Jean-Paul Sartre |
Pour la philosophie idéaliste, la
connaissance d’autrui est une énigme. Je peux me connaître moi-même puisque je
suis conscient de moi-même. Mais les autres, comment peut-on savoir qu’ils sont
comme nous des êtres conscients, des « consciences de soi » ? La
plupart des thèses élaborées par la philosophie échoue à donner une réponse à
cette question. Ce que nous verrons en premier lieu. Mais ces échecs viennent
de ce que l’on ne part pas du niveau le plus fondamental, de l’expérience
première que nous faisons de nous-mêmes et d’autrui, une expérience qui est
d’abord corporelle. Enfin nous verrons l’expérience d’autrui est d’abord
fondamentalement une expérience d’inter-corporéité à partir de laquelle seulement
peut se manifester l’intersubjectivité, c’est-à-dire la reconnaissance d’autrui
comme autre moi-même. Il restera à se demander dans quelle mesure cette
expérience réussit à donner une connaissance.
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L’esprit des autres est
inconnaissable ! L’esprit est enfermé dans des corps qui seuls se
manifestent à moi. Comment donc savoir qu’ils ne sont pas des machines qui se
remuent d’elles-mêmes comme le dit Descartes dans la Lettre au Marquis de Newcastle ? De la connaissance que j’ai
de ma conscience, j’infère que les autres humains avec lesquels je peux mener
une conversation à propos des sujets qui se présentent sont des humains comme
moi, ils sont des occurrences d’« autrui », cet autre moi-même, alter ego. Mais cette expérience ne
produit aucune certitude ! Il se pourrait que je sois seul au mode
(solipsisme).
Si, en effet, nous parvenons un
jour à construire une machine qui puisse tenir une conversation et passe ainsi
le test du Turing, en déduira-t-on que mon rapport avec cette machine est un
rapport avec autrui ? Que cette machine est mon alter ego ?
Spontanément, nous pensons que ce n’est pas le cas, mais comment le montrer
avec des arguments convaincants. John R. Searle, en opposant le test de
la « chambre chinoise » au test de Turing, a montré la faiblesse
insigne de cette argumentation : comment induire l’existence ou non de la
conscience chez un être uniquement sur la base de l’observation objective de
ses comportements locutoires ? Une machine bien faite pourrait simuler la
pensée sans penser vraiment, soutient Searle qui, bien que partisan d’une
conception naturaliste de la conscience, souligne qu’il est impossible de
passer d’une description à la troisième personne à une description à la
première personne. Ce qui est vrai de moi, de ma propre subjectivité est vrai
de la subjectivité de l’autre. « Je » et « Tu », on ne peut
en faire un « Il ».
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Dès lors que l’on considère
l’esprit comme une « chose » cachée à l’intérieur du corps, un
fantôme dans la machine, nous sommes condamnés à verser dans le scepticisme à
l’égard d’autrui, à l’égard de cet autre humain, choséifié, transformé en objet
dont j’étudie les traits, les comportements pour essayer d’en tirer par
déduction et au moyen de synthèses expérimentales qu’il est bien mon alter ego. Et cependant je n’ai aucun
doute réel – mettons de côté ici les doutes feints des philosophes – quant à
l’existence d’autrui. Non pas quant à l’existence d’un corps que je reconnais
comme un humain devant moi, mais quant à l’existence d’un être conscient pour
qui je suis comme il est pour moi. Si le corps propre n’est pas un corps parmi
d’autres, du même coup le corps d’autrui, de l’autre humain, n’est pas non plus
un corps comme les autres.
Si c’est d’abord le corps
d’autrui que je vois, cependant la relation fondamentale à autrui ne se réduit
à la relation d’un corps à un autre corps, ce qui serait une relation de pure
extériorité. Autrui est d’abord ce pourquoi j’existe comme objet et c’est cette
attitude qui fait de la relation à autrui une relation interne. Autrui ne nous
est jamais donné comme chose, mais comme « être-regard ». Ainsi que
le dit Sartre, « autrui m’est originellement donné comme corps en
situation ». C’est son monde qu’autrui me signifie et même son absence
est encore une manière pour lui d’être
là pour moi : « Ce salon où j’attends le maître de maison me révèle,
dans sa totalité, le corps de son propriétaire : ce fauteuil est
fauteuil-où-il-s’assied, ce bureau est bureau-sur-lequel-il-écrit, cette
fenêtre est fenêtre par où entre la
lumière-qui-éclaire-les-objets-qu’il-voit. »
Les attitudes, les mouvements du
corps d’autrui sont pour moi des significations que je cherche à comprendre. Je
ne perçois pas un effet (un bras levé, un poing serré), mais quelqu’un qui lève
le bras ou serre le poing dans une situation donnée. Ainsi je vis dans
l’entrecroisement du monde qui m’est donné par le corps pour moi et du monde
d’autrui.
Maurice Merleau-Ponty |
On peut aller un peu plus loin
avec Maurice Merleau-Ponty. Celui-ci emprunte une autre direction, proche de
celle de Sartre : il faut concevoir la conscience comme « être au
monde » ou comme « existence ». Par que la vision me donne comme
un regard en prise sur le monde, il peut y avoir pour moi un regard d’autrui,
« cet instrument expressif que l’on appelle un visage peut porter une
existence comme mon existence est portée par l’appareil connaissant qu’est mon
corps. » Il y a dans la rencontre d’un autre humain une sorte d’intuition
qui fait que je donne sens à ses mimiques, à ses gestes, que je considère ses
postures, ses actions comme des actions qui sont des possibles pour moi.
« L’évidence d’autrui » dont parle Merleau-Ponty procède d’une
relation interne qui découle précisément de ce que nous sommes des corps expressifs
de la même manière.
Encore une fois, tout cela ne
découle pas de la réflexion. Ce n’est pas parce que je compare les mimiques
d’autrui aux miennes que j’en déduis par association qu’il doit avoir les mêmes
états mentaux que moi quand j’use de ces mimiques. En effet, ce raisonnement
par analogie ne peut expliquer que nous percevions les sentiments des autres
dans des mimiques ou des attitudes que nous n’avons jamais eues ni observées.
Comment les petits enfants apprendraient-ils s’il fallait qu’ils mettent en œuvre
ces raisonnements par analogie ? Il y a quelque chose de « pré-réflexif »
dans ce rapport à l’autre.
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On objectera que cette donnée d’autrui
dans mon monde (corrélative du fait que je me donne dans le monde d’autrui) n’est
pas une « connaissance » à proprement parler. Je sais que l’autre est
une autre conscience (comme le dirait Hegel, pour la conscience de la soi il y
a une autre conscience de soi !), mais je ne sais pas qui il est. Il nous
semble que le corps, en tant qu’enveloppe extérieure du sujet ne nous livre que
des apparences dont il est impossible de savoir jusqu’à quel point elles disent
ce qu’est l’individu qui se présente face à moi. Il peut avoir l’air distingué
et n’être en vérité qu’une brute, il peut au contraire semble grossier et
manifester la plus exquise délicatesse… Le proverbe français le dit : l’habit
ne fait pas le moine et l’on pourrait en déduire que le corps n’ouvre à aucune
connaissance véritable d’autrui : ce visage d’ange cachait un démon !
Tout cela est bien connu et au fond assez banal. Mais en s’engageant dans cette
direction, on escamote l’autre comme autrui à proprement parler pour l’objectiver,
en faire une idée que je vais essayer de faire rentrer dans les petites cases
bien définies de mes jugements.
Quelqu’un apparaît dans mon champ
perceptif. Avant de savoir détailler ses traits, homme ou femme, grand ou
petit, etc., je sais que je suis en présence d’autrui. Je le reconnais
immédiatement comme autrui, comme quelqu’un dont les comportements sont
signifiants, des signifiants dont la signification m’est potentiellement
accessible. Et immédiatement, avant toute réflexion, je sais qu’il en est de
même pour moi vis-à-vis de lui. Mais si je commence à me dire, par exemple :
cet homme n’a pas l’air franc et je dois me méfier, ou, au contraire, il a l’air
très franc et je peux me fier à lui, alors la relation primordiale entre moi et
lui et lui et moi est en quelque sorte suspendue, elle est remplacée par une
relation sujet/objet, l’autre est transformer en objet qui n’existe plus dans
sa singularité irréductible, mais comme une exemplification d’un ou plusieurs
traits généraux déjà connus dans le genre humain. De la simple et grossière
induction (je méfie des gens comme lui, j’ai déjà eu affaire à des gens qui lui
ressemblent) jusqu’à l’analyse psychologique la plus fine, j’en suis réduit à
chercher l’être de l’autre au-delà de lui-même, à remplacer l’inter-corporéité
par une relation cognitive et par des synthèses et c’est autrui en tant que tel
qui m’échappe. La co-présence de corps-sujets fait place à des abstractions
objectives. Évidemment, ces abstractions me donnent bien une connaissance de la
psychologie de ce Monsieur X, et sans doute cette connaissance peut-elle avoir de
l’intérêt mais elle n’est pas une connaissance d’autrui en tant qu’autrui !
Donc, la connaissance d’autrui
est d’abord cette connaissance que me donne le rapport de coprésence des corps,
mais l’autre me paraît toujours au-delà de cette coprésence et je cherche à
découvrir cet au-delà de la présence immédiate d’autrui et par-là même la
connaissance d’autrui m’échappe. Autrement dit, c’est seulement par le corps
que je peux connaître autrui, mais cette connaissance finalement est un échec.
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