Il faut dire, tout d’abord, que le livre de Kupiec et Sonigo, Ni Dieu, ni gène,
(Seuil, 2000) est à lire et à relire, à la fois pour sa clarté, sa
capacité à relier les questions philosophiques et les recherches
scientifiques et par l’audace enfin des vues qui y sont exposées.
Affirmant que la génétique n’est pas une science, mais seulement une
théorie scientifique de l’hérédité, les deux auteurs jettent un pavé
dans la mare. En proposant de faire de la théorie de l’évolution par la
sélection naturelle la base d’une théorie matérialiste de l’ontogénèse,
ils ouvrent une voie qui semble très féconde.
Résumant sa problématique philosophique pour La Raison,
Kupiec a certainement raison de faire de la propagation du nominalisme
une des conditions de la grande révolution scientifique moderne, celle
qui donne les Copernic et les Galilée. Il me semble cependant qu’en
opposant nominalisme et aristotélisme, Kupiec fait fausse route. Certes,
la grande majorité des aristotéliciens sont partisans du réalisme des
universaux. Mais les aristotéliciens nominalistes sont assez nombreux.
Aristote, en effet, est aussi bien le père du nominalisme que celui du
réalisme et, de fait, les écoles nominalistes de la philosophie
médiévale partent de la relecture de la métaphysique aristotélicienne.
Des propositions à connotation nominaliste se trouvent affirmées dès les
premières pages des «Catégories». « La substance, au sens le
plus fondamental, premier et principal du terme, c'est ce qui n'est ni
affirmé d'un sujet ni dans un sujet : par exemple l'homme individuel ou
le cheval individuel. » Or ces réalités individuelles sont le fondement
de toute réalité : « Faute donc par ces substances premières d'exister,
aucune autre chose ne pourrait exister. » Dans la « Métaphysique »,
Aristote développe la même idée en refusant que les universaux puissent
être considérés comme substances, car l'universel est ce qui appartient
naturellement à une multiplicité et donc « rien de ce qui existe comme
universel dans les êtres n'est une substance ; c'est aussi parce
qu'aucun des prédicats communs ne marque un être déterminé mais
seulement telle qualité de la chose. » Et « Ainsi donc, nous venons de
rendre évident qu'aucun des universaux n'est substance et qu'il n'y a
aucune substance composée de substances. »
C'est précisément ce refus des universaux comme substances qui
structure l'anti-platonisme d'Aristote et en particulier sa polémique
contre la théorie des idées. Au couple Idée-apparence qui fait des
multiples « étants » des manifestations phénoménales de l’Idée, seule
dotée de réalité et d’intelligibilité, Aristote oppose la substance
comme substrat singulier et véritable étant, dont les accidents
modifient l’apparence. Les diverses substances peuvent avoir des
attributs communs à partir desquels sont construits des « universaux »,
des espèces et des genres qui ne sont jamais véritablement des
substances mais peuvent seulement « être dits » des substances en un
certain sens particulier. Représentant le plus connu du nominalisme
médiéval, Guillaume d’Occam (1290-1349) se situe dans cette filiation
aristotélicienne. Et la philosophie d’Occam joue un rôle capital dans
l’évolution intellectuelle qui conduit à la science moderne.
Ces remarques n’atteignent pas la problématique de Kupiec que je
partage très largement. Mais il fallait rendre à César ou plutôt à
Aristote (l’Alexandre macédonien de la philosophie grecque, disait Marx)
ce qui lui revient.
Denis Collin
(Cet article a été publié dans le n°476 du journal "La Raison")
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