dimanche 28 novembre 2021

Le woke, une arme de guerre contre le marxisme

Le woke, une arme de guerre contre le marxisme

L’idéologie woke sous ses divers avatars occupe une place croissante dans l’espace universitaire et médiatique, multipliant interdits et censures : contre la représentation d’une pièce d’Eschyle, contre la statue de Colbert, contre les professeurs « mal pensants ». Les porte-parole de ce mouvement ont table ouverte sur les radios du service dit public. Comme les vieux réflexes ne se perdent pas, pour dénoncer le woke, il est parfois de bon ton d’y voir une nouvelle manifestation d’un marxisme, pourtant mal en point. On peut certes dire du mal du marxisme, mais s’il est bien une accusation infondée, c’est celle qui en fait le père putatif du mouvement woke. En réalité, l’idéologie woke est une arme offensive contre le marxisme (sous toutes ses formes) et contre le vieux mouvement ouvrier syndical.

Le mouvement woke est comme le Coca-cola et Halloween, un produit d’importation américaine. Mais ses origines idéologiques se situent dans la french theory, c’est-à-dire chez les philosophes français « post-modernes » ou les théoriciens de la « déconstruction » — un terme qui constitue le principal slogan woke. Or ces penseurs sont tous des adversaires résolus du marxisme. S’ils adoptent volontiers un discours « anticapitaliste », ils refusent la centralité de la lutte des classes autant que la figure de la classe ouvrière comme sujet historique. Chez tous, la classe ouvrière et ses organisations sont « ringardisées » : trop de conservatisme, trop de stéréotypes. On leur préférera les schizophrènes (Deleuze), les « taulards » (Foucault), les minorités, notamment les immigrés (Badiou destitue très tôt la classe ouvrière française au profit de la figure rédemptrice de l’immigré), les mouvements féministes, la queer attitude (encore Foucault). Tous ces courants qui ont fleuri dans les années qui suivent mai 1968 considèrent, comme Michel Foucault, que la question du pouvoir d’État comme question centrale est une fausse question et qu’il est nécessaire de s’opposer d’abord aux « micropouvoirs » et aux « disciplines » qui domestiquent l’individu. C’est encore chez Foucault et son élève américaine Judith Butler qu’est revendiquée la nécessité des « identités flottantes » contre les « assignations sociales » à une seule identité sexuelle. Remarquons enfin que, comme Foucault admirateur de la « révolution islamique » de Khomeiny, le woke sacralise l’islam, considéré comme l’allié du mouvement contre les mâles blancs hétérosexuels, et comme tel inattaquable.

Ces mêmes antinomies se retrouvent entre marxisme et mouvement woke. Le marxisme est universaliste et considère que les particularités des différents peuples et des différentes religions sont appelées à passer à la moulinette du développement mondial du mode de production capitaliste. Au contraire, le woke est relativiste et dénonce l’universalisme comme le masque de la domination « blanche ». Marx et Engels, tout en condamnant les méthodes et les exactions terribles de la colonisation, y voyaient une de ces ruses de l’histoire grâce à laquelle les peuples colonisés allaient sortir de leur sommeil et prendre place dans la lutte aux côtés des autres prolétaires de tous les pays. Ils étaient franchement européocentristes et considéraient que la civilisation européenne montrait la voie. Lénine affirmait que le socialisme moderne était l’héritier de la philosophie allemande, de l’économie politique anglaise et du socialisme français, lui-même issu des Lumières. Le marxisme a toujours défendu la culture « bourgeoise », c'est-à-dire la « grande culture », comme un acquis que devait s’approprier le mouvement ouvrier. On se demande bien pourquoi les censeurs woke n’exigent pas le retrait immédiat des ouvrages de ces penseurs horribles.

Les marxistes ne portaient guère dans leur cœur l’idéologie libérale-libertaire qui s’est déployée après 1968. En vieux mâle blanc hétéro, Marx condamnait le travail de nuit des femmes comme contraire à la pudeur féminine. Il ne réclamait pas l’abolition de la morale, mais dénonçait le capitalisme comme un système qui balayait toutes les barrières morales ! S’il faut dénoncer les donneurs de leçons de morale, c’est seulement qu’ils ne mettent jamais leurs actes en accord avec leurs paroles.

Les marxistes sont antiracistes et antiesclavagistes. Marx rédigea l’adresse de l’Association Internationale des Travailleurs au président Lincoln, à l’occasion de sa réélection en 1864 et le qualifia d’« énergique et courageux fils de la classe travailleuse », qui sera capable de « conduire son pays dans la lutte sans égale pour l’affranchissement d’une race enchaînée et pour la reconstruction d’un monde social. » La lutte contre l’esclavage et les discriminations raciales s’inscrit pour les marxistes dans le sillage des grandes révolutions « bourgeoises » du XVIIIe siècle. Au contraire, les woke font de la traite négrière une tache indélébile qui condamne par avance tous les « blancs », oubliant au passage que la plus grande traite négrière fut organisée par les Arabes et les Ottomans sous le drapeau de l’islam, avec l’aide active des chefs des peuples d’Afrique qui pratiquaient eux-mêmes l’esclavage. Ainsi le woke réhabilite le racisme et substitue la lutte des races à la lutte des classes.

Que les divers mouvements woke n’aient aucun rapport avec le marxisme et la lutte des ouvriers, il suffit encore pour s’en convaincre d’écouter ses principaux héraults. Mme Houria Bouteldja, égérie du mouvement des « Indigènes de la république » ne déclarait-elle pas que l’ouvrier blanc est son ennemi ? Mme Rokhaya Diallo est une figure de la « jet set ». Elle est membre de la « classe capitaliste transnationale ». Mme Traoré est devenue la coqueluche des grandes marques à la mode. La promotion du lumpenprolétariat et des petits voyous des « cités » au rang de mouvement révolutionnaire n’a rien à voir avec le marxisme : Marx et Engels disaient pis que pendre de ce « lumpenproletariat » toujours prêt à passer au service de la réaction bourgeoise. Étroitement lié aux couches de la petite-bourgeoisie intellectuelle qui veut d’abord occuper les postes de ceux qu’il dénonce, le woke est surtout un champion de la « lutte des places » à l’intérieur de la fraction la plus mondialisée de la classe capitaliste, celle des médias, du luxe et de la sous-culture marchande. Le woke, c’est la rébellion aux couleurs de Netflix, Gucci, Louboutin ou Benetton…

On peut critiquer le marxisme : élève libre de Marx, j’ai beaucoup écrit contre les diverses orthodoxies marxistes. Mais on ne peut rendre le marxisme responsable du mouvement woke. S’il y avait encore dans ce pays des marxistes sérieux, nul doute qu’ils seraient à la pointe du combat contre ces folies qui trouvent dans certains secteurs du capital une oreille complaisante, peut-être parce qu’elles sont dirigées d’abord contre les ouvriers, ces « salauds de pauvres », ces « beaufs » qui savent bien, eux, que le travail reste la question centrale pour nos sociétés.

Denis Collin — 26 novembre 2021

Philosophe. Auteur de Introduction à la pensée de Marx (Seuil), de Après la gauche (Perspectives libres). Site : https://denis-collin.blogspot.com 

[Ce texte a d'abord été publié comme une interview dans le Figaro.]

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