Le woke, une arme de
guerre contre le marxisme
L’idéologie woke sous ses
divers avatars occupe une place croissante dans l’espace universitaire et
médiatique, multipliant interdits et censures : contre la représentation
d’une pièce d’Eschyle, contre la statue de Colbert, contre les professeurs « mal
pensants ». Les porte-parole de ce mouvement ont table ouverte sur les radios
du service dit public. Comme les vieux réflexes ne se perdent pas, pour dénoncer
le woke, il est parfois de bon ton d’y voir une nouvelle manifestation
d’un marxisme, pourtant mal en point. On peut certes dire du mal du marxisme,
mais s’il est bien une accusation infondée, c’est celle qui en fait le père
putatif du mouvement woke. En réalité, l’idéologie woke est une arme
offensive contre le marxisme (sous toutes ses formes) et contre le vieux
mouvement ouvrier syndical.
Le mouvement woke est
comme le Coca-cola et Halloween, un produit d’importation américaine. Mais ses
origines idéologiques se situent dans la french theory, c’est-à-dire
chez les philosophes français « post-modernes » ou les théoriciens de la « déconstruction »
— un terme qui constitue le principal slogan woke. Or ces penseurs sont
tous des adversaires résolus du marxisme. S’ils adoptent volontiers un discours
« anticapitaliste », ils refusent la centralité de la lutte des classes autant
que la figure de la classe ouvrière comme sujet historique. Chez tous, la
classe ouvrière et ses organisations sont « ringardisées » : trop de
conservatisme, trop de stéréotypes. On leur préférera les schizophrènes
(Deleuze), les « taulards » (Foucault), les minorités, notamment les immigrés
(Badiou destitue très tôt la classe ouvrière française au profit de la figure
rédemptrice de l’immigré), les mouvements féministes, la queer attitude
(encore Foucault). Tous ces courants qui ont fleuri dans les années qui suivent
mai 1968 considèrent, comme Michel Foucault, que la question du pouvoir d’État
comme question centrale est une fausse question et qu’il est nécessaire de
s’opposer d’abord aux « micropouvoirs » et aux « disciplines » qui
domestiquent l’individu. C’est encore chez Foucault et son élève américaine
Judith Butler qu’est revendiquée la nécessité des « identités flottantes »
contre les « assignations sociales » à une seule identité sexuelle. Remarquons
enfin que, comme Foucault admirateur de la « révolution islamique » de
Khomeiny, le woke sacralise l’islam, considéré comme l’allié du
mouvement contre les mâles blancs hétérosexuels, et comme tel inattaquable.
Ces mêmes antinomies se
retrouvent entre marxisme et mouvement woke. Le marxisme est universaliste
et considère que les particularités des différents peuples et des différentes
religions sont appelées à passer à la moulinette du développement mondial du
mode de production capitaliste. Au contraire, le woke est relativiste et
dénonce l’universalisme comme le masque de la domination « blanche ». Marx et
Engels, tout en condamnant les méthodes et les exactions terribles de la
colonisation, y voyaient une de ces ruses de l’histoire grâce à laquelle les
peuples colonisés allaient sortir de leur sommeil et prendre place dans la
lutte aux côtés des autres prolétaires de tous les pays. Ils étaient
franchement européocentristes et considéraient que la civilisation européenne
montrait la voie. Lénine affirmait que le socialisme moderne était l’héritier
de la philosophie allemande, de l’économie politique anglaise et du socialisme
français, lui-même issu des Lumières. Le marxisme a toujours défendu la culture
« bourgeoise », c'est-à-dire la « grande culture », comme
un acquis que devait s’approprier le mouvement ouvrier. On se demande bien
pourquoi les censeurs woke n’exigent pas le retrait immédiat des
ouvrages de ces penseurs horribles.
Les marxistes ne portaient guère
dans leur cœur l’idéologie libérale-libertaire qui s’est déployée après 1968.
En vieux mâle blanc hétéro, Marx condamnait le travail de nuit des femmes comme
contraire à la pudeur féminine. Il ne réclamait pas l’abolition de la morale,
mais dénonçait le capitalisme comme un système qui balayait toutes les
barrières morales ! S’il faut dénoncer les donneurs de leçons de morale, c’est
seulement qu’ils ne mettent jamais leurs actes en accord avec leurs paroles.
Les marxistes sont antiracistes
et antiesclavagistes. Marx rédigea l’adresse de l’Association Internationale
des Travailleurs au président Lincoln, à l’occasion de sa réélection en 1864 et
le qualifia d’« énergique et courageux fils de la classe travailleuse », qui
sera capable de « conduire son pays dans la lutte sans égale pour l’affranchissement
d’une race enchaînée et pour la reconstruction d’un monde social. » La lutte
contre l’esclavage et les discriminations raciales s’inscrit pour les marxistes
dans le sillage des grandes révolutions « bourgeoises » du XVIIIe siècle.
Au contraire, les woke font de la traite négrière une tache indélébile qui
condamne par avance tous les « blancs », oubliant au passage que la plus grande
traite négrière fut organisée par les Arabes et les Ottomans sous le drapeau de
l’islam, avec l’aide active des chefs des peuples d’Afrique qui pratiquaient
eux-mêmes l’esclavage. Ainsi le woke réhabilite le racisme et substitue
la lutte des races à la lutte des classes.
Que les divers mouvements woke
n’aient aucun rapport avec le marxisme et la lutte des ouvriers, il suffit
encore pour s’en convaincre d’écouter ses principaux héraults. Mme Houria
Bouteldja, égérie du mouvement des « Indigènes de la république » ne
déclarait-elle pas que l’ouvrier blanc est son ennemi ? Mme Rokhaya Diallo
est une figure de la « jet set ». Elle est membre de la « classe capitaliste
transnationale ». Mme Traoré est devenue la coqueluche des grandes marques
à la mode. La promotion du lumpenprolétariat et des petits voyous des « cités »
au rang de mouvement révolutionnaire n’a rien à voir avec le marxisme :
Marx et Engels disaient pis que pendre de ce « lumpenproletariat » toujours
prêt à passer au service de la réaction bourgeoise. Étroitement lié aux couches
de la petite-bourgeoisie intellectuelle qui veut d’abord occuper les postes de
ceux qu’il dénonce, le woke est surtout un champion de la « lutte
des places » à l’intérieur de la fraction la plus mondialisée de la classe
capitaliste, celle des médias, du luxe et de la sous-culture marchande. Le woke,
c’est la rébellion aux couleurs de Netflix, Gucci, Louboutin ou Benetton…
On peut critiquer le marxisme :
élève libre de Marx, j’ai beaucoup écrit contre les diverses orthodoxies marxistes.
Mais on ne peut rendre le marxisme responsable du mouvement woke. S’il y
avait encore dans ce pays des marxistes sérieux, nul doute qu’ils seraient à la
pointe du combat contre ces folies qui trouvent dans certains secteurs du
capital une oreille complaisante, peut-être parce qu’elles sont dirigées d’abord
contre les ouvriers, ces « salauds de pauvres », ces « beaufs » qui savent bien,
eux, que le travail reste la question centrale pour nos sociétés.
Denis Collin — 26 novembre
2021
Philosophe. Auteur de Introduction à la pensée de Marx (Seuil), de Après la gauche (Perspectives libres). Site : https://denis-collin.blogspot.com
[Ce texte a d'abord été publié comme une interview dans le Figaro.]
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire