Voilà dix ans que Costanzo Preve nous a quittés. Preve est un philosophe italien que j'ai connu presque par hasard, ayant découvert ses livres dans la bibliothèque d'un appartement loué en Italie... J'ai commencé ainsi une relation téléphonique et épistolaire avec lui, ayant supervisé et préfacé l'édition française de son Histoire critique du marxisme, publiée en 2011 chez Armand Colin (collection U). Sa manière de philosopher, toujours avec une touche d'humour, était fort peu académique, mais il est un des philosophes peu nombreux qui m'ont semblé apporter quelque chose non à la "marxologie", mais surtout à la philosophie politique de notre époque. Il ne se disait pas "marxiste", mais considérait simplement qu'il faisait partie de ceux qui s'étaient mis à l'école de Marx, ce qui n'est pas du tout la même chose. Pénétré de la philosophie grecque ancienne, lecteur attentif de Lukacs, son œuvre reste trop peu traduite en France, victime de l'ostracisme que ceux qui tiennent les baraques de foire du marxisme dans notre pays.
Je publie ici deux textes: la préface que j'ai donnée à l'Histoire critique du marxisme et un hommage que lui a rendu sur Interferenza Salvatore A. Bravo.
Préface à l’édition française de l’Histoire
critique du marxisme de Costanzo Preve.
Malgré une œuvre déjà fort consistante qui fait de lui un
des penseurs italiens importants parmi ceux qui se sont mis « à l’école de
Marx », Costanzo Preve reste presque inconnu en France, si on excepte
quelques articles et entretiens dans la revue Krisis, ce que les bonnes âmes du
marxisme orthodoxe ne lui pardonneront pas. La publication en français de la Storia Critica del marxismo, parue en
2007 à la Città del sole, vient donc
commencer à combler ce manque et l’on peut espérer que d’autres ouvrages suivront,
notamment son Marx inattuale, dont l’Histoire critique du marxisme est en
partie une suite, ainsi que l’auteur s’en explique dans l’avant-propos.
Il s’agit d’une histoire du marxisme (et non d’une
relecture ou d’une réinterprétation de la pensée de Marx) et on peut espérer
qu’elle contribuera à ouvrir un débat nécessaire parmi les amis de Karl Marx et
les penseurs qui se réclament du marxisme – deux catégories qui sont loin de se
recouvrir. Commençons par cette distinction : Marx et le marxisme n’ont
pas grand-chose à voir. En France, il s’agit d’une problématique qui, pour
rester très minoritaire n’est pas totalement inconnue. C’est Maximilien Rubel,
l’éditeur de Marx dans la collection de la Pléiade, qui publie un Marx, critique du marxisme en 1974[1], démolissant la légende
d’un Marx fondateur du marxisme. C’est, à la même époque, la publication du
volumineux Marx de Michel Henry[2] qui affirme que le
marxisme est l’ensemble des contresens faits sur Marx, tout en soutenant que
Marx est l’un des plus grands philosophes de l’histoire de l’humanité. C’est
aussi Jean-Marie Vincent, philosophe, longtemps engagé dans l’action politique
au sein de courants et de mouvements « marxistes », qui invite à
découvrir « un autre Marx » en délaissant les lunettes du marxisme[3]. L’auteur de ces lignes,
qui revendique sa dette à l’égard de Michel Henry, s’inscrit également dans ce
courant des amis de Marx qui refusent la confusion intéressée entre Marx et le
marxisme, et en particulier les versions courantes les plus grossières du
« matérialisme historique ». On pourrait aussi citer, hors de France,
les courants comme la « Wertkritik »
avec Robert Kurz, Anselm Jappe ou Moishe Postone. Parmi tous ces auteurs,
plusieurs enracinent leur critique du marxisme et leur relecture de Marx dans
la tradition de la « théorie critique » de l’école de Francfort –
même s’il s’agit de procéder, là aussi, à un examen critique de ce que nous ont
laissé Marcuse, Adorno ou Horkheimer. Sans oublier Lukacs dont L’ontologie de l’être social figure au
panthéon de Preve.
Voilà pour Marx. Qu’en est-il du marxisme ? Parler du
marxisme au singulier est sûrement abusif. Il y a des marxismes, souvent très
différents et parfois radicalement opposés. Preve en fait le constat. Mais
alors que les études marxologiques habituellement classifient les courants du
marxisme en fonction des présuppositions théoriques ou des interprétations et
réinterprétations de Marx, Preve tente d’appliquer au marxisme la méthode de
Marx lui-même, c’est-à-dire la compréhension de la genèse sociale des catégories
de la pensée, suivant en cela les pistes tracées par Lukacs et Sohn-Rethel. On
a souvent reproché au marxisme, et à juste titre, d’être dans l’incapacité de
s’appliquer à lui-même sa propre méthode – c’est, par exemple, la critique que
conduit Habermas concernant la nécessaire autoréflexion des sciences sociales.
Mais ce qui est vrai du marxisme ne l’est pas de Marx. Que les catégories de la
pensée se forment historiquement et ne trouvent leur plein développement qu’à
une certaine étape de l’évolution socio-historique, c’est le cœur même du Capital, lu, à tort, par la plupart des
marxistes comme un « traité d’économie marxiste ». On pourrait croire
qu’une telle position qui relie les catégories scientifiques à l’époque et au
mode de production conduit au relativisme et à une sorte de scepticisme
concernant la connaissance scientifique en général et la connaissance de
l’histoire et des sociétés humaines en particulier. Mais il n’en est rien.
Cette autoréflexion permet de comprendre l’unité dialectique entre les rapports
sociaux (rapports de production) et les formes de la conscience qui ne sont pas
de simples « reflets » de la « base » mais sont cette base
elle-même saisie sous un autre angle. Les relations entre les individus, tant
dans le travail que dans les autres formes de l’interaction, pour parler avec
le langage de Habermas, sont des actes « matériels », c’est-à-dire
perceptibles dans la sensibilité, mais en même temps ce sont des opérations
mentales auxquelles correspondent des formes déterminées de la conscience. Et
il est évidemment impossible de séparer le premier aspect du deuxième, pas plus
qu’on ne peut séparer les deux faces d’une médaille. Marx définit les
« choses sociales », comme des « choses qui tombent et ne
tombent pas sous le sens ».[4] Évidemment, si l’on pousse
jusqu’au bout ces analyses, on sera amené, comme le propose Preve, à remettre
en cause la définition de la philosophie de Marx comme un
« matérialisme » : le matérialisme de Marx est
« introuvable » et la pensée de Marx est bien plutôt un
« idéalisme de l’émancipation ». Voilà qui devrait faire pousser de
hauts cris dans la galaxie du marxisme français où, trop souvent, on n’a
retenu de Marx que la volonté de « faire science » et où la défense
du matérialisme et de droits des sciences positives est la dernière ligne de
repli des intellectuels marxistes. Ce n’est pas un hasard si, chez nombre de
ces intellectuels, c’est Darwin qui a pris la place de Marx. Il devrait
pourtant être évident que Preve a raison. Le « matérialisme » de Marx
n’a rien à voir avec le matérialisme du XVIIIe siècle et personne ne
devrait oublier, qu’après ces brouillons passionnants que sont les manuscrits
de 1844, la pensée propre de Marx prend son essor quand il renvoie pratiquement
dos-à-dos l’idéalisme et le matérialisme du passé, « y compris celui de
Feuerbach », ce matérialisme du passé incapable de saisir la réalité
« comme activité humaine sensible, comme pratique ; non pas
subjectivement ». On peut même penser que Marx donne un tout petit
avantage à l’idéalisme, celui d’avoir développé « le côté actif »,
certes « de façon abstraite »[5]. Il est impossible, dans
le cadre d’une préface de développer ces questions, mais beaucoup de choses se
jouent à partir de là : soit une interprétation philosophique dont on peut
trouver des expressions dans l’école de Francfort, chez Lukacs ou d’autres
penseurs plus contemporains que Preve ne fait qu’évoquer ; soit le
marxisme, « science de l’histoire », nouvelle science positive de la
société – en gros un marxisme qui accomplit le projet formulé par Auguste Comte
– soit dit en passant un des rares philosophes français à trouver grâce aux
yeux d’Althusser et ce n’est pas un hasard. Mais cette science positive, comme
chez Comte, est vouée à se transformer en une nouvelle religion. La lecture que
Preve fait de Marx le conduit ainsi à réfuter les prétentions du marxisme à
être une philosophie ou une science. Le marxisme, tel qu’il a historiquement
existé dans les grands partis socialistes et communistes n’a pas été autre
chose qu’une religion à destination des classes subalternes
Donc une « histoire critique du marxisme » devra
se donner pour objectif d’expliquer la genèse des différentes formes
idéologiques qui caractérisent le marxisme. Un peu à la manière des
archéologues, Preve dégage les grandes couches : les plus anciennes qui
appartiennent à l’ère du « proto-marxisme » (1875-1914), ensuite le
« marxisme intermédiaire », une sorte « méso-marxisme »
(1914-1956) et enfin un « marxisme tardif » (1956-1991). Les trois
âges, comme dans toute bonne philosophie de l’histoire : la fondation, la
construction et, enfin, la dissolution. Et le père fondateur, le saint Paul du
marxisme, c’est Engels, qui se présentait modestement comme le second violon
mais, en réalité, est l’auteur du livret de l’opéra ! Dans le marxisme
classique, Marx et Engels apparaissaient comme un « dieu jumeau »,
non pas la sainte Trinité mais la « sainte Dualité ». Une certaine
critique du marxisme standard, refusant cette figure mythologique a préféré
dévaloriser Engels. De co-Dieu, le voilà devenu Satan, ou, et c’est peut-être
pire, un médiocre épigone qui a déformé la parole du maître en la vulgarisant.
