Quand on parle du sport, il faut commencer par dire
précisément ce que l’on entend par là. Quand je fais de la randonnée en
montagne, je ne fais pas du sport ; quand je tape dans un ballon avec des
copains, je ne fais pas du sport ni quand je vais à piscine ou que je me livre
à n’importe quelle autre activité physique. L’exercice physique, l’éducation
physique même, ce n’est pas le sport. Pour commencer, il faut dire que le sport
est un système politique, organisé à l’échelle mondial et qui s’et ramifié dans
toutes les nations.
Système politique : c’est-à-dire une organisation qui
a pour vocation d’encadrer la multitude, de l’organiser, de la faire agir selon
les vues des organes dirigeants, exactement comme toute organisation politique.
Mais ce n’est pas n’importe quel système politique ; ce n’est pas l’ONU,
ni l’OMC, ni une alliance militaire, mais un système de même niveau. C’est un
système politique qui ne se contente pas de gouverner les âmes, de conduire les
individus à acheter ou à vendre, à faire la guerre ou à respecter les traités
de paix. C’est un système qui veut gouverner les corps et ce faisant pourrait
bien être redoutablement plus efficace que les systèmes politiques des époques
antérieures. Voilà pourquoi le sport est une politique du corps.
Je montrerai (I) que le sport est une institution
politique qui trouve son plein déploiement dans la mondialisation et correspond
au déploiement des biopouvoirs dont parlait Michel Foucault ; ensuite (II)
que le biopouvoir sportif est rouage essentiel de la colonisation des
consciences ; enfin (III) que le sport est un terrain d’essai important du
développement de l’industrie de l’humain.
Le sport est une institution politique moderne
Quand on parle de sport, il faut d’abord porter un regard
historique. Nous avons des « jeux olympiques » comme les Grecs. Les
nobles se livraient à des combats souvent mortels dans des tournois et nous,
nous avons des combats de boxe et des tournois de tennis. Bref, rien de nouveau
sous le soleil et nous pourrions croire que le sport est une réalité
transhistorique. Le néo-olympisme, celui auquel Pierre de Coubertin (« le
seigneur des anneaux ») a attaché son nom n’est pas l’olympisme grec.
L’olympisme moderne a des objectifs modernes ! L’objectif de Coubertin est
d’apaiser les conflits sociaux – sa famille catholique vivait dans la terreur
du retour de la Commune de Paris. Il fonde le néo-olympisme comme un mouvement
religieux ou « philosophico-religieux ». Jean-Marie Brohm qui a
consacré de très nombreux ouvrages à la critique du sport affirme que le
néo-olympisme de Pierre de Coubertin exprime « un projet social
réactionnaire, une vision du monde
impérialiste et une philosophie de l’histoire mystificatrice » (in Le seigneur des anneaux, éditions
Homnisphères, p. 27). Saturé de références à une Antiquité grecque mythifiée
enveloppée dans une prose aux connotations religieuses récurrentes, de
Coubertin veut faire de l’Olympisme l’instrument d’un nouvel ordre mondial
consacrant les « races fortes » du « monde civilisé ». Il
glorifie « l’œuvre coloniale » de la France et estime que le sport
est nécessaire pour éduquer les indigènes, leur donner de bonnes habitudes, les
discipliner et les rendre « plus maniables ». Propagandiste
politique, il considère que le pilier de la société est la propriété et que le
prolétariat doit accepter son maintien.
Le baron Pierre de Coubertin, le grand « humaniste »,
déclarait au moment des JO de Berlin en 1936: « Ils [Les jeux de 1936] ont
été, très exactement, ce que j'ai souhaité qu'ils fussent [.]. À Berlin on a
vibré pour une idée que nous n'avons pas à juger, mais qui fut l'excitant
passionnel que je recherche constamment. On a, d'autre part, organisé la partie
technique avec tout le soin désirable et l'on ne peut faire aux Allemands nul
reproche de déloyauté sportive. Comment voudriez-vous dans ces conditions que
je répudie la célébration de la XIe Olympiade ? Puisque aussi bien cette
glorification du régime nazi a été le choc émotionnel qui a permis le développement
immense qu'ils ont connu. » (L'Auto,
4 septembre 1936).
On peut continuer ainsi. L’olympisme est une idéologie, il
a des visées idéologiques explicites et autour de cette idéologie s’est édifié
petit à petit un appareil mondialisé, le CIO qui joue une rôle politique
évident – l’attribution du pays et de la ville accueillant les JO est
d’ailleurs toujours un moment de tractations politiques intenses. Les JO de
Pékin en 2008 ont consacré la nouvelle place de la Chine dans l’ordre mondial.
Ce que j’ai dit ici des JO s’applique évidemment à
l’ensemble des organisations sportives. Des sommes d’argent considérables sont
brassées. Les organisations comme le CIO ou la FIFA sont des lieux où se
déploient trafics et corruptions de toutes sortes. L’idée d’un sport comme
activité transhistorique, des Grecs à nous, est donc bien une idée qui nous
aveugle sur la réalité de l’institution sportive contemporaine. C’est donc
typiquement une idéologie qui obscurcit la réalité de l’organisation sportive
internationale, c’est-à-dire une pyramide d’institutions à l’égal du FMI, de
l’OMC, ou de l’OTAN pour n’en citer que quelques-unes.
Derrière la façade attrayante de « l’esprit
sportif », il faudrait interroger toute l’idéologie sportive. En
valorisant les aptitudes physiques qui ont un substrat biologique inéliminable,
c’est une idéologie assez spontanément raciste et sexiste. La séparation
hommes/femmes comme marque de leur inégalité est de rigueur. Le sport est
également puritain : il y a des élus (en nombre restrient) et des damnés,
conformément à la doctrine de la prédestination. Le but des sportifs est de
pratiquer « l’ascèse intramondaine » dont parlait Max Weber :
souffrir pour le sport (ou l’argent). Et le sport ne fait pas bon ménage avec
le plaisir.
On pourrait penser que le rôle politique des grandes
festivités sportives (des JO de Berlin à la coupe du monde de football en
Argentine en 1978, au JO d’Athènes, etc.) n’est qu’une malheureuse perversion
de « l’esprit sportif ». Il n’en est rien. Les JO et les autres
institutions sportives internationales ont été créés dans un but politique (cf.
supra) et se maintiennent pour des raisons politiques. Le sport, comme la
guerre selon Clausewitz, est la continuation de la politique par d’autres
moyens. Et ce qui est vrai au plan international l’est également au plan
national : encadrement des corps et des émotions populaires, voilà l’objet
du sport. Le sport exalte les
nationalismes les plus obtus : les commentateurs sportifs en sont de
bonnes expressions. Et il affirme ce chauvinisme d’autant plus fortement que
les nations en tant qu’instances de la souveraineté politique se trouvent très
affaiblies. Il est aussi évidemment l’instrument de la manifestation de la
puissance : les JO de Pékin célébraient la place nouvelle conquise par la
Chine dans l’arène mondiale et permettaient de faire passer au second rang les
aspects moins reluisants du régime chinois en matière de droits de l’homme
autant qu’en matière de droits sociaux. L’organisation de la coupe du monde de
football au Qatar s’inscrit aussi dans cette politique de puissance : « l’islamisme
2.0 » devrait y trouver sa consécration. Toutefois, il n’est pas certain
que cet événement se tienne comme prévu…
La colonisation du monde vécu
C’est chez
Husserl dans La Crise de l’humanité
européenne qu’est développé le concept de « monde
vécu ». Le « monde vécu »
ou « le monde de la vie » est le monde tel qu’il est immédiatement
donné, dans l’expérience subjective et s’oppose au monde « objectif »
des sciences de la nature. Mais il ne
s’agit pas d’un monde privé mais d’un monde intersubjectif. Et ce monde se
construit dans l’interaction des individus, interaction qui prend un caractère
systémique. La notion de « colonisation du monde vécu » a été développée par
Jürgen Habermas dès ses premiers écrits. C’est un thème qu’il hérite de la
théorie critique de l’école de Francfort.
Chez Habermas, le monde vécu est tout à la fois la
sphère privée et l’espace public comme espace de la communication, par
opposition au système économique ou administratif. Dans La technique et la science comme idéologie, il a montré comment la
technique fonctionnait comme système, imposant une idéologie fondée sur la
rationalité instrumentale, hostile à l’agir communicationnel et la politique
comme délibération publique. Les systèmes sont les structures extrinsèques de
l’action, les résultats figés de l’action qui s’opposent maintenant à l’agir
communicationnel.
Voyons maintenant le rapport avec le sport. Le sport
est typiquement un système qui impose sa propre rationalité aux individus. Et
la colonisation du monde vécu, à la fois privé et public s’effectue à travers
le corps.
L’ordre social s’impose aux individus par les
contraintes qui s’exercent sur le corps, contraintes pour une part
indispensables à toute vie sociale, mais contraintes qui dans les sociétés
fondées la course à la productivité sont redoublées. Il y a une sur-répression,
une répression pulsionnelle qui va bien au-delà du strict nécessaire pour
rendre la vie de chaque individu compatible avec la même liberté pour les
autres. Cette sur-répression consiste à imposer une rigueur et une raideur à un
certain nombre de gestes, de tenues, d’attitudes, ce qu’on appelait dans les
cours de gymnastique d’autrefois (avant que cela ne s’appelle EPS) des cours de
« maintien ». Ce maintien visait précisément à forger ce que Wilhelm
Reich a appelé la « cuirasse musculaire » qui, selon lui, a pour
finalité la limitation de la puissance orgasmique de l’individu. Si cet aspect
peut sembler un peu vieillot depuis justement qu’on a des cours d’EPS et non
plus de gymnastique, on retiendra tout de même que le système d’éducation des
corps a des finalités clairement anti-érotiques. Le sport procède à une
« désérotisation » des corps, leur domestication. Le corps n’est pas
le centre du plaisir, mais celui de la souffrance nécessaire pour montrer sa
force physique.
C’est aussi le triomphe du mouvement mécanique,
c’est-à-dire du mouvement qui a perdu toute spontanéité et doit être décomposé
– la chronophotographie inventée par Jules Marey en 1889 permet de décomposer
le mouvement en une succession d’instantanés qui peuvent ensuite être analysés.
En termes bergsoniens, on substitue à la durée continue le plan discontinu et
le temps des horloges au temps vécu. Si l’instantané, c’est le mort qui saisit
le vif, le mouvement analysé, c’est-à-dire décomposé est le mouvement d’une
chose morte, le mouvement d’une machine.
Encore fois, dans la recherche de la précision et de
l’efficacité du geste technique, il y a quelque chose de nécessaire :
travailler bien et efficacement, précisément, qui pourrait penser que c’est
sans importance. Mais le problème est que le sport impose ce type
d’organisation corporelle non pour les nécessités du travail, non pour ce que
nous impose « anankè » mais
comme expression du plaisir, du plaisir d’être une machine ! Retournement
d’Éros en Thanatos : voilà ce dont il s’agit. Et loin de célébrer la vie,
le sport pourrait bien se révéler parfaitement mortifère à l’image même de
notre société qui célèbre le travail mort, c’est-à-dire le triomphe de la
machine (homme-machine, intelligence artificielle).
Il y a un deuxième aspect : la sur-répression
dont parle Marcuse prend dans la société industrielle et technique le nom de
principe de rendement. Le sport est le triomphe absolu du principe de
rendement. Plus fort, plus vite, plus
haut, comme le disait un ancien président de la république reprenant Pierre de
Coubertin afin de vanter les mérites du « travailler plus pour gagner
plus ». Les records sont faits pour être battus ! Exactement comme
les records de ventes doivent être battus par les vendeurs pour augmenter leur
bonus ou la part variable de leur salaire. Le stakhanovisme bâti sur les
exploits du mineur Stakhanov, outre qu’il rétablissait une des pires formes de
l’esclavage salarié qu’est le travail aux pièces, transformait le travail en
compétition sportive. Mais pourquoi cela a-t-il été possible ? Tout
simplement parce que la compétition sportive fonctionne sur les principes du
travail en usine.
Il y a un excellent roman de Roger
Vailland qui met cela en scène et porte d’ailleurs beaucoup plus loin que ce
que l’auteur lui-même n’avait en vue, c’est « 325 mille francs » :
Busard, coureur cycliste amateur et ouvrier en usine veut battre des records de
productivité au travail pour mettre de côté les 325000 Francs qui lui seront
nécessaires pour s’acheter le snack-bar qui lui permettra de sortir de la
condition ouvrière. L’aventure se termine en tragédie.
Il y a d’ailleurs aujourd’hui un problème : il
est de plus en plus difficile de battre des records et les inventions
techniques comme le saut en rouleau dorsal inventé par Fosbury n’arrivent pas
tous les jours. Pour battre de nouveaux records, il faudra un homme
augmenté ! Si on ne bat pas des records, il faut à tout le moins écraser
son adversaire comme au tennis ou dans les sports collectifs et là encore on
comptera les victoires consécutives, les buts marqués, etc. Le sport, c’est la
performance et il faut « faire du chiffre ».
