dogme marxiste, c'est-à-dire de cet ensemble de « théories » à nette coloration religieuse qui ont permis de trouver des moyens pour s’accommoder du progrès capitaliste. Mais si les marxistes avaient lu Marx – quand je dis lire, je parle de lire sérieusement, ligne à ligne en ne se contentant pas des résumés de marxisme, des abrégés du Capital et de toute cette littérature qui a tant fait pour enterrer le vieux Marx, avec une efficacité bien supérieure à celle des antimarxistes professionnels – alors ils auraient pu lire, en toutes lettres, que le mode de production capitaliste est le mode production révolutionnaire par excellence, qu’il ne peut survivre qu’en révolutionnant continuellement ses propres bases et en faisant triompher non seulement le machinisme, mais, dans le même mouvement, le fétiche suprême, l’argent, en faisant table rase de toutes les communautés humaines et de toutes les valeurs qui venaient du passé.
Tout cela, je l’ai déjà développé si souvent que je ne vais
pas reprendre ici l’argument. Je voudrais noter seulement que le progressisme propose,
depuis le début, d’appliquer à l’être humain l’ingénierie machinique. Et tout
naturellement, l’une des dimensions essentielles du capital est la réification
de l’être humain, sa transformation en chose. Le nazisme avait semblé être un
achèvement de ce processus de réification : les humains réduits à l’état
de cadavres dont on réutilise les dents en or et les cheveux, d’un côté et, de
l’autre côté, des fermes d’élevage pour humains parfaits, en tout cas améliorés
(les Lebensborn). Il n’était d’ailleurs pas nécessaire de beaucoup de
jugeote pour se rendre compte que, par ces traits, le nazisme n'était nullement
réactionnaire, mais plutôt complètement « progressiste ». Le seul défaut
des nazis est d’avoir fait tout cela avec une grande cruauté et un brutalité
qui nous est devenue insupportable – à juste titre.
Le « progressisme nouveau » promet de délivrer les
humains de toutes les complications qu’il y a à être des humains. La fabrication
des humains ne peut plus être laissée au hasard ; il faut des « projet
d’enfant » et les bonnes vieilles méthodes éprouvées sont trop hasardeuses ;
les nouvelles méthodes (PMA, GPA, etc.) restent tributaires du « facteur
humain ». D’où le projet déjà ancien de l’ectogenèse, nom savant de l’utérus
artificiel. Ce fut longtemps un thème de science-fiction (voir notamment Le
meilleur des mondes) mais c’est en train de devenir une réalité. Des expériences
de développement d’un embryon humain jusqu’à un stade avancé ont déjà été
faite. En Chine, des pas importants ont été faits vers un dispositif contrôlé par
une IA. Pour le professeur de médecine François Vialard, directeur de
l’équipe Reproduction humaine et modèles animaux (RHuMA) à l’université Simone
Veil-Santé de Montigny le-Bretonneux, « la question n’est pas de savoir si
l’on va arriver un jour à créer cet utérus artificiel mais plutôt quand nous
allons y arriver. » Des humains qui ne soient pas nés d’une femme !
Cela est présenté comme un progrès pour les femmes qui n’auront plus à
supporter les ennuis de la grossesse. Mais, par la même occasion, il apparaîtra
que la femme, tout l’homme, est devenue parfaitement inutile à la per-existence
de l’humanité. Ce n’est nullement un hasard si, dans le même temps, se
développe sous le nom d’euthanasie le gestion technique de la mort.
