Voilà quelques siècles maintenant que le corps humain n’est
plus tabou. Les dissections et même les vivisections avaient, certes, été pratiquées
dans l’Antiquité, dans l’Égypte des Ptolémée, sur les condamnés. Interdites par
le droit romain, mais jamais condamnées formellement par l’Église catholique, en
dépit du respect dû au corops promis à la résurrection à la fin des temps, elles
se pratiquent assez fréquemment dès le XIIIe siècle (notamment pour
le diagnostic des épidémies). Avec la science moderne, ce qui était encore
exceptionnel va se généraliser aussi bien pour les autopsies que pour l’étude
de l’anatomie humaine. Les travaux de Vésale et la « leçon d’anatomie du
Docteur Tulp » de Rembrandt (un tableau commandé par la guilde des
chirurgiens) ne sont donc pas des événements inauguraux ! L’idée
cartésienne du « corps machine » contribue aussi à lever les
scrupules concernant les expérimentations sur les cadavres : depuis
longtemps on peut faire figurer dans les dispositions testamentaires le don de
son corps à la science. Et désormais le consentement au prélèvement d’organes
est supposé, sauf indication contraire manifestée clairement du vivant du
sujet. Ce qui pose des problèmes plus délicats, c’est l’expérimentation sur le
corps humain vivant.
Comprenons bien : celle-ci a toujours existé. Les
progrès de la médecine se sont presque toujours faits par une expérimentation
initiale. Quand Jenner soutient le principe de la vaccination ou quand Pasteur
teste son vaccin contre la rage, ils ont expérimenté sur le corps humain
vivant. Dans Madame Bovary, de Flaubert, on trouve aussi une
expérimentation malheureuse conduite par le pharmacien Homais (un « progressiste »
qui se veut scientifique) et qui tente d’opérer le pied bot d’Hyppolite, le
garçon d’écurie de Charles Bovary !
Le problème qui se pose n’est donc pas de savoir si on l’on
peut conduire des expérimentations sur le corps humain, mais plutôt de
déterminer s’il est nécessaire d’imposer des limites à ces expérimentations,
tant est-il que le progrès médical en est étroitement dépendant. Ce qui a fait
surgir cette question sur le plan juridique, ce sont les
« expérimentations » prétendument scientifiques conduites par les
nazis sur les déportés. Joseph Mengele y avait gagné la sinistre réputation qui
est la sienne. Du procès des médecins nazis qui s’est tenu en 1946-1947 est
issu le code de Nuremberg qui définit les conditions dans lesquelles
l’expérimentation sur les humains vivants est autorisée. Ce texte développe les
principes déjà énoncés, au moins partiellement depuis au moins le début du XIXe
siècle.
Pour comprendre ce qui est en cause, il suffit de s’appuyer
sur les réflexions contenues dans les grandes doctrines morales. La condition
minimale que nous accepterons sans difficulté est que l’expérimentation doit
viser le plus grand bien pour l’humanité. Les expériences nazies s’inscrivaient
clairement dans une perspective de terreur et d’extermination d’une partie de
l’humanité et représentent presque le comble de l’abomination morale. Pour
autant, la défaite nazie n’a pas fait disparaître ces sinistres pratiques.
L’assistance médicale aux séances de torture a été largement pratiquée dans les
tyrannies les plus récentes ou dans les guerres coloniales. Mais ces exemples
extrêmes ne doivent pas masquer d’autres directions de l’expérimentation sur le
corps humain, beaucoup moins horribles, qui ne visent absolument pas le bien de
l’humanité. Ainsi le dopage n’a pas d’autre finalité que les profits du
sport-spectacle. Il en va de même pour toutes les tentations pour créer un
« surhomme ».
Donc, la finalité (bonne) de l’expérimentation constitue la
seule justification. En outre ces bénéfices attendus pour l’humanité doivent
être impossibles à atteindre par d’autres moyens ; ils ne doivent être ni
arbitraires ni superflus.
En second lieu, en partant de l’impératif catégorique
kantien (« tu respecteras en ta propre personne comme en la personne de
tout autre l’humanité comme une fin en soi et jamais simplement comme un
moyen »), il s’en déduit clairement que le sujet d’une expérimentation
doit consentir clairement à entrer dans un protocole expérimental. Il doit
s’agir, précise la loi, d’un consentement « libre et éclairé ». Le
consentement ne peut pas être extorqué par la contrainte, y compris la
contrainte indirecte qui est celle que fait peser la misère matérielle ou la
condition carcérale, par exemple, et pourtant l’expérimentation sur des prisonniers
a été longtemps pratiquée, plus ou moins clandestinement dans certains pays. Le
consentement doit être éclairé, c’est-à-dire que le sujet doit pouvoir
appréhender sans la moindre ambiguïté les objectifs de l’expérimentation et les
risques encourus. Ce critère n’est pas aisé à vérifier : un malade atteint
d’une très grave maladie peut être prêt à tout ce qui lui permettrait
d’échapper à la douleur, y compris des expériences aux résultats très
incertains. Il existe aussi des cas où le sujet ne peut pas donner son
consentement : par exemple, quand on a affaire à un sujet inconscient dont
le pronostic vital est engagé, faut-il tenter une expérience qui pourrait le
sauver ? Mais comment peut-on être assuré qu’on ne le précipite pas vers
la mort alors que d’autres traitements connus auraient retardé l’échéance. Il y
a toujours une grande part d’incertitude qui oblige les médecins et les
chercheurs à faire des paris qui outrepassent les droits stricts du sujet. Il
existe également des cas épineux : dans le cas d’une expérimentation en
double aveugle, ceux qui prennent le médicament et ceux qui prennent le placebo
sont par définition dans l’ignorance de leur situation réelle. Comment peut-il y avoir véritablement dans ce
cas un consentement éclairé.
En troisième lieu, le sujet doit avoir une garantie
raisonnable que l’expérimentation n’aura pas de dommages graves pour lui. Mais
il ne peut y avoir dans ce domaine de garantie absolue. La question du risque est un des éléments
importants, pris en considération dans la décision d’engager une
expérimentation. Elle s’inscrit dans le calcul coût/avantages et donne
nécessairement une large place au mode de pensée utilitariste. Est-il possible
de procéder autrement ? Sans doute pas. Mais à partir de ce calcul coût/avantages,
il est très facile de glisser vers la mise en œuvre de toute expérimentation
sur le corps humain dont on peut penser que l’humanité, dans sa majorité,
tirerait profit, c’est-à-dire à accepter sans scrupule moral excessif un
utilitarisme sacrificiel.
Les principes généraux de bioéthique ne peuvent donc pas
fixer de limites garanties et intangibles. Il demeure toujours une marge
indécise qui est laissé au jugement individuel de ceux qui sont engagés dans
ces expérimentations. En revanche on peut essayer de déterminer ce qui ne doit
pas être visé dans la recherche médicale, c’est-à-dire déterminer les limites
absolues des ambitions humaines. La première et la plus évidente est que nous
ne pouvons chercher l’immortalité et il y a certainement un point où la
tentative de prolonger indéfiniment la vie humaine n’a plus aucun sens. La vie
humaine suppose justement que les anciens laissent la place aux jeunes. Une
société où la grande majorité des hommes vivraient deux cents ou trois cents
ans, pour ne rien dire de l’immortalité, risquerait fort de ressembler à un
enfer. D’autant plus que nous savons que l’augmentation de l’espérance de vie
ne s’est pas du tout accompagnée d’une augmentation de la durée maximale de la
vie : le record de Jeanne Calment, 114 ans, n’est toujours pas
battu ! Nous pouvons espérer diminuer l’importance de maladies graves et
qui touchent des millions d’individus (le paludisme, par exemple) mais nous
devons aussi revenir aux leçons les plus anciennes de la philosophie : comment
devons-nous nous comporter face à la mort qui est certaine, même si l’heure est
incertaine. Notre avenir individuel est bien la déchéance inéluctable de notre
corps, sachant que nous tentons toujours d’en ralentir les effets, en vain.
S’il faut éviter de courir après l’impossible, nous devons
également nous méfier de certains possibles qui semblent être le moyen
d’augmenter notre puissance et que, pourtant, nous devrions clairement refuser.
Sans doute la maîtrise positive de la procréation serait-elle un bien pour les
humains. Notre maîtrise pour l’heure est uniquement négative : empêcher
les naissances non voulues grâce à la contraception, empêcher la naissance
d’enfants lourdement handicapés avec l’avortement thérapeutique dans un certain
nombre de cas bien connus (trisomie 21, par exemple). Mais, sauf à la marge et
dans des conditions qui sont souvent encore interdites dans un pays comme la
France, nous ne pouvons définir à l’avance les caractéristiques de l’enfant à
naître. L’eugénisme « positif » produirait des conséquences morales
catastrophiques. Il ferait naître deux catégories d’humains, un peu comme dans Le
meilleur des mondes, justifierait la stérilisation forcée, bref réaliserait
« l’idéal » nazi. La seule question est de savoir si nous serons
assez sages pour refuser une augmentation démesurée de notre puissance sur
notre propre corps et sur le corps humain en général. Ou si, au contraire, il
faut nous résigner à accepter que tout ce qui est possible sera réalisé…
En conclusion, Descartes proposait dans la VIe
partie du Discours de la méthode une « philosophie pratique »
qui nous rendrait « comme maîtres et possesseurs de la nature » et
serait fort utile pour la santé qui est « le plus grand de tous les
biens ». Ce programme prométhéen a été en bonne partie accompli depuis le
XVIIe siècle. Mais si Descartes, modestement, disait « comme
maîtres », nous avons eu tendance à supprimer le « comme » et
nous penser comme les maîtres de la nature et au premier chef de notre propre
nature. Les limitations morales qui s’imposer à l’expérimentation sur le corps
humain viennent opportunément nous rappeler que nous ne serons jamais les
maîtres de notre propre nature et que « la puissance de la nature surpasse
infiniment la puissance de l’homme » (Spinoza).
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