La domination de la pensée « économiste », celle des universités, des écoles de commerce, des grands journaux, etc., interdit que soient posés convenablement les problèmes de notre époque. Par conséquent, bon nombre de propositions « alternatives » tombent à l’eau parce qu’elles se situent encore dans le cadre de la pensée dominante. Ajoutons à cela que la question de « l’environnement » est généralement plaquée par là-dessus, traitée à partir d’un point de vue pseudoscientifique, objectiviste qui finit par noyer toute discussion dans des arguties techniques, tout aussi discutables les unes que les autres.
Il faut repartir de la base. Nous vivons dans des sociétés dominées par le mode de production capitaliste. Je dis bien dominées parce qu’il existe, même dans les sociétés les plus capitalistes, des sortes d’enclaves non capitalistes, soumises certes à sa logique, en dernière analyse, mais fonctionnant tout de même selon une autre logique (pensons au secteur mutualiste et coopératif ou aux services publics tant qu’ils n’ont pas encore été transformés en entreprises capitalistes et à la famille). Tout cela demanderait des explications détaillées qu’on remettra à plus tard. J’en reviens à mon point de départ : la domination du capital. Cette domination du capital est, fondamentalement un monde mis sur la tête. Pourquoi les hommes travaillent-ils ? Pour produire les moyens de leur existence (et ainsi leur vie elle-même comme le dit Marx). Or dans le mode de production capitaliste, le travail n’a pas essentiellement pour but de satisfaire des besoins humains, mais de se transformer en capital qu’il faut accumuler. La consommation des humains n’est pas la fin du procès de production, mais seulement son moyen. On ne produit pas pour consommer, mais on consomme pour que le cycle de la production, c’est-à-dire de la reproduction du capital, ne s’arrête pas. C’est ce que Michel Henry appelle de manière fort pertinente « inversion de la téléologie vitale ». Les moyens deviennent des fins et les fins deviennent des moyens. Cette inversion caractérise tout le procès de production capitaliste dans lequel les moyens de production ne sont plus les moyens du travailleur, c’est le travail qui devient un moyen de la machinerie. Tout cela a été excellemment analysé par Karl Marx, et j’ai suffisamment écrit sur le sujet pour n’y ait point à y revenir maintenant.
Prenons un exemple. Depuis déjà un bon demi-siècle, nous avons toute une série de critiques de la croissance, parfois excellentes. Le rapport Meadows en 1972 est un des plus connus. On pourrait citer aussi les ouvrages de François Partant, comme La fin de développement et bien d’autres encore. Les critiques de la technique et de la folie capitaliste ne manquent pas non plus. Mais sur quoi tout cela débouche-t-il trop souvent ? Sur la décroissance, voire sur la sobriété volontaire, la frugalité révolutionnaire et d’autres vieilleries de la même farine. Mais le problème n’est ni la croissance ni la décroissance. Il est plus simplement et, en même temps c’est beaucoup plus difficile, de remettre les choses sur leurs pieds ! C’est-à-dire de revenir de la valeur d’échange à la valeur d’usage.
La valeur d’usage est ce qui est produit pour nos besoins. Reste à déterminer ce que sont ces besoins. On ne peut pas vouloir imposer une frugalité qui ne serait rien d’autre que la dictature sur les besoins, chose dans laquelle excellait, si l’on peut dire, le « socialisme réellement existant » du siècle passé. L’homme civilisé, dit Marx, est « l’homme riche en besoins ». Nous n’avons pas simplement besoin de manger selon les normes des diététiciens, nous avons besoin de manger des plats raffinés, parfois de faire des repas une fête. Nous avons besoin de belles choses, même parfaitement inutiles. Nous n’avons nul désir de frugalité. Et ce d’autant plus que l’immense majorité de l’humanité est privée même du nécessaire et aspire tout naturellement à vivre selon les modes des plus riches. Cela ne valide en rien le consumérisme frénétique ni le gaspillage permanent qui fait tourner la machine capitaliste. Bien au contraire : les immenses quantités de saloperies que produit la machinerie capitaliste pourraient avec avantage être remplacées par de la nourriture, des vêtements et autres choses bonnes, belles et utiles à la vie. Voilà une « croissance » qui serait tout à fait souhaitable. On peut philosophiquement préférer une vie austère, pour mieux se consacrer à la méditation et à la vie de l’âme. Mais personne ne peut raisonnablement en faire un modèle social. Les philosophes eux-mêmes s’y tiennent très rarement. Nos gouvernants pensent de plus en plus à nous dicter ce que nous devons manger (cinq fruits et légumes par jour), boire ou ne pas boire, et à quelle température doivent être nos maisons et appartements. Il y a là-dedans quelque chose de complètement insupportable et qui s’inscrit dans le projet totalitaire d’un gouvernement des corps autant que des esprits.
Ajoutons que, d’un point de vue social, il y a des « besoins » importants qu’on ne saurait sacrifier : besoins de fêtes publiques, besoins d’ériger de beaux monuments, besoins d’embellir les villes, etc. Heureusement que les générations passées nous ont légué des palais, des cathédrales, des édifices publics d’une beauté qui nous sidère encore ! Heureusement qu’il reste encore des endroits où l’on peut échapper à la laideur de tant d’édifices contemporains où on a confondu l’extravagance et l’absurdité avec le génie.
La dictature sur les besoins qui se profile n’a pas d’autre but que d’habituer les travailleurs à se contenter de moins afin de baisser la valeur de la force de travail. Pensez ! Tous ces gueux qu’on nourrissait de mauvais pain trempé dans de l’eau un peu grasse veulent maintenant manger du gigot et du rosbif ! On va leur expliquer que c’est mauvais pour leur santé et pour la planète et le tour sera joué… Il faut absolument ne pas rentrer dans ce jeu pervers auquel excellent toutes sortes de gourous et de politiciens comme ceux qui se disent « écologistes », mais ne connaissent rien à l’art humain ancestral d’habiter la Terre. Revenir à la téléologie vitale, ce n’est certainement pas commencer à décréter ce que sont les « vrais » besoins et quels « faux » besoins doivent être éliminés.
Marx faisait remarquer que les besoins humains se développaient en même temps que les moyens de les satisfaire. « Avec son développement, cet empire de la nécessité naturelle s’élargit parce que les besoins se multiplient ; mais en même temps se développe le processus productif pour les satisfaire. » (Capital, III, conclusion) Il suffit de penser aux besoins de santé pour comprendre de quoi il s’agit. Sans doute devons-nous cesser de rêver à l’immortalité que nous promettent les prophètes du transhumanisme, mais personne ne peut renoncer à vivre autant que possible et chaque progrès de la médecine en attend d’autres, même si trop souvent nous nous berçons d’illusions.
Que chacun, individuellement, puisse réviser la liste de ses besoins, renoncer à ce qui nous intoxique au profit de ce qui sera profitable, c’est un souhait peu contestable. Un fumeur fait sans doute bien d’arrêter, mais il ne peut forcer les autres à en faire autant. Chacun individuellement ou collectivement doit assumer ses choix. Il se trouve qu’aujourd’hui, dans le cadre de l’économie mondialisée, les plus riches peuvent déporter sur les autres les conséquences de leurs choix. Globalement, les pays riches ont délocalisé une partie de leur pollution dans les pays émergents à qui est dévolue la charge de la production industrielle… Ce qui nous ramène aux questions de fond : dans le mode de production capitaliste, c’est bien connu, ce n’est pas celui qui fait pousser l’avoine qui la mange. Tant que l’argent ruisselle du front des travailleurs dans la poche des capitalistes, ces derniers peuvent toujours chercher à s’arracher aux conséquences de leurs choix. Les entreprises de Bezos et Musk pour lancer un « tourisme spatial », tout comme le projet de villes flottantes extra-territoriales, projets tous plus délirants les uns que les autres, expriment la volonté des capitalistes d’échapper à la condition terrestre, à ce qui reste, malgré la ségrégation urbaine en pleine expansion, un habitat commun.
On est à peu près certain que les conditions naturelles de la vie sur Terre vont devenir difficiles si on continue sur la lancée actuelle. Je ne suis pas absolument convaincu que le réchauffement climatique soit notre pire menace. Mais même si ce n’est que probable, il est cependant de bon conseil d’agir en conséquence de cette menace, qu’elle soit ou non aussi catastrophique qu’annoncé. En revanche, les conditions d’accès aux ressources de la Terre risquent fort de s’épuiser assez rapidement. Le capitalisme a connu un développement prodigieux en carburant au pétrole et rien ne le remplacera à horizon humain. La pollution des rivières et des océans est également un phénomène inquiétant. On doit tenir tout cela pour çà peu près avéré — même s’il y a aussi pas mal d’incertitudes et de faux problèmes qui en masquent de vrais. Pour une part, nous ne pourrons pas faire marche arrière, nous ne pourrons pas faire que le pétrole consommé retourne dans les nappes pétrolifères. Pour une part, sans doute, nous ne pouvons rien faire de sérieux sur le réchauffement climatique. À huit milliards d’humains et bientôt dix, nous nous tenons chaud ! Une drastique diminution de la population humaine résoudrait pas mal de problèmes… Mais elle ne pourrait venir que d’une ou d’une série de catastrophes qui ruineraient pour longtemps la civilisation. La stabilisation de la population et même sa diminution par diminution de la fécondité (modèle coréen du Sud : 0,8 enfant par femme !) aura aussi des conséquences importantes que nous mesurons très mal.
En vérité, même si on ne le veut pas ou si on l’accepte avec résignation (c’est le credo commun de la droite et de la gauche), le capitalisme ne peut plus continuer comme avant. Nous n’avons pas atteint les « limites de la croissance », mais les limites du capitalisme. Un bouleversement des rapports sociaux de production est une nécessité absolue. Ce bouleversement n’ouvrira pas la porte du paradis sur Terre, même si on peut espérer qu’il y aura pour tous « du pain et des roses ». Ce bouleversement signifie que ceux qui décident sont ceux qui assument les coûts de leurs décisions. Ce n’est que la traduction de l’idéal politique qui a été porté depuis le xviie siècle par la grande majorité des philosophes et par les mouvements d’émancipation politique et sociale. Si décident ceux qui en assument les coûts, personne ne voudra produire au-delà de ce qu’il pense correspondre à ses besoins, soigneusement pesés en rapport avec les ressources existantes. On peut même espérer qu’un progrès réel de l’instruction et la diffusion des connaissances permettraient de faciliter ces choix « en connaissance de cause ». La discussion démocratique devrait même permettre d’accroître la capacité de chacun à participer à une délibération fondée sur ce que Jürgen Habermas appelait « éthique de la discussion ». Recréer de bas en haut un espace public pour une telle délibération, tel devrait être l’objectif premier.
Quelques exemples : qui voudrait polluer une rivière dans laquelle il va aller se baigner ou pêcher à la ligne ? Qui voudrait exproprier les maraîchers qui apportent les légumes frais au marché pour y installer des zones d’achalandage pour les grandes enseignes ? Tout cela se fait sans difficulté ou presque aujourd’hui en raison de la séparation des décideurs et des exécutants, du fractionnement des décisions et de l’éparpillement civique de la population. Un autre exemple : les partisans du « tout électrique » doivent assumer les éoliennes et les champs de panneaux solaires dans leur propriété, dans leur paysage et ne pas l’infliger à ceux qui n’en ont pas voulu.
En posant les problèmes de cette façon, individuellement et collectivement, « de quoi avons-nous besoin pour vivre ? », il serait sans aucun doute possible de faire prévaloir la recherche de la satisfaction de tous sur la course à l’accumulation du capital. Peut-être n’est-ce pas réalisable, peut-être « les gens » (car ce sont toujours les autres qu’il faut mettre en cause !) ne sont-ils pas assez raisonnables, peut-être l’avidité insatiable fait-elle partie de la nature humaine… mais si c’est le cas, toutes les solutions des rebouteux du néokeynésianisme, de la transition écologique ou de la décroissance sont vouées plus à aggraver le mal qu’à y répondre.
Commençons par la décroissance. Jancovici en est un défenseur ardent pour lutter contre le réchauffement climatique. Il montre que nous avons fait reculer sérieusement la pollution au moment du confinement. Il propose donc une baisse annuelle du PIB équivalente à celle du confinement. Mais comme toutes les stratégies de décroissance, elle produirait des résultats d’une violence insupportable, à moins de lobotomiser tous les humains. Nous avons eu beaucoup de mal à supporter le confinement pendant quelques mois… La décroissance de 5 % par an se traduirait par des coupes sombres dans les revenus de ménages, et surtout dans les revenus des plus pauvres. On peut imaginer une « décroissance » supportable : remplacer les voitures particulières par des transports en commun, c’est évidemment une excellente idée, mais elle ne serait « décroissante » qu’à long terme, puisqu’il faudrait construire des trains, de nouvelles lignes, de nouvelles gares, puisque déjà aujourd’hui le réseau est largement saturé. On pourrait modifier les politiques d’aménagement du territoire, revitaliser les campagnes et les petites villes, restaurer l’habitat ancien, etc.. Mais tout cela demande encore des investissements et des projets à long terme contradictoire avec un mode de production fondé sur le montant du ROI (retour sur investissement). Les idées pour faire mieux, moins polluant, moins usant pour les habitants, ne manquent pas, mais elles se heurtent à cette petite chose qui s’appelle rapports de propriété et de pouvoir politique.
La « transition écologique » n’est qu’un slogan publicitaire permettant de promouvoir un capitalisme qui lave plus vert. Le parangon de cette transition est la voiture électrique, une catastrophe totale en prévision qui aboutira, soit à la débandade complète (2035, c’est encore loin), mais plus sûrement à la surexploitation des minerais nécessaires aux moteurs et aux batteries, à une production électrique énorme avec ses coûts environnementaux et à des concentrations massives dans l’automobile mondiale. Ne parlons pas de la somme phénoménale d’âneries proférées sur viande, les rots des vaches, la consommation d’eau du cheptel bovin.
Quant au sauvetage néokeynésien du capitalisme, voilà un bon moment que j’ai dit ce que j’en pense (voir « Néolibéralisme ou keynésianisme rénové : la fausse alternative », revue L’homme et la société, 135, 2000, disponible sur internet sur le site du Cairn). Un mixte, en proportions variables de ces trois solutions ne vaudra évidemment pas mieux que chacune des composantes. Il s’agit toujours des experts, des sachants, des « think tansks » qui proposent des programmes clés en main. Le contraire, donc, de ce qu’il faudrait faire.
Hic Rhodis, hic salta ! C’est là qu’il faut sauter en effet. Soit on peut s’y engager à froid, en prenant le temps nécessaire à l’expérimentation. Soit on y sera contraint, par la force des choses, soit que, d’ici là, le capitalisme aurait réglé le problème par ses moyens habituels, une nouvelle guerre mondiale qui fera paraître les précédentes comme un aimable divertissement, ou d’autres choses encore que nous pouvons simplement deviner en réfléchissant sur l’expérimentation Covid 19…
Le 17 juin 2023
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