Si pour les Anciens la science était à la fois la recherche du vrai et celle du bien, dans notre culture apparaît la figure récurrente du savant comme l’être déraisonnable par excellence, le fou ivre de la puissance sur le monde que lui procure le savoir. L’alchimiste dont la science sert la soif de l’or et le voue à la fréquentation du diable, comme son cousin, le docteur Faust, qui vend son âme à Méphisto ; ou le savant moderne, apprenti sorcier qui a déchaîné les forces de la nature et ne peut plus les arrêter – ainsi le Docteur Frankenstein et sa fameuse créature, fruit de l’imagination de Mary Shelley. Nos fantasmes nous apprennent que quelque chose s’est rompu de l’unité de la sagesse antique. La morale (ou l’éthique[1]) et la science ne vont plus du même pas. Notre époque semble vivre entre deux mythes : d’un côté, celui de la toute puissance bénéfique de la science – devenue la référence par excellence d’un monde désenchanté ; de l’autre, la réaffirmation d’exigences morales plus ou moins bien définies comme seule garantie contre cette puissance déchaînée. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » : ce vieux précepte rabelaisien est censé nous aider à conjurer nos démons. D’où cette volonté qui se manifeste un peu partout de soumettre la science aux exigences morales et d’enseigner un peu d’éthique aux futurs scientifiques.
Cette manière si commune de demander que la science n’ignore point les exigences morales est cependant problématique. Car elle oppose deux de ces « notiones universales » dont Spinoza a montré qu’elles nous donnaient seulement l’illusion d’un savoir. Tout d’abord, la science telle que nous la comprenons aujourd’hui n’est pas la science des Anciens. La séparation de l’être et du devoir, du vrai et du bien est un produit de l’histoire de la philosophie. Ensuite, si la science moderne prône la « neutralité axiologique »[2], elle n’est pourtant pas dépourvue de valeurs morales. Enfin, si conflit, il y a entre science et morale, on pourra se demander si ce conflit concerne la science en tant que telle ou plutôt la puissance sociale dont elle est créditée dans nos sociétés. Autrement dit, nous sommes peut-être devant ce paradoxe que la puissance de la science n’est terrifiante que parce que la science est en réalité asservie à des fins sociales et à des valeurs morales fort discutables.
Le vrai et le bien
Dans l’idée ancienne de la philosophie, la connaissance du Bien paraissait comme le couronnement d’une marche graduelle, d’une dialectique ascendante du savoir. Connaître rationnellement le monde, c’est finalement déterminer la manière juste de se conduire. Il y a là une sorte d’optimisme du savoir que Kant vient mettre à mal. En limitant de manière drastique la puissance de la raison pure, Kant sépare du même coup la science et la morale, la vérité et la norme, la causalité empirique et la causalité de la liberté. La science est privée de toute prétention à dire le bien puisque le bien et le vrai ressortissent à deux usages distincts de la raison. Les seuls résultats auxquels elle puisse parvenir ne concernent jamais la moralité et pour Kant, c’est seulement la raison pratique qui conduit à la connaissance du Souverain Bien.
La scission entre l’usage théorique et l’usage pratique de la raison est la conséquence de la grande mutation de la pensée au tournant du xvie et du xviie siècle. Pour les Anciens, la nature est en elle-même porteuse de valeurs, puisqu’elle est ordonnée en vue de certaines fins ; « la nature ne fait rien vain » répète Aristote. Par conséquent, la connaissance de la nature nous conduit du vrai au Bien. Il ne peut donc pas y avoir de séparation entre l’éthique et la physique. Les Stoïciens « comparent la philosophie […] à un œuf : la partie extérieure est la logique, puis vient la morale, et tout à l’intérieur la physique. »[3] La philosophie est un tout dont chaque partie est reliée aux autres comme le sont les diverses parties d’un organisme vivant. Avec Galilée, Descartes, Spinoza, etc., nous entrons dans un monde bien différent. Un monde qui n’est plus ordonné hiérarchiquement – dans ce monde infini du relativisme galiléen, il n’y a plus ni haut ni bas. Un monde surtout qu’il n’est pas ordonné par des fins suprêmes mais seulement par l’enchaînement aveugle des causes et des effets. Croire que tout dans la nature s’explique par les « causes finales », c’est, pour Spinoza, l’exemple archétypique de toute superstition. Alors que le Bien et le Mal se pouvaient lire dans le « grand livre de la nature », Spinoza affirme maintenant qu’il ne s’agit pas d’absolus, mais seulement de notions, produites par notre imagination, qui n’ont de sens que relativement à nous autres les humains. C’est pour cette raison que la pensée rationnelle, scientifique, doit s’occuper de ce qui est, indépendamment des jugements de valeurs auxquels notre imagination nous porte ; elle doit donc être libre à l’égard des dogmes et des croyances, fussent-ils imposés par les autorités théologiques et politiques.
La morale de la science
Cependant, l’activité scientifique ne se réduit pas à un ensemble de méthode et à un corps de résultats validés. Elle est aussi une activité humaine et comme telle porteuse de valeurs. Il y a une sorte d’éthique de l’activité scientifique définie par la recherche de la vérité comme valeur fondamentale, l’esprit critique, la capacité à se remettre en cause soi-même, la publicité de la recherche, la soumission des résultats à la discussion de l’ensemble de la communauté scientifique, le refus de l’argument d’autorité et la recherche de la conviction rationnelle. Sans doute s’agit-il ici d’une vision idéalisée de la pratique scientifique ; la science réelle ne méconnaît ni les positions de pouvoir, ni le mensonge, ni le secret. Cependant ces critères idéaux sont, à n’en point douter, ceux que revendiquerait tout savant raisonnable.
Autrement dit, la science moderne se constitue en retravaillant et promouvant un corpus d’exigences morales. La pensée des Lumières est entièrement pénétrée de cette idée optimiste : si le savoir et la raison progressent, alors les hommes deviendront meilleurs, ils se débarrasseront des « vaines craintes », chasseront les despotes et apprendront à vivre dans la liberté. Ce que Jürgen Habermas (né en 1929) nomme « agir communicationnel » prend explicitement pour modèle le fonctionnement idéal de la communauté des savants. Habermas y voit précisément la possibilité de substituer aux rapports de domination et de violence, la discussion et la conviction rationnelles entre hommes de bonne foi, débouchant l’acceptation de normes communes de vie.
La neutralité axiologique impose au savant l’objectivité et l’impartialité, mais elle ne signifie pas que la science soit immorale ou puisse en prendre à son aise avec les valeurs morales. La dissimulation est proscrite : « Mais, sitôt que j'ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j'ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s'est servi jusques à présent, j'ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu'il est en nous le bien général de tous les hommes » dit Descartes[4]. C’est encore Descartes qui recommande d’user d’une « morale par provision », se conformant aux mœurs en vigueur. Et c’est Darwin qui refuse d’utiliser ses découvertes pour une vaine propagande antireligieuse, estimant qu’il est préférable en cette matière de faire confiance au lent progrès des lumières dans l’opinion. Car la connaissance scientifique n’a pas pour but de donner du pouvoir à celui qui la détient, mais de concourir au bien commun. Cette morale de la science, les médecins, depuis l’Antiquité, en ont donné un modèle avec le serment d’Hippocrate, le premier code de déontologie, qui fixe les devoirs qui vont nécessairement avec le savoir.
Il est d’ailleurs remarquable que l’effort pour fonder en raison notre connaissance de la nature s’accompagne d’un effort pour penser rationnellement la morale. Tant que la morale n’est qu’un ensemble de coutumes fondés sur la croyance dans l’autorité religieuse, elle est condamnée à tomber sous les coups de la critique sceptique. « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà » dit Montaigne repris par Pascal. Et si « nous sommes chrétiens ou musulmans comme nous sommes Allemands ou périgourdins », que valent donc tous ces préceptes qui règlent les rapports avec les supérieurs, les rituels religieux, les relations sexuelles aussi bien qu’ils commandent l’honnêteté, le respect de la vie humaine ou la foi en la parole donnée ? Le type même de pensée qui caractérise la science conduit à poser la question essentielle : qu’est-ce qui peut fonder la morale en raison ? Car, seule cette fondation rationnelle de la morale peut donner à ses préceptes une valeur universelle.
Certes, la science peut entrer en conflit avec les croyances et les dogmes superstitieux, mais comment pourrait-elle donc entrer en conflit avec une morale fondée rationnellement, une morale qui exprime dans son propre champ, cette même puissance législatrice de la raison qui a si bien fait ses preuves dans les sciences de la nature ?
L’application de la science
Ainsi, en droit, il n’y a aucune raison que la science entre en conflit avec l’exigence morale, tant que cette exigence est elle-même déterminée par la puissance de la raison. Si la séparation claire du champ de la science et de celui de la morale s’accompagne de leur accord fondamental dans la raison humaine, les problèmes naissent du fait que la science moderne n’est pas seulement une contemplation de la nature, elle est d’emblée une volonté de nous en rendre « comme maîtres et possesseurs », selon une expression fameuse de Descartes[5]. Certains contemporains la désignent d’un seul mot qui l’oppose à la science des Anciens : la « technoscience ». En modifiant le milieu naturel de l’homme, la technoscience imposerait aussi, spontanément, ses propres valeurs fondées sur la soumission aux « faits ». Les maximes générales sur le « progrès » qu’on « ne peut pas arrêter » et la nécessité d’y plier nos scrupules moraux sont là pour illustrer cette soumission.
Kant distinguait les sciences pures qui ne visent que la connaissance pour elle-même et les sciences appliquées qui déterminent le développement des techniques. Théoriquement, cette distinction reste parfaitement valable[6]. La formule de l’équivalence de la masse et de l’énergie (« E = mc² ») n’est ni morale ni immorale, puisqu’elle est vraie et il est absurde de rendre, Einstein responsable de la bombe atomique[7] pour avoir énoncé cette formule. On peut même ajouter que la réaction en chaîne est, comme la langue d’Ésope, la meilleure et la pire des choses : elle peut semer la mort ou fournir de l’énergie pour l’industrie et le confort des hommes. Ce qui nous pose problème, ce n’est donc pas la science en général, mais la science appliquée, car, là, il ne s’agit plus de connaissance, mais d’action pratique. Les manipulations génétiques ne sont ni vraies ni fausses ; ce sont seulement des actions qui doivent être jugées, comme toutes les actions, en fonction de critères moraux. C’est bien pourquoi les questions les plus brûlantes concernant les rapports entre science et morale se posent en médecine. La médecine touche d’un côté à la connaissance pure – les médecins travaillent avec les biologistes dans la recherche – et d’un autre côté elle est une science appliquée très particulière puisque son objet est un sujet, l’individu confronté à la maladie et à la souffrance.
Ce conflit entre science et exigences morales, dans l’application de la science, prend deux aspects qui doivent être distingués. D’une part, la science dégénérant en scientisme peut devenir puissance d’oppression et par là même subvertit toutes les valeurs morales. D’autre part, les applications de la science peuvent devenir le champ du conflit non entre science et morale mais entre conceptions différentes de la morale.
Pour le premier aspect, en tant qu’application, la science devient une source de puissance. Suivant une pente naturelle – la raison a toujours tendance à vouloir outrepasser ses propres pouvoirs – s’est développé un état d’esprit « scientiste », c'est-à-dire la croyance selon laquelle les sciences de la nature pourraient donner une solution à tous les problèmes de l’humanité. De là à l’idée qu’on peut traiter des hommes comme des éléments naturels, des insectes ou des vaches, le pas est vite franchi. Le scientiste en vient ainsi à édicter des « règles pour le parc humain »[8] : eugénisme raciste, darwinisme social, etc. Mais ce scientisme, cette idolâtrie de la puissance de la science, constitue une perversion de l’esprit scientifique, que la morale de la science doit rejeter.
Le deuxième aspect est bien plus compliqué. Il s’agit en effet de savoir quelles valeurs morales doivent guider la mise en œuvre pratique des découvertes scientifiques. Si l’application des découvertes scientifiques doit permet de « parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie » et en particulier « aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie »[9], cela signifie que la finalité des applications scientifiques est la maximisation du bien-être humain. Les diverses manipulations du vivant peuvent ainsi trouver une justification morale en tant qu’elles visent à maximiser le plaisir et minimiser les peines, ce qui est la définition même des morales utilitaristes telle qu’elle a été donnée pour la première fois de manière systématique par Jeremy Bentham (1748-1832). Or, il n’est pas évident que le bien commun puisse être réduit à la définition utilitariste. L’utilitarisme a été sévèrement critiqué par Kant et cette critique est reprise aujourd’hui par ceux qui, comme John Rawls (né en 1921), affirment que l’utilitarisme ne peut pas être le principe d’une société bien ordonnée.
L’utilitarisme, en effet, souffre de plusieurs défauts. Tout d’abord, sa conception du bien suprême est extrêmement réductrice – il conduit à une espèce d’hédonisme qui s’oppose à la morale plaçant la valeur de la vie humaine dans des biens plus élevés que le plaisir. Ensuite, il légitime une conception sacrificielle de la vie sociale : des individus peuvent être sacrifiés si cela accroît le bonheur commun. Enfin, il conduit à accepter que l’homme ne soit pas toujours traité comme une fin en soi mais seulement comme un moyen. À l’utilitarisme, on opposera donc les morales déontologiques, qui font de la liberté et des droits de l’individu la valeur suprême et, par conséquent, considèrent notre devoir comme un impératif absolu, cela dût-il nous coûter des peines supplémentaires. Autrement dit, si l’utilité des applications scientifiques est en prendre en compte, elle doit toujours être subordonnée à la considération du respect dû à l’humanité en chaque homme.
Sans développer plus sur ce point, où l’on voit se concentrer les problèmes de l’éthique médicale, nous pouvons donc remarquer qu’il n’y a pas ici conflit entre science et exigences morales, mais conflit entre divers types d’exigences morales.
Conclusion
Il est donc maintenant très clair que la science ne peut pas ignorer les exigences morales. La première question qui nous posée est non pas de soumettre la science à l’éthique, mais de refuser la soumission de la science à des fins sociales immorales. Le problème se pose quand la science ne vise plus prioritairement la connaissance, mais quand elle devient un simple moyen au service de fins déraisonnables, bref quand la rationalité scientifique est transformée en une simple rationalité instrumentale. Du même coup, nous voyons que la question centrale est celle de savoir quelles sont les fins raisonnables qui peuvent donner corps à une morale commune à l’humanité, c'est-à-dire à un ensemble de principes qui garantissent la liberté de tous.
[1] Étymologiquement, ces deux termes sont des synonymes. Devant le grand public, l’habitude a été prise de parler d’éthique, parce que la morale devait faire « vieux jeu ». Plusieurs philosophes contemporains opposent l’éthique – qui concerne la conduite individuelle de la vie – et la morale qui concerne les rapports avec les autres, la première étant particulière et subjective, la seconde étant universelle et objective.
[2] Neutralité quant aux valeurs morales. Max Weber (1964-1920) en fait une des caractéristiques essentielles de l’attitude scientifique.
[3] Diogène Laërce : Vies et opinions des philosophes illustres, vii.
[4] Discours de la méthode, ve partie.
[5] Ibid.
[6] Il y a de bonnes raisons, fondées sur la théorie de l’information, de refuser le concept de technoscience, comme une notion confuse. Voir Jean-Pierre Séris : La technique (PUF).
[7] En tant que citoyen, Einstein s’était adressé au président Roosevelt pour le presser de développer les recherches sur cette arme, face à la menace que faisait peser sur le monde le risque que Hitler possédât le premier cette arme terrifiante.
[8] Titre de la conférence du philosophe Peter Sloterdijk, dans laquelle il examine la situation de l’homme à l’ère des biotechniques.
[9] Descartes : op. cit.
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