Les crises manifestes dans lesquelles
nos sociétés se débattent remettent au premier plan les questions de morale et
la possibilité de déterminer les principes d’une morale commune. Tout le monde
commence à percevoir que le slogan « c’est mon droit », revendiqué par tout un
chacun, nous mène droit dans un mur.
Cet ouvrage propose en premier lieu de déterminer les fondements d’une morale commune qui pourrait valoir devant le tribunal de la raison. Il propose ensuite d’essayer de comprendre comment la morale se transmet et pour quelles raisons nous finissons le plus souvent par lui obéir, mobilisant pour ce faire les ressources de la psychanalyse, de la philosophie existentialiste sartrienne ou encore de la philosophie de Bergson. La troisième partie présente enfin une série « d’études de cas », c'est-à-dire des essais de morale appliquée.
(extrait de l’ouvrage)
“ L’OUVRAGE QUE NOUS PROPOSONS ici est l’aboutissement (provisoire, cela va de soi) d’une longue réflexion sur la question de la morale comme question philosophique. Il ne s’agit pas d’énoncer une nouvelle morale (que peut-on ajouter à Socrate, aux stoïciens ou à Spinoza ?), ni un traité des vertus (on se reportera à l’excellent ouvrage éponyme de Vladimir Jankélévitch), mais de réfléchir tout d’abord, parce qu’il y a urgence, sur ce qui permettrait l’existence d’une morale publique partageable par tous - c’est la traditionnelle question des fondements de la morale que nous nous proposons de reprendre à nouveaux frais - en second lieu sur les processus sociopsychiques qui expliquent la constitution des préceptes moraux (de ce qu’on appelle aussi valeurs morales), et enfin de présenter quelques problèmes pratiques posés par les questions morales épineuses auxquelles notre époque est confrontée.
L’objectif que nous nous proposons d’atteindre, à travers
cette double démarche, est d’écarter la « morale minimale » et le relativisme
moral, lequel admet comme d’égale valeur tous les préceptes moraux dès lors
qu’ils se réduisent à une simple manifestation des idiosyncrasies culturelles.
Les démarches des deux premières parties ne sauraient se confondre. Si la question des fondements de la morale a été labourée par les philosophes, au moins depuis Kant, en revanche la compréhension précise des processus, par lesquels les individus adoptent certains préceptes moraux hérités de la famille, de l’éducation générale et de la vie sociale, ou formés à partir de la réflexion propre, est beaucoup moins étudiée philosophiquement. Il y a bien des études de psychologie et même de psychologie expérimentale sur ces questions1, mais la construction conceptuelle reste trop éparpillée alors que, de Spinoza à l’école de Francfort et de Freud à Sartre en passant par Bergson, on peut trouver des problématiques et des pistes de recherche qui pourraient nous permettre de faire de grands pas en avant.
Pour résumer, on pourrait dire que nos deux parties traitent
respectivement de « quelle morale ? » et « pourquoi la morale ? ». L’objectif
que nous nous proposons d’atteindre, à travers cette double démarche, est
d’écarter la « morale minimale » et le relativisme moral, lequel admet comme
d’égale valeur tous les préceptes moraux dès lors qu’ils se réduisent à une
simple manifestation des idiosyncrasies culturelles. Puis, pour sortir des
labyrinthes sans issue où s’enfonce trop souvent la réflexion morale, nous
montrerons que la morale n’est pas un ensemble de règles qui se surajoutent à
la vie individuelle, mais au contraire que la dimension morale est constitutive
du sujet, qu’un sujet humain sans morale est tout aussi peu concevable qu’un
sujet sans corps ou sans cerveau.
La morale minimale, du type de celle défendue par Ruwen Ogien et quelques autres auteurs, ou encore la morale de l’égoïsme rationnel, pourrait se résumer à cet article de la Déclaration des droits de 1789 : la liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, autrement dit la seule borne qui puisse délimiter ma liberté est la liberté d’autrui. Cette morale minimale doit cependant prendre en considération que les individus ne mènent pas vraiment des existences séparées, contrairement à ce que pouvait soutenir Robert Nozick2. Il faut donc pouvoir, pour se déterminer sur la question, savoir comment les individus se rapportent les uns aux autres. Ici intervient le grand rincipe de toute la morale minimale qui est le principe du consentement, que Ruwen Ogien, Marcella Iacub et bien d’autres appliquent à la prostitution, à la GPA, etc. Nous montrerons que cette conception est littéralement intenable, parce qu’elle repose sur une anthropologie erronée. Le relativisme moral de son côté suppose au contraire une morale forte, mais sans prétention universaliste. Il enferme l’individu dans son éthos communautaire et interdit tout jugement extérieur. Paradoxalement le relativisme, qui se veut ouverture à Pautre et que l’on pourrait appuyer sur quelques sentences de Montaigne (« nous nommons barbare ce qui n’est point dans nos coutumes »), se révèle finalement comme un enfermement cachant souvent mal le mépris déguisé du dominant pour les peuples dominés ou considérés comme inférieurs.
Si nous rejetons ces deux grandes conceptions morales les
plus répandues, il reste à déterminer comment nous pouvons justifier les
commandements moraux qui nous semblent justes. Nous laissons bien sûr de côté
les anciennes justifications religieuses ou traditionalistes. Les injonctions
venues de l’extérieur forment sans aucun doute la base de l’éducation morale
des individus, mais elles ne peuvent pas en donner la justification
rationnelle, c'est-à-dire la légitimité au regard de la raison.
Autrement dit, nous nous situons dans la tradition issue de la philosophie des Lumières qui soutient l’autonomie de l’individu, contre l’hétéronomie qu’implique l’obéissance au commandement attribué à une puissance transcendante. Cependant, cette autonomie ne doit pas être réduite à son sens kantien et elle ne signifie pas nécessairement que la raison pure dans son usage pratique soit considérée comme la seule source de légitimité morale.
La morale n’est pas une abstraction théorique, indépendante
du sujet singulier, mais elle se constitue en même temps que lui. Il ne s’agit
pas de revenir à une autre forme de relativisme moral, qui inscrirait la pure
subjectivité au fondement des valeurs, mais de comprendre pourquoi les hommes
sont moraux.
En effet, la morale n’est pas une abstraction théorique,
indépendante du sujet singulier, mais elle se constitue en même temps que lui.
Il ne s’agit pas de revenir à une autre forme de relativisme moral, qui
inscrirait la pure subjectivité au fondement des valeurs, mais de comprendre
pourquoi les hommes sont moraux. Même les êtres les plus immoraux ne peuvent se
passer de cette référence à la morale. Nous faisons l’hypothèse qu’au fondement
de la morale réside l’affectivité, c'est-à-dire le rapport entre le sujet et le
monde de la vie dans lequel il se trouve jeté. Cela ne signifie pas que tous
les êtres humains se conduisent moralement, bien au contraire ils agissent le
plus souvent comme des êtres égoïstes qui seraient indépendants les uns des
autres. Néanmoins, il s’avère que le sujet humain ne peut s’édifier, s’élever,
survivre par la suite que parce qu’il vit avec d’autres humains.
Pour étayer notre analyse, nous nous appuierons dans un
premier temps sur la théorie psychanalytique afin de mettre en évidence la
dépendance essentielle du petit humain, et que c’est dans cette dépendance,
c’est-à-dire dans le rapport à l’autre, qu’il se construit et se constitue.
C’est d’ailleurs de cette dépendance que naissent toutes les attitudes
inauthentiques qui cherchent à obtenir la reconnaissance de l’autre. Cette
reconnaissance n’est pas uniquement une reconnaissance sociale, mais une
reconnaissance du fait de notre existence. Et pour l’obtenir, nous confondons
parfois ce qui nous est vraiment utile avec ce qui ne l’est pas. D'où toutes
nos conduites vaines et insatisfaisantes qui donnent lieu, comme le dit
Bergson, à une « morale close » ou, comme le dit Sartre, à « l’esprit de
sérieux ». Lorsque nous croyons qu’il existe des valeurs qui nous
préexisteraient, nous confondons ce qui est et ce que nous croyons être. Mais
le fait de croire à l’existence a priori de ces valeurs est rassurant et
empêche à la fois l’exercice de la liberté et l’usage de la raison. Il est
toutefois possible d’atteindre une morale authentique, en tenant compte du
sujet, car c’est de lui et de lui seul qu’émergent les valeurs morales, et en
faisant l’effort de comprendre ce que nous sommes et ce que nous faisons. Nous
pouvons alors comprendre que nous ne sommes
humains que parmi les humains, et que nous avons les uns
envers les autres une « dette », laquelle justifie notre comportement et notre
« obéissance » à ce qui fait la dignité humaine.
De tout cela, il découle que morale, politique, vie sociale
et psychologie sont intrinsèquement liées et ne peuvent être déliées,
contrairement à ce que voudrait nous faire accroire l’idéologie libérale qui
semble avoir gagné l’hégémonie totale. Notre troisième partie abordera ainsi
quelques-unes des questions « sociétales » qui occupent aujourd’hui tout
l’espace de la réflexion en philosophie morale. Nous verrons comment la
conception purement libérale, qui sépare morale et droit, morale et intérêt
politique communautaire, conduit sous couvert d’extension de la liberté
individuelle vers la « dé- subjectivation », c'est-à-dire la pulvérisation de
l’individu qui se dessaisit de sa propre vie.
Loin de vouloir prôner un retour à la bonne vieille «
moraline », nous suggérons de reconstruire à nouveaux frais une pensée de la
liberté du sujet, qui ne prive l’individu ni de la nature ni de la société.
Nous ne proposons pas un « traité de morale » systématique, une « critique de
la raison pratique » pour notre époque. Le travail qui suit doit plutôt être lu
comme la conjonction de trois approches différentes des questions de morale
actuelle - et il pourrait à la rigueur être lu dans l’ordre qui convient le
mieux au lecteur. Il y a une unité d’inspiration suivant trois lignes
distinctes : l’examen des doctrines morales, la formation du sujet moral et les
cas pratiques. Mais ces trois approches convergent vers une critique radicale
du minimalisme moral et des doctrines libérales-libertaires qui dominent notre
époque.”
1 Voir la théorie des stades du développement moral de Lawrence Kohlberg, largement retravaillée par Jürgen Habermas.
2 Voir NOZICK R., Anarchie, État, Utopie.
Editions R& N
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire