv]
Jean Duret : Le marxisme et les
crises (Gallimard 1933 ; réédition fac similé Éditions d’Aujourd’hui
1977) page 73
[v]
Ce point mériterait à lui seul un
ouvrage. Les auteurs marxistes introduisent une différence, qui est, pour
l’essentiel, ignorée de Marx, entre « grandes crises » et crises « ordinaires »
ou encore entre crises conjoncturelles et crises structurelles. On retrouve
cette distinction dans les analyses de Kondratieff, reprises par Ernest Mandel
(avec la théorie des cycles cinquantenaires), ou dans les thèses de « l’école
de la régulation » (opposition des crises de régime d’accumulation du
capitalisme aux récessions ordinaires). Cette distinction est liée à la volonté
de constituer une histoire concrète du mode de production capitaliste développé
qui est hors du champ d’étude de Marx. L’histoire n’entre chez Marx que dans la
genèse du mode de production capitaliste à partir de la production marchande
simple. Mais une fois ce point expliqué, il s’agit de produire le modèle
théorique pur et non d’analyser les formes phénoménales du MPC.
[vi]
On en trouvera des nombreux exemples dans
les articles destinés au New York Daily Tribune.
[vii]
Il faut d’ailleurs noter que Marx n’est
pas seul ; les classiques et les néo-classiques, s’ils font appel en permanence
au marché de concurrence parfaite, font disparaître ladite concurrence de leurs
schémas dès que la supposition de
la concurrence parfaite est posée.
[viii]
Même si nous ne partageons pas tous les
rapprochements opérés par les althussériens entre Marx et Spinoza, il est clair
que sur ce point précis, Marx est un disciple strict de Spinoza : la
liberté est la connaissance de la nécessité et l’action conformément à cette
connaissance.
[ix]
C’est la divergence entre Marx et
Proudhon dont nous avons déjà parlé. Proudhon cherche des solutions économiques
à la question sociale, alors que Marx ne voit pas de solution à la question
sociale en dehors de cette « émancipation des travailleurs [qui] sera l’œuvre
des travailleurs eux-mêmes.
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