À peine ces sujets ont-ils été soulevés, on entend tout de
même des protestations. Ce serait complètement inhumain ! Même chez les
plus progressistes des progressistes, on hésite devant l’abîme. Effectivement,
c’est une société d’humains inhumains que cette technologie nous prépare. Mais
ce qui est difficile, c’est de voir où réside le problème, c’est trouver les raisons
que nous pourrions avoir de ne pas accomplir cet ultime saut vers l’au-delà de
l’humanité. En effet, si en matérialiste pur et dur, on pense que l’homme,
comme tous les autres vivants, n’est qu’un assemblage de cellules, avec, en particulier
un assemblage fort complexe de cellules neuronales et que donc rien n’est
spécialement « sacré » dans l’être humain, rien ne le rend
intouchable, puisque nous améliorons nos autos et nos robots ménagers, pourquoi
ne pas améliorer l’homme et le rendre plus « performant » ?
Pourquoi ne pas faire se développer les fœtus humains dans un environnement
transparent, parfaitement surveillé, sans risque que l’inconduite de la mère
ait de fâcheuses conséquences pour sa progéniture ? On objectera qu’il y a
beaucoup d’interactions entre la mère et son enfant en gestation, qui
concourent à le former. Mais, d'abord, on n’est pas certain que ces interactions
soient si bonnes – les mères peuvent être stressées, dépressives, etc. – et,
surtout, on pourrait produire de bonnes interactions par un développement de
simulations pilotées par IA.
Il y a plus de deux décennies, Habermas avait, à juste titre,
dénoncé « l’eugénisme libéral » qui mettait en cause « l’avenir
de la nature humaine » (voir le livre éponyme). Un être qui serait, dans certaines
déterminations essentielles (et Habermas incluait le sexe), le produit du
projet d’un autre homme aurait perdu sa qualité d’être libre. En gros, nous ne
sommes libres que parce que nous n’avons pas été voulus tels que nous sommes
par d’autres humains, qui se sont contentés de procréer sans créer personne. On
le voit : cet argument habermassien s’applique à plus forte raison aux
projet d’ectogenèse. Mais cet argument n’est
pas scientifique. Il suppose quelque chose qui est hors de portée de la science
et de la commune rationalité par les fins. Il suppose cette idée de la raison
qu’est la liberté humaine. L’homme, en tant qu’il est un être raisonnable, est
libre et celui lui confère une dignité, alors que les choses n’ont qu’un prix. Un
athée radical ne croit pas que l’homme soit libre et il accepte parfaitement qu’on
le considère comme une machine et même qu’on le traite comme tel : voir
Sade, le seul athée radical des Lumières.
Jusqu’à présent, les partisans de la raison et des Lumières
s’en tenaient, sans bien le savoir, à la théologie chrétienne : Dieu est
en chaque homme et donc chaque homme est en quelque manière Dieu. Voilà qui
suffit à poser des barrières : l’homme est sacré comme Dieu est sacré pour
ceux qui croient en lui. Mais précisément ce que propose la technoscience, c’est
ni plus ni moins que la déconstruction du sujet, la déconstruction n'est ici qu’une
euphémisation du projet réel qui est la destruction du sujet. Il faut le dire
et le redire : le projet de l’ectogenèse est, en son essence, un projet
nazi, une nouvelle forme de l’apothéose du capital. La dénaturalisation radicale
de l’homme est sa désubjectivation et sa transformation en matière première
pour machine (le cyborg pour les plus perfectionnés). Les délires de Marcela Iacub,
Thierry Hoquet ou Donna Haraway, ne sont pas de simples délires. D’abord, ce
sont des délirants qui occupent d’importantes positions universitaires et, ensuite,
ces « délires » sont l’expression de la rationalité du mode de
production capitaliste qui, dans son mouvement incessant, ne doit rien laisser
de sacré.
Si on pense que les idées philosophiques sont aussi un champ
de bataille (Kampfplatz, disait Kant), alors il convient de procéder à
une critique en règle, systématique et raisonnée du progressisme et de son soubassement
sournois, le positivisme. Dans cette bataille, les humanistes, ceux qui pensent
que l’homme est un Dieu pour l’homme, comme le disait Spinoza, se retrouveront du
même côté de la barrière, face à ces matérialistes en bois brut et leurs amis
déconstructeurs.
Le 26 juin 2023.
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