On remarquera qu’il n’y aucun loisir dans lequel on
retrouve cette organisation systématique de la compétition et ce culte de la
performance. Et a fortiori, le monde
de la création artistique y est étranger, si on excepte ces ridicules
cérémonies de césars, d’oscars et de palmes, qui ont d’ailleurs la modestie de
ne pas se vouloir l’établissement de performances absolues…
Il faudrait encore montrer, en se plaçant du point de
vue du spectateur sportif comment le sport est un système puissant de
manipulation des émotions des masses pour les diriger où cela semble le plus
efficace aux classes dominantes. Pourquoi les mécanismes identificatoires
fonctionnent-ils si bien dans le sport ?
On s’identifie mal à un mathématicien attelé à démontrer le théorème de
Fermat ! Par contre, on s’identifie facilement à sportif précisément parce
que notre rapport premier à l’autre est un rapport d’inter-corporéité, pour
parler ici comme Merleau-Ponty. Il y a dans le spectacle sportif une jouissance
par procuration et une libération de l’agressivité qui n’est guère possible
ailleurs. Ces identifications sportives permettent de nous venger de toutes les
humiliations quotidiennes, de retrouvons une communion, une communauté chaude,
celles des supporters, quand nous vivons l’essentiel de notre vie dans les eaux
glacées du calcul égoïste. Nous supportons la répression et notre misérable
condition en trouvant des compensations narcissiques dans le « on a
gagné », « c’est nous les plus forts ». La religion du sport est
bien « l’opium du peuple » et il est curieux de constater combien les
esprits forts, les plus critiques et les plus émancipés de toutes formes
d’aliénation idéologique, tolèrent si facilement l’aliénation sportive.
Donc le sport est bien un système qui transforme tout
ce qui pourrait être une activité libre en une activité ordonnée selon les
principes du fonctionnement même du mode de production capitaliste. C’est donc
un système qui colonise « le monde vécu » en ce qu’il soumet toute
forme d’interaction libre à la rationalité instrumentale.
Le sport, terrain d’expérimentation de l’homme augmenté
Toujours plus :
il faut dépasser donc les limites du corps humain, ce corps si imparfait qu’il
ne parviendra jamais à égaler nos artifices. De ce point de vue, le dopage
n’est pas une fâcheuse dérive, mais l’ingrédient essentiel du sport au sens où
nous l’avons défini. Du reste, il n’y a aucune définition précise du
dopage. Les spécialistes parlent
« d’aides ergogéniques », un néologisme qui désigne très exactement
ce qui produit de la puissance. Ces aides sont théoriquement interdites si
elles remplissent au moins deux des trois critères suivants :
1.
Elles
améliorent les performances ;
2.
elles
mettent en danger la santé du sportif ;
3.
elles sont
contraires à l’esprit sportif.
Sachant que, dans
chaque cas, il faut apporter une preuve irréfutable que l’un de ces trois
critères est bien satisfait.
En vérité, la définition des produits dopants est
purement conventionnelle. Le premier
athlète olympique contrôlé positivement en 1968 était un Suédois, dopé à
l’éthanol : produit dopant, la bière ! La caféine a des effets bien
connus mais elle n’est pas considérée comme un dopant. Il règne en tout cas une
vaste hypocrisie sur la question du dopage. Les performances des sportifs ne
peuvent être atteintes sans un régime particulier et un calibrage strict des
« compléments alimentaires ». Certains chercheurs considèrent qu’il
faudrait abolir les législations « antidopage » qui sont parfaitement
inutile pour combattre le dopage : les laboratoires produisent sans cesse
de nouveaux produits dopants et des produits pour masquer ces produits dopants…
En outre, les contrôles et leur publicité portent atteinte à certains droits
individuels fondamentaux des sportifs (droit au secret médical, par exemple).
Mais évidemment si on ne fait plus semblant de lutter contre le dopage, la compétition
sportive risque de perdre de son attrait puisqu’il s’agira non plus de savoir
si Tartempion est vraiment un grand champion mais si c’est Sanofi ou Novartis
qui a gagné… La lutte antidopage n’est rien d’autre que l’accompagnement
« sportif » nécessaire à laa poursuite de l’expérimentation
scientifique en vue de fabriquer un « homme augmenté ».
En conclusion
Si l’exercice
physique est sans doute bon pour la santé, le sport n’a rien à voir avec la
santé. C’est une institution politique, une institution de ce biopouvoir qui
fait du corps un moyen d’exercice des disciplines sociales.
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