Engels n’a mérité ni l’idolâtrie, ni la diabolisation, ni le mépris. Il est
l’inventeur de génie d’une doctrine qui put devenir l’idéologie d’une force
sociale en pleine ascension, celle des ouvriers cultivés, dans l’Allemagne de
la fin du XIXe siècle, mais aussi ailleurs en Europe. Cependant le jugement de
Preve est sévère : « le canon proto-marxiste peut être défini comme
la sécularisation la plus récente de la pensée traditionnelle et de la forme
peut-être la plus archaïque de la pensée humaine. » C’est encore « la
sublimation philosophique de l’impuissance historique » du prolétariat
censé renverser l’ordre ancien mais en fait incapable de sortir de son état de
classe subalterne.
Preve déroule ensuite systématiquement les conséquences de
ces thèses. Le communisme du XXe siècle, celui de l’URSS et des pays entrés
dans l’orbite à la suite de la Seconde Guerre mondiale n’avait aucun rapport
avec le communisme que Marx avait pensé – même s’il s’était contenté d’en
donner seulement des définitions négatives. Ce « communisme du XXe
siècle » n’aura été finalement qu’une transition vers le capitalisme. Dans
les courants marxistes adversaires du stalinisme, les trotskistes notamment, il
y eut d’interminables discussions sur la « nature de l’URSS ». Preve
apporte une contribution originale à ce genre pourtant largement rebattu. D’une
part, il accorde une importance décisive à l’embaumement du cadavre de Lénine
et à son exposition dans le fameux mausolée. Cet évènement signe la nature du
régime politique de l’Union soviétique et la nature de son marxisme :
« la momification de Lénine, absente des théories ordinaires du marxisme,
est pourtant le premier vrai problème philosophique du marxisme intermédiaire
et doit être prise très au sérieux. » D’autre part, il souligne, de
manière presque provocante, la fonction sociale des purges et de la terreur
stalinienne comme moyen d’une formidable promotion sociale qui, un temps, a
assuré la force du régime en renouvelant régulièrement l’appareil du bas en
haut.
Dans la marxologie française, Preve sera sans doute reçu
comme un chien dans un jeu de quilles. Sans haine, sans polémique inutile, il
philosophe à coups de marteaux et brise les idoles théoriques sans aucune
considération pour les gloires consacrées. Alors que les études marxiennes ou
marxistes se contentent d’objets restreints ou se perdent dans les dernières
modes intellectuelles, pour parler d’autre chose que ce qui devrait être leur
occupation première, Preve nous invite à tirer un bilan sérieux, complet et
sans concession du marxisme et à en considérer l’histoire globalement. Rien
n’est plus urgent. Cela permettra de redonner à Marx sa véritable place, non
plus un prophète ou un penseur qui aurait réponse à tout, mais la place plus
modeste d’un philosophe dans la tradition philosophique. Peut-être pouvons-nous
espérer aussi que, le terrain nettoyé, une pensée critique – intégrant Marx
mais le dépassant – pourra à voir le jour et ouvrir de nouvelles perspectives
émancipatrices.
Denis Collin
Dix ans avec/sans Costanzo Preve
Salvatore A. Bravo • 12 novembre
2023 •
Voilà dix ans que Costanzo Preve nous a quittés. Tout être
humain est éternel dans ses paroles et ses gestes, dans lesquels il continue d’être
là comme dans une floraison silencieuse. Dans le cas des philosophes, il n’y a
pas d’héritiers directs, qui sont donc obligés d’hériter de leur héritage
théorique et éthique, parce que les héritiers des philosophes le sont par libre
arbitre et pour des raisons d’affinité élective qui transcendent toute sclérose
juridique et temporelle. La philosophie est donc un geste de liberté qui
devient un mode de vie. La biographie coïncide progressivement avec les idées,
le philosophe pratique le travail de l’esprit qui lui permet de transformer sa
chair, ses mots et ses relations. La philosophie est donc ce travail lent et
minutieux qui connaît des avancées et des reculs. Pour s’initier à la difficile
tâche d’acquérir « un
style de pensée », il
faut un modèle. On choisit le modèle dont on va s’inspirer pour le dépasser.
Dans ce processus, la philosophie se caractérise déjà par sa structure
libertaire, relationnelle et dialectique.
À un moment de l’histoire
où le conformisme et la standardisation sont la normalité asphyxiante qui
rythme et cadence les jours et les mots, Costanzo Preve a osé s’écarter du
conformisme du politiquement correct.
La masse de textes et
d’articles qu’il a écrits ne fait pas de lui un philosophe systématique :
la masse étonnante de sa production n’était sans doute pas seulement une forme
de créativité irrépressible, mais aussi de résistance. La lutte contre la
domination trouve dans les mots son champ de bataille le plus dur. La vaste et
profonde production philosophique du philosophe est une lutte pour le sens des
mots. Le philosophe, pour s’opposer à l’ordre du discours, n’a qu’une arme, le
mot, avec lequel il marque la frontière entre le bien et le mal, entre la
vérité et le mensonge avec la force dialectique du concept et, surtout,
démasque le « mensonge
connu » avec ses artefacts
phonétiques. Le mot poli et réfléchi, avec sa persistance réflexive, configure
une perspective autre que la standardisation et le voile de Maya de la
domination qui, avec ses mots, doit dissimuler les contradictions et les rendre
invisibles au regard du dominé. La philosophie est une praxis politique, une
osmose féconde entre le plan théorique et la praxis.
La production
hypertrophique du philosophe Costanzo Preve est révélatrice d’une tension qui s’adresse
à ceux qui éprouvent le malaise de la standardisation, c’est une tentative d’ouvrir
les verrous du politiquement correct pour montrer la vérité et réconcilier la
pensée et l’histoire. Toute l’existence de Costanzo Preve est traversée par
cette urgence éthique. L’affranchissement de la chrématistique n’est possible
qu’en participant à la libération des hommes et des femmes rendus à l’état de « souffle vital » par le mode de production
capitaliste et toute structure de domination, sans distinction de couleur ou d’idéologie.
Le travail de l’esprit est subjectif, mais toute subjectivité trouve son logos
dans les relations communautaires. Costanzo Preve ressentait et pensait
fortement à la responsabilité éthique de la relation philosophique. L’ordre
discursif actuel, avec des moyens et des instruments terriblement plus évolués
et raffinés que par le passé, a toujours cherché à faire taire et à réduire au
silence les dissidents du concept. Costanzo Preve ne s’est pas laissé réduire
au silence, il a choisi la marginalité par rapport au monde académique pour
pratiquer la philosophie dans sa forme la plus vraie et la plus authentique.
Métaphores de la dissidence
Deux images peuvent être utilisées par lui pour dépeindre la
pratique du logos philosophique : il faut monter sur son propre âne et la
philosophie comme bouée de sauvetage.
Pour pouvoir créer des concepts, il faut se rendre autonome sans dire adieu aux
grands qui nous ont formés à la pédagogie du concept. Le « nouveau » arrive sur le pas ferme
et doux d’un âne. L’âne est notoirement un quadrupède fort et doux. La
philosophie n’est pas seulement un concept, c’est un caractère, c’est un mode
de vie qui prend forme, parfois progressivement, parfois rapidement, à mesure
que les consciences échappent à la prédiction, sont insondables et
imprévisibles. L’autre image utilisée par Costanzo Preve pour représenter
symboliquement le sens du voyage sur son âne est celle de la « bouée de sauvetage ». La philosophie est une « bouée de sauvetage », elle utilise le
mot-logos pour indiquer les dangers sociaux et politiques auxquels la
communauté est soumise, mais elle ne se limite pas à la dénonciation critique
comme réponse aux contradictions et aux questions qui perturbent la communauté :
« La fonction de la
philosophie peut en effet être comparée à ces engins de sauvetage qui signalent
le dégagement de gaz d’un mauvais système de chauffage et dont la connaissance
peut faire la différence entre la vie et la mort »[1].
La philosophie ne peut agir comme un sauveteur que si elle est radicale. La
radicalité de la philosophie est toute dans l’honnêteté intellectuelle qui
devient une mission civique. Le philosophe est étranger à tout compromis :
il doit prononcer la vérité historique et préparer l’exode. Il ne s’agit pas d’une
opération solitaire ou oraculaire. La vérité est tension dialectique, elle s’argumente
logiquement dans les relations communautaires. Écrire un texte pour un
philosophe est déjà du koine, car les textes doivent être repensés et
resémantisés par les lecteurs. Le texte philosophique est un dialogue entre l’auteur
et le lecteur, il ne s’agit pas d’une transmission de contenu mais d’une praxis
véridique. La critique radicale du capitalisme chez Costanzo Preve a toujours
été thématisée à travers le paradigme de la nature humaine éthique, rationnelle
et sociale. La radicalité ne se limite pas à une critique impétueuse, mais elle
est soutenue par un contenu idéal et projectif, c’est-à-dire qu’elle indique la
condition idéale de l’être humain à réaliser non pas dans un temps mythique,
mais dans l’histoire des hommes et des femmes. La liberté en philosophie est
une « koine », en ce sens qu’elle doit devenir communauté.
La collaboration de Preve à Petite Plaisance n’était pas
seulement motivée par des raisons éditoriales, mais par l’adhésion à un projet
communautaire d’élaboration, de résistance et de praxis ; il ne craignait pas la « contamination » avec des maisons d’édition
placées dans des camps politiques opposés au sien, car une identité aux
contours nets et sans ambiguïté ne craint pas l’affrontement. Les malentendus
qui ont suivi ont été instrumentaux et ont souvent été utilisés pour connoter
son parcours philosophique en termes de rouge-brun. Quiconque lit ses écrits
peut se rendre compte que les accusations faisaient et font partie d’un climat
culturel décadent, fortement idéologisé au sens chrématistique du terme.
Costanzo Preve, donc,
dans l’hiver de l’esprit que nous traversons et qui devient de plus en plus
sombre, est un penseur qui peut inspirer des processus de libération. C’est un
philosophe qui invite à l’exode sur son âne, alors que le désert glacé avance.
Carmine Fiorillo, son
ami d’abord et son éditeur ensuite, répète que le temps est un gentilhomme, qu’il
répare les injustices du présent, parce que la vérité ne peut pas s’enfoncer,
elle refait surface dans les structures visibles de l’histoire. Le temps, nous
en sommes certains, rendra justice à Costanzo Preve. Il ne s’agit pas d’une
espérance vaine ou sentimentale, mais d’une espérance rationnelle. Lire les
œuvres et les articles de Costanzo Preve, c’est regarder la Gorgone de notre
temps. Le courage de ne pas avoir détourné son regard de la vérité historique
et d’avoir reconstruit la généalogie du « mal » dans lequel nous sommes jetés ne peut que
conduire à apprécier son œuvre philosophique. Penser avec Costanzo Preve, c’est
se refléter dans notre époque, où la praxis n’est possible qu’après une
réflexion rationnelle sur la tragédie éthique actuelle. Il nous appartient d’emprunter
son chemin sans idolâtrie et de monter sur notre âne. Dans l’introduction de
son dernier ouvrage, nous retrouvons Costanzo Preve et sa Bestimmung
(passion durable) intacte, malgré les souffrances de ces dernières années :
« Après la publication de cet ouvrage, plein de défauts et
affublé d’un titre inutile et trompeur, j’ai été considéré dans le petit groupe
des chercheurs en ontologie comme une sorte de “lukacsien
anormal et irrégulier” (les orthodoxes sont en effet toujours, par nature,
méfiants à l’égard de toute “déviation” — ils ressemblent aux atomes de
Démocrite et non à ceux d’Épicure). Et au cours des deux décennies suivantes, j’ai
décidé de descendre du noble cheval de Hegel, Marx ou Lukàcs), d’acheter un âne
pour pas cher, et de monter cet âne en toute indépendance. La conduite de ce
petit âne est visible dans les ouvrages que j’ai publiés dans différentes
langues européennes entre 1984 et 2012[2].
Sa/notre passion durable
À l’occasion du
dixième anniversaire de sa mort, souvenons-nous aussi de sa “passion éternelle”,
et déjà, Costanzo Preve démontre et montre sa transgression éthique à l’égard
de la société liquide qui est sur le point de s’évaporer dans le néant crémeux
des bellicistes. Pour que le système capitaliste triomphe, il doit faire plier
l’esprit philosophique, et donc les philosophes qui examinent la qualité du
système. L’esprit du logos est neutralisé par l’omniprésence de la culture de l’abstrait,
qui produit “l’idiotie du spécialisme”. L’incapacité à saisir l’ensemble ne
peut que favoriser la consolidation du bavardage cultivé et semi-cultivé dans
les salons, tandis que pour les masses, c’est le bavardage quotidien. Seule l’analyse
de l’entièreté peut redonner du sens là où règne la simple description. Le
commérage est lassant, c’est l’une des formes les plus agressives de la “quatrième
guerre mondiale”. Costanzo Preve a ramené la métaphysique et la nécessité d’une
pensée forte pour contenir et repousser l’avancée du capitalisme absolu dans le
paysage de la spécialisation et du bavardage. Le hégélien-marxien Costanzo
Preve a fait voler en éclats les interprétations sclérosées qui ont contribué à
déqualifier la valeur onto-axiologique du philosopher :
Pendant des décennies, j’ai entendu cette incroyable
interprétation de Hegel de la part de militants politiques, de professeurs de
lycée et d’université mal informés, ou simplement de personnes confuses qui
parlaient “par ouï-dire”. Il se trouve que chez Hegel, le terme idée ne
signifie pas un ensemble d’opinions ou de visions du monde, ni même le contenu
empirique de la conscience selon Locke. Hegel n’est pas Habermas, pour qui le
monde procède par confrontations pédagogiques entre professeurs d’université
sur la base d’une théorie de l’agir communicationnel. Pour reprendre le lexique
marxien, l’Idée de Hegel est la totalité expressive de la réalité historique,
elle est donc bien l’unité de la structure et de la superstructure, c’est-à-dire
exactement ce que Marx entend par dialectique, le point de vue de la totalité.[3]
Il n’a pas été vaincu,
sa victoire éthique et rationnelle est la victoire de ceux qui ne sont pas
résilients, mais anti-adaptatifs. Sa résistance nous invite à sortir de la
culture de l’inclusion qui proclame l’égalité, mais persiste dans l’irrationalité
rationnelle de l’inégalité réelle. Il ne reste plus à ceux qui poursuivent leur
dialogue philosophique avec Costanzo Preve qu’à monter sur leur petit âne et à
faire vivre sa pensée sur le long chemin de la vérité et de la justice. Au
cours de ces dix années, Costanzo Preve nous a accompagnés avec ses mots et ses
choix qui continuent à nous accompagner et qui seront dans notre pratique
quotidienne.
[1] Histoire
critique du marxisme¸ Armand Colin, 2011, collection U
[2] Una nuova storia alternativa
della filosofia, il cammino ontologico-sociale della filosofia, Petite Plaisance, Pistoia 2013, traduction française:
[3] Marx lettore di Hegel e… Hegel
lettore di Marx, Petite Plaisance, Pistoia,
[1] M.
Rubel, Marx critique du marxisme, Payot,
1974, nouvelle édition avec une préface de Louis Janover, Payot & Rivages,
2000.
[2] M.
Henry, Marx. Tome 1 : Une philosophie de la réalité. Tome
2 : Une philosophie de l’économie,
Gallimard, 1976, réédition collection « Tel », 1991.
[3] J-M.
Vincent, Un autre Marx. Après les
marxismes, éditions « Page deux », collection « Cahiers
libres », 2001
[4] Voir
sur ce point notre ouvrage, La théorie de
la connaissance chez Marx, L’Harmattan, 1996
[5] Voir
K. Marx, Thèses sur Feuerbach
201 av. JC ou après JC ?
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