Bernini: Enée fuyant Troie |
L’idée de la mort
n’est pas une idée adéquate.
Alors que les discussions s’enflamment autour du cas Vincent
Lambert, en état végétatif depuis 12 ans, je me garderai bien de donner un avis
tranché. Je ne veux appuyer ni les parents Lambert entourés de leurs supporters
qui célèbrent un arrêt de la cour d’appel comme un but dans un match de
championnat ni les partisans du prétendu « droit à mourir dans la
dignité » bardés dans leurs certitudes. Que les politiques se croient
autorisés à intervenir en tant que tels dans ce débat qui renvoie à la
conscience morale de chacun est conforme au désordre courant de choses, mais
finalement pas très étonnant.
Tout d’abord, il faut rappeler que la décision (annulée) des
médecins d’arrêter d’alimenter et d’hydrater Vincent Lambert ne peut être
assimilée à un acte d’euthanasie, puisqu’il n’y a aucun acte de donner la mort,
mais seulement l’arrêt des soins pour mettre fin à « l’obstination
déraisonnable » (selon les termes de la loi Léonetti) qui prévaut depuis
déjà longtemps dans ce dossier difficile. En parlant d’euthanasie, les parents
Lambert et leurs bruyants soutiens, église catholique incluse, disent sciemment
une contre-vérité dans le but d’alimenter une campagne propagandiste. Ce qui a
motivé la décision de l’équipe soignante, ce sont des constats qui conduisent à
mettre en œuvre la procédure d’accompagnement vers la mort prévue dans la loi
Léonetti (loi, rappelons-le, votée à l’unanimité).
Mais une fois ces rappels faits, nous sommes tout de même
devant le même cas de conscience, un de cas qu’aucune procédure ne permet de
trancher. Et des cas comme celui de Vincent Lambert, il y en a aujourd’hui plus
de 1500 et qui tous ont la même origine : la puissance des techniques de
réanimation permet d’empêcher le patient de mourir sans pour autant lui
permettre toujours de revenir pleinement à la vie. L’état végétatif de Vincent
Lambert et les importantes lésions cérébrales qu’il a subies ne laissent aucun
espoir non pas de guérison, mais d’amélioration de son état de santé. Certains
médecins cependant contestent qu’il soit en fin de vie. Il est victime d’un handicap
lourd mais peut continuer de vivre avec des soins adaptés.
Que faut-il faire ? Imaginons, ce qui est très peu
probable, que Vincent Lambert soit conscient : sa vie doit lui sembler un
enfer, comme s’il était emmuré dans son propre corps pendant toutes ces années.
Et sans pouvoir se donner la mort ni manifester son intention qu’on le laisse
mourir. L’âge venant, chacun sait que la probabilité augmente de se retrouver
dans un de ces états qui ne sont plus une vie et pas encore la mort. On
voudrait, en suivant l’éthique stoïcienne, pouvoir choisir soi-même sa
mort : non pas pouvoir mourir parce qu’on souffre trop, mais mourir
pendant qu’on est encore en bonne santé, pendant qu’on est encore lucide. Un
mondain, ayant appris qu’il était atteint de la maladie d’Alzheimer, est rentré
chez lui et s’est tiré une balle dans la tête. On aimerait pouvoir en faire
autant : savoir quand la vie qu’on voulait vivre se termine et choisir de
tirer sa révérence. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire. Notre conatus est toujours là et nous dit
« encore un instant, monsieur le bourreau ! » Et surtout il y a
tous ces cas où l’on est précipité d’un coup à la porte de l’Enfer, sans espoir
d’y croiser Dante en compagnie de Virgile : l’accident de la route comme
Vincent Lambert, l’AVC un peu fort, et même l’imperceptible et sourde
progression de la maladie et l’espoir d’un miracle : il y en a tant, de
ces miracles qu’on raconte aux patients pour qu’ils gardent le moral, parce
qu’on veut croire que le moral sauve, alors peut-être qu’on a le moral que
précisément parce qu’on est en train d’être sauvé et que le corps recompose les
parties dont il est composé.
Alors on donne des directives anticipées : de beaux
papiers qui soulagent la conscience des médecins et celle de l’entourage. Le
futur agonisant refuse l’acharnement thérapeutique, il n’a aucune envie que
l’on s’obstine déraisonnablement, donc il faut l’aider à mourir au mieux !
Mais comment puis-je vouloir par avance prendre une décision ? Mes « dernières volontés »,
soit : c’est ce qui se passera après ma mort et je n ‘en serai jamais le
témoin. Mais là ce sont des volontés qui devront être exécutées quand je serai
encore vivant ! Si je commande un verre de bière pour dans dix ans, je
veux bien le payer quand arrive le jour du verre de bière mais je ne suis pas
obligé de le boire ! Pacta servanda
sunt… Soit mais quid des pactes qu’on passe avec soi-même, car la volonté
de ne pas subir, le moment venu, des soins « déraisonnables », c’est
un pacte que je passe avec moi-même et nul ne peut être tenu de respecter les
engagements qu’il prend envers lui-même.
Que fait la loi ? Elle désigne un tuteur, mais jamais
le tuteur ne peut avoir le droit de vie ou de mort sur celui dont il a la
tutelle. Et d’ailleurs la loi ne lui donne pas ce droit puisque son avis est
simplement consultatif : les médecins peuvent en tenir compte… ou
pas ! Dans le cas de Vincent Lambert, la situation est embrouillée au
possible puisque les parents s’opposent à l’épouse, mais cette particularité ne
change rien au fond du problème.
Il faudrait donc disposer de critères objectifs. Les
partisans du « droit à mourir dans la dignité » considèrent qu’il y
aurait une certaine indignité à continuer à mener la vie végétative de Vincent
Lambert. Mais sur quels critères décidera-t-on qu’une vie mérite d’être vécue,
possède la dignité d’une vie estampillée « vie digne » ? Une vie
de souffrances inutile aux autres (et même nuisible, car ça coûte cette prise
en charge des malades incurables) affaiblit le bilan global du bonheur et des
souffrances et d’un point de vue utilitariste la sédation profonde s’impose
puisqu’elle supprime les souffrances du malade. Mais cette conception
utilitariste, qui se réduit, in fine,
au calcul coûts-bénéfices, est très difficilement acceptable puisqu’elle fait
de certains humains des choses, de simples moyens et plus du tout des
« fins en soi », pour reprendre ici le vocabulaire kantien. Même le
malade incurable, incapable de parler, incapable de faire savoir ses pensées,
capable seulement de souffrir, reste une personne titulaire de droits
inviolables et égaux à ceux de n’importe quelle autre personne. Cette position
est certainement un postulat moral qu’aucune science ne pourra jamais venir
justifier, mais ce postulat est tout simplement la base de la conception
moderne des « droits naturels » de l’homme, telle qu’elle est gravée
dans le marbre des grandes déclarations politiques, l’américaine et la
française, à la fin du XVIIIe siècle.
Donc il n’y a pas de solution rationnelle, acceptable par
tous. Mauvaise nouvelle : nous ne pourrons pas avoir de mort certifiée ISO
14001. Chacun se retrouve seul devant sa propre comme devant la mort de la
personne qu’il aime. Chacun prend ses décisions « en son âme et conscience »
et devra subir le jugement des autres. Il est impossible d’y échapper. L’autre
matin, un politique prétendait qu’en faisant appel à la raison on pouvait en
tirer qu’il fallait reprendre l’alimentation de Vincent Lambert. Peut-être la conclusion était-elle juste mais
pas la prémisse. Il n’y a pas de pensée adéquate de la mort, soutenait déjà
Spinoza. Notre technoscience médicale n’a fait que rendre ce constat plus
dramatique.
Le 21 mai 2019 – Denis Collin
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