Voilà des années que le marqueur « de gauche » se nomme « lutte contre les discriminations ». Il s’agit d’un mot d’ordre creux qui sert à passer en contrebande de la camelote frelatée pour le plus grand bénéfice des classes dominantes. Jadis les socialistes et les communistes (c’est-à-dire le « noyau dur » de la gauche) étaient « égalitaristes », « partageux » et collectivistes. Plus ou moins confusément, ils étaient porteurs d’un idéal social radicalement antagonique avec la domination du capital. Tout cela a été bradé, officiellement à partir du fameux « tournant de la rigueur » de 1982-83, mais c’était dans les tuyaux depuis un moment. La doctrine de remplacement qui avait déjà été cuisinée dans les « comités Théodule » de mai 68 et pendant les années suivantes mit au premier plan les discrimination et les victimes de toutes les discriminations. Le féminisme qui ne veut plus lutter pour l’égalité des hommes et des femmes mais pour des revendications spécifiquement féminines étrangères aux hommes, naît dans ces années-là. De même, le FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire) est imaginé en 1971 par quelques ex-trotskistes comme Guy Hocquinghen et d’autres intellectuels d’extrême gauche, libertaires ou ex-maoïstes. On était déjà intersectionnels à cette époque : les mouvements de soutien aux prisonniers (où Michel Foucault prit une grande part), les mouvements contre l’enfermement des fous transformés en archétype du révolutionnaire (voir Deleuze et Guattari, Capitalisme et schizophrénie) commençaient à déployer leurs couleurs chatoyantes. « La petite-bourgeoisie radicalisée » ou encore « les nouvelles avant-gardes larges », comme on les nommait dans les congrès de la Ligue Communiste, notamment sous la plume de Daniel Bensaïd, étaient appelées à prendre le relai d’un prolétariat dominé par les « réformistes » et qui ne pourrait plus être en mis en mouvement que du dehors… Cette idéologie « révolutionnaire » était la forme de décomposition du « mouvement de mai ». Elle gardait encore des traces de la visée révolutionnaire, mais l’essentiel s’amorçait : remplacer le vieux socialisme par un capitalisme libertaire hédoniste, entièrement soumis à la loi des « machines désirantes » et pleinement intégré à cette « culture du narcissisme » si bien analysée par Christopher Lasch dans son livre de 1979.
Les mouvements des diverses identités communautaires et les
théories de l’intersectionnalité qui semblent avoir envahi le monde médiatique
et le monde universitaire sont en fait des résidus de 1968 recyclés pour les
besoins de la cause. La différence est que l’objectif de la transformation
sociale radicale a disparu, bel et bien, et que les aspirations ne sont plus du
tout libertaires mais fondamentalement répressives, chacun exigeant la
répression de tous ceux qui ne pense pas comme lui. Le point commun de tous ces
mouvements réside dans la victimisation : tous sont des victimes (et non
plus des sujets), des victimes qui demandent réparation et exigent l’abolition toutes
les prétendues discriminations dont ils sont victimes.
Que la lutte contre les discriminations en général soit
idéologique, on le verra aisément. D’abord, on ne peut pas supprimer toutes les
discriminations. Même la société la plus juste doit savoir discriminer. Il me
plait que savoir que les médecins ont été quelque peu discriminés pendant leur
études de médecine et que seuls ceux qui connaissant quelque chose en médecine
deviennent médecins ! L’école apprend la discrimination dès le plus jeune
âge. Qu’on ait remplacé les notes par des pastilles vertes, orange ou rouges, c’est
simplement une manifestation de la tartufferie « bienveillante »
moderne et nullement la fin des discriminations. Toutes les grandes écoles –
notamment celles qui produisent en abondance des théoriciens de la
non-discrimination – pratiquent la discrimination à l’entrée : seuls sont
admis ceux qui ont réussi les épreuves des concours et les autres, qui sont pourtant
d’égale valeur sur le plan moral, sont impitoyablement recalés. Aujourd’hui on
discrimine les jeunes à l’embauche puisqu’ils ne peuvent pas obtenir un emploi
salarié en-deçà d’un certain âge (16 ans mais plus souvent 18 ans). Les hommes
sont discriminés puisque ne peuvent prétendre aux congés de maternité pendant
les dernières semaines de la grossesse et il existe une discrimination positive
en faveur des handicapés. Une société juste n’est pas une société sans
discrimination mais une société où l’on s’arrange pour exiger de chacun selon
ses capacités et de donner à chacun selon ses besoins – c’était la formulation
que Marx donnait pour définir la société communiste.
En second lieu, toutes les injustices ne sont pas des
discriminations. Dans le contrat de travail, personne n’est discriminé. Le capitaliste et le travailleur, l’acheteur
et le vendeur de force de travail se retrouvent face à face, en tant que personnes
égales, indifférentes à leurs diverses propriétés (couleur de la peau, religion,
etc.) puisqu’entre eux la seule chose est leur utilité propre. C’est le paradis
du marché capitaliste du travail. Seul un capitaliste stupide refuserait d’embaucher
un ouvrier au motif de sa religion ou de ses préférences sexuelles dès qu’il
est assuré d’en extraire une bonne plus-value. Mais dans cet Eden des droits de
l’homme qu’est le libre marché, l’un se présente avec sa bourse pleine et l’arrogance
de celui qui sait qu’il va être obéi et l’autre n’apporte au marché de sa peau
et il sait qu’il ne pourra que se faire tanner. Entre celui qui possède les
moyens de production et celui qui n’a que sa force de travail à vendre, il y a
une inégalité fondamentale, inégalité qui est la base d’un rapport de
domination – le salarié est au main de son patron qui peut exiger de lui ce qu’il
veut, comme il peut bien faire ce qu’il veut de toutes les marchandises qu’il a
achetées. Et pourtant, là-dedans, aucune trace de discrimination !
Enfin, il faudrait s’entendre sur ce qu’on appelle « discrimination »
méritant d’être condamnée. La réalité se présente de manière bien plus complexe
qu’on ne l’imagine souvent. Prenons quelques cas. Toutes les statistiques montrent
que le principal facteur explicatif des inégalités de réussite scolaire est
celui de l’origine sociale des parents et non l’origine « ethnique ».
Globalement, il est impossible de soutenir que les enfants d’immigrés sont discriminés
en tant qu’immigrés à l’école. Peut-être en tant qu’enfants de pauvres mais pas
en tant qu’enfants d’immigrés. Certaines études montrent même qu’à origines
sociales égales, les enfants d’immigrés réussissent plutôt mieux que les enfants
de parents français depuis plusieurs générations. Il y a de nombreuses
explications à cette situation et notamment celle-ci : les enfants des « quartiers
difficiles » peuvent trouver l’aide d’associations diverses ; les
pouvoirs publics, à commencer par les municipalités, consacrent à l’intégration
scolaire des sommes non négligeables et les professeurs des ZEP sont souvent
des professeurs très motivés concentrés sur la réussite de leurs élèves. Il n’en
va pas de même des « petits Blancs » pauvres de la « France périphérique »
analysée par Christophe Guilluy. Mais comme il y a relativement plus d’enfants
d’immigrés pauvres que d’enfants de Français pauvres, on se focalise sur l’échec
scolaire des enfants d’immigrés pauvres. Mais il existe une petite bourgeoisie
d’origine immigrée dont la réussite scolaire des enfants est souvent
excellente. Une analyse précise et dans le détail permettrait de mettre à bas
bien des poncifs.
Il est incontestable que subsistent au travail des
inégalités salariales entre hommes et femmes, toutes choses étant égales par
ailleurs. Mais remarquons d’abord que ces inégalités sont en voie de régression
rapide et qu’elles n’ont aucune place dans la fonction publique. On annonce des
chiffres énormes : les femmes gagneraient 25% de moins que les hommes !
En réalité, quand on a ôté l’effet temps partiel, les effets de l’inégale
répartition des métiers et l’effet structure des secteurs, cette inégalité
retombe à 10% (voir Observatoire des inégalités). Ces 10% sont inexpliqués et
bien évidemment on doit y remédier. Mais on est assez loin des 25% brandis ici
et là. Beaucoup de femmes sont enseignantes : 67% du total des enseignants
et 82% dans le primaire. Compte-tenu de leur niveau de recrutement, elles sont
des cadres mais payés nettement moins bien que n’importe quel commercial dans
le secteur privé. Les femmes sont aujourd’hui les plus nombreuses chez les
avocats, les magistrats et les médecins, toutes professions à fort « capital
symbolique » mais pas forcément parmi les mieux payées… On remarque aussi
que dans les bas salaires, les écarts entre hommes et femmes sont beaucoup plus
restreints que dans les hauts salaires. Pour terminer, signalons que la réussite
scolaire des filles est bien meilleure que celle des garçons (ce sont eux les « discriminés »
à l’école !) et que, si la pente actuelle se poursuit, les femmes seront
largement majoritaires à tous les postes dirigeants d’ici une génération.
Comme les discriminations ne sont pas toujours où l’on
pense, on pourrait dire quelques mots des États-Unis. S’il y a bien un pays « structurellement
raciste », c’est ce pays profondément marqué par la question noire.
Cependant les événements récents exploités par le mouvement Black Lives Matter
(BLM) ont occulté certaines réalités qui là aussi contredisent les poncifs. De
même qu’en France il y a de plus en plus de policiers noirs ou d’origine
immigrée, aux États-Unis le police est de plus en plus souvent composée de Noirs
et d’Hispaniques. En outre si on rapporte le nombre de victimes de police non à
la couleur de peau mais à la classe sociale, le nombre de victimes de la
violence policière est globalement le même chez Blancs pauvres et chez les
Noirs pauvres. Si globalement les Noirs restent beaucoup plus pauvres que la moyenne
des Américains, on peut aussi observer un nette dégradation de la classe
ouvrière blanche, dont l’état de santé global est si détérioré que certains
auteurs n’hésitent pas à parler de la fin de la classe ouvrière blanche. Il n’est
pas question de nier le poids terrible du racisme aux États-Unis, mais il faut
regarder toutes les dimensions du problème sans se focaliser sur un seul
aspect. Et si on regarde les choses dans leurs différentes dimensions, il apparaît
assez clairement que la discrimination envers les Noirs est étroitement corrélée
aux rapports entre les classes sociales, aux rapports d’exploitation souvent
plus violents qu’ailleurs – la classe ouvrière européenne connait une situation
bien meilleure que celle de la classe ouvrière américaine.
Que signifie donc clairement la lutte contre toute discrimination ?
Les défenseurs les plus modérés de cette thèse disent qu’il y a bien sûr l’inégalité
sociale mais qu’il faut ajouter les autres discriminations, les articuler dans
la fameuse « intersectionnalité ». Cette position (celle de Louis-Georges
Tin, par exemple, dans son livre Les impostures de l’universalisme
républicain) est un écran de fumée. D’abord parce que les inégalités
sociales, comme on l’a dit plus, ne procèdent pas de la discrimination mais des
mécanismes de l’exploitation capitaliste, et que d’autre part, il s’agit en
réalité s’opposer des « mouvements interclassistes » au mouvement
social et non de les « articuler ». Car évidemment, si les ouvriers
immigrés sont souvent dans une position encore pire que celle des ouvriers français
d’origine, c’est parce qu’ils sont d’abord des ouvriers et des ouvriers dont
les particularités permettent de les payer moins cher et de faire pression sur
le prix moyen de la force de travail. L’UE et le MEDEF sont d’ailleurs des
immigrationnistes tout à fait convaincus. Il y a entre l’ouvrier blanc ou noir
et son patron blanc ou noir, un antagonisme fondamental, irréductible qui
réduit la théorie du « privilège blanc » à une misérable campagne de
division des travailleurs. Entre Kylian Mbappé qui émarge à 30 millions d’euros
en 2020 et un ouvrier « blanc », où est le « privilège blanc ». Quand le millionnaire Omar Sy, sacré pendant
plusieurs années « personnalité préférée des Français » (un pays
raciste comme on le voit) de sa luxueuse villa à Hollywood dénonce le « racisme
systémique » en France, les bornes de la décence sont dépassées, et très
largement.
Pareillement, il est facile de montrer que les femmes discriminées
comme femmes le sont parce qu’elles sont des salariées et souvent la partie la
plus exploitée de la classe ouvrière. Mme Bettencourt, la femme la plus riche
de France, qui n’a jamais rien fait de sa vie, ne semble pas particulièrement
discriminée. Et l’expérience montre que les femmes dirigeantes d’entreprises ou
responsables politiques sont largement les égales des hommes dans l’avidité et
le despotisme. Quant aux discriminations concernant les homosexuels, on est
intrigué de l’absence de curiosité de nos belles âmes en ce qui concerne la vie
d’un homosexuel dans certaines cités, sans parler de la très fameuse indigéniste
Houria Bouteldja, « amie de cœur » de la députée LFI Danièle Obomo,
on rappellera que son « cœur s’enflammait de joie » à la nouvelle de
la pendaison des homosexuels à Téhéran.
Les antidiscriminationnistes de tous poils (indigénistes,
brigades antinégrophobie, CRAN, LBGTQ++, comité contre l’islamophobie), sont
souvent déchirés par les querelles de clans et de factions. Le CRAN a exclu
pour malversation son président Louis-Georges Tin, les crétins des LGBTQ++
soutiennent les islamistes qui les considèrent pourtant comme des dégénérés
voués aux flammes de l’enfer. Chez les indigénistes, il semble qu’en Noirs et
Arabes il y ait de l’eau dans le gaz. L’antisémitisme se porte très bien dans
tous ces milieux : le bouc émissaire est toujours utile.
Pourtant tous ont maintenant un accès médiatique étonnant. France-Culture
en devenu le porte-voix et les élites intellectuelles de notre pays sont à
genoux (parfois au sens propre) devant ces groupuscules qui ne représentent
souvent qu’eux-mêmes et qui développent les « théories » les plus
délirantes. À cela, il y a deux raisons : la première est que la dissolution
de la vieille gauche, délaissant les classes populaires, conformément au
programme du « réservoir de pensée » Terra Nova¸ s’inscrit
dans l’ordre des choses du point de vue de la classe dominante. Le capitalisme
absolu n’a plus de contestation interne. C’est parfait pour les affaires. Mais
la deuxième raison, peut-être plus fondamentale, est que substituer à la lutte
pour l’égalité, contre l’exploitation, la lutte contre les discrimination, c’est
l’idéal même du « néolibéralisme ». S’il n’y a plus de
discriminations, alors la compétition entre les individus peut être « libre
et non faussée », peut se développer et « que le meilleur gagne ».
Tous ces groupes, qui pullulent et
se fractionnent au fur et mesure que chacun veut faire valoir sa petite
différence sont profondément narcissiques et expriment parfaitement le
narcissisme d’une société de consommateurs indifférents les uns aux autres. La
lutte contre les discrimination est le mot d’ordre de cette société. Le mode de
production capitaliste n’a aucun besoin de discrimination puisque tous les
vendeurs de force de travail sont potentiellement identiques et tous les
individus sur le marché sont équivalents par l’intermédiaire de l’équivalent
général qu’est l’argent. Nous avons donc bien à travers cette « lutte
contre les discrimination » l’exemple archétypal d’une idéologie, et d’une
idéologie bien plus efficace que les livres d’Ayn Rand ou d’Alain Minc, parce
qu’elle dissimule sa réalité derrière des mots ronflants qui intimident tant
les gens de gauche qui ont mauvaise conscience d’avoir balancé aux orties tous
leurs principes.
Denis Collin, le 15 octobre 2020
Voici une analyse politique intéressante!
RépondreSupprimerArticle clair, synthétique et parfait de la compréhension du phénomène. Je pense même que cette rhétorique antidiscriminations est totalement due à la superstructure bourgeoise (comme le rappelait Henri Lefèbvre) et ne tient nullement à bouleverser l'infrastructure, ce qu'on oublie souvent de rappeler. On peut se souvenir qu'elle a été théorisée entre autres par l'économiste Gary Becker, théoricien néolibéral dans les années 1950. Il y a là un renversement hallucinant où l'on a mis le sexe et la couleur de peau au centre de tout (médiatiquement), délaissant l'esprit et le talent.CArticle clair, synthétique et parfait de la compréhension du phénomène. Je pense même que cette rhétorique antidiscriminations est totalement due à la superstructure bourgeoise (comme le rappelait Henri Lefebvre) et ne tient nullement à bouleverser l'infrastructure, ce qu'on oublie souvent de rappeler. On peut rappeler qu'elle a été théorisé entre autres par l'économiste Gary Becker, théoricien néolibéral dans les années 1950. Cela ne peut mener qu'au transhumanisme par désymbolisations successives.
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