Pour attaquer les mouvements islamophiles ou « woke », une partie de la droite et de l’extrême droite a inventé le terme de « marxisme culturel ». La dénonciation de la « blanchité » ou de la prétendue islamophobie, la lutte contre la « domination masculine » et l’écriture inclusive ne seraient que de nouvelles formes du marxisme substituant à la lutte des classes bien peu vaillante la lutte des races, la lutte des sexes, la lutte contre toutes les phobies attribuées aux dominants et la lutte fondamentale se serait ainsi déplacée du terrain économique et social vers le terrain culturel. Il y aurait deux maillons qui auraient permis l’apparition de ce « marxisme culturel » : Gramsci, avec le concept d’hégémonie culturelle qui lui est attribué, et Bourdieu. Comme les mouvements identitaires sexuels ou « racialisés » viennent parfois de groupes marxistes décomposés (genre NPA) et se pensent eux-mêmes comme des libérateurs, des défenseurs d’une nouvelle émancipation, ils se gardent bien de contester ce concept de « marxisme culturel », venu des États-Unis. On sait, depuis le fascisme du XXe siècle que la réaction petite-bourgeoise aime à se parer des oripeaux de la révolution. Expliquons donc pourquoi il ne peut pas plus y avoir de « marxisme culturel » que de cercles carrés, sans nous faire trop d’illusions sur la capacité d’être entendus, car, comme le dit Spinoza, la présence du vrai en tant que tel ne peut rien contre une idée fausse.
Pour parler de « marxisme culturel », il faut n’avoir jamais
ouvert un livre de Marx. Dans La Sainte Famille puis dans L’idéologie
allemande, Marx s’en prend à ceux qui prétendent changer la réalité en
changeant les idées et les représentations. Ainsi, Marx écrit : « Naguère
un brave homme s’imaginait que, si les hommes se noyaient, c’est uniquement
parce qu’ils étaient possédés par l’idée de la pesanteur.
Qu’ils s’ôtent de la tête cette représentation, par exemple, en déclarant que c’était
là une représentation religieuse, superstitieuse, et les voilà désormais à l’abri
de tout risque de noyade. Sa vie durant il lutta contre cette illusion de la
pesanteur dont toutes les statistiques lui montraient, par des preuves
nombreuses et répétées, les conséquences pernicieuses. Ce brave homme, c’était
le type même des philosophes révolutionnaires allemands modernes. » On pourrait
ajouter que ce brave homme est le type même du « woke » halluciné : il
suffit de transformer les mots pour changer le réel, tout comme le militant « trans »
imagine qu’il suffit de se croire homme ou femme pour être homme ou femme. Marx
se soucie comme d’une guigne de ce que l’on va appeler « bataille culturelle ».
Il refuse à partir de 1842-43 de consacrer à la lutte contre l’illusion
religieuse une part, même minime, de son temps. S’il s’intéresse à la condition
des femmes, c’est pour dénoncer l’exploitation des ouvrières, particulièrement
féroce, contraire à la nature et la moralité. Marx pense la transformation
sociale comme « mouvement réel », le mouvement des ouvriers pour la limitation
de la journée de travail, l’interdiction du travail de nuit des femmes,
l’interdiction du travail des enfants, la lutte pour l’amélioration des
conditions d’hygiène dans les entreprises et plus généralement l’établissement
de lois sociales qui sont la traduction du poids politique du prolétariat sur
l’ensemble de la société. Rien à voir avec les calembredaines à la mode ! Par
ailleurs, il serait aisé de montrer l’attachement de Marx à la culture
classique, des Grecs à Shakespeare et à Goethe, mais aussi à la philosophie
classique, en premier lieu Aristote. Cette culture classique est aussi une arme
de combat contre le capital ! Un élève de Marx ne peut que regarder avec
étonnement et mépris les diverses manifestations actuelles de la « cancel
culture » et du « politiquement correct ».
Pour rattacher le marxisme au « combat culturel », on exhibe
la thèse « attribuée au camarade Gramsci » sur l’hégémonie culturelle. Depuis
quelques années, on voit d’ailleurs force faiseurs d’opinions qui, n’ayant
jamais lu une seule ligne du rédacteur en chef de l’Ordine nuovo et auteur
des Quaderni del carcere, nous intiment l’ordre de « relire Gramsci ».
Seuls ceux qui sont abreuvés aux « 1000 idées de culture générale »
peuvent penser que pour Gramsci « la lutte est fondamentalement idéologique »
et qu’on prend le pouvoir en répandant ses idées ! Gramsci est communiste et il
veut répondre à la question de la stratégie révolutionnaire dans les pays capitalistes
avancés. L’hégémonie dont il parle, ce n’est pas celle des idées, mais celle de
la classe ouvrière dès lors que le parti communiste est capable de souder un
bloc unissant aux ouvriers toutes les autres classes sociales opprimées,
notamment la paysannerie. Il s’agit aussi de donner aux ouvriers les moyens
intellectuels du combat et l’instruction joue ici un rôle clé — on pourrait
citer les nombreuses pages que Gramsci consacre à la grammaire. Le PCI,
indépendamment des critiques qu’on a pu lui adresser, était « gramsciste »,
commençant la conquête des casemates du pouvoir dans les régions d’Italie qu’il
contrôlait. Le PCF a également été plutôt « gramsciste » dans sa volonté
d’irriguer toute la société d’institutions s’adressant à toutes les couches du
peuple. Ni le PCI, ni le PCF ne pratiquaient la « cancel culture », bien au
contraire. Ils ont tous les deux, conformément aux idées de Gramsci, rejeté
toute lutte antireligieuse et considéraient les chrétiens comme des alliés
potentiels. Sans nostalgie pour le communisme d’hier et d’avant-hier, il faut
simplement souligner combien le prétendu « gramscisme » actuel est une
imposture.
S’il est un penseur que l’on pourrait enrôler dans le « combat
culturel », c’est bien Bourdieu. Mais précisément Bourdieu n’a rien à voir ni
avec Marx ni avec le marxisme. Quelques-uns de ses concepts, celui de « domination »,
de « capital symbolique », de « violence symbolique », ont pu donner
l’illusion que Bourdieu était une sorte de marxiste. Mais il n’en est rien. Le
concept de domination n’est pas « marxiste ». Bourdieu l’emprunte à Max Weber
en lui donnant sa propre interprétation. Pour Marx et pour un marxiste, le
concept important est celui d’exploitation et non celui, plutôt amorphe, de
domination. Le « capital symbolique » est sans doute le produit de l’un de ces
« vertiges de l’analogie » dénoncés jadis par Sokal et Bricmont. Un savoir
n’est pas un capital ! Et le goût des grandes œuvres n’est pas réservé aux
classes dominantes. Les bourdieusiens, même s’ils doivent être distingués de
Bourdieu lui-même, semblent ignorer que Victor Hugo et Verdi sont des grands
artistes populaires ! Le petit bourgeois intellectuel qui dénonce le « goût » dit
implicitement que le « populo » n’a pas de goût et exprime, à son insu, son mépris
de classe. Que Bourdieu vaille peut-être mieux que les usages, c’est certain et
Bourdieu est aussi parfois l’objet de la vindicte de la nouvelle gauche
radicale. Mais en aucun cas la pensée de Bourdieu ni celle des épigones ne peut
être rattachée à un prétendu « marxisme culturel ».
Que reste-t-il du « marxisme culturel » ? Rien. Rien, sinon
l’hommage que la droite rend à ses ennemis préférés, les hallucinés de la
nouvelle gauche radicale. De telles billevesées peuvent trouver une certaine
audience parce que l’inculture progresse comme un feu de brousse. Aux gens de
droite qui parlent de « marxisme culturel », on ne pourrait que conseiller la
lecture de Raymond Aron et notamment de ses leçons sur Marx. Et aux gens qui se
disent de gauche et parlent d’émancipation, on ne peut que conseiller le
silence et le travail qui, seul, leur permettra de s’instruire et de sortir de
leurs délires.
Le 15 mars 2021
Denis Collin